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Billets pour la catégorie Valensin, Auguste :

vendredi 9 août 2013

Les langues — réflexions et méthode

… Lu dans Gide ce qui est mon propr cas: il dit aimer l'étude des langues — comme celle du piano — parce que chaque jour on peut y faire quelque progrès, s'assigner des buts et avancer avec sûreté, infaillibilité… C'est cela! Quand une langue ne demande plus aucun effort et n'offre plus aucune occasion de progrès, elle cesse d'attirer ceux qui goûtent précisément cette activité de jeu et ces acquisitions régulières.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Et soudain, je me rends compte en lisant ces lignes que pour moi, apprendre une langue avait peu de choses à voir avec le travail: il y avait ceux qui étaient doués (retenaient vite, avaient l'oreille musicale, n'étaient pas intimidés par leur accent) et ceux qui n'y arriveraient jamais, ou très mal, dont je faisais partie.
Voilà donc une occasion de me mettre sérieusement au travail et de me consoler de n'avoir jamais fait de musique!
Si j'avais à apprendre le latin, je procèderais à peu près comme j'ai fait pour l'italien: je me fixerais une douzaine d'œuvres, que je traduirais avec l'aide d'une traduction, mais en m'imposant de me rendre compte de la traduction, d'en justifier le détail. Puis, cette demi-douzaine d'œuvres, je me fixerais de les lire sans les épeler, de me les rendre familières. Et il y aurait Virgile, (un peu de Bucoliques, un peu de Géorgiques, un peu d'Enéide; de quoi faire trois cents page de Virgile), Horace (deux cents pages), Cicéron (plus facile; cinq cent pages). Cela irait très lentement pour certains auteurs, plus vite pour d'autres… Je me ferais un programme triennal: avec une moyenne de trente à quarante pages par mois, la première année, de cinquante à soixante pages la deuxième, de quatre-vingt-dix la troisième…
Ibid. p.317

Plusieurs remarques:
Valensin a sans doute appris le latin à l'école (douze heures par semaine au collège en 1906, crois-je me souvenir), désapprouve-t-il la méthode utilisée? Ou n'est-elle souhaitable que pour les enfants car trop scolaire, justement?
Il ne parle pas de grammaire: je suppose que c'est ce qu'il entend par «rendre compte de la traduction»: cela signifie de traverser les grammaires (les livres) transversalement, par leur index, car le texte peut renvoyer à tout moment à n'importe quelle règle, sans hiérarchie.
Trente à quarante pages par mois, une par jour, trois cent soixante à quatre cent quatre vingt par an… Mais bien lire ou bien comprendre (ce qui est par exemple mon cas en anglais) ne garantit absolument pas de bien parler (syntaxe et accent). Il faut faire du thème, beaucoup de thème, j'ai toujours été trop paresseuse pour le thème, alors que c'est la vraie pratique de la langue.
Son étude de la langue [l'italien] est conduite avec rigueur. Il constitue des paquets de fiches, sur lesquelles il note les mots inconnus trouvés dans ses lectures. Il a toujours sur lui un paquet de trente fiches. On le rencontre, dans la rue, dans le tram, ses fiches au creux de la main. Il les révise inlassablement. «Tout est das le rabâchage, la persévérance.»
Ibid. p.183

22 octobre 1944. Sur la langue allemande. Je me suis remis depuis quelque temps à l'anglais après m'être aperçu que je le comprenais assez pour lire avec plaisir une nouvelle sans le secours du dictionnaire. Et je continue à lire de l'allemand. Cette dernière langue est beaucoup plus difficile, mais j'estime qu'elle s'écarte assez du français pour offrir, du point de vue pédagogique, les avantages qu'on demande au latin. Bien traduire de l'allemand, c'est vraiment interpréter; surtout si l'on a, comme moi, appris l'allemand par les racines, c'est-à-dire sans faire correspondre un mot français à chaque mot allemand. Pour moi, les mots allemands n'ont pas une acception fixe, un sens unique, ou des sens précis, entre lesquels le contexte permet de choisir; ils produisent pour ainsi dire leur sens chaque fois qu'ils se présentent; et, en dehors de tout contexte, leur signification reste virtuelle et plastique, insaisissable (car saisir une signification, c'est la fixer par un mot) et vague, consistant en une certaine direction de pensée… Par exemple, que veut dire Stimmung? Dans telle phrase, ce mot signifie disposition. Dans telle autre,… dans telle autre… et ainsi de suite. La plupart du temps, j'ignore ces signification que donne le dictionnaire. Stimmung signifie pour moi quelque chose pour quoi je n'ai pas de mot français jusqu'à ce que je le voie dans une phrase et alors il me faut trouver, il me faut découvrir le mot français correspondant à ce que Stimmung me suggère. Pratiquer ainsi la lecture de l'allemand la rend sans doute plus laborieuse, mais combien plus intéressante. Je suis convaincu que c'est ainsi que les Allemands eux-mêmes pensent les mots de leur langue.
Ni l'anglais, ni l'italien, ni l'espagnol, pour ne parler que des langues que je connais, ne se prêtent à être traités de la même manière. Là, un mot correspond la plupart du temps à un mot.
Ibid. p.324-325

lundi 5 août 2013

Gide et la foi

Pour M.Pic.

C'est d'une curieuse manière que le Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— «Ici, André Gide.»
Etonnement. Insistance.
— «Puis-je venir vous voir, mon Père? C'est pour une consultation grave et urgente.»
Dans une interview, le 24 décembre 1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:

«Vous confier l'objet précis de sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci: André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au camp de condentration une personne menacée. Le moyen comportait de sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule… gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas. Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup!…
Ce jour-là, nous devînmes amis…»

Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres:

«Longue entrevue avec André Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits catholiques… qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent… Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]…, de X. qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses insuccès… de Valéry, des fils de Valéry… François serait remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses autrement, c'est de l'égoïsme… Vouloir satisfaire à un besoin…
Nous nous quittons très sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur.»

En septembre 1947, à Paris, le Père note encore:

«Vu longuement Gide, chez lui… Sujet religieux, tout de suite… Je lui dis: «Sans un au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde.» Il me répond: «Il dépends de nous qu'elle ne le soit pas», ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de Roger…»

Quand Gide est malade à Nice, à la clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18 octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. «Longues confidences très intimes, de Gide.» Quelques jours après, Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs!

Leurs amis communs notent avec amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au téléphone: même accent, même manière d'appuyer sur les syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre, Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de sympathie, de séduction.

Le Père s'amusait beaucoup de ces ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les séparait.
Au cours de l'interview dont il a été question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide:

«Je sais ce qu'on peut reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommader à la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité, peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense que c'est fini… Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé définitivement dans son choix: incroyant et athée. Mais à l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme à Dieu: je crois éperdument à la Miséricorde.»

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232

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