Billets qui ont 'Prague' comme lieu.

Gottland de Mariusz Szczygiel

A la bibliothèque Malraux, il y a une boîte en carton avec une affichette "déposez ici les livres que vous recommandez aux autres lecteurs". Il est beaucoup plus facile de les emprunter que de lire les livres recommandés par un ami, qu'on craint toujours de décevoir en n'aimant pas sa recommandation (ou pire d'être soi-même déçu en découvrant ce qu'apprécie cet ami). La recommandation anonyme comporte moins de risques.
Si j'ai pris ce livre, avouons-le, c'est à cause du nom imprononçable de l'auteur (Chtchiguiéou, à peu près).
Ce fut un coup à l'estomac.

Si vous devez lire un livre cette année, c'est celui-ci. Cela vous permettra, quand il sera connu de tous, d'avoir la satisfaction de l'avoir lu avant les autres, avant qu'il ne soit connu.

C'est un livre fascinant et glaçant. Si 1984 était la fiction théorique, il est l'expérimentation pratique. Quand vous l'aurez fini — ou même pendant votre lecture — je vous mets au défi de ne pas aller googeuliser quelques noms pour vérifier que rien n'est inventé. (Hélas, il semble bien que non).

La quatrième de couverture est stupide, elle parle de "petits contes cruels". Ce ne sont pas des contes, ce n'est pas petit (mais c'est cruel). Szczygieł est un journaliste polonais amoureux de la Tchécoslovaquie, comme Tabucchi du Portugal. Il a mené des enquêtes, et ce qu'il écrit, ce sont des articles, dans une langue claire, sans commentaire, allant à l'essentiel.

Le livre retrace la vie de quelques Tchèques, plus ou moins connus. Les articles sont classés par ordre chronologique des périodes historiques. Le premier récit raconte la vie des frères Bata (les chaussures), le second celui de la maîtresse de Goebbels, le troisième celle de la statue de Staline à Prague (construction et démolition), et ainsi de suite, jusqu'à l'immolation par le feu de Zdenek Adamek en 2003 dans un signe de protestation en miroir de celui de Jan Palach.

Humour, silence, résistance. Comment survivre? En pliant, en se taisant. S'ils veulent survivre en tant que peuple, les Tchèques sont trop peu nombreux pour se payer le luxe d'une résistance ouverte. Ce qui frappe, c'est qu'ils paraissent ne plus sortir de ce silence, même aujourd'hui. Ce qui frappe, c'est la capacité à supporter le malheur. Ce qui frappe, c'est que les victimes semblent prêtes à oublier et pardonner, tandis que les complices par passivité en veulent à leurs victimes, encore aujourd'hui. Ils doivent vivre avec eux-mêmes, et c'est difficile.

Voici quelques extraits, volontairement peu nombreux. Je ne voudrais pas vous gâcher le choc de la découverte.

L'humour:
Depuis quelques années, on dit à Prague: "Avec l'Union soviétique pour l'éternité, et pas une minute de plus."

Mariusz Szczygiel, Gottland, p.50 (Actes Sud, 2008)
Exemple de novlangue :
Mes observations de la langue tchèque me conduise à faire un constat. En effet dans la situation où quelqu'un dirait: "J'ai eu peur d'en parler", "Je n'ai pas osé le demander", "Je l'igorais totalement", un Tchèque dira plutôt:
ON N'EN PARLAIT PAS,
ON NE LE SAVAIT PAS,
ON NE LE DEMANDAIT PAS.

