Suite à la course à la fleur, je me suis procuré Les Mots sous les mots de Jean Starobinski. Comme le livre est épuisé[1], je vais essayer d'en donner une idée en le citant en diagonale, sachant qu'il me paraît théoriser un aspect des Églogues. Ce livre est l'exposé par Jean Starobinski des recherches de Ferdinand de Saussure sur les anagrammes dans la littérature latine.[2]

Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue, c'est que, condamnées l'une et l'autre à ne servir que d'éléments apportés devant elles et d'un sens quelconque, elles les réunissent et en tirent continuellement un sens nouveau.(Saussure, p.19)

Dans cette phrase je lis les thèmes des trois premières Églogues: la langue (la phrase, le mot) pour Passage, la légende pour Échange, les éléments apportés devant elle pour Travers.

Résumons les opérations auxquelles, si les résultats que nous avons obtenus sont vrais, devait se livrer un versificateur en poésie saturnienne, pour la rédaction d'un elogium, d'une inscription quelconque, funéraire ou autre.
I. Avant tout, se pénétrer des syllabes, et combinaisons phoniques de toute espèce, qui se trouvaient constituer son THÈME. Ce thème, —choisi par lui-même ou fourni par celui qui faisait les frais de l'inscription—, n'est composé que de quelques mots, et soit uniquement de noms propres, soit d'un ou deux mots joints à la partie inévitable des noms propres.
Le poète doit donc, dans cette première opération, mettre devant soi, en vue de ses vers, le plus grand nombre de fragments phoniques possible qu'il peut tirer du thème; par exemple, si le thème, ou un des mots du thème, est Hercolei, il dispose des fragments -lei-, ou -co-; ou avec une autre coupe des mots, des fragments -ol-, ou er; d'autre part de rc ou de cl, etc. [...] (Saussure, p.24)

Bien entendu, on ne peut que penser aux Églogues, et surtout à Passage, mais aussi à cette phrase de Travers, p.145: «il est tout simplement faux que Passage soit réalisé à partir d'une (unique) petite idée, qu'il aurait suffi de raconter en quelques lignes.» Cependant, ce jeu s'étend bien au-delà. Je n'ai pu retrouver dans Sommeil de personne le passage où l'auteur déplore devoir modifier le texte de Vaisseaux brûlés afin de rétablir l'anonymat de Valerio, ce qui l'ennuie, écrit-il, car cela va détruire toutes sortes d'harmonies et de rimes internes. (Mais peut-être n'est-ce pas à propos de Valerio, et que ce n'est pas dans Sommeil de personne?)

L'hypogramme ou genre d'anagramme à reconnaître dans les littératures anciennes. Son rôle dans la poésie et la prose latine.
1. Pourquoi pas anagramme.
2. Sans avoir de motif [pour tenir] particulièrement au terme d'hypogramme, auquel je me suis arrêté, il me semble que le mot ne répond pas trop mal à ce qui doit être désigné. Il n'est en aucun désaccord trop grave avec les sens d'upograjein, upograjh, upogramma. etc., si l'on excepte le seul sens de signature qui n'est qu'un de ceux qu'il prend.
soit faire allusion ;
soit reproduire par écrit comme un notaire, un secrétaire,
soit même (si l'on songeait à ce sens spécial mais répandu) souligner au moyen du fard les traits du visage.
qu'on le prenne même au sens répandu, quoique plus spécial, de souligner au moyen du fard les traits du visage, il n'y aura pas de conflit entre le terme grec et notre façon de l'employer, car il s'agit bien encore dans «l'hypogramme» de souligner un nom, un mot, en s'évertuant à en répéter les syllabes, et en lui donnant ainsi une seconde façon d'être, factice, ajoutée pour ainsi à l'original du mot.» Saussure, p.30

