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La Grèce antique à la découverte de la liberté, par Jacqueline de Romilly

Billet commencé le 17 décembre : je regrette que mon retard à l'écrire ne l'ai transformé en hommage. Il est désormais avant tout un moyen de mettre des citations en ligne, avec toujours le même espoir: susciter l'envie (le besoin) de lire le livre lui-même.

En finissant de copier les citations de ce billet, je me dis qu'il n'est sans doute pas insignifiant que le mot "gentil" soit désormais interprété comme "condescendant", et le mot "libéralité" considéré comme une marque de paternalisme. La générosité et la gratuité ne provoquent plus que méfiance quand le goût effréné, un peu fou, de la liberté est perdu.


Ce livre est un livre de vulgarisation, et a ce titre possède une voix particulière, un peu didactique. C'est une sorte de cours d'histoire accéléré, dégageant les grandes tendances qu'il restera ensuite à enrichir par des lectures plus précises.
Jacqueline de Romilly a pour projet d'étudier l'émergence de la notion de liberté sous ses différents aspects dans les textes du Ve et du IVe siècle avant Jésus Christ (c'est donc très précis). Elle souhaite se concentrer sur ces deux siècles, mais elle a si bien conscience que ce qu'elle amène au jour appelle un discours du type «Ah, mais c'est comme aujourd'hui, comme…», elle craint tant les récupérations hâtives donc fautives, qu'elle tente de les anticiper. D'une part elle indique les pistes de réflexion effectivement ouvertes par ces textes, d'autre part elle insiste sur les différences dues au temps, à l'épaisseur de temps et d'expérience accumulée depuis cette lointaine époque.

Cette étude de l'histoire, de la philosophie, de l'histoire de la philosophie politique s'appuie entièrement sur une attention infinie et concentrée aux mots, les contextes historique et textuel dans lesquels ils apparaissent pour la première fois, et leur changement de sens, de valeur (au sens de valeur d'une couleur ou d'un son). C'est en fait une étude philologique du mot liberté.

Le parcours ressemble à une promenade, d'abord chronologique, historique, retraçant l'histoire des cités (Athènes, Spartes, Thèbes, sont celles qui sont surtout citées), ensuite plus intérieure, se rapprochant des philosophes.

Il y a cette merveilleuse découverte des Grecs, qui suffit à tout: la liberté ne vaut que par la loi, respecter la loi permet d'être libre (ce qui me fait penser, sans doute trop vite, que le rapport au droit des Anglo-Saxons doit être plutôt grec et celui des Latins davantage romain):
Jason explique ainsi à Médée qu'en quittant le pays barbare pour la Grèce, elle a appris à «vivre selon la loi, non au gré de la force» (Médée, 538). Et Tyndare dans Oreste donne comme un trait grec et non barbare «de ne pas vouloir être au-dessus des lois» (457).