Ibid, p.113
L'impossibilité de trouver une place au cimetière pour le corps d'un homme s'étant opposé au régime en 1968:
Le cimetière du quartier de Motol a un air de campagne. Petit et coquet, il est situé en haut d'une colline, au milieu des arbres, et il suffit de tourner le dos à la petite chapelle pour oublier complètement la ville d'un million et demi d'habitants qui s'étale en bas.
Le directeur du cimetière, qui faisait également office de fossoyeur, était en train de dîner lorsque trois femmes et un homme frappèrent à la porte de sa maison, à peine plus grande qu'un tombeau. Il faisait nuit. Il devait être surpris: qui pouvait bien venir chercher une place au cimetière à une heure pareille?
— Je parcours la ville dans les sens et je ne trouve pas d'endroit pour enterrer mon mari, commença la plus âgée des femmes.
Ils avaient l'air fatigués. Depuis le matin, ils s'étaient rendus tous les cimetières, et partout on leur avait dit que la ville n'acceptait plus de morts.
Le fossoyeur les fixa des yeux:
— Comment ça, vous parcourez la ville?
Ils ne répondirent pas.
Comme s'il flairait une tension, le chien se mit à aboyer.
— Et il est mort de quoi, au juste? demanda le fossoyeur, dérouté par leur silence. ("Nous nous taisions, tels des enfants qui auraient commis une bêtise", se souveint aujourd'hui la plus jeune des femmes.)
L'homme qui les accompagnait sortit alors une feuille de sa poche. Le fossoyeur l'examina. Il lut le diagnostic, l'âge du patient (quarante-deux ans), puis porta son regard vers le nom écrit en lettres capitales et comprit le problème. Il aspira profondément, en sifflant:
— Je suis vraiment désolé, dit-il en leur rendant la feuille. Mon cimetière est rempli à ras bord…
— Mon Dieu, c'est le huitième… fit une des femmes.
Il la regarda.
— …mais j'ai ici une tombe. La mienne.
[…]
— Très volontiers, répondit-elle. Mais vous… comment allez-vous faire, plus tard?
— Ne vous inquiétez pas. Je me débrouillerai. Il y aura toujours une place ici pour un fossoyeur. C'est la seule consolation dans ce triste métier.
— Ecrire n'est pas un métier très réjouissant non plus, remarqua le visiteur.

Ibid, p.127-128
Le croque-mort, M.Vyborny, est mort dix ans après Prochazka. Il n'a jamais pu retrouver une place aussi belle.

Ibid, p.154

Beethoven

J'étais assis près de Kauders, personne ne m'avait remarqué, les gens autour de nous n'avaient pas l'air mourants, mais je savais que chez les tuberculeux tout est caché et qu'on ne les auraient jamais mis dans cet hôpital si on n'avaient pas su qu'ils devaient mourir.

« Il y a du Beethoven au programme, a dit Kauders, ces trois musiciens-là étaient solistes de concert, celui qui est au piano est un amateur, mais c'est un grand interprète, il est de leur niveau, il avait un grand cabinet d'avocat.

— Cela ne leur plairait sûrement pas s'Ils savaient qu'on joue ici du Beethoven. Ils s'en jouent eux-mêmes. On m'a raconté au cimetière qu'Ils ont tué un certain Utitz parce qu'il avait voulu aller écouter du Beethoven.

— Mais ces trois, qui jouent, vont mourir. C'est écrit noir sur blanc, sur leurs radios. Ils ne sont pas fous au point de tuer des gens qui de toute façon doivent mourir.»

Le public s'est tu, le concert a commencé. C'était bon d'être assis en silence et d'écouter, c'était bien de ne pas penser au sanctuaire, ni au cirque ni au voyage vers l'Est. C'était bon de ne pas penser au pain tartiné de fromage maigre ni à la bouillie cuite à l'eau, c'était bon de ne plus rien entendre ou voir, ni les avis ni les interdictions, les expulsions hors du tram, les cortèges défilant dans le claquements des bottes ferrées. Maintenant tout avait disparu, tout était devenu mesquin, absurde, tout le reste, il n'y avait plus ni brimades, ni coups, ni dents cassées, ni rien de tout cela.

