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Billets pour la catégorie Oulitskaïa, Ludmila :

samedi 14 février 2015

Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa

Le thème du dernier bookcrossing était « les prix littéraires de l’année », et je n’ai toujours pas bien compris pourquoi quelqu’un a présenté Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa. Etait-ce parce qu’elle a été élevée au rang d'officier de la légion d’honneur cette année?

Quoiqu’il en soit, ce n’est pas un roman désagréable, mais il finit par en suinter un léger ennui, à l’image de la vie du personnage principal incapable de ressentir la moindre passion — mais gentil, prévenant — si gentil et si prévenant que l’on ne sait plus s’il est stupide ou saint, et que l’on en vient à penser que le terme d’idiot lui conviendrait mieux qu’au prince Mychkine.

Le ressort du récit est que Chourik est incapable de ne pas apporter de réconfort aux femmes qu’il croise, et que celles-ci attendent toujours le même genre de réconfort: du sexe. Nous sommes aux deux tiers du livre quand Chourik atteint de fièvre admet que cela n’est ni tout à fait normal, ni entièrement satisfaisant:
Il était à bout de forces après ces deux jours et ces deux nuits passés à s’occuper d’elle [d’une fillette qui a la varicelle] presque sans aucun répit, et la fatigue modifiait un peu la réalité, il flottait vers un lieu où les pensées et les sentiments se transformaient, et il prenait clairement conscience de la nullité de son existence. Il avait pourtant l’impression de faire tout ce qu’on attendait de lui… Mais pourquoi toutes les femmes de son entourage ne lui demandaient-elles qu’une seule chose: des services sexuels ininterrompus? C’était une excellente occupation, seulement pourquoi n’avait-il jamais réussi une seule fois dans sa vie à choisir une femme lui-même? Il aurait bien aimé, lui aussi, tomber amoureux d’une fille comme Alla… Comme Lilia Laskine… Pourquoi Génia Rosenweig, ce gringalet au cou maigre, avait-il pu se trouver une Alla? Pourquoi lui, Chourik, sans jamais choisir, devait-il répondre avec les muscles de son corps à toute demande insistante émanant de cette folle de Svetlana, de la minuscule Jane, et même de la petite Maria?
«Peut-être que je n’en ai pas envie? Non, c’est ridicule! Le malheur, c’est que justement, j’en ai envie… Mais envie de quoi? De les consoler toutes? Et seulement de les consoler? Mais pourquoi?»

Ludmilla Oulitskaïa, Sincèrement vôtre, Chourik, p.406. Folio 2004.
Le livre égrène les prénoms féminins et les situations les plus diverses comme autant de contes fantasques au dénouement vivement mené lorsque l’auteur semble se désintéresser du personnage secondaire.
L’intérêt principal de l'ouvrage est de laisser entrevoir en filigrane la vie soviétique: le cordonnier, le calfeutreur de fenêtres, les appartements devenant communautaires au gré des divorces et deuils, la datcha louée en banlieue de Moscou dans laquelle on s’installe pour les beaux jours, le très difficile concours d’entrée à l’université de Moscou dont les recalés s’inscrivent dans des « instituts », la difficulté de trouver un sapin à Noël, le réseau d’entraide et de connaissances qui permet de toujours trouver une solution, le racisme larvé (antisémite, anti-noir), le mépris des handicapés, les orphelinats, la difficulté de quitter la région dans laquelle on est enregistré (ce qui fait penser au servage), les communistes du monde entier qui envoient leurs enfants étudier à Moscou, le conformisme des grands responsables soviétiques qui ne peuvent admettre une fille-mère dans leur famille, etc.

Pour mémoire, parce que cela me touche, portrait d’un vieux soviétique un peu pénible en train de mourir pendant les jeux olympiques de 1980:
Mikhaïl Abramovitch se mourait d’un cancer chez lui, il avait refusé d’aller à l’hôpital. En tant que vieux bolchevick, il avait droit à des soins médicaux particuliers, mais jadis, il y a très longtemps, il avait refusé une bonne fois pour toutes les privilèges accordés par le Parti, les considérant comme indigne d’un communiste. Et ce dinosaure squelettique, sans doute le dernier de sa tribu en voie d’extinction, titubant de faiblesse et emmitouflé dans une couverture de l’armée, finissait ses jours dans un appartement empestant l’urine, un volume de Lénine entre les mains.
Deux rangées de livres poussiéreux alignés sur des étagères, des chemises en carton tenues par des bouts de ficelle, des piles de papiers froissés et gribouillés… Les œuvres complètes de Marx-Engels-Lénine-Staline, et Mao-Tsé-Toung en prime… La demeure d’un ascète et d’un fou.
Chourik s’était résigné depuis longtemps à la nécessité d’apporter au vieillard des médicaments et de la nourriture, mais les séances d’éducation politique, le véritable pain quotidien de cette vie déclinante, lui étaient insupportables. Le vieillard détestait Brejnev et le méprisait. Il lui écrivait des lettres (des analyses d'économie politique truffées de citations tirées des classiques), mais il représentait en ce monde une quantité si négligeable qu'on ne lui faisait même pas l'honneur de lui répondre, et encore moins de le persécuter. Cela le mortifiait, il se plaignait sans arrêt et prophétisait une nouvelle révolution.

Chourik posa sur la table de la nourriture provenant du buffet olympique, du fromage à tartiner étranger, des brioches d'une forme biscornue, du jus de fruit dans des cartons, et un pot de marmelade. Le vieillard considéra cela d'un air mécontent.
« Pourquoi dépenses-tu de l'argent inutilement? J'aime les choses simples, moi…
— Mikhaïl Abramovitch, pour être franc, j'ai acheté tout cela au buffet. Je n'ai pas le temps de courir les magasins.
— Bon, bon! fit Mikhaïl Abramovitch, maganime. Si tu ne me trouves pas la prochaine fois que tu viens, de deux choses l'une: ou bien je serai mort, ou bien je serai à l'hôpital. J'ai décidé d'aller à la clinique du quartier, comme tous les Soviétiques… Tu salueras bien Véra Alexandrovna de ma part. Elle me manque beaucoup, et je parle sincèrement…»

Pâte-de-fruit souffrait d'insomnie, il garda Chourik longtemps, et c'est suelment à une heure et demie du matin que le jeune homme put enfin s'effondre sur son lit.

Ibid, p.304

dimanche 1 février 2015

Les légendes familiales

Vers le milieu du XXe, les légendes familiales ont soudain connu une vogue générale qui possédait une multitude de causes diverses, dont la principale était sans doute le désir secret de combler le vide qui s'était creusé dans le dos des gens.
Avec le temps, des sociologues, des psychologues et des historiens se sont mis à étudier toutes les raisons qui ont incité un grand nombre de personnes à se lancer au même moment dans des recherches généalogiques. S'il ne fut pas donné à tout le monde de remonter jusqu'à des ancêtres nobles, certains cas bizarres, comme une grand-mère première femme médecin de Tchouvachie, un mennonite descendant d'Allemands hollandais ou, chose plus piquante encore, un bourreau affecté aux salles de torture de Pierre le Grand, n'étaient pas sans posséder une certaine valeur, tant familiale qu'historique.

Lumila Oulitskaïa, Sincèrement vôtre, Chourik, p.26 - Folio 2004

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