Tout le monde s'assit, certains passèrent à la bière, d'autres restèrent au champagne, et J.C. dit :
— Quand Grijk est venu ici la dernière fois et quand j'ai vu tous les avantages qu'on avait quand on était un pays, je me suis dit : Pourquoi pas? Alors maintenant, j'ai mon propre pays moi aussi, et je suis prête à toucher les bénefs.
— Josie? dit Tiny. Ça veut dire quoi ton propre pays?
— J'ai des agences consulaires à Genève, Amsterdam, Nairobi et Tokyo, et je suis en train d'installer le bureau et l'attaché commercial ici à Washington.
Zara fronçait les sourcils comme une machine à vapeur.
— Euh, excusez-moi, dit-elle. Avec quelle armée? Qui sont tous ces gens?
— Quels gens?
— Ces agences dans toutes ces villes.
—Des boîtes aux lettres, expliqua J.C. Tout est réexpédié ici au bureau de l'attaché commercial. Vous seriez surprise par le nombre de petits pays qui traitent leurs affaires avec des boîtes aux lettres, dans tous les coins du monde.
— Non, ça ne me surprendrait pas, dit Zara. Le monde est un endroit très cher.
— Tout juste. Je n'ose même pas vous dire depuis combien de temps je fais de la vente par correspondance et, si je peux écrire des chansons, devenir chef de la police ou bien épouse par correspondance, je peux aussi devenir un pays.
Grijk demanda:
— Chicé, où il est, ce pays?
J.C. fit un geste vague, avec la main qui ne tenait pas le verre de champagne.
— Quelque part dans l'Atlantique.
— Combien d'habitants?
— Eh bien... pour être tout à fait honnête, vu qu'il y a pas vraiment d'étendue terrestre, il peut pas accueillir une grosse population. En fait, la population, c'est moi.
Dortmunder intervint:
— J.C., tu vas te faire pincer.
J.C. le regarda.
— Qui pourrait me pincer? Avec tous ces pays qu'il y a dans le monde, de plus en plus chaque jour, avec les vieux pays qui arrêtent pas de se séparer en un tas de pays indépendants de plus en plus petits, qui pourra dire que le Maylohda n'est pas un pays légitime?
— Hein? Quel nom vous avez dit? demanda Zara.
— Maylodha, répéta J.C. avant d'expliquer : avec mon accent new-yorkais, c'est comme ça que je prononce «mail order».
— Moi aussi! s'exclama Zara en riant. Et vous savez quoi? Vous êtes devant le Votskojek! Vous avez fait une demande pour entrer à l'ONU, hein?
— Evidemment. Ça fait partie de la légitimité, mais c'est un truc qui va prendre des années. Car en fait, j'ai pas réellement envie de devenir membre, c'est trop de tracas. Je serais obligée d'engager du personnel diplomatique, peut-être même de trouver une véritable île quelque part. Franchement, je préfère m'en tenir à mes bureaux consulaires et commerciaux, et à toutes mes brochures. Tenez, les voici.
Elle sortit et distribua de jolis dépliants en quadrichromie décrivant les merveilles, les attractions naturelles, la beauté des paysages, le passé glorieux et le potentiel économique du Maylohda, ancienne colonie (sous divers autres noms, évidemment) des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne et de l'Espagne.
— C'était vachement plus facile à écrire que le bouquin sur «Comment devenir détective?», dit J.C. J'ai fait appel à mon imprimeur habituel. Avec cette pub, je peux rafler des mises de fonds pour des études de rentabilité d'exploitations touristiques, de développement des ressources naturelles et des infrastructures. Je peux traiter avec les banques, les gouvernemants, les associations professionnelles, l'ONU er le FMI. C'est plus dur au début, évidemment, parce que j'existe pas encore concrètement, c'est pourquoi je voulais demander aux gars de voyager dans des pays étrangers et de m'envoyer des commandes, des trucs comme ça, mais peut-être que vous et moi, on va pouvoir faire des affaires. Vendez-moi quelque chose, ou bien achetez-moi quelque chose. Peut-être que vous seriez intéressés par un million d'exemplaires du manuel de détective, ou bien des hymnes nationaux.
L'air sombre, Grijk dit:
— Ah! si seulement fous poufiez nous acheder nos pierres.
— Oh! je me souviens de vos pierres, dit J.C. D'accord, je vous en achèterai, pas de problème.
Zara n'était jamais très loin de la méfiance. Regardant J.C. en plissant les yeux, elle demanda:
— Comment ferez-vous?
— Nous sommes une île située au dessous du niveau de la mer, expliqua J.C. Très au-dessous. Comme la Hollande, on veut étendre notre territoire, gagner des hectares sur la mer. On vous achètera vos pierres pour construire le littoral. Vous de votre côté, vous nous faites une offre, vous gonflez un peu les prix pour que je puisse me sucrer au passage; moi je rédige mon projet d'expansion du territoire, et je l'apporte à une des commissions pour le développement, peut-être même directement au FMI. On fait des études de faisabilité...
Dortmunder demanda:
— Ils ne vont jamais voir sur place?
— Ils me verront, moi, répondit J.C. Je suis enregistrée comme groupe de pression pour la défense des intérêts de maylohda, je m'en suis déjà occupée. Je leur montre des photos, je leur fait lire mon projet, je choisis les mots qu'il faut, je croise les jambes, je leur explique qu'on a presque vaincu la malaria et la fièvre tropicale, et je leur dis: «Vous êtes les bienvenus à tout moment, messieurs.» Pigé?
— Pigé, dit Dortmunder.
— Admettons que ça marche et que vous achetiez les pierres, demanda Zara. Qu'est-ce qui se passe ensuite?
— Vous livrez.
— On est un pays sans mer, fit remarquer Grijk. On a pas de badeaux.
— Parfait, dit J.C. On trouvera un pays qui a de bateaux et des problèmes économiques lui aussi. Dans la Baltique ou les Balkans par exemple. On trouvera bien un officiel qui sera ravi de traiter avec nous, et alors, la Maylohda existera forcément, vu qu'il traite déjà avec deux autres pays!
— Mais est-ce qu'ils livreront les pierres? demanda Zara.
— À un certain point précis de l'océan.
— Directement dans l'eau, comme ça?
— Qui sait? dit J.C. S'ils en livrent assez, peut-être qu'on fera vraiment une île. En tout cas, c'est un commencement.
Zara parcourut les brochures.
— C'est exactement l'impression que ça donne quand on lit ça, dit-elle.
— Évidemment.
— Mais... si vous le permettez.
— La critique constructive d'un vrai pays ne peut que nous aider, dit J.C.
— Cet emblème-là, dit Zara, c'est joli avec les lions et tout ça, mais il faudrait pas ajouter quelque chose sur le ruban en dessous?
— C'est aussi ce que je pense, renchérit Tiny. «Liberté et vérité», un machin dans ce goût-là.
— J'aime pas toutes ces devises, répondit J.C. Elles me semblent mal adaptées à la situation.
Kelp fit une suggestion:
— Et pourquoi pas la phrase des armoiries familiales de John? Hein, John? C'est comment déjà?
«Quid lucrum istic mihi est?» récita Dortmunder, avant d'expliquer à l'attention de J.C. Ça veut dire: «Où est mon intérêt là-dedans?»
J.C. sourit:
— Je peux l'utiliser?
— Avec plaisir.
— Dormunder, dit Tiny, il faut que je te pose une question.
— Ouais?
— Tu es orphelin, hein?
— Exact.
— T'as grandi dans un orphelinat à Dead Indian dans l'Illinois, pas vrai?
— Exact.
— Et c'était un orphelinat dirigé par les sœurs de la Misère éternelle au cœur de la douleur, pas vrai?
— Oui, oui, oui, dit Dortmunder. Et alors?
— Alors, qu'est-ce que tu fous avec une devise familiale?
Dortmunder le regarda d'un air hébété. Il leva les yeux au ciel et haussa les épaules.
— Je l'ai volée.

