Véhesse

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Billets pour la catégorie Maurois, André :

mercredi 16 février 2005

Avec indulgence et tristesse

Comme elle ne pouvait emmener son chien Dick, affreux bâtard de caniche et de barbet, Dundas en accepta gravement la garde. Il aimait les chiens avec une ardeur sentimentale qu'il refusait aux hommes. Leurs idées l'intéressaient, leur philosophie était la sienne, et il leur parlait pendant des heures entières dans un langage semblables à celui des nourrices.
Le général et le colonel Parker ne s'étonnèrent pas quand il présenta Dick au mess : ils l'avaient blâmé de s'attacher à une maîtresse, mais l'approuvaient d'adopter un chien.
Dick, voyou des rues abbevilloises, fut donc admis à la table polie du général : populaire et rude, il aboya quand le soldat Brommit parut avec un plat de viande.
Behave your self, sir, lui dit Dundas choqué : tenez-vous bien, monsieur, un chien bien élevé ne fait jamais, jamais cela... Jamais un chien n'aboie dans une maison, jamais, jamais...
Le fils de Germaine, froissé, disparut pendant trois jours. Les ordonnances le virent dans les campagnes avec des chiennes inconnues. Il revint enfin, l'oreille déchirée, l'œil en sang, débraillé, joyeux, cynique, et demanda la porte en aboyant joyeusement.
— Vous êtes un très mauvais chien, sir, lui dit Dundas, tout en le pansant avec adresse, un très méchant, très méchant petit chien.
Puis, se tournant, vers le général :
— Je crains bien, sir, dit-il, que ce fellow Dick ne soit pas tout à fait un gentleman.
— C'est un chien français, dit le général Bramble avec indulgence et tristesse.

André Maurois, Les Discours du docteur O'Grady, chap.III

samedi 12 février 2005

Le portugais sans peine

En ce qui me concerne, j'avoue avoir un faible pour la vieille méthode portugaise, qui préférait dire à tout le monde Votre Excellence, qu'à tout le monde Citoyen, ou Camarade.
Renaud Camus, Syntaxe, p.109


—Je suis heureux d'entendre cela, dit le colonel, car je vais avoir besoin de vous, Aurelle, dit le colonel.Le G.Q.G. m'envoie pour mission quinze jours dans un de vos ports bretons: je dois y organiser le campement et l'instruction de la division portugaise. On me dit d'emmener un interprète, j'ai pensé à vous.
— Mais, dit Aurelle, je ne sais pas le portugais.
— Qu'est ce que cela fait, dit le colonel, vous êtes interprète, n'est-ce pas? Qu'est-ce que vous voulez de plus?

Aurelle, le lendemain, chargea l'ordonnance de découvrir un Portugais dans la bourgade d'Estrées.
— Brommit est un homme admirable, avait dit le colonel Parker; il m'a trouvé du whisky au milieu du bush et de la bière buvable en France. Si je lui dis "ne revenez pas sans un Portugais", il en ramènera un, mort ou vif.
Il ramena, en effet, le soir même, un petit homme éloquent et nerveux.
— Le pourtouguez en quinze jours, cria celui-ci en agitant ses petites mains grasses. Une langue aussi riche, aussi flexible, en quinze jours... Ah! vous avez de la chance, jeune homme, d'avoir trouvé dans cette ville Juan Guarretos, de Portalègre, licencié de l'université de Coïmbre et philosophe positiviste... Le pourtouguez en quinze jours... Savez-vous au moins le bas-latin, le grec? l'hébreu? l'arabe? le chinois?... Sinon, inutile d'aller plus loin...
Aurelle avoua son ignorance.
— Cela ne fait rien, dit alors Juan Guarretos avec indulgence, la forme de votre crâne m'inspire confiance: pour dix francs de l'heure, je vous accepte. Seulement, pas de bavardage: les Latins parlent toujours trop... Plus un mot de français entre nous... Faz favor d'fallar portuguez... Faites-moi la faveur de parler portugais... Sachez d'abord qu'en pourtouguez, on ne parle qu'à la troisième personne. Appelez votre interlocuteur: Excellence...
— Comment, interrompit Aurelle, mais je croyais que vous veniez de faire une révolution démocratique.
— Justement, dit le philosophe positiviste, en tordant ses petites mains, justement... En France, vous avez fait la révolouçaoug pour que tout le monde soit appelé citoyen. Quel gaspillage d'énergie! En Pourtougal, nous avons fait la révoluçaong pour que tout homme soit appelé Seigneurie. Au lieu de niveler au plus bas, nous avons nivelé au plus haut. C'est mieux... Sous l'ancien régime, les enfants des pauvres étaient des rapachos et ceux de l'aristocratie des meninos: maintenant tous sont des meninos. Ça c'est une révoluçaong... Faz favor d'fallar portuguez...... Les Latins parlent toujours trop.
Après quelques leçons, Aurelle, un peu inquiet, dit à son maître:
— Il me semble que mes progrès sont nuls.
— C'est, dit l'autre, parce que vous parlez trop, mais je vais désormais vous traiter à forfait: je vous apprendrez deux mille mots et vous me donnerez cinquante francs.
— Soit, dit Aurelle, deux mille mots font pour commencer un vocabulaire suffisant.
— Marché conclu, dit Juan Guarretos. Eh bien, écoutez-moi. Tous les mots qui, en français, se terminent par la syllabe "tion" sont les mêmes en pourtouguez avec la terminaison "çaoung"... Revolution... revoluçaoung... Constitution... constituçaoung... Inquisition... inquisiçaoung... Or il y a en français deux mille mots qui se termine en "tion"... Votre Excellence me doit cinquante francs... Faz favor d'fallar portuguez....

[...] Le lendemain matin, de grands transports anglais déversèrent sur les quais des milliers de petits hommes aux cheveux noirs qui contemplaient ce sol étranger avec une tristesse infinie. Il neigeait, et la plupart d'entre eux voyaient la neige pour la première fois de leur vie. Grelottant dans leurs uniformes de coton bleu chiné, ils erraient dans la boue, rêvant sans doute au soleil de l'Alemtejo.
— Ils se battront bien, disait le capitaine Pereira, ils se battront bien... Wellington les appelait ses coqs de combat et Napoléon a dit que la légion portugaise était la meilleure troupe du monde mais, que voulez-vous, ils sont tristes...
Chacun d'eux avait apporté, enveloppé dans un mouchoir rose, son paquet de souvenirs: reliques de village, de famille ou d'amour, et quand on leur dit qu'ils ne pourraient emporter au front leur paquet rose, ce fut une terrible crise sentimentale.
Le commandant Baraquin, avec un humour inconscient et macabre, les avaient logés aux Abattoirs.
Vossa Excellenza... protesta le capitaine Mattos.
It would be better... commença le colonel Parker.
— Il vaudrait peut-être mieux, mon commandant... tenta de traduire Aurelle...
— Non... non... et non, dit le vieux guerrier furieux.
Les Portugais allèrent aux Abattoirs.

André Maurois, Les discours du docteur O'Grady, chap. VI

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