Véhesse

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Billets pour la catégorie Woolf, Virginia :

samedi 14 février 2009

Car c'est mille fois dommage de ne jamais dire ce qu'on ressent

Mais il voulait arriver avec quelque chose dans les mains. Des fleurs? Oui, des fleurs, puisqu'avec les bijoux il n'était pas sûr de son choix. Plein de fleurs, des roses, des orchidées, pour célébrer ce qui, de quelque point de vue qu'on le considère, représentait un événement. Ce sentiment à son égard qu'il avait éprouvé en pensant à elle, pendant le déjeuner, lorsqu'ils avaient parlé de Peter Walsh. Eux deux ne se le disaient jamais, ne se l'étaient pas dit depuis des années. Ce qui, se dit-il en attrapant ses roses rouges et blanches (un gros bouquet dans du papier de soie), est la plus grande erreur qu soit. Vient un moment où l'on ne peut plus le dire. On est trop timide pour ça, se dit-il en empochant sa petite monnaie, en repartant, avec son gros bouquet qu'il serrait contre lui, pour Westminster où il allait déclarer tout de go, en un mot comme en cent (tant pis pour ce qu'elle penserait de lui), en lui tendant ses fleurs, «Je t'aime». Pourquoi pas? Franchement c'était un miracle, quand on pensait à la guerre, et à ces milliers de pauvres types, avec en principe la vie devant eux, qu'on avait mis au trou, et à qui on ne pensait déjà plus. Lui, regardez, il traversait Londres pour aller dire à Clarissa, en un mot comme en cent, qu'il l'aimait. Chose qu'on ne dit jamais, pensa-t-il. En partie par paresse, en partie par timidité. Et Clarissa – il lui était difficile de penser à elle; sauf par à-coups, comme au déjeuner, lorsqu'il avait eu une vision d'elle si nette; et de leur vie. Il s'arrêta au croisement; et il répéta, car il était par nature simple, plutôt innocent, en homme qui a fait des randonnées, qui a tenu un fusil; car il était entêté, et opiniâtre, en homme qui a soutenu la cause des opprimés et suivi son instinct à la Chambre des communes; car il était protégé par sa simplicité, et en même temps plutôt taciturne, plutôt raide; étant tout cela, il répéta que c'était un miracle qu'il ait épousé Clarissa; sa vie entière était un miracle, pensa-t-il, hésitant à traverser. Mais ça le mettait hors de lui de voir des gosses de cinq à six ans traverser Piccadilly tout seuls. La police aurait dû immédiatement arrêter la circulation. Oh, il ne se faisait pas d'illusion sur la police londonienne. Il avait une liste longue comme ça de leurs fautes professionnelles. Et ces marchands de quatre-saisons, à qui on ne permettait pas de garer leur voiture dans les rues. Et les prostituées, Dieu sait que ce n'étaient pas à elles qu'il fallait s'en prendre, ni aux jeunes gens, mais à notre système social détestable, etc. Il ruminait tout cela, on pouvait le voir ruminer tout cela, silhouette grise, obstinée, élégante, soignée, cependant qu'il traversait le parc pour aller dire à sa femme qu'il l'aimait.
Car il le lui dirait, en un mot comme en cent, dès qu'il entrerait dans le salon. Car c'est mille fois dommage de ne jamais dire ce qu'on ressent, se dit-il en traversant Green park et en observant avec plaisir qu'à l'ombre des arbres des familles entières, des familles pauvres, prenaient leurs aises; avec des enfants les quatre fers en l'air, ou buvant au biberon; des sacs en papier qui traînaient— et que pouvait facilement ramasser (si cela dérangeait les gens) un de ces gros types en livrée.
[…]
Virginia Woolf, Mrs Dalloway, p.213-214, traduction Marie-Pierre Pasquier, édition Folio.

