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Billets pour la catégorie Weil, Jiri :

lundi 2 juin 2003

Beethoven

J'étais assis près de Kauders, personne ne m'avait remarqué, les gens autour de nous n'avaient pas l'air mourants, mais je savais que chez les tuberculeux tout est caché et qu'on ne les auraient jamais mis dans cet hôpital si on n'avaient pas su qu'ils devaient mourir.

« Il y a du Beethoven au programme, a dit Kauders, ces trois musiciens-là étaient solistes de concert, celui qui est au piano est un amateur, mais c'est un grand interprète, il est de leur niveau, il avait un grand cabinet d'avocat.

— Cela ne leur plairait sûrement pas s'Ils savaient qu'on joue ici du Beethoven. Ils s'en jouent eux-mêmes. On m'a raconté au cimetière qu'Ils ont tué un certain Utitz parce qu'il avait voulu aller écouter du Beethoven.

— Mais ces trois, qui jouent, vont mourir. C'est écrit noir sur blanc, sur leurs radios. Ils ne sont pas fous au point de tuer des gens qui de toute façon doivent mourir.»

Le public s'est tu, le concert a commencé. C'était bon d'être assis en silence et d'écouter, c'était bien de ne pas penser au sanctuaire, ni au cirque ni au voyage vers l'Est. C'était bon de ne pas penser au pain tartiné de fromage maigre ni à la bouillie cuite à l'eau, c'était bon de ne plus rien entendre ou voir, ni les avis ni les interdictions, les expulsions hors du tram, les cortèges défilant dans le claquements des bottes ferrées. Maintenant tout avait disparu, tout était devenu mesquin, absurde, tout le reste, il n'y avait plus ni brimades, ni coups, ni dents cassées, ni rien de tout cela.

Il n'y avait plus de danse sur un fil, plus de porte devant laquelle se présenter sac au dos et numéro au cou, il n'y avait même plus de numéros, les numéros n'avaient jamais existé, et il n'en existerait jamais, jamais, jusqu'à la fin des temps. Je savais que les tâches de sang n'apparaîtraient pas sur les murs du sanctuaire, que les gens ne s'effondreraient pas quand la peur les prendraient à la gorge, je savais qu'il n'y aurait pas, qu'il n'y avait jamais eu de ville vaincue, piétinée. J'entendais le vent qui faisait claquer les drapeaux, je voyais leurs vives couleurs flottant sur les bâtiments dans lesquels je n'avais pas le droit d'entrer. J'entendais la langue des drapeaux, dans laquelle il n'y avait ni coups de sifflet stridents ni roulements de tambour menaçants, elle parlait d'un pays que je connaissais mais que j'avais oublié, vraiment je l'avais oublié, c'étaient ces couleurs qui me le rappelaient maintenant. Je savais que la joie allait venir, je savais qu'elle était là silencieuse, que maintenant il n'était plus possible de l'anéantir avec des cris et des claquements de fouet. Comme elle était ridicule, maintenant, la Mort, avec son vêtement ensanglanté, comme elle était misérable, vaine, puisque maintenant la joie montait, des profondeurs elle montait toujours plus haut et forçait la Mort à s'enfuir avec ses tambours et ses fifres. Comme son arrogance était ridicule, de même que ses décorations et ses épaulettes. Je l'ai vue plantée là comme un épouvantail et tout le monde se moquait d'elle. J'ai vu ses servantes trembler, j'ai vu sa superbe tomber, personne ne prêtait attention à ses ordres ni à ses avis, accompagnés de roulements de tambour. Je voyais une petite souris tourner autour d'elle, une petite souris grise tout à fait ordinaire, qui se moquait de sa face décharnée. Non, non, le monde inventée par la Mort n'avait jamais existé. Non, on ne forcerait personne à s'incliner devant elle et à lui rendre hommage. Tant que cette musique retentirait, tant que la joie marcherait à pas silencieux et lents, la Mort ne pourrait jamais vaincre. Elle ne pourrait pas être plus forte que la joie, à coups d'avis, d'interdictions et de mises à sac. Elle ne pourrait pas empêcher que l'eau sourde de la terre, ni que les arbres poussent. Elle est ridicule, cette Mort qu'Ils honorent tant, c'est un épouvantail qu'Ils exhibent pour semer la peur chez les gens. Maintenant on entend les cloches sourdes, lentes, d'abord elles sonnent le glas, puis le bruit augmente, il emplit la salle, il monte plus haut, jusqu'aux cieux.

J'ai dit à Kauders : « Je vous remercie », quand les musiciens ont eu fini de jouer. « C'est une bonne chose, cette musique. Je ne m'en étais jamais rendu compte avant.»

Jiri Weil, Vivre avec une étoile, p 241

La joie

J'ai dit : «Tu ne me crois pas, Thomas ; ils ont tellement meurtri ton âme qu'elle est sortie de toi ; comment pourrais-tu donc penser à la joie ? Mais la joie existe, Thomas, c'est seulement maintenant que j'essaie d'en médire en disant qu'elle n'existe pas et qu'elle n'a jamais existé. Mais souviens-toi, Thomas, peut-être que toi aussi tu t'es roulé dans la mousse, peut-être que toi aussi tu as eu un pelage de velours et que tu n'as pas toujours été obligé de chercher des déchets sur des champs de ruines. »
Je me suis retourné brusquement, Thomas a sursauté, mais il ne s'est pas enfui.
« Tu vois, Thomas, je ne te harcèle pas, tu commences un peu à me croire. Mais seulement à moitié, comment est-ce que je dois m'y prendre pour t'expliquer ce que c'est que la joie. Une petite assiette de lait pour toi, Thomas, où la crème surnage, un petit pain tartiné de beurre, du foie cru, se coucher au soleil et se dorer en paix. C'est tout cela, la joie, tu dois me croire.»

Jiri Weil, Vivre avec une étoile, p 70


NB : Thomas est un chat, le narrateur un Juif tchèque en 1942

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