Paris, mardi 9 mai 1972

Cette unité du Temps immobile, dont j'avais tendance à m'émerveiller, est pauvreté, non richesse. Je le pressentais depuis longtemps, et en ai eu, hier soir, la confirmation en lisant La Dernière Heure de Jean Guitton. Cela a toujours été un sujet de réflexion pour lui (comme pour moi), écrit-il, que cette identité du moi avec lui-même.

Le nombre de chromosomes est limité, je veux dire que ce que nous pouvons dire de neuf, de personnel, est plus réduit que nous le croyons. Le cercle ou le cycle de nos inventions est étroit. Les conversations que j'ai écoutées pendant quatre ans roulaient autour des mêmes thèmes, chacun y faisait sa petite pirouette, racontait ses mêmes anecdotes toujours pareilles (Œuvres complètes, III, p.503).

Anecdote, «chose inédite», (étymologie grecque): indéfiniment à redire. Le Journal que j'écris depuis trente ans roule autour des mêmes thèmes. C'est pourquoi le montage du Temps immobile est si facile.
Quant à ma relative inintelligence, elles s'accompagne d'un manque de méthode, qui lui est sans doute lié. Depuis le temps, j'aurais dû apprendre à penser, au sens donné par Sartre à cette expression, dans ce passage de Situations III, où, à propos d'un «triste exemple d'analphabétisation politique», il écrit:

Mais parler de Nietzsche et de Carlyle à propos de Cohn-Bendit, c'est prouver non seulement qu'on n'est pas cultivé mais qu'on n'a jamais appris à penser. (p.179)

D'où mon admiration (et mes inhibitions) lorsque j'écoute parler Michel Foucault ou Gilles Deleuze, à plus forte raison, Gilles Deleuze et Michel Foucault.


Paris, vendredi 26 mai 1972

Ecrivant ma dernière préface (non signée) pour Maurice Dumoncel (Taillandier), je calcule qu'elle est, à quelques unités près, la soixante-dixième. Ainsi vais-je, après tant d'années, retrouver une certaine liberté (mais qui va me coûter cher et nous devrions être plus inquiets que nous le sommes quant à notre budget...) Écrivant donc cet ultime avant-propos, sur Une Vie, je trouve, dans la Vie de Maupassant dédicacée à mon père par Paul Morand en 1942, cet extrait d'une lettre de Jacques-Émile Blanche au sujet de sa première rencontre avec Guy de Maupassant, chez la comtesse de Potocka:

Quand je fis la connaissance de Maupassant, m'écrivait-il cet hiver de sa propriété d'Offranville, il avait le type sous-off, portait le col rabattu à l' amant d'Amanda. En été, très canotier d'Argenteuil. Il ressemblait comme un frère au baron Barbier, l'homme debout tête penchée sur la table du Déjeuner de Renoir... Il parlait peu, sans ce qu'on appelle esprit, physionomie grave, inquiète, semblait-il, un convive "terne" selon Mme Aubernon, chez qui je ne l'ai jamais rencontré (une exception à cette époque). Ses amours, ses débats avec l'aimée (Marie Kann) et les autres, le rendaient presque muet, comme en état d'hypnose. Chez Madeleine Lemaire, j'ai souvenir d'une soirée de têtes ou costumes de papier. J'étais en Lohengrin, cygne sous le bras, casque, et Maupassant, comme un chien errant, parmis les déguisés...

...Ainsi Jacques-Émile Blanche, dont je me souviens, se souvenait de Guy de Maupassant qui lui-même...

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.272