dimanche 30 septembre 2007

L'art de la déception

Elle se souvenait, pensa-t-elle en franchissant le seuil de sa maison, comment Lord Chesterfield avait dit... mais elle dut couper court. Le hall d'entrée sans ostentation du XVIIIe siècle, où elle revoyait Lord Chesterfield déposer, ici, son chapeau et, là, son manteau, avec une élégance dans le maintien qui faisait plaisir à voir, était complètement envahi de paquets. Tandis qu'elle se trouvait à Hyde Park, le libraire avait livré sa commande et la maison croulait (des paquets dévalaient l'escalier) sous l'assaut de la littérature victorienne, tout entière enveloppée dans du papier gris et soigneusement ficelée. Elle emporta dans sa chambre le plus grand nombre possible de paquets, elle ordonna aux valets de monter les autres et, se hâtant de couper d'innombrables ficelles, elle fut bientôt environnée d'innombrables volumes.

Habituée aux œuvres minces des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Orlando était consternée par les retombées de sa commande. Bien entendu, pour les Victoriens eux-mêmes, la littérature victorienne ne signifiait pas simplement quatre grands noms, distincts et séparés, mais quatre grands noms enfouis et enchâssés dans la masse compacte des Alexander Smith, Dixon, Black, Milman, Buckle, Taine, Payne, Tupper, Jameson, tous éminents et réclamant autant d'attention que n'importe qui, avec force cris et vociférations. Étant donné son respect pour la chose imprimée, Orlando avait une rude besogne en perspective mais, tirant son fauteuil devant la fenêtre afin de bénéficier du peu de lumière qui réussissait à s'infiltrer entre les hautes maison de Mayfair, elle tenta de se faire une opinion concluante.

Or il est clair qu'il n'y a que deux manières de se faire une opinion concluante sur la littérature victorienne: l'une, c'est d'en remplir soixante volumes in-octavo; l'autre c'est de la faire tenir en six lignes pas plus longues que celle-ci. Entre ces deux solutions, le sens de l'économie — car le temps commence à manquer — nous engage à choisir la seconde; en avant donc! Orlando conclut d'abord (en ouvrant une demi-douzaine de livres) que c'était très étrange de ne pas en trouver un seul dédicacé à un gentilhomme; ensuite (elle feuilleta une énorme pile de Mémoires) que plusieurs de ces écrivains avaient des arbres généalogiques moitié moins grands que le sien; ensuite qu'il serait fort malavisé d'envelopper la pince à sucre dans un billet de dix livres si Miss Christina Rossetti venait prendre le thé; ensuite (elle considéra une demi-douzaine d'invitation à des dîners commémorant des centenaires) que la littérature, à force d'absorber tous ces dîners, devait être bien obèse; ensuite (on l'invitait à une vingtaine de conférences sur l'influence de ceci sur cela; sur la renaissance classique; la survivance romantique; et autres sujets tout aussi engageants) que la littérature, à force d'écouter toutes ces conférences, devait être bien aride; ensuite (elle assista à une réception donnée par une pairesse) que la littérature, à force de porter toutes ces étoles de fourrure, devait être bien respectable; ensuite (elle visitait la chambre insonorisée de Carlyle à Chelsea) que le génie, s'il avait besoin d'être tant choyé, devait être bien fragile; elle parvint enfin à sa conclusion dernière, qui était de la plus haute importance mais que, ayant déjà beaucoup outrepassé notre limite de six lignes, nous sommes forcés d'omettre.

Orlando, s'étant fait une opinion concluante, regarda par la fenêtre et resta immobile un temps considérable.

Virginia Woolf, Orlando, chapitre VI - traduction de Catherine Pappo-Musard pour le Livre de poche, coll. "Classiques modernes"

lundi 20 août 2007

Promenade au phare

La structure est simple: unité de lieu, une maison de vacances au bord de la mer; trois périodes, une journée, plusieurs années (cinq ou six), une journée.

La description des lieux et des personnages est donné par les impressions des personnages, leurs sensations et leurs sentiments, la narration glissant sans heurt d'un narrateur à l'autre et changeant les points de vue.
Lorsque la maison est vide, la description est prise en charge soit par l'auteur, soit par les femmes de ménage, et ce sont la lumière, les ténèbres, les courants d'air, qui deviennent personnages. L'effet est inattendu:
Rien ne bougeait dans la salle à manger, l'escalier. Toutefois, par les gonds rouillés et les boiseries gonflées et saturées d'humidité marine, certains airs, détachés de la masse du vent (la maison tombait en ruine après tout) s'insinuèrent par les coins et se risquèrent à entrer. Pour un peu, il était possible de les imaginer, pénétrant dans le salon, questionnant, s'étonnant, faisant un jeu de cette palpitation du papier peint décollé, demandant: allait-il tenir encore longtemps, quand allait-il tomber?

