Bonsoir. J’ai préparé pour l’émission d’aujourd’hui un programme tellement chargé que je n’aurai pas beaucoup l’occasion de parler, je crois ; mais au fond, c’est aussi bien puisque nous sommes aujourd’hui le Vendredi saint, c’est-à-dire peut-être justement le jour où la parole, éventuellement avec une majuscule, défaille, le jour où peut-être la divinité atteint peut-être à son essence absolue qui est d’être absente, ou absence, ou pure absence. Le dieu est mort ou passe pour mort, c’est une absence en abyme : dans l’absence générale de Dieu il y a une absence encore plus marquée aujourd’hui et c’est peut-être cette absence, cette défaillance de la parole, du discours, de la phrase que vont exprimer les musiques que j’ai choisies de vous faire entendre aujourd’hui donc, dont certaines sont extrêmement prévisibles et d’autres un peu moins.

Très prévisible certainement, inévitable même, Les sept paroles du Christ sur la croix de Haydn, qui serviront un peu de structure à cette émission puisque nous entendrons à la fois l’introduction et le terremoto final ; et à l’intérieur de cette structure nous voyagerons beaucoup, toujours à l’intérieur de ce concept d’absence.
Donc Les sept paroles du Christ sur la croix, dans la version pour quatuor à cordes, l’opus 51, de Haydn, avait toutes les raisons qu’on a d’aimer cette musique qui ne sont que trop évidentes. J’en ajoute personnellement une, qui est peut-être moins attendue, qui est Cadix, la ville de Cadix. C’est un chanoine de la ville de Cadix qui avait commandé à Haydn cette œuvre, c’est là qu’elle a été créée, dans une église en plus souterraine qui s’appelait la Santa Cueva, et si je me permets de vous rappeler que cette émission est placée sous le signe de la cavatine, nous sommes là en pleine cavatine, dans une cave, dans une église-cave à Cadix. C’est une des très rares villes d’Europe qui soit tout à fait sur la mer à l’ouest, vraiment plus que sur la mer puisqu’elle est presqu’île, presque tout à fait une île, c’est une de ses rares villes qui bénéficie, jusqu’à l’extrême soir, de la lumière atlantique ; et je dois dire, de façon abusive mais je crois m’être déjà expliqué de cela, cette lumière atlantique est un des éléments que, comment dire, j’entends dans ce quatuor des sept paroles du Christ sur la croix dont nous allons entendre l’introduction par le quatuor Tatraï.

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Si j’ai choisi de vous faire entendre cette introduction aux Sept paroles du Christ sur la croix de Haydn dans la version pour quatuor à corde, ce n’est pas par hostilité à l’égard de la voix, la voix, la voici, celle du contre-ténor Charles Brett et celle de la soprano Noémie Rime dans le Jerusalem convertere de la première leçon de ténèbres pour les vendredis saints de Michel Lambert, et d’autre part dans l’Aleph, quomodo obscuratum est de la deuxième leçon de ténèbres pour le Vendredi Saint. «Jérusalem, convertissez-vous au Seigneur votre Dieu», «Aleph, comment l’or s’est-il terni ? Comment sa couleur éclatante s’est-elle obscurcie ? Comment les pierres du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de toutes les rues?»

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Nous venons d’entendre, de Michel Lambert, le Jerusalem convertere de la première leçon de ténèbres pour le Vendredi saint par Charles Brett, contre-ténor, et l’Aleph, quomodo obscuratum est de la deuxième leçon, par Noémie Rime, soprano, sous la direction de Ivete Piveteau.

Si figure maintenant, dans cette série de musiques du Vendredi saint, ou pour le Vendredi saint, le deuxième mouvement sostenuto molto calmo du deuxième quatuor de György Ligeti, ce n’est pas en raison d’un sens qu’il présenterait naturellement de lui-même qui permettrait de l’associer à cette série ; c’est en fonction d’un sens que, me semble-t-il, peut-être à tort, mais vous en jugerez, il autorise. Voici donc le deuxième mouvement sostenuto molto calmo du deuxième quatuor de György Ligeti parmi ces musiques de l’absence.

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Nous venons d’entendre le deuxième mouvement sostenuto molto calmo du deuxième quatuor de György Ligeti par le quatuor Arditti.

Vous conviendrez que parmi ces musiques du Vendredi Saint le miserere d’Allegri était mal évitable. Je sais qu’il figure désormais parmi les classiques favoris, au même titre que naguère l’adagio d’Albinoni ou le canon de Pachelbel, mais le voici du moins dans une version qui, me semble-t-il, est assez peu répandue, celle du Taverner consort sous la direction de Andrew Parrott. Elle se refuse certains des mélismes les plus attrayants des autres versions, elle a une certaine subtilité qui laisse quelquefois un peu frustré quand on est habitué aux autres enregistrements, mais là encore je vous en laisse juger. C’est une version qui, évidemment , puisque je vous la fais entendre, j’aime beaucoup.