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.52
Et la loi était pour la première fois écrite:
Mais, dans le texte d'Euripide, cette critique amène une opposition, non plus seulement avec la loi, mais avec la démocratie: celle-ci naît grâce à la loi. «Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l'insulte du fort, et le petit, s'il a raison,vaincre le grand. Quand à la liberté, elle est dans ces paroles:" Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie?" Alors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on rêver plus belle égalité?" (433-441).
Ibid., p.63
Ce que tente de nous faire ressentir Romilly, c'est son émerveillement, c'est la nouveauté que cela pouvait représenter, et également son immédiateté. Étudier la naissance des lois écrites, c'est remonter au moment d'avant leur apparition, au moment où elles n'existaient pas, et que même leur idée n'existait pas; puis revenir vers nous, après leur apparition: rien, puis quelque chose, et toujours cette surprise de quelque chose là où il n'y avait rien:
Quand on vit avec des lois écrites depuis des dizaines de siècles, quand elles se sont multipliées sans fin dans tous les domaines, quand enfin il faut, pour avoir affaire à elles, des intermédiaires de toutes sortes, on oublie aisément l'importance de ce pas franchi une fois pour toutes et l'exaltation qu'il inspirait alors. Le lien de la liberté et de la loi reprend plus d'éclat dans ce contexte historique.
Et de même la démocratie. À l'époque où écrit Euripide, elle a tout juste un siècle. Elle s'est, pendant ce siècle, affirmée et précisée, grâce à diverses réformes de détail, allant toutes dans le même sens. Les grands-parents des contemporains d'Euripide devaient garder des souvenirs d'avant la démocratie.
Ibid., p.67-68
Mais le droit ne remplace pas la morale, il lui donne forme. Ce qui prime, c'est la dignité que l'on doit à soi-même.
En fait, le droit et la morale se rejoignent ici; et l'important est que se soit alors répandue cette conscience encore vague et incertaine, mais tenace, des égards dus aux autres, quand justement ils sont en position de faiblesse ou de danger.
Ce qui a pu masquer cette importance des aspirations grecques et athéniennes à ce droit des gens, indépendamment de toute appartenance à une cité, est sans doute une différence de formulation, dont la portée mérite d'être relevée. En effet, là où le monde moderne parle de droits, les Grecs, eux, parlaient de devoirs.
Ibid., p.98
(C'est moi qui souligne.)

