Billets pour la catégorie Storme, Tristan :

Le Léviathan, souffre-douleur des Juifs

La tradition juive de la Kabbale nous aurait livré une lecture en tous points éloignée des conceptions chrétiennes. En effet, le Créateur du ciel et de la terre, plutôt que d'affronter le Léviathan, se divertirait en sa compagnie: «Leur Dieu joue avec lui*.» Et les Juifs en feraient tout autant, ils s'amuseraient aux côtés de l'abomination qu'ils réussirent à apprivoiser. Bien plus, à l'approche de la fin des temps, devant l'imminence des plus grands malheurs qu'il s'agirait de retenir, le peuple élu se ruerait sur le monstre aquatique l'arme blanche à la main, sans prendre garde au fait que celui-ci pourrait constituer le meilleur allié face à la survenue des dangers. Les Juifs chercheraient plutôt à découper le Léviathan en fines lamelles, à le dépecer en vue d'en savourer la chair et de célébrer ainsi dignement le Banquet millénaire.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.122


* Carl Schmitt cité par N. Sombart, Les Mâles Vertus des Allemands. Autour du syndrome de Carl Schmitt, p.244-245. C'est nous qui soulignons.

La Croix : un hameçon pour pêcher le Léviathan

Afin de soumettre et défaire l'adversaire diabolique, Dieu aurait fixé le Christ en croix sur un hameçon qu'il agiterait depuis l'extrêmité d'un fil. Le grand poisson, séduit par la saveur divine d'un tel mets, aurait tenté de croquer le Fils de l'Homme, tandis que le piège se refermait sur lui. Dieu aurait donc triompher du Léviathan, de la créature démoniaque, par le truchement de la mort du Messie sur la croix. À travers l'allégorie patristique du diable vaincu, le Très-Haut était figuré «en pêcheur, le Christ comme appât sur l'hameçon, et le Léviathan comme poisson géant pris à l'hameçon.1»

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.121-122




Note
1 : C. Schmitt, Le Léviathan dans la théorie de l'État de Thomas Hobbes, p.76 - Seuil, 2002.

Le Léviathan dans la doctrine de l'Etat de Thomas Hobbes

Si l'on accepte le verdict proclamé outre-Rhin, un tel ouvrage contiendrait la quintessence d'une pensée politique complexe, difficile à saisir. Le Léviathan de Carl Schmitt représenterait à la fois un tournant dans les réflexions de l'auteur — Schmitt revoit en effet sa position à l'encontre du libéralisme — et une confirmation des thèses antérieures, tant l'Etat fort demeure malgré tout la conformation à opposer aux conceptions libérales qui favoriseraient la fuite du politique en dehors de l'Etat. Le juriste n'a aucunement hésité à présenter cette double «position» comme une critique à peine déguisée du régime national-socialiste, arguée au nez et à la barbe des intellectuels nazis les plus hauts placés.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.117-118

Carl Schmitt et Walter Benjamin, une embarrassante reconnaissance réciproque

À l'origine du dialogue entre les deux philosophes se situe la fameuse lettre de Benjamin envoyée au penseur conservateur, que Taubes qualifia un jour de «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar1». Ce courrier daté de décembre 1930 n'est pas repris dans la Correspondance de l'esthéticien que Gershom Scholem et Theodor Adorno publièrent en deux volumes courant 1966; une telle lettre aurait brisé, ou à tout le moins altéré, l'image de l'auteur allemand que ses anciens amis cherchaient à diffuser 2. Pour preuve, Walter Benjamin y reconnaît expressément sa dette envers la présentations schmittienne «de la théorie de la souveraineté au XVIIe siècle […] [et les] modes de recherche3» développés dans La Dictature. Semblables éloges ne laissèrent pas Schmitt insensible, qui, pour la peine, mentionna cette lettre dans Hamlet ou Hécube4, ouvrage dans lequel il souligne, d'autre part, la grande valeur du travail de son collègue5. On constate, au final, que les deux hommes partageaient, sinon une admiration l'un pour l'autre, du moins un respect durable et réciproque. Le juriste prétendra d'ailleurs que tous deux «entretenaient des contacts quotidiens [we were in daily contact]6» L'intérêt de Benjamin pour Schmitt — cet incident particulièrement irritant de l'époque de Weimar — dépassera les simples aveux laconiques contenus dans les quelques lignes de ce courrier (et relayés dans Hamlet et Hécube), puis qu'il ira jusqu'à nourrir un véritable débat intellectuel sur les notions de souveraineté et d'état d'exception.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionime, p.108-109
Les pages qui suivent me rappellent ma première dissertation de philo en hypokhâgne, dont le sujet était à peu près : "Pour philosopher, faut-il lire les philosophes?"
Leo Stauss et Carl Schmitt lisent chacun Hobbes, Strauss lit Schmitt lisant Hobbes, Schmitt lit Strauss le lisant à propos de Hobbes, Benjamin lit Schmitt, Schmitt lit Strauss lisant Spinoza lisant Hobbes…



