Spéciale dédicace à Didier, qui semble plongé dans des méditations de Toussaint depuis qu'il ne conduit plus.
Voici quelques conseils pour passer l'automne (il me semble qu'il applique déjà intuitivement ces premières mesures), et pour ne pas se laisser faire quand arrivera l'hiver.


L'automne
Selon la façon grecque de voir, renouvelée par la Renaissance, lectures enfantines et lectures scolaires accumulent, en désordre d'abord, méthodiquement ensuite, de quoi bien remplir plus tard les loisirs soustraits aux affaires de l'âge adulte et de la vieillesse. C'est alors que l'on déballe et savoure les trésors de lecture autrefois déposés dans la mémoire et qui ont mûri entre-temps au soleil, souvent cruel, de la vie. Il n'a jamais fait de doute pour moi que la plus belle ambition du monde étaient de contribuer à cette scolê initiale. C'est au cours de la brève vacance de l'enfance et de l'adolescence que sont semées (ou non) dans la jeunesse les futures ressources de l'esprit, de l'âme et du cœur, dont disposeront (ou non) l'age adule et le grand âge. Je me retrouve maintenant, senex-puer, au temps des vendanges, lisant et relisant, mais aussi écrivant et réécrivant, étonné de trouver dans ces exercices un remède aussi efficace à la mélancolie de mon automne que l'avaient été, à celle de mon printemps, mes premières plongées dans la lecture.

Marc Fumaroli, préface à Exercices de lecture, p.8 et 9


L'hiver

Naska Mosnikoff est la plus vieille Skolte de la Finlande. Le jour de ses quatre-vingt-dix ans, une délégation composée du maire, d'un représentant des services sociaux et d'un reporter est venue lui souhaiter son anniversaire avant de vouloir l'emmener de force dans un hospice (ce qui, en passant, supposait de tuer son chat de vingt ans: pas de chat à l'hospice). La vieille s'est enfuie (avec son chat) dans la toundra et a trouvé refuge auprès de hors-la-loi (les héros du livre). Elle raconte l'histoire d'une autre vieille, son modèle:
Naska raconta une histoire qui était arrivée lorsqu'elle vivait à Suonieli. C'était après la paix de Dorpat, quand la région de Petsamo était passée sous administration finlandaise. L'Etat avait étendu sa main jusqu'au village skolt.
«Les gendarmes sont venus faire régner la nouvelle loi. On a compté les gens, inscrit les noms sur des listes et demandé l'âge et la religion et combien de rennes nous avions et combien de filets et qui savait lire et qui pas. Puis ils ont trouvé la mère Jarmanni et ont décidé qu'elle était trop vieille. Qu'on allait la mettre à l'asile. Mais elle n'a pas voulu y aller, pourquoi aurait-elle quitté sa hutte! Ils ne l'ont pas emmenée la première fois, même s'ils l'ont beaucoup menacée. Elle se croyait déjà sauvée, mais il ne s'était pas écoulé un mois qu'on est venu la chercher. Ça a été une bagarre terrible. Plusieurs hommes l'ont empoignée et elle a bien dû y aller, elle était si vieille qu'elle ne faisait pas le poids face à une telle horde. A Petsamo, on l'a mise sur la plate-forme d'un camion, pour la conduire vers le sud, parce qu'on prétendait qu'elle avait des maladies. Mais elle a réussi à s'échapper et a couru dans les collines. Ils l'ont longtemps cherchée mais elle est restée blottie dans un trou de la montagne. Ils ne l'ont pas trouvée, puis l'hiver est venu. L'été suivant, on l'a retrouvée dans une grotte. Elle était morte gelée, assise, les mains croisées. C'était une forte femme. Il y avait un gros tas d'os de lagopèdes devant la grotte. Comment les avait-elle pris? On n'a pas voulu laissé son corps à l'état finlandais. On l'a portée de nuit à Suonieli et on l'a enterrée discrètement, sans rien dire à personne. Personne n'a rien demandé, d'ailleurs. C'est alors que j'ai juré que je ne vivrai jamais assez vieille pour être jetée à l'asile. Et je ne suis pas partie, même quand ces messieurs sont venue me chercher à l'automne. Je me suis sauvée, comme la mère Jarmanni!
— Les temps ont changé, quand même, fit Rafael Juntunen.
— Qu'est-ce que tu racontes! Ils ont tellement changé qu'on vient d'abord soi-disant vous fêter votre anniversaire, mais qu'après on vous emmène si vite que vos pieds ne touchent pas terre!»
Naska retourna furieuse à son travail. Le dos tourné, elle marmonna:
«La loi finlandaise est sans pitié. Dès qu'une femme se fait vieille, on la ligote, et ouste, au village. Vous aussi vous avez failli me traîner de force à Pulju. Si je n'avais pas hurlé, je sais bien dans quelle prison j'aurais dû passer le restant de mes jours
— Naska, essayez d'oublier cette histoire», dirent les hommes pour tenter de la calmer. Mais du côté de la salle, on entendit encore longtemps Naska nettoyer le plancher à coups de balais furibonds, houspillant même le chat.

Arto Paasilinna, La forêt des renards pendus, folio p.188