Préface de l'auteur

La satire est une sorte de miroir où, d'ordinaire, chacun reconnaît le visage de tous hormis le sien; ce qui est la principale raison de la réception qu'elle a dans le monde, où elle n'offense que fort peu de gens. Cependant, s'il en advenait autrement, le danger n'est pas grand; et j'ai appris par une longue expérience à ne jamais craindre de méfaits, de la part des intelligences que j'ai su provoquer; car si la colère et la furie ajoutent de la force aux nerfs du corps, on a pu voir qu'elles relâchent ceux de l'esprit, rendant ses efforts faibles et impuissants.

Il est un cerveau qu'on ne saurait faire mousser plus d'une fois : son possesseur fera bien de le rassembler à bon escient et d'user de sa faible réserve avec parcimonie; mais avant toute chose, qu'il évite de l'exposer au fouet de ceux qui valent mieux que lui, car cela le fera monter, tout écumant, jusqu'à l'impertinence, et il épuisera rapidement sa réserve; l'esprit dépourvu de savoir est une sorte de crème, qui en une nuit se rassemble à la surface, et par une main habile sera rapidement fouettée en mousse; mais, une fois cette mousse écumée et jetée, ce qui apparaît en dessous ne sera bon à rien, qu'à donner aux cochons.

Jonathan Swift, Récit complet et véridique de la bataille qui se fit vendredi dernier entre les livres anciens et modernes en la bibliothèque Saint-James, traduction de Jeannie Carlier pour Les Belles Lettres.