Il n'y avait plus de danse sur un fil, plus de porte devant laquelle se présenter sac au dos et numéro au cou, il n'y avait même plus de numéros, les numéros n'avaient jamais existé, et il n'en existerait jamais, jamais, jusqu'à la fin des temps. Je savais que les tâches de sang n'apparaîtraient pas sur les murs du sanctuaire, que les gens ne s'effondreraient pas quand la peur les prendraient à la gorge, je savais qu'il n'y aurait pas, qu'il n'y avait jamais eu de ville vaincue, piétinée. J'entendais le vent qui faisait claquer les drapeaux, je voyais leurs vives couleurs flottant sur les bâtiments dans lesquels je n'avais pas le droit d'entrer. J'entendais la langue des drapeaux, dans laquelle il n'y avait ni coups de sifflet stridents ni roulements de tambour menaçants, elle parlait d'un pays que je connaissais mais que j'avais oublié, vraiment je l'avais oublié, c'étaient ces couleurs qui me le rappelaient maintenant. Je savais que la joie allait venir, je savais qu'elle était là silencieuse, que maintenant il n'était plus possible de l'anéantir avec des cris et des claquements de fouet. Comme elle était ridicule, maintenant, la Mort, avec son vêtement ensanglanté, comme elle était misérable, vaine, puisque maintenant la joie montait, des profondeurs elle montait toujours plus haut et forçait la Mort à s'enfuir avec ses tambours et ses fifres. Comme son arrogance était ridicule, de même que ses décorations et ses épaulettes. Je l'ai vue plantée là comme un épouvantail et tout le monde se moquait d'elle. J'ai vu ses servantes trembler, j'ai vu sa superbe tomber, personne ne prêtait attention à ses ordres ni à ses avis, accompagnés de roulements de tambour. Je voyais une petite souris tourner autour d'elle, une petite souris grise tout à fait ordinaire, qui se moquait de sa face décharnée. Non, non, le monde inventée par la Mort n'avait jamais existé. Non, on ne forcerait personne à s'incliner devant elle et à lui rendre hommage. Tant que cette musique retentirait, tant que la joie marcherait à pas silencieux et lents, la Mort ne pourrait jamais vaincre. Elle ne pourrait pas être plus forte que la joie, à coups d'avis, d'interdictions et de mises à sac. Elle ne pourrait pas empêcher que l'eau sourde de la terre, ni que les arbres poussent. Elle est ridicule, cette Mort qu'Ils honorent tant, c'est un épouvantail qu'Ils exhibent pour semer la peur chez les gens. Maintenant on entend les cloches sourdes, lentes, d'abord elles sonnent le glas, puis le bruit augmente, il emplit la salle, il monte plus haut, jusqu'aux cieux.

J'ai dit à Kauders : « Je vous remercie », quand les musiciens ont eu fini de jouer. « C'est une bonne chose, cette musique. Je ne m'en étais jamais rendu compte avant.»

Jiri Weil, Vivre avec une étoile, p 241

La joie

J'ai dit : «Tu ne me crois pas, Thomas ; ils ont tellement meurtri ton âme qu'elle est sortie de toi ; comment pourrais-tu donc penser à la joie ? Mais la joie existe, Thomas, c'est seulement maintenant que j'essaie d'en médire en disant qu'elle n'existe pas et qu'elle n'a jamais existé. Mais souviens-toi, Thomas, peut-être que toi aussi tu t'es roulé dans la mousse, peut-être que toi aussi tu as eu un pelage de velours et que tu n'as pas toujours été obligé de chercher des déchets sur des champs de ruines. »
Je me suis retourné brusquement, Thomas a sursauté, mais il ne s'est pas enfui.
« Tu vois, Thomas, je ne te harcèle pas, tu commences un peu à me croire. Mais seulement à moitié, comment est-ce que je dois m'y prendre pour t'expliquer ce que c'est que la joie. Une petite assiette de lait pour toi, Thomas, où la crème surnage, un petit pain tartiné de beurre, du foie cru, se coucher au soleil et se dorer en paix. C'est tout cela, la joie, tu dois me croire.»

Jiri Weil, Vivre avec une étoile, p 70


NB : Thomas est un chat, le narrateur un Juif tchèque en 1942
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