Notes
1 : J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.51
2 : voir Samuel Weber, «Taking exception to decision: Walter benjamin and Carl Schmitt», Diacritics — A review of contemporary criticism, vol.22, °3-4, automne-hiver 1992, p.5-6
3 : Walter Benjamin cité par J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.52
4 : «Walter Benjamin se réfère dans son livre […] à ma définition de la souveraineté; il m'a exprimé sa reconnaissance dans une lettre personnelle en 1930» (C. Schmitt, Hamlet ou Hécube, p.103)
5 : Carl Schmitt cite Ursprung des deutschen Trauerspiels (1928) comme l'un des «trois livres qui […] [lui apportèrent] des informations précieuses et des éléments d'interprétations essentiels» en ce qui concerne la question de l'origine de l'action tragique (Hamlet ou Hécube, p.9)
6 : Carl Schmitt cité par H.Bredekamp, «From Walter Benjamin to Carl Schmitt, via Thomas Hobbes», p.261 (traduction personnelle. La citation est extraite d'une lettre datée du 11 mai 1973 adressée à l'attention de Hansjörg Viesel.

Le fonctionnaire : la dignité transmise par la fonction

La fonction conditionne l'individu, le promeut à l'état de «pape»; ou plutôt, c'est l'individu qui, à travers l'exercice de sa fonction, cesse d'être un homme, se démet de sa mortalité, pour atteindre le statut de «fonctionnaire» — le Pontifex maximus capable de représenter le Christ lui-même, personnellement. La mort de l'individu équivaut à la naissance du gouvernant, qui, puisqu'il ne vit publiquement que par son statut, que par sa fonction, et non par son humanité, échappe à la souillure originelle.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.81
remarque : Comment ne pas penser au père de Sébastian Haffner, fonctionnaire allemand modèle de l'entre-deux guerres?

L'Eglise, modèle de l'Etat

Tout comme la société humaine est représentée à travers le pouvoir de l'Église, le peuple rassemblé, mais informe politiquement, est représenté par une instance trancendante et supérieure qui, d'un même geste, lui donne sa forme politique: l'État assure le passage de la voluntas — de l'unité —, au «vouloir» authentique — à la prise de décision.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.78

Des fauteuils club

Dans un commentaire qu'il fit du célèbre poème cosmologique de son ami Theodor Däubler, portant le titre énigmatique de Nordlicht [aurore boréale], Carl Schmitt recourt expressément à l'imagerie vétérotestamentaire:

« Ils [les hommes de l'époque] veulent le ciel sur la terre, le ciel comme résultat de l'industrie et du commerce; il doit se trouver ici sur terre, à Berlin, Paris ou New York, un ciel avec des bains, des automobiles et des fauteuils club, dont le livre sacré serait le guide du voyageur. Ils ne veulent pas le Dieu de l'amour et de la gâce, et puisqu'ils ont déjà réalisé tant de choses étonnantes, pourquoi ne «fabriqueraient-ils pas» [machen] la tour [Turmbau, allusion à la construction de la tour de Babel] d'un ciel terrestre?»1

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.61



Note
1 : Cité par M. Weyembergh, «Carl Schmitt et le problème de la technique», dans P. Chabot, G. Hottois (éd.), Les philosophes et la Technique, p.158. Les remarques entre crochets sont de Maurice Weyembergh.

Pour une lecture schmittienne de Facebook ?

