C'est curieux, dit l'homme, il a une moustache de barbier alors qu'il est cafetier, c'est une moustache incongrue. Pourquoi, dit la fille, il y a des moustaches spéciales? Il sirota sa bière, bien sûr qu'il y en a, dit-il, essaie d'observer la physionomie des gens, c'est une leçon d'anthropologie, j'ai dessiné dans mon carnet les moustaches des diverses catégories, dans ce pays les moustaches sont un univers, regarde par exemple la Guardia civil, elle porte ce genre de moustache. Il fit une rapide esquisse sur la nappe. Les avocats, au contraire, la portent ainsi. Il fit une autre esquisse. Les juges ainsi, presque comme les avocats, mais différente. Les professeurs universitaires la portent comme ça quand ils sont favorables au régime et comme ça quand ils sont contre. Les propriétaires terriens en ont une comme ça, et là c'est la moustache du grand propriétaire terrien espagnol qui soutient le Généralissime. Lequel l'a en revanche comme celle-ci, qui est en fait semblable aux autres, mais elle appartient au seul Généralissime et se reconnaît tout de suite… à bien y réfléchir, l'histoire de notre siècle est une histoire de moustaches, la moustache manchote de l'Allemand, la grosse moustache paysanne du Russe… le duce, lui, était glabre, en tout, comme les Italiens, nous sommes poilus dans l'âme, comme moi, mais toi tu ne le sais pas, ma petite Guagliona, tu crois être plus poilue que moi, et tu es une colline sans le moindre brin d'herbe. J'aimerais que tu te laisses toi aussi pousser la moustache, dit la fille, ça t'irait bien à ton âge. L'homme sourit. Comme ça je ne ressemblerais plus à Clark Gable, dit-il, mais désolé, je ne suis pas un acteur américain, je ne suis plus le camarade partisan et ne m'appelle plus Clark, compris?

Antonio Tabucchi, Tristano meurt, pp.99-100 (Folio)