Comment concilier liberté et autonomie, comment, dans une fédération des villes grecques, indispensable face aux barbares, comment protéger chaque cité de la tendance naturellement expansionniste d'Athènes, si sûre d'elle? Romilly note les hésitations, les tentatives, la cruauté de l'histoire qui peut effacer en quelques semaines des mois de réflexion. Qu'il s'agisse de noter que la génération des grands-parents d'Euripide ne connaissait pas la loi écrite ou que des accords longuement pesés allaient être réduits à néant, c'est le temps que gomme Jacqueline de Romilly, non en le rapportant à notre époque mais en nous transportant au IVe siècle, en effaçant toute tentation comparatiste (il ne s'agit pas de comparer, il s'agit de tirer des enseignements).
Il est en un sens pathétique de penser que ces discussions juridiques minutieuses se tenaient en 337, au lendemain de la descente foudroyante de Philippe en Grèce et de sa victoire de Chéronée, et que, l'année suivante, Alexandre devait lui succéder. En 335, ni Athènes, ni aucune des autres cités, ne comptait plus.
Ibid., p.119
La liberté est un exercice difficile, c'est un équilibre introuvable, elle peut être détruite aussi sûrement par des ennemis extérieurs que par ses propres abus. (Le livre suit ainsi la chronologie comme une démonstration: en cela il est simplificateur, étant évident, comme il le note à quelques reprises, que tous les courants ont existé à chaque époque.)
Le siècle des philosophes va naître de ces tensions internes aux conséquences contradictoires de la liberté:
Très tôt, en effet, les Athéniens ont perçu les inconvénients ou les problèmes de la liberté démocratique. Des textes, contemporains de ceux que nous avons cités pour illustrer les beautés de cette liberté, en disaient déjà les dangers. mais, à cette époque, leurs voix étaient moins nombreuses et moins éclatantes que les autres. Et, surtout, elles ne disaient pas que ces dangers se retournaient contre la liberté elle-même. […]
[…]
Si la victoire sur le Perses avait été une expérience dans un sens, ces trente années [de guerre] qui achèvent le Ve siècle en constituaient une autre, inverse et non moins importante. L'une avait avivé les enthousiasmes, l'autre fut le point de départ des réflexions. Ce n'est pas un hasard si le IVe siècle, dans cette Athènes vaincue et désormais ramenée à un rôle moins actif, fut et reste pou nous le siècle des philosophes. […]
Au début, quand les Athéniens s'aperçurent que leur démocratie comportait des aspects fâcheux, leur première réaction fut d'incriminer des individus: les démagogues. C'était leur faute. Ils voulaient plaire au peuple et pour cela le flattaient, donc lui mentaient.
[…]
De même Aristophane, dans Les Cavaliers, instaure une sorte de compétition d'ignorance et de malhonnêteté entre ceux qui vont diriger les affaires; et il montre les deux candidats flattant le peuple tant qu'ils peuvent. […]
Enfin Thucydide, quand il oppose Périclès à ses successeurs, ne retient qu'un trait: Périclès était assez sûr de sa supériorité pour parler toujours raison au peuple. Au contraire, les hommes qui suivirent étaient, «par eux-mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place; ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires» (II, 65, 10). Aussi pratiquèrent-ils «les intrigues personnelles, à qui serait chef du peuple».
[…]
Pourtant on remarque que de tels chefs ne laissent plus guère de place au débat, qui était bel et bien l'essence de la liberté politique? Cléon, dans Thucydide, parle des belles paroles et des paradoxes dont on abreuve le peuple; et son adversaire rétorque qu'il y a pire: il y a ceux qui usent de la calomnie et qui intimident ainsi leurs adversaires. Résultat: ils se taisent, «et la cité est ainsi privée des avis de ses conseillers, que retient la peur» (III, 42).
Ibid., p.123-126
Les pages qui suivent montre la liberté mise à mal par les excès de ceux qui pratiquent une liberté sans frein. C'est la loi et le respect de la loi qui sont les remparts de la liberté.
La gravité de ce divorce entre la liberté et la loi apparaît bien si l'on considère la conduite des citoyens les uns envers les autres. […] La réalité concrète — nous la connaissons encore —c'est la criminalité et l'insécurité.
[…] Mais soudain on retrouve chez lui [Démosthène] la même ardeur triomphante qui marquait nos premiers textes. Car, au lieu de dire que le mépris des lois est cause de ces désordres, il rappelle avec fougue que la force des lois est le seul remède, le seul garant et de la sécurité et de l'ordre démocratique. […] Et qu'est-ce qui fait la force de ces lois, qui ne sont qu'un simple texte écrit? A cela Démosthène répond: «Vous-mêmes, à condition de les maintenir fermes et de mettre, en toute occasion, leur puissance souveraine au service de l'homme qui les réclame. Ainsi les lois font votre force et vous la leur.»
Ibid., p.132-133
Dans la page suivante, Jacqueline de Romilly évoque le célèbre texte de La République aux pages 557 b et suivante. Mais ce qui m'émeut, c'est une note: Il arrive que la cité démocratique, assoiffée de liberté, «trouve à sa tête de mauvais échansons et se grise à l'excès de cette liberté pure». (Ibid., p.134)
Et la note précise: les Grecs buvaient leur vin coupé d'eau, jamais pur. Ainsi, le «pur» appliqué à cette liberté est celui qu'on utilise pour du vin trop fort. Existe-t-il deux mots en grec, un "pur, sans tâche" et un "pur, trop fort"? Nous dépendons entièrement de lecteurs comme Jacqueline de Romilly ou Pierre Hadot pour nous le dire. Et cette attention si précise, si entièrement absorbée en elle-même est ce qui m'émeut le plus.
(De façon plus détachée (mais pourquoi faut-il donc être toujours détaché?), disons que la philologie est indispensable.)