Évidemment, ça dépend de l'habilité de chacun à paramétrer son compte Facebook pour définir une hiérarchie parmi les personnes qui ont accès à ses données.
Tout comme la distinction entre l'ami et l'ennemi, le dogme théologique fondamental affirmant le péché du monde et l'homme pécheur aboutit (tant que la théologie ne s'est pas dégradée en morale normative pure ou en pédagogie, et le dogme en pure discipline) à répartir les hommes en catégories, à marquer les distances, et il rend impossible l'optimisme indifférencié propre aux conceptions courantes de l'homme.

C. Schmitt, La Notion de politique, p.108-109 Flammarion, 2004, cité par Tristan Storme dans Carl Schmitt et le marcionisme p.47 (C'est Tristan Storme qui souligne).

Au-delà de la boutade, il reste que je me prends à rêvasser sur ce que pourrait être une nation "hors sol", sans notion de territoire, constituée d'amis virtuels mais réels, réels mais virtuels (beau sujet de science-fiction?).
Je me demande quelle forme ont pris les appels à la résistance ou au soulèvement sur FB, en ce qui concerne les événements actuels dans les pays arabes: des groupes, des pages, le compte personnel d'un leader?
Les relations d'amitié — la constitution de groupes amis, prépolitiques, — ne sont pas définies par l'émergence de l'ennemi; elle s'établissent au sein de l'état de nature et représentent le réquisit indispensable d'une incrémentation politique ultérieure. Il n'y a d'ennemi politique que s'il lui préexiste une entité groupale, une collectivité prédisposée à devenir politique, à discriminer l'ennemi, s'étant déjà elle-même homogénéisée. (Tristan Storme, opus cité, p.48)
[…]
C'est à travers l'«apparition» soudaine de l'ennemi, à travers son surgissement, que la politicité de l'amitié groupale, ce la nation homogène, devient efficiente. (''Ibid'', p.50)
[…]
[L'ennemi] menace de mettre à mort l'amitié, par le biais d'une lutte armée, d'une lutte possiblement réelle. Cette tension entre possibilité et effectivité, entre virtualité et réalité, permet au groupe ami, à la nation, d'atteindre le status politicus; elle vient consolider l'amitié homogène dans son critère extrême d'association, et en attiser la conscience. (p.51)

complément le 26 avril 2011
Je suis un peu embarrassée par l'éventuelle publicité faite à ce billet. Il va de soi que ce n'était qu'une pochade, quelque chose comme une tentative de lecture kinbotienne (ie, une illustration de la façon dont une grille de lecture ou un parti pris peut déformer une interprétation).
Ce billet intervenait tôt dans le livre de Storme, c'est-à-dire au cours de la lecture du chapitre décrivant la philosophie de "Schmitt jeune".
En poursuivant la lecture (chapitre "Schmitt nazi"), Facebook pourrait être comparé à la mer (l'absence de frontières, la fin de la représentation, l'individu et l'individualisme du libéralisme). Plus loin (le Schmitt de l'après-guerre, qui ne rencontre que des Juifs allemands et pas d'Américains), on pourrait se dire qu'il n'est pas surprenant que FB ait été mis au point par Mark Zuckerberg…

L'homme et l'œuvre

Confondre la vie de l'homme avec celle de l'œuvre (désormais déchue au rang de «documents»), c'est-à-dire réduire la valeur d'une pensée aux convictions et comportements politiques de son auteur, aussi funestes furent-ils, revient à s'interdire toute possibilité d'une compréhension rigoureuse de l'œuvre en tant qu'œuvre, à déclarer la mise en bière des vertus de l'analyse systématique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.18

Douloureux mais tangible

Malgré le caractère éristique et agité du débat entre continuistes et théoriciens de la parenthèse, se faisait jour la réalité d'un dialogue scientifique, douloureux mais tangible, que la publication en français d'un ouvrage fort controversé du juriste, rédigé en 1938 et teinté d'un antisémitisme virulent, poussa jusqu'à des conclusions extrêmes: la traduction en 2002, du Léviathan dans la doctine de l'Etat de Thomas Hobbes, sous-titré Sens et échec d'un symbole politique, provoqua le revirement d'une querelle, jusqu'ici dialogique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.13-14
Il s'agit du débat autour de la période nationale-socialiste de Schmitt: continuité ou parenthèse?
Ce que décrit ici Tristan Storme, c'est le moment où le débat a cessé d'être débat, le moment où il n'a plus été possible d'avoir une opinion contraire au diktat de la pensée morale/moralisante/moralisatrice.
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