Les cérémonies du 65e anniversaire de l'insurrection du ghetto de Varsovie ont lieu ce mardi dans la capitale polonaise en présence notamment du président israélien Shimon Peres, du secrétaire américain à la Sécurité nationale Michael Chertoff et du ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner.
rfi
Je suis émue que le président israélien soit à Varsovie pour fêter l'anniversaire du soulèvement du ghetto.
En ce mémorable printemps de 1943, les Pâques chrétiennes tombaient à la fin avril. Le journal Die Woche fournissaient d'étranges comparaisons d'où il ressortait que c'étaient là les Pâques les plus tardives du XXe siècle. Pendant toute la semaine sainte se poursuivirent les processions incessantes en direction du mur. Elles ne cessèrent pas davantage pendant les fêtes. A peine les mots : «Allez en paix, la messe est achevée, alleluia, alleluia» avaient retenti que la foule sortant des églises combles, l'âme encore brûlante, bruissante de printemps, des fleurs fraîches à la main, accouraient vers le mur, au spectacle. A la représentation pascale varsovienne.

C'était un spectacle peu banal. Les habitants des maisons mitoyennes voyaient comment — là-bas, derrière le mur — des gens à demi fous bondissaient hors des caves et comme des lézards rampaient d'étage en étage, plus haut, plus haut encore. L'incendie se coulait derrière eux, les balles les poursuivaient et eux, sans recours, sans espoir, cherchaient un recoin à l'épreuve des flammes, invisible pour l'œil du gendarme. Lorsque le feu commençait à leur lécher les jambes, le mari confiait l'enfant à sa femme, tous trois se donnaient un dernier baiser, puis ils sautaient, la femme d'abord avec le petit, l'homme ensuite. Les pompiers, dont le devoir était de monter la garde sur les toits environnants afin que le feu ne se communiquât pas à la partie aryenne de la ville, rentrés dans leurs chambres sûres, comme des jardins en plein midi, racontaient: «Les gosses, là-bas, ça dégringole comme des noix; les vieux, aussi. Les femmes, ils les obligent à écarter les jambes, et alors ils tirent.» Les gens des maisons voisines entendaient le craquement des os, le grésillement des corps jetés sur les bûchers: une couche de bois, une couche d'êtres humains.

Les uns venaient, les autres partaient. Tant qu'il faisait jour, ils se tenaient au pied du mur. Ils regardaient, parlaient, se lamentaient. Ils se lamentaient sur les marchandises, les richesses, sur l'or, l'or légendaire, mais avant tout sur les appartements et les maisons, «ces maisons les plus belles». Ils disaient: «Est-ce que le roi Hitler n'aurait pas pu régler cette question autrement?» Les lueurs de l'incendie étaient visibles de chaque coin de la ville et à toute heure. De tout cela, des enfants transformés vifs en viande fumée, on disait: «C'est dans le ghetto», ce qui sonnaient comme à des distances infinies. On disait: «C'est le ghetto», et la tranquillité d'esprit revenait. Or cela avait lieu rue Nowolipie, rue de Muranow, rue Swietojerska, à cinquante ou soixante mètres. A cent mètres plus loin dans l'espace, à quinze mois de distance dans le temps — et cela suffisait. L'ennemi inventif modelait les pensées et les marchands nouveaux riches de Varsovie s'y pliaient.

Le ghetto était en flammes. Les gens disaient: «Quel bonheur qu'il n'y ait pas de vent, autrement l'incendie nous atteindraient». Les petits «Heinkel III» désinvoltes, comme en se jouant, planaient dans le ciel parfumé du printemps, avant de plaonger dans la nappe de fumée, avant de lancer leurs œufs, comme on appelait les bombes. Derrière les murs, on mourrait avec la conviction que la bestialité avait atteint ses bornes. En effet, que pouvait-il y avoir de pire? Le général Sikorsky en appelait aux consciences. Mais nous, ici, sur place, nous voyions combien est petite, dérisoire, la conscience des hommes. Les détonations secouaient la terre, les rues, mais non les hommes.

Le spectacle pascal dura bien au-delà de Pâques. La ville en fut émue pendant une semaine, deux, mais après? L'indifférence est chez l'homme ce qu'est dans la nature une forêt qui, si on ne l'éclaircit pas, en viendra à tout recouvrir. Elle avait eu lieu, la première du spectacle. La ville se fit indifférente, puisque rien n'y avait changé... On se plaignait de la cupidité des voituriers. Les habitants de la Ville Neuve récriminaient contre la foule perpétuelle: leur quartier, en effet, continuait à rappeler une courroie de transmission.

Adolf Rudnicki, Les fenêtres d'or, p.16-17, Gallimard
Aujourd'hui, l'écrasement du ghetto, et peut-être même les camps, serait sans doute "couvert" par la télévision, on regarderait cela en dînant. Ce serait sur Youtube, on le mettrait sur nos blogs.