Ce livre m'a fait découvrit un martyr de la liberté moins connu que Socrate, un personnage de plus à ne pas oublier (qu'avons-nous donc à leur offrir que notre mémoire? Je songe au père de Sébastian Haffner):
Et, s'il est courant de reprocher à la démocratie athénienne la mort de Socrate, peu de textes au monde témoignent mieux de ce qu'est une mise à mort par un pouvoir arbitraire que le récit, laissé par Xénophon, de la mort de ce Théramène, qui, à deux reprises, avait fait partie de l'oligarchie et s'en était séparé. Dans Les Helléniques, Xénophon rapporte comment le chef des oligarques traduisit Théramène devant le Conseil, le dénonça comme ennemi du régime, et comment celui-ci se défendit, expliquant pourquoi, à plusieurs reprises, il avait protesté. Son adversaire sachant qu'il fallait un vote pour obtenir la mort d'un des Trois Mille, trancha alors: «Eh bien, moi — ce furent ses paroles — j'efface de la liste Théramène que voici, avec votre assentiment à tous. Et cet homme, ajouta-t-il, nous le faisons exécuté» (II, 3, 51). Ce fut fait, bien que Théramène se fût aussitôt réfugié auprès de l'autel. Il en fut arraché par des gardes armés de poignards — cela, c'était, cinq ans avant la mort de Socrate, la mort sous l'oligarchie.
Ibid., p.144
La démocratie change de sens, elle perd de sa fougue, de sa folie théorique, pour se domestiquer (et par delà les siècles, j'en éprouve du regret.) L'essentiel se perd, s'est perdu, au profit du quotidien.
C'est dans ce bouillonnement de recherches qu'apparaît la politeia d'Aristote — mot qu'on traduit parfois par «république»; et elle n'est pas sans rapport avec le vieux rêve des modérés.
[…]
Il est certain qu'alors les textes changent de ton. On ne parle plus tant de la liberté (eleutheria): on parle davantage de droits. On emploie beaucoup le mot kurios, qui désigne tout ensemble la haute main pratique de celui qui est maître des affaires (kurios tôn pragmatôn), et tel droit de détail reconnu par les textes […]. La grande soif d'affranchissement a donc été remplacée par un monnayage de droits, qui sont inscrits dans des textes et ne sont pas nécessairement liés à la liberté politique.
Ibid., p.149-150
Finalement, ce sont moins les lois que la façon dont elles sont envisagées qui est important. Isocrate appelle à la vertu. (Le schéma est toujours le même: une catastrophe survient et provoque la réflexion: comment cela a-t-il pu arriver? Comment y remédier, éviter que cela se reproduise?)
Si la crise était venue de l'ambition des démagogues, de la légèreté du peuple, du manque d'esprit critique des uns et des autres, si les valeurs avaient été secouées et faussées, si l'on avait perdu le respect des parents et de maîtres, si l'on avait pris l'habitude de transgresser les lois, ce qu'il fallait était remédier à ces dispositions.
[…]
[…]; il n'empêche qu'en insistant sur la vertu plus que sur les institutions, Isocrate défendait des vues qui rejoignaient l'orientation majeure de Platon, et qui allaient mettre leur marque sur les analyses de tous — en passant par Cicéron et Montesquieu. Faut-il s'en étonner? Peut-on nier qu'un régime a finalement le sort que lui préparent les gens chargés de l'éducation de tous? Cette idée est évidente, mais trop souvent perdue de vue.
