Ecriture soignée, précise, description objective de situations fantastiques.

Plus j'avançais dans le livre et plus je pensais à Houellebecq, non que les styles et les préoccupations soient semblables (pas du tout: Houellebecq insiste, Ndiaye constate), mais le monde décrit est bien le même, un monde désespéré et insensé dont le plus insensé est que personne ne paraît s'en apercevoir, ni s'apercevoir de la terrible solitude qui sépare irrémédiablement chacun de ses congénères.
Je prenais mes repas en leur compagnie, assise à la grande table des professeurs, dans un coin du réfectoire. Isabelle ne se montrant pas au moment du déjeuner et, comme elle interdisait d'habitude toute allusion publique aux douloureux événements qu'avaient pu connaître ses employées avant de devenir professeurs, celles-ci profitaient de leur courte liberté pour évoquer complaisamment leurs ennuis anciens. Se coupant la parole, désespérant d'être entendues et se moquant de ce que racontaient les autres, les professeurs chuchotaient bruyamment en étirant au-dessus de la table leur cou tendineux, en allongeant leur longue et maigre figure sur laquelle le fond de teint posait un masque gras, beige, qui s'opposait à la pâleur de la nuque, et débitaient d'une voix furieuse, âcre, éperdue, leur dèche enrageante, heureusement terminée pour l'heure, les maris increvables et violents disparus elles ne savaient où (et qu'il y reste, bon débarras), les enfants placés à l'institution sanitaire du département, dont elles n'avaient pas de nouvelles, qu'elles se promettaient nébuleusement de reprendre un jour, qu'elles avaient prénommés de vocables extraordinaires et recherchés qui évoquaient, pensais-je, certains noms donnés aux chiots ou aux chatons. Et tandis qu'avait lieu, du côté des professeurs, cet échange de monologues frénétiques, les étudiantes, dans l'autre partie du réfectoire, parlaient calmement des leçons dispensées par ces mêmes professeurs tout juste réchappées de la mouise (Technique de la méditation fervente, Thérapie par les herbes subliminales, Voyage astral sans secousse, Montée du fil d'argent), tout en avalant avec appétit les légumes cuits à la vapeur et les germes de diverses céréales qui semblaient leur profiter miraculeusement, contribuer à la belle roseur de leurs peau bien tendue, à la santé luxuriante de leurs cheveux négligemment coiffés, alors que les professeurs, elles, paraissaient fondre et se creuser un peu davantage à chaque bouchée, qu'elles engloutissaient sans dissimuler leur répugnance, regrettant du passé une seule chose, disaient-elles, la viande, dont beaucoup rêvaient la nuit et avouaient que l'absence était une torture. Âprement, elles se félicitaient pourtant de leur situation présente. Mais elles s'étaient si bien convaincues depuis longtemps qu'on ne devait toute position qu'au hasard et que, pour elles, la chance n'était jamais que provisoire, qu'une certitude amère de l'échec à venir fronçait et crispait leurs lèvres minces dans le même temps qu'elles se vantaient de leur veine.

Marie Ndiaye, La sorcière, Minuit 1996, p.169-171
Je lis Marie Ndiaye trop tard. Je l'aurais sans doute beaucoup appréciée dans les année 90. Aujourd'hui, les romans ne m'intéressent plus assez. (Lorsque j'ai besoin d'une histoire — et cela arrive souvent — je vais au cinéma.)