La prose de César [...] était ce qui pourrait honnêtement servir de pierre de touche pour juger si la pratique de l'hypogramme était une chose plus ou moins volontaire, ou au contraire absolument imposée au littérateur latin: je considère en effet que s'il est prouvé que C. Julius Caesar ait perdu même peu de minutes dans ses écrits ou dans sa vie à faire des calembours sur le mode hypogrammatique, la chose est sans rémission dans ce cas pour l'ensemble des prosateurs latins. Nous n'en sommes pas là : c'est par centaines, c'est aussi abondamment que chez les gens-de-lettres des littérateurs que les hypogrammes courent et ruissellent dans le texte de César.
Plus caractéristiques encore que les Commentaires, les rares lettres que nous avons de lui : parce qu'elles le surprennent dans un moment où il s'agissait de tout autre chose que de soigner «l'écriture», ainsi quand il écrit la lettre à Cicéron après Ariminium Postremo, qui viro bono... etc. finissant par

civilibus controversiis? quod nonnulli quer-
CI - - - C - RO ER C - - - - - - - -I C

[...] Le mot CAVE semble courir entre les lignes de la lettre de César

Condemnavisse
C - - - - - AV – E
est un des endroits topiques. Mais à tout moment revient le mannequin C - - E et notamment dans les derniers mots (avant la date)

Contentione abesse
C - - - - - - E
C - - - - - - - - - - - E

[...] L'occasion et le sujet des lettres —lettres d'affaires, lettres de badinage, lettres d'amitié, lettres de politique—, plus que cela: l'humeur, quelle qu'elle soit, de l'écrivain, qu'il se montre par exemple accablé par les calamités publiques, par les chagrins domestiques, ou encore qu'il prenne un ton spécial pour répondre à des personnages avec lesquels il se sent en délicatesse ou en brouille ouverte,— tout cela n'exerce aucune influence sur la régularité vraiment implacable de l'hypogramme et force à croire que cette habitude était une seconde nature pour tous les romains éduqués qui prenaient la plume pour dire le mot le plus insignifiant.
Il est caractéristique de voir que pas un correspondant de Cicéron ne reste au-dessous de lui sous ce rapport, et parmi ceux qui avaient le moins de prétention, comme étant surtout hommes de guerre ou de [ ] à se mêler de littérature. Saussure, p.117

Starobinski note:

Mais Saussure ne se dissimule pas l'objection évidente: l'hypogramme, lu à partir du texte, n'est-il pas une construction arbitraire, née du caprice du lecteur, et reposant sur la distribution fortuite des phonèmes dans le texte? N'est-il pas trop facile d'obtenir partout des hypogrammes? C'est à ces objections qu'il cherche à répondre presque partout, ... p.117

Il poursuit, p.124:

On ne trouve que ce qu'on a cherché, et Saussure a cherché une contrainte phonétique surajoutée à la traditionnelle métrique du vers. Resterait à vérifier si ce qu'il a cherché et trouvé, en lisant les anciens poètes, correspond à une règle consciemment suivie par ceux-ci. Rien ne paraît alors plus nécessaire que de rencontrer, chez les anciens, un témoignage extérieur qui viendrait confirmer l'existence d'une règle ou d'une tradition effectivement observées. Ferdinand de Saussure a cherché ce témoignage, et n'a rien trouvé de décisif. Silence embarrassant, qui engage tantôt à formuler l'hypothèse d'une tradition «occulte» et d'un secret soigneusement préservé, tantôt à suggérer que la méthode devait sembler banale, allant trop parfaitement de soi pour qu'il fût nécessaire aux gens avertis d'en parler. D'où l'extrême prudence observée par Saussure dans ses cahiers, lorsqu'il s'agit de remonter des «faits» constatés à leur explication. Si les faits lui paraissent évidents, leur pourquoi reste inaccessible, comme s'il s'agissait d'un phénomène naturel et non d'une intention humaine.