Donald Westlake, Histoire d'os, éd. Rivages, p.468 à la fin


Votre pays ne vous plaît pas ? Inventez-en un autre ! Ils s'appellent Christiania, République de Conch, Principauté de Hutt River ou de Seborga, Ladonia, Sealand, Royaume de Redonda... Ce sont des micronations, qu'une poignée de personnes ont un jour déclarées indépendantes.
[...]
La principauté de Hutt River, à 500 kilomètres de Perth en Australie, est une exploitation agricole de 75km2, proclamée indépendante en 1970. Son propriétaire, Leonard George Casley, refusait les quotas de production imposés par le gouvernement et qui risquaient de le ruiner. Il a multiplié les procès, obtenu le droit de vendre du vin sans licence, de diffuser des émissions de radio libre. Faute de sanctions réelles, il profite toujours aujourd'hui d'un flou juridique qui lui permet de ne pas payer d'impôt à l'Australie et de proposer d'enregistrer sur son territoire des banques ou des entreprises étrangères. Si le tourisme et l'agriculture assurent l'essentiel de l'économie du « pays », qui revendique un millier de résidents et 20 000 visiteurs chaque année, le « prince » Leonard a réussi un formidable coup médiatique en accueillant en 2005 Jean-Pierre Raveneau, l'inventeur français du Viralgic, un médicament contre le sida très controversé, dont Paris refuse l'autorisation de mise sur le marché. La société qui le fabrique, Pharma Concept, est désormais délocalisée à Hutt River qui lui a délivré une licence de commercialisation et l'aide à trouver des débouchés en Afrique !

C'est également un procès qui a permis à la République de Conch de naître en Floride en 1982. Dennis Wardlow, à l'époque maire de Key West, débouté après avoir porté plainte contre un contrôle de police qui avait bloqué trop longtemps l'accès à l'archipel, décrète son indépendance et se proclame premier ministre. Conch, que les États-Unis n'ont jamais reconnu, a aujourd'hui un roi, Mel Fisher, et un ambassadeur en France, Roger Hobby... diplomate à l'OCDE ! Quand on lui demande s'il prend son rôle au sérieux, cet homme de 32 ans, qui est tombé amoureux de la région alors qu'il y était en vacances en 1988, répond « moitié-moitié ». Il a décroché son poste après avoir organisé une fête à Paris en l'honneur de la République, mais il assure que la moitié des 78 000 habitants des Keys se sentent des véritables résidents de Conch et que les touristes les adorent.
[...]
Les bonnes affaires des États fantômes in Le Figaro du 10 mai 2007


Quant à ceux qui s'étonneraient de l'occurence de cet épisode [...], ils oublient que nous ne sommes pas ici dans un roman, ni soumis comme il le serait aux lois de la vraisemblance.
Renaud Camus, Journal de Travers, p.503