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François Sérette me glissait pendant l’audition, «c’est quand même plus intéressant que le canon de Pachelbell». Soit! Inévitable et sublime, c’était le miserere d’Allegri par le Taverner consort sous la direction de Andrew Parrott. Vous connaissez le décor, la chapelle Sixtine, vous connaissez ce qu’on ose à peine appeler la mise en scène, les membres du chœur qui se retirent un à un, éteignant leurs lumières, la salle, la chapelle étant plongée à la fin, elle l’a été sans doute cette après-midi, tout à l’heure, dans l’obscurité, vous connaissez certainement aussi l’anecdote de Mozart enfant tournant l’interdiction de diffuser cette musique grâce à sa mémoire prodigieuse, l’écoutant et se précipitant à l’auberge, à Rome, pour la noter.

Nous allons rester à Rome, si j’ose dire, très superficiellement, parce que le compositeur dont nous allons entendre une œuvre est éminemment romain. C’est Giacinto Scelsi, qui était un vieux monsieur charmant que j’ai beaucoup vu à Rome à la Villa Médicis, qui était couramment là, très gai, très aimable, très courtois, très empressé auprès des femmes et portant toujours un petit chapeau extraordinaire de paysan monténégrin tel qu’hélas n’en portent peut-être plus beaucoup ces temps-ci les paysans monténégrins. Cette musique est donc très associée pour moi à Rome, mais non pas certes à cause de son caractère particulier qui lui va nous entraîner beaucoup plus loin, très loin, très loin, et peut-être hors du monde. Voici le Pranam II par Giacinto Scelsi, par l'ensemble 2E2M sous la direction de Luca Pfaff.

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Nous venons d’entendre le Pranam II, de Giacinto Scelsi, par l'ensemble 2E2M sous la direction de Luca Pfaff. Et dans ce voyage que nous opérons à travers les musiques de l’absence, et du coup à travers le monde et à travers les siècles, nous allons retourner un moment au XVIIe siècle, celui du Michel Lambert que nous entendions tout à l’heure, mais cette fois-ci avec un compositeur qui m’est très cher, Denis Gaultier, et nous allons entendre de Denis Gaultier, l'Allemande grave, Tombeau de Monsieur Blancrocher ou Les Larmes de Gaultier, par Hopkinson Smith.

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C’était l'Allemande grave, Les Larmes de Gaultier de la deuxième suite en la majeur de La Rhétorique des dieux de Denis Gaultier par Hopkinson Smith au luth. Musique éminement française, mais qui en même temps, par cette défaillance constante du vouloir-dire, par cette renonciation à la phrase, au discours, nous mène bien loin de la France, de l’Europe, bien loin de tout peut-être, bien loin en tout cas du discours, et peut-être si loin que ces musiques sacrées du Tibet. Nous allons en entendre maintenant un exemple : Offrande à Makahala, par le chœur harmonique de l'université tantrique de Gyuto.

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C’était Offrande à Makahala, musique sacrée du Tibet, par les moines de l'université tantrique de Gyuto. Et nous allons conclure ce voyage au cœur de l’absence de Dieu, il faut bien qu’il soit absent pour qu’on l’invoque, en revenant là d’où nous sommes partis, c’est-à-dire au quatuor de Haydn, Les sept paroles du Christ sur la croix, que je me suis permis de «farcir», si j’ose dire, de toutes sortes d’autres choses puisque nous n’en avons pas entendu les mouvements centraux, qui étaient les paroles-mêmes du Christ sur la croix, «Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font», «Femme, voilà ton fils», «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné» ou «Père, je remets mon esprit entre Tes mains». Nous avons fait ce grand voyage dans d’autres défaillances du Père ou du Seigneur ou du Dieu, mais nous allons revenir, donc, à ce quatuor de Haydn et à son esprit que j’espère de n’avoir pas trop profondément trahi en entendant le dernier mouvement, terremoto: «Il se fit une grande obscurité à midi sur toute la terre». Voici le dernier mouvement du quatuor Les sept paroles du Christ sur la croix de Joseph Haydn interprété par le quatuor Tatraï.

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Ce tremblement de terre du XVIIIe siècle, comme celui de Lisbonne, c’était le dernier mouvement Il terremoto du quatuor à cordes opus 51 Hoboken 3 de Joseph Haydn, Les sept dernières paroles du Christ sur la croix.