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Les intellectuels (tentative de définition)

Au sens strict, un «intellectuel» est un individu qui emploie sa culture et son intelligence à rendre le monde où il vit un peu plus intelligible et par conséquent un peu plus maîtrisable. Cela suppose donc que chaque fois qu'il défend une idée, c'est parce qu'elle a des vertus éclairantes et non parce qu'elle renforce son sentiment d'appartenance à une tribu quelconque (ethnique, nationale, religieuse, politique, associative, etc.) Comme il s'agit là d'une espèce désormais peu fréquente (ou qui, en tout cas, vit, selon le mot de Breton, «à l'abri des honneurs et loin du bruit»), j'ai préféré dans les lignes qui suivent, m'en tenir essentiellement à l'usage orwellien du terme. On désigne alors par «intellectuels» non seulement les différents idéologues au sens étroit du terme, mais, d'une façon plus générale, ces fractions des nouvelles classes moyennes qui, sous différentes formes, sont préposées à l'encadrement technique, politique et culturel du capitalisme développé. Spécialisés dans la manipulation des langage et des images (d'où, selon Orwell, leur «pauvreté émotionnelle» cf. The Lion and the Unicorn), les intellectuels, ainsi définis, concourent de façon évidemment privilégiée à la fabrication de «l'air du temps.»

Jean-Claude Michéa, Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats (2010), p.32
Ce petit livre est une sorte de commentaire autour et à partir du livre d'Eduardo Galeano (dont j'apprends qu'il figurait «sur la liste des exilés uruguayens condamnés à mort par la Junte militaire argentine» (p.35)).

Je me demande de quelle façon cette seconde définition des intellectuels recoupe la catégorie des bobos et celle des professeurs socialistes (ces deux-là ne se recoupant pas, nous sommes bien d'accord. Mais puisqu'il s'agit de nuancer précisément entre des catégories floues…)

Sensibilité et bienveillance

L'ironie de l'histoire, c'est que cette incapacité viscérale des intellectuels à comprendre de l'intérieur une passion populaire (avec ce que celle-ci comporte, par nature, d'excès toujours possibles et de théâtralité nécessaire) est précisément ce qui leur interdit de critiquer avec toute la radicalité requise les monstrueuses dérives du football contemporain. Ici, comme du reste dans bien d'autres domaines, le manque de sensibilité et, plus encore, de bienveillance (qualités qui définissent, selon Orwell, la «common decency»), s'apparente tout simplement à une véritable erreur méthodologique. Qu'on imagine, par exemple, un individu, entièrement dépourvu de sens poétique: quels que soit par ailleurs son intelligence et son sens de l'observation, il est clair qu'il aura le plus grand mal à apprécier exactement la profondeur du mouvement par lequel l'Economie régnante en vient, peu à peu, à imposer des manières de parler (notamment dans la jeunesse, sa cible privilégiée, à tous les sens du terme) où toutes les fonctions critiques du langage ont été neutralisées. De la même manière, celui qui ne parvient pas à ressentir avec son corps et son intelligence, la voluptueuse inutilité du sport (lequel, notait encore Lasch, satisfait «l'exubérance que nous gardons de notre enfance» et entretient le plaisir «d'affronter des difficultés sans conséquence») ne parviendra pas non plus à saisir l'étendue réelle de sa mutilation présente, ni l'ampleur des nuisances qui menacent son avenir.

Jean-Claude Michéa, Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats (2010), p.17-18
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