Virginia Woolf, Promenade au phare, partie II chapitre 2, traduction de Magali Merle pour La Pochothèque.
Le sujet du livre n'est rien, ou presque rien: la vie, les ambitions des uns et des autres, le mariage (nécessaire ou pas à une vie heureuse?), la difficulté de créer, la tyrannie d'un père de famille dans lequel on reconnaît des traits du père de Virginia Woolf, la façon dont le temps passe, mais aussi la façon dont certains instants restent à jamais gravés en nous. C'est d'ailleurs le savoir-faire de Mrs Ramsay, l'héroïne du roman: immobiliser le temps. «Mrs Ramsay faisant de l'instant quelque chose de permanent»1 réalise dans sa vie de ménagère l'ambition de l'artiste, provoquant admiration et jalousie inconsciente.

L'humour, parfois l'ironie, de Virginia Woolf, est constant, elle effleure avec légèreté la vie, la mort, les déceptions, et peint à merveille l'évolution des sentiments au sein d'un même être au contact d'un autre (on songe au ''Planétarium'' de Sarraute à venir). Les objets et les autres, tout influe sur nos sensations, et nos sentiments font changer notre point de vue sur les objets et les autres: l'interaction est constante et sans fin.
Cette clé de lecture nous est clairement donnée dès la première page:
Comme il appartenait, à l'âge de six ans déjà, à cette grande tribu où l'on est incapable d'endiguer le flot de sentiments, et obstiné à laisser les perspectives d'avenir, avec leur cortège de joies et de peines, obscurcir la réalité palpable; comme chez ces personnes, même en leur prime enfance, la moindre oscillation de la roue des sensations peut cristalliser et pétrifier l'instant qu'elle enténèbre ou illumine, James Ramsay, assis par terre à découper des images dans le catalogue illustré des «Army and Navy Stores», encercla celle d'un réfrigérateur, tandis que sa mère parlait, d'une aura de divine félicité; d'un liseré de joie.

Ibid, première page.
Un exemple de l'humour de Virginia Woolf et de son procédé qui consiste à rendre par des images matérielles et fantasques des sentiments et des sensations:
Il contempla avec satisfaction son pied, le tenant toujours en l'air. Ils avaient abordés, sentit-elle, une île ensoleillée où résidait la paix, où régnait la santé de l'esprit, sous un soleil éternel, l'île bénie des bonnes chaussures.
Ibid, partie III, ch.2
Les passages décrivant à deux reprises, (à des années d'intervalle pour le personnage) la difficulté de peindre, la difficulté de convertir ce qu'on voit et ce qu'on sent en réalité sur une toile, sont magnifiques. L'écart entre la démesure de la question et l'humilité de la réponse est terrible:
«Comme une œuvre d'art», répéta-t-elle, son regard allant de la toile aux marches du salon et retour. Il lui fallait se reposer un instant. Et pendant cet instant de repos, tandis que son regard allait vaguement d'un objet à l'autre, la vieille question qui continuellement traverse le ciel de la pensée, la vaste question, générale, sujette à se préciser en de tels moments, où elle donnait libre essor à des facultés dont elle avait beaucoup exigé, vint se présenter au-dessus d'elle, s'arrêter, s'obscurcir, au-dessus d'elle. Quel est le sens de la vie? Rien de plus — question simple; qui tendait à vous cerner de toutes parts au fur à mesure des années. La grande révélation n'était jamais venue. Peut-être la grande révélation ne venait-elle jamais. À sa place, de petits miracles quotidiens, des illuminations, des allumettes inopinément craquées dans le noir, en cet instant, par exemple.

Ibid, partie III, ch.3




Note
1 : partie III chapitre 3

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