Il faut enfin ajouter que cette réforme de la vie de tous les jours, des habitudes civiques et de la morale a tellement la priorité sur le reste que les réformateurs y sont plus attachés qu'aux institutions elles-mêmes. Isocrate a dit que le régime politique était «l''âme» de la cité. Il a aussi dit: «Ce n'est pas par les décrets, mais par les mœurs que les cités sont bien réglées»; l'obéissance aux lois, enfin, dépend moins de la façon dont elles sont rédigées que les habitudes morales léguées par l'éducation.
Ibid., p.150-151
Jacqueline de Romilly fait remarquer que cet appel à la vertu paraît bien loin de la liberté; cependant, c'est un tort, car il est arrivé une fois dans l'histoire grecque qu'une prédication morale sauvât Athènes et l'idée de liberté: ce fut l'instauration de la «concorde» pour sortir de la guerre civile. Réconciliation, interdiction d'évoquer le passé. Et Romilly de conclure: «Athènes ne réussit peut-être pas à améliorer son régime, mais elle réussit sur ce point essentiel: elle n'eut plus de guerres civiles, jamais.» (p.152-153) Peu à peu le livre se détourne des principes gouvernant la cité pour observer l'individu (est-ce le mot, est-ce anachronique?)
Et de même qu'Athènes, arrogante dans sa liberté, se sentait le devoir de protéger le faible ou l'étranger, l'homme libre se caractérise par sa générosité, sa libéralité. La liberté forge un caractère, certains caractères ne peuvent qu'être libres:
En même temps, l'élargissement de la notion aboutit à l'apparition de mots nouveaux, qui, eux, n'ont bientôt plus que cette valeur morale.
Un des contraires de «libre» est le mot grec aneleutheros. Or, à un exemple près, il ne se rencontre qu'à partir de la fin du Ve siècle, et avec une valeur toujours morale. Platon, Xénophon, Aristote, l'emploient dans le sens d'«indigne d'un homme libre», pour désigner la mesquinerie et la servilité. Puis apparaissent eleutherios et eleutheriorès, qui servent à désigner cette liberté d'allure, ou d'esprit, qui va avec le courage et la générosité. L'adjectif existait auparavant, mais il était réservé à Zeux: Zeux Libérateur. Désormais, à partir de Xénophon ou de Démocrite, c'est-à-dire à partir du début du IVe siècle, voici qu'il désigne les hommes qui ont des façons d'hommes libres, ou qui pratiquent, selon la formule traditionnelle quine correspond pourtant plus à nos habitudes de vocabulaire modernes, la «libéralité».
Ibid., p.158
C'est finalement par rapport à soi-même qu'il faut être libre, mais cette prise de conscience met longtemps à apparaître dans les textes.
De fait, ce vocabulaire de la liberté que nous cherchions en vain dans la réflexion politique de l'époque se retrouve soudain, enrichi et transposé, dans un domaine nouveau. […]
Cette évolution, ou plutôt cette translation, ne se marque pas seulement dans l'emploi des mots ou des jugements de valeur: elle se traduit aussi, et surtout, par une analyse morale nouvelle, montrant que les passions sont pour l'homme une servitude. […]
Un mot rend bien compte de ce combat à mener: c'est le mot ''kreittôn'', «qui l'emporte sur». On peut l'emporter sur l'argent: c'est ce que Thucydide dit de Périclès, parce qu'il est inaccessible à ces tentations; et plusieurs passages d'Euripide emploient la même expression. On peut aussi l'emporter sur la colère. Peu à peu l'âme apparaît avec ses divisions, ses batailles, ses succès et ses défaites. Des parties de l'âme commencent à se distinguer les unes des autres.
Vers les dernières années du Ve siècle, cette idée du combat intérieur se précise et se renforce.
Ibid., p.160-161