A mesure qu'il progressait dans son enquête sur les hypogrammes, Ferdinand de Saussure se montrait capable de lire toujours plus de noms dissimulés sous un seul vers. Quatre sous un seul vers de Johnson! Mais eût-il continué, c'eût été bientôt la marée: des vagues et des vagues de noms possibles auraient pu se former sous son œil exercé. Est-ce le vertige d'une erreur? C'est aussi découvrir cette vérité toute simple: que le langage est ressource infinie, et que derrière chaque phrase se dissimule la rumeur multiple dont elle s'est détachée pour s'isoler devant nous dans son individualité.
Il faut ici le répéter: tout discours est un ensemble qui se prête au prélèvement d'un sous-ensemble: celui-ci peut être interprété: a) comme le contenu latent ou l'infrastructure de l'ensemble; b) comme l'antécédent de l'ensemble.
Ceci conduit à se demander si, réciproquement, tout discours ayant provisoirement le statut d'ensemble ne peut pas être regardé comme le sous-ensemble d'une « totalité» encore non reconnue. Tout texte englobe, et est englobé. Tout texte est un produit productif.

Saussure s'est-il trompé? S'est-il laissé fasciner par un mirage? Les anagrammes ressemblent-ils à ces visages qu'on lit dans les taches d'encre? Mais peut-être la seule erreur de Saussure est-elle d'avoir si nettement posé l'alternative entre « effet de hasard» et «procédé conscient». En l'occurrence, pourquoi ne pas congédier aussi bien le hasard que la conscience? Pourquoi ne verrait-on pas dans l'anagramme un aspect du processus de la parole,— processus ni purement fortuit ni pleinement conscient? Pourquoi n'existerait-il pas une itération, une palilalie génératrices, qui projetteraient et redoubleraient dans le discours les matériaux d'une première parole à la fois non prononcée et non tue? Faute d'être une règle consciente, l'anagramme peut néanmoins être considérée comme une régularité (ou une loi) où l'arbitraire du mot-thème se confie à la nécessité d'un processus.
L'erreur de Ferdinand de Saussure (si erreur il y a) aura aussi été une leçon exemplaire. Il nous aura appris combien il est difficile, pour le critique, d'éviter de prendre sa propre trouvaille pour la règle suivie par le poète. Le critique, ayant cru faire une découverte, se résigne mal à accepter que le poète n'ait pas consciemment ou inconsciemment voulu ce que l'analyse ne fait que supposer. Il se résigne mal à rester seul avec sa découverte. Il veut la faire partager au poète. Mais le poète, ayant dit tout ce qu'il avait à dire, reste étrangement muet. Toutes les hypothèses peuvent se succéder à son sujet: il n'acquiesce ni ne refuse. Starobinski, p.153

Et on pense à Kinbote, bien sûr, mais je pense aussi à moi, voyant Roussel partout quand je lis Roussel, ou Barthes, ou Flaubert, ou maintenant Saussure...

Starobinski conclut par ses mots, p.159 :

Il n'était pas inopportun de rappeler l'art de Bach, et ses marches de basse dont les notes-lettres successives construisent une signature ou un hommage. La méthode de composition de Raymond Roussel (remarquablement analysée dans un livre de Michel Foucault ) se fût prêtée elle aussi à cette forme d'investigation... Mais il faut généraliser: Ferdinand de Saussure interprète la poésie classique comme un art combinatoire, dont les structures développées sont tributaires d'éléments simples, de données élémentaires que la règle du jeu oblige tout ensemble à conserver et à transformer. Seulement il se trouve que tout langage est combinaison, sans même qu'intervienne l'intention explicite de pratiquer un art combinatoire. Les déchiffreurs, qu'ils soient cabalistes ou phonéticiens, ont le champ libre: une lecture symbolique ou numérique, ou systématiquement attentive à un aspect partiel, peut toujours faire exister un fond latent, un secret dissimulé, un langage sous le langage. Et s'il n'y avait pas de chiffre? Resteraient cet interminable appel du secret, cette attente de la découverte, ces pas égarés dans le labyrinthe de l'exégèse.

Et je repense à cette obsession du chiffre, du code secret dans Travers : «Il est sûr que tout se tient , que tout est lié, chaque détail nouveau lui paraît se rattacher à une infinité d'autres, il soupçonne tout, tout le monde, il ne voit partout que duplicité faux-semblant, chiffre, code, mots sous les mots.» p.214


Notes

[1] à nouveau disponible en septembre 2009

[2] Toutes les citations proviennent des Mots sous les mots. "Saussure" signifie Saussure cité par Starobinski.