Le nez de Pinocchio ne grandit plus. Le pantin est inquiet. Il va voir son père qu'il trouve en train de trousser une pute en bois et donc peu disposé à l'écouter, le conseiller et le consoler. Il se tourne alors vers Jiminy:

Il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu recours à Jiminy Criquet. Il se dit que sa conscience était là pour l'aider dans les cas difficiles. Aussi mit-il ses mains en porte-voix et il appela :
— Jiminy !
De sous un gros champignon des prés, une voix maussade lui répondit :
— Je suis là. Qui me demande ?
— C'est moi, Pinocchio.
— Pino qui ?
— Tu m'as oublié ? Je suis le petit garçon dont tu es la conscience.
— Reviens plus tard, je suis occupé.
— J'ai besoin de toi, c'est très grave.
Il y eut un silence puis le criquet reprit d'une voix hargneuse.
— Bon, je t'écoute. Qu'est-ce que tu as encore fait ?
Pinocchio se rappelait que Jiminy était toujours dans son dos à lui faire des remarques à propos de tout et de rien. Décidément, rien ne marchait plus comme avant. Il soupira :
— C'est difficile d'expliquer sans te voir.
— Et les prêtres dans les confessionnaux, comment ils font? Tu ne vas pas être plus exigeant qu'un curé.
L'argument donnait à réfléchir. Pinocchio n'insista pas. Après tout, c'était lui, Jiminy Criquet, la conscience. En tant qu'investi d'une lourde responsabilité, il devait savoir ce qu'il faisait.
Comme le garçon se taisait, Jiminy lança de son champignon:
— Bon, je vais t'aider. Dis-moi ce que tu as encore fait. Tu as volé des journaux pornos chez la marchande.
— Oh non! protesta Pinocchio. Je jette juste un œil, en passant, pour ne pas avoir l'air trop bête devant les copains.
— Tu as piqué de l'argent dans la poche de Gepetto pour aller voir en cachette un film interdit.
— Ça, c'était il y a longtemps, reconnut Pinocchio. On n'en parle plus. Maintenant on en passe gratuitement à la télévision.
— Quelle époque! soupira le criquet.
Il y eut un nouveau silence. Pinocchio doutait de plus en plus que sa conscience puisse faire quoi que ce soit pour son nez. Avec un accent de triomphe, Jiminy s'écria:
— J'ai trouvé! Tu t'es branlé pour la première fois!
— Je me suis quoi?
— Branlé... Masturbé... Onanisé... Paluché... Manuélisé... Astiqué la braguette... Balancé le chinois... Gonflé l'andouille... Secoué le bonhomme... Etranglé popol... Poli la colonne... Bahuté la pine...
Au fur et à mesure, Jiminy Criquet envoyeait les mots de plus en plus vite. A la fin, il s'écria:
— Oui, ma criquette, oh que c'est bon, tu me fais sauter la cervelle!
Depuis un moment, Pinocchio essayait de parler. Il profita du silence soudain pour s'excuser:
— Je n'ai rien fait de tout ça.
Il y eut un bref éclat de rire plus aigu que la voix de Jiminy Criquet. Celui-ci parut en haut du champignon. En le voyant, Pinocchio ne put cacher sa surprise. Jiminy était toujours tiré à quatre épingles. Et le voilà qui se présentait en robe de chambre, les joues rouges et le poil en bataille. La conscience constata l'étonnement de Pinocchio et dit:
— Il faudra qu'on cause des mystères de la nature, tous les deux, mais plus tard... C'est la saison des amours chez les criquets et elle ne dure que trois jours par an. Alors, Pinocchio, mon petit, laisse-moi en profiter!
De sous le champignon provint un autre éclat de rire, puis on appela:
— Jiminy, tu viens?
Le criquet haussa les épaules et dit, avec un sourire d'excuse:
— Tu entends, elle m'appelle... C'est ça l'amour!

Jean-Pierre Énard, Contes à faire rougir les petits chaperons, p.20