La raison, en somme, est gage de liberté.
Elle l'est aussi en d'autres sens. Car la tyrannie des passions n'est qu'un aspect des pressions qu'exercent sur l'homme les circonstances extérieures. Or il faut, d'une façon générale, se laisser le moins possible influencer par ces dernières, qu'elle soient.
Ibid., p.164
La liberté est aussi d'accepter l'inévitable:
Il est même remarquable de penser que, chez Eschyle, la jeune Iphigénie devait être tenue, et bâillonée, qu'elle se débattait et refusait la mort: les victimes d'Euripide, elles, donnent leur accord à l'avance; et, dans l'exécution même, elles refusent toute contrainte.
Ibid., p.164

Peu à peu apparaît l'idée d'une liberté qui serait comme un noyau vivant et irréductible mettant l'homme à part des circonstances.
On voit se multiplier les conseils prêchant la sérénité.
Ibid., p.165
Hommage à Socrate (et précisions, pour éviter les anachronismes):
Et naturellement, parmi ces hommes, au même moment, il y avait Socrate — Socrate plaidant pour une âme raisonnable, Socrate capable de résister à toutes les fatigues, Socrate restant ferme contre les tentatives de séduction du bel Alcibiade, Socrate refusant de quitter la ville à la veille de son exécution, Socrate mourant dans une sérénité souveraine, dont Platon a retracé, pour toujours, le souvenir. Il l'a montré philosophant jusqu'au dernier moment sans se laisser atteindre par le sort.
Socrate n'est pas mort parce qu'il choisissait d'accéder ainsi à une forme de liberté. Rien ne permet de mettre sa mort en relation avec les suicides de philosophes qui se répandirent peu à peu. Il n'a même pas dit qu'il mourrait «libre». Mais on comprend que la perspective de ses derniers moments ait exercé une fascination sur ses disciples, et qu'elle ait pu être parfois considérée comme le début de cette liberté nouvelle, qui ne se trouve que dans les âmes.
Le mot de conscience serait ici trop moderne. Et c'est pourtant bien de cela qu'il s'agit. De fait, après Socrate, on voit un certain nombre de ses disciples, ou de ses continuateurs, prêcher cette nouvelle liberté, dont l'idée avait mûri doucement au cours des dernières années du Ve siècle. Ils emploient, eux, le mot de liberté. Et ils l'appliquent désormais à un idéal qui ne relève plus des cadres de la cité, ni même de la société.
Ibid., p.166
Dernières pages sur le destin:
Mais surtout — il faut le dire avec force —, jamais, avec les Grecs, il n'a été réduit à l'état d'instrument aveugle et passif entre les mains du destin.
Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière? Nous avons remplacé le destin par le poids de l'histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l'enfance; mais les choses en sont-elles plus claires?
Pourtant, si le dosage entre la liberté et le destin, pour les Grecs, est variable et incertain, jamais ce dernier ne s'est imposé seul.
Dans de remarquables analyses, répétées à plusieurs reprises, un savant autrichien a exposé de façon magistrale ce que l'on appelle la «double causalité», chez Homère ou dans la tragédie. Le principe est que tout s'explique à la fois par l'action divine et par la volonté humaine.
[…]
On cherche à plaire aux dieux; on les redoute; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l'homme.
Ibid., p.191

Gouverner la foule

Périclès s'opposait à lui, tout comme Démosthène devait plus tard l'accabler de reproches: la liberté politique du peuple passe par l'admonestation, et non par le mensonge ou la flatterie; et c'est en tenant la foule bien en main que Périclès assurait le mieux, en fin de compte, cette liberté.

Pourquoi tant d'autres craignaient-ils de le faire? Ici, nous découvrons une autre entrave à la liberté; et elle vient du peuple lui-même. Pour s'opposer à lui, en effet, il faut parfois du courage. Et les orateurs qui se taisent ne craignent tant la calomnie que parce qu'ils craignent la colère du peuple. De fait, on s'aperçoit, dans Euripide et dans Thucydide, cet autre trait qui veut que la foule soit, par nature, excessive et violente, si bien que ceux qui devraient la guider ont peur d'elle. Comment ne pas rappeler que, dans Euripide, Ménélas et Agamemnon avouent tous deux ce sentiment? Dans Oreste, Ménélas voudrait bien faire quelque chose pour le jeune homme, mais il n'ose pas — pas ouvertement: «C'est que le peuple au plus ardent de sa colère est pareil à un feu trop vif pour être éteint» (696-697); et Agamemnon déclare dans Iphigénie à Aulis: «Nous sommes esclaves de la multitude.» Il imagine l'armée se dressant contre lui, furieuse de n'avoir pas obtenu le sacrifice d'Iphigénie et prête à le poursuivre jusque chez lui pour y exercer les pires vengeances. Quand, au lieu de parler du dèmos, on se met à parler de «la multitude» ou de «la foule», la terreur commence…

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.128

A quoi tiennent les choses

Platon, on le sait, fut, à l'issue de son premier voyage en Sicile, arrêté et vendu sur le marché d'Égine: s'il n'avait pas été racheté et libéré par un homme de Cyrène, c'en était fait du platonisme.

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.29 (éditions de Fallois, 1989)
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