Le sablier qu'il avait incorporé dans le livre était invisible mais, dans un silence complet, on pouvait entendre s'écouler le sable pendant la lecture. Quand tout le sable était écoulé, il fallait retourner l'ouvrage et continuer à le lire dans le sens inverse, vers le début, ce qui permettait d'en découvrir la signification secrète.
Le Dictionnaire khazar de Milorad Pavic, p.25


Il faut également souligner qu'on n'a pas pu, pour des raisons compréhensibles, reprendre ici l'ordre alphabétique du dictionnaire de Daubmannus, qui était écrit dans trois alphabets et trois langues différentes: grecque, hébraïque et arabe, et dans lequel les dates correspondaient aux trois calendriers. Ici, toutes les dates sont calculées selon un même calendrier, et le texte de Daubmannus est traduit des trois langues dans une seule. Il est également évident que dans l'édition du XVIIIe siècle les articles étaient classés différemment selon les langues employées (l'hébreu, l'arabe, le grec), car les lettres n'occupent pas les mêmes places dans des alphabets différents, de même qu'on ne feuillette pas les livres dans le même sens, et que les personnages principaux au théâtre n'apparaissent pas tous du même côté de la scène. Ce livre n'aura d'ailleurs pas le même aspect dans toutes les traductions, car inévitablement la matière du Dictionnaire Khazar sera ordonnée différemment dans chaque langue et dans chaque alphabet, les articles prenant d'autres places, et les noms une autre hiérarchie. Ainsi des noms importants, qui apparaissent déjà dans l'édition de Daubmannus, comme Saint Cyrille, Yéhuda Halévi ou Youssouf Masudi et d'autres encore, ont ici une autre disposition que dans la première édition du Dictionnaire Khazar. C'est sans doute le principal défaut de cette nouvelle version, car seul celui qui lit les différentes parties d'un livre dans le bon ordre peut recréer le monde. Mais il n'était pas possile de procéder autrement, puisque l'ordre alphabétique de Daubmannus n'a pas pu être maintenu.
Tous ces défauts ne sont cependant pas très graves: le lecteur capable de trouver la signification secrète du livre, en le lisant dans le bon ordre, a quitté depuis longtemps cette terre, et le public actuel estime que l'imagination est l'affaire de l'écrivain, non pas la sienne. Surtout lorsqu'il s'agit d'un dictionnaire. Pour un tel public le livre n'a pas besoin de renfermer un sablier qui indique le moment où il faut inverser le sens de la lecture, car le lecteur d'aujourd'hui ne change jamais sa façon de lire.
Ibid, p.28