Sous ce titre un peu étrange se cache un livre de souvenirs, contrepoids tendre et pas toujours tendre aux Petits enfants du siècle (pensé-je ce matin dans mon lit : la version masculine est moins morne et moins désespérée; c'est dû bien sûr au style San-Antonio de Jacques Theillaud, mais aussi à la capacité de gratitude de celui-ci: si ses souvenirs sont si agréables à lire, c'est que s'il règle quelques comptes, il rend hommage à beaucoup d'amis, de voisins ou de poteaux de ses premières années.)

Ce livre raconte ce qu'aurait pu me raconter mon père (sans la gouaille — avec un fatalisme slave) et ce que m'a parfois raconté mon beau-père (la petite voiture du Surgé montée dans les étages de l'internat), c'est aussi le passage des années cinquante aux années soixante-dix, de l'eau froide et des W-C sur le palier au HLM avec eau chaude et salle de bain (ne pas oublier le formica).

C'est en tout cas beaucoup plus amusant à lire que les souvenirs d'Annie Ernaux (! : bon, je n'ai rien dit, ça n'a pas grand chose à voir (ou peut-être que si, c'est un peu le problème (qu'est-ce que la littérature?)).)

Extrait: un ami est en train de faire croire à une commerçante qu'il appartient à une grande société américaine qui va exporter ses madeleines — ses deux compères doivent goûter les gâteaux pour donner leur avis.
Et n'est-ce pas le propre de tous les escrocs de tous les temps, que de vendre du rêve?

Pendant une heure environ, cette brave femme a vu revivre son marri mourru, ellle a trouvé quelqu'un qui lui en a dit beaucoup de bien. Elle a ouvert des bureaux sur la 5ième avenue, avec une annexe sur Sunset Boulevard. Elle a fourgué les Madeleines Macheprot à Liz Taylor, Branlon Mado, Gary Cooper, Olivia de Halivand, Frank Sinatra, Elvis Presley qui était si gourmand, et qui sais-je encore…

Un Boeing 747 a décollé tous les jours d'Orly, puisque Roissy existait pas encore et le Concorde non plus, plein de madeleines, des natures, des au chocolat, noir et au lait, des à l'orange, des au Coca-Cola parce qu'il va bien falloir les inventer, celles-là; voire des madeleines au Mac Donald. Le goût pour les madeleines Tex-Mex ne viendra que bien des années plus tard, mais elle l'entrevoit déjà, Madame Macheprot, subconsciemment. Elle a sa Pontiac, et commandé une Cadillac Eldorado assortie à la devanture du magasin de Saint Yrieix, et même que c'est vachement dur de refaire sur une bagnole une peinture qui a plus de quarante ans. Mais elle n'est pas inquiète, Madame Macheprot; chez Cadillac, c'est pas comme chez Renault, où on te fourgue des couleurs de merdre après t'avoir fait attendre des mois… Et on fait pas attendre Madame Macheprot, la célèbre patronne des célèbres Madeleine Macheprot:

"You know, Dear, this nice little French biscuit wit the funny shape, and so delicious flavoirs. The plain ones, the chocolate ones, black or with milk, the orange ones. I was told last week they were secretly experimenting a new recipe with coke; it's gonna be the last craze in The Big Apple. They're famous all over France, you know! Even Marcel Proust, the greatest "early-in-bed" writer has written some beautiful pages about them, and the way they would remind him of his childhood."

S'il le faut, Monsieur Cadillac himself prendra le tournevis et la clé de douze pour la lui terminer, son Eldorado à Madame Macheprot, et c'est la mère Cadillac (née Ginette Rapineau) qui passera le coup de peau de chamois de finition.

Voilà, je pense qu'elle a dû rêver des trucs de ce calibre, cette gentille Madame Macheprot, tandis qu'Hervé et moi on s'empiffrait à ses frais, et que Fufu lui mettait du charbon à pleine pelletées dans sa machine à rêves. Elle a dû rêver à tout ça, et à plein d'autres choses, grâce au baratin de Fufu, le monstre qui aurait vendu des cercueils à deux places, des guêtres à des lapins, ou des congélateurs aux Inuits. Fufu qui se baladait à quatre pattes sour les tables, en étude, les soirs où c'était un pion sympa et cool de serre vis; et foutait les jetons à ce brave Camara, Africain français en décolonisation potentielle, en l'appelant d'une voix sépulcrale à traver un tube en carton:
"Camara, Camara, les esprit de la forêt t'appellent, Camara, les esprits de la forêt t'attendent!"
Et ce pauve Camara se mettait à trembler en répétant: "Les esprits, les esprits!"

Jacques Theillaud, Le pivert nu et les tomates vertes, éditions de la Baronne, 2010, p.152-153