Billets qui ont 'URSS' comme lieu.

Laurent Chamontin

Amis, ouvrons ce noir alcool
Le coronavirus nosocomial

Elisabeth Chamontin
Le blog perspectives ukrainiennes nous a appris la mort de Laurent Chamontin, spécialiste de la Russie au XXIe siècle, dans la nuit du 14 au 15 avril 2020. Il souffrait d'un cancer, il est mort du Covid-19.
Dans notre petit cercle d'amis, il était une voix nécessaire pour lutter contre la désinformation, pour nous traduire des articles russes ou ukrainiens, pour décrypter une conséquence que nous n'apercevions pas.
Il a été enterré vendredi au cimetière de Pantin.

Le Diploweb remet à la une un entretien avec lui.

Laurent Chamontin parlait couramment russe et a travaillé tant en Russie qu'en Ukraine. Peu après l'annexion de la Crimée en mars 2014, il a publié L'empire sans limite. La problématique du livre était exposée ainsi :
En bref, approcher le monde russe reste encore aujourd'hui une aventure, qui conduite parfois ceux qui s'y hasardent dans des situations qu'on croirait sorties des lettres de Custine ou des pages les plus absurdes des Âmes mortes de Gogol. Cette permanence, qui signale, comme nous le verrons, une résistance à la modernisation particulièrement spectaculaire, ne laisse pas de surprendre, tant il est peu banal d'être la patrie de Gagarine, de Tolstoï, de Chagall, de Tchekhov, d'Akhmatova et de tant d'autres, et tout à la fois d'avoir si peu à offrir à ses enfants. La fureur de Vladimir Vyssotski, découvrant combien l'Allemagne fédérale vaincue était oppulente en comparaison de l'URSS1, ne serait pas aujourd'hui apaisée, après une transition économiques qui figure sans conteste parmi les plus brutales de l'histoire humaine, avec une dégringolade de l'ordre de 40% du PIB en parité de pouvoir d'achat par habitant dans toutes les républiques de l'ancien espace soviétique1.
Chercher à comprendre un tel paradoxe […] est le propos de cet ouvrage […].

Laurent Chamontin, L'empire sans limite, éditions de l'aube, p.34


Le livre est une promenade exploratoire dans l'histoire et la géographie, la géographie influençant l'histoire et les mentalités. La frontière est cette ligne qui ne doit pas être franchie pour ne pas mettre à mal le mensonge et une vie en vase clos.
Dans un premier temps, au XVIe et XVIIe siècles, tant que l'Empire des tsars est capable d'anéantir lors de son expansion des formes étatiques inférieures ou comparables aux siennes, la préoccupation du pouvoir en matière de contrôle frontalier est surtout d'empêcher le contribuable de s'enfuir; apparaît à cette occasion, comme nous l'avons déjà noté, un lien étroit entre l'impossibilité pratique d'assigner une frontière au monde russe et celle d'ébaucher un contrat social. En effet, dans un espace capable d'engloutir toute croissance démographique, la notion de propriété n'a pas grand poids, pas plus que celle de garantie juridique qui lui est intimement liée; quant au processus de conquête, il est inséparable de la fuite devant l'avancée d'un pouvoir dont, précisément, l'impossibilité de contrôler ses confins est l'un de ses problèmes majeurs.

Dit autrement, là où l'Europe connaît un cadre territorial précocement fixé — par la Manche, les Pyrénées, les frontières du traité de Verdun…—, cadre qui va évoluer mais non disparaître, et une densité de population élevée, la Russie connaît à l'inverse une absence de cadre fixe et une densité faible dont on voit bien comment ils conduisent à un destin sans équilavent. Il revient au poète et diplomate Fiodor Tiouttchev d'exprimer la démesure inhérente à celui-ci et son caractère inaccessible à la raison dans ses œuvres:

«Moscou, la ville de Pierre, celle de Constantin,
Telles sont du règne russe ls villes sacrées,
Mais où en est la fin? Où sont les limites,
Au Nord, à l'Est, au Sud et au Couchant?
[…]
Sept mers intérieures et sept grands fleuves…
Du Nil à la Neva, de l'Elbe à la Chine,
De la Volga à l'Euphrate, du Gange au Danube…
Tel est le royaume russe2
[…]

Cet imaginaire hérité de l'histoire russe n'empêche pas qu'après plusieurs siècles d'incubation confinée, la question des frontières change de nature pour l'Empire, quand celui-ci est confronté à l'émergence de l'Etat-nation européen, forme d'organisation qui le surpasse visiblement en matière d'efficacité, à partir du XVIIIe siècle.

Quand Custine visite la Russie en 1839, il peut mesurer, à l'aune des contrôles tatillons qu'il subit à l'entrée du territoire russe, combien le système patrimonial mâtiné de prussianisme affirme son irréductible différence vis-à-vis du système juridique fondé sur la propriété qui lui est familier […]
[…]
Notons auparavant en la matière une extraordinaire continuité à laquelle la Révolution ne met pas fin, bien au contraire; après tant d'autres voyageurs — par exemple Dominique Lapierre à l'occasion de son voyage de 1956 dans l'URSS en cours de déstalinisation3 ou Primo Levi lors de ses tributalions d'ingénieur nomade4 —, l'auteur de ces lignes a pu constater par lui-même en 1987 combien le camp socialiste, menaçant jusqu'à son crépuscule, était sur ce point le digne héritier de l'autocratie, depuis la frontière sino-soviétique jusqu'au Rideau de fer.

En quittant la gare chinoise de Manzhouli, après un contrôle débonnaire réalisé au son d'une musique guillerette, le voyageur avait soudain l'occasion de voir en face le visage du socialisme réel, incarné après quelques centaines de mètres par les gardes-frontières armés faisant irruption dans les wagons avec leurs chiens de guerre, dans un paysage soudain hérissé de barbelés. Arrivant à la gare de Zabaïkalsk après plusieurs heures d'immobilisation en pleine steppe à des fins de contrôle, il pouvait alors contempler sa conversion à l'humour soviétique en contemplant une banderole tournée vers la Chine qui annonçait triomphalement «Notre politique est une politique de paix», qu'il était comme de juste, interdit de photographier. La lenteur des trains laissait environ six jours pour se remettre de ce premier contact, avant la découverte de la frontière polonaise. Le naïf qui croyait qu'une frontière interne au camp socialiste offrirait un visage plus avenant était alors contraint de réviser ses illusions, au vu du garde-frontière armé en faction à l'entrée du pont sur le Boug à Brest-Litovsk. La gare de Francfort-sur-Oder, point d'entrée en République démocratique allemande, couverte de drapeaux rouges portant l'inscription «Amitié» en plusieurs langues, atteinte après franchissement d'un pont gardé par une sentinelle flanquée d'une kalachnikov, permettait de parachever le déniaisement des plus endurcis. On était alors prêt pour l'apothéose berlinoise: les rails se perdant dans les herbes folles, au bout du quai de la gare de Friedrichstrasse, au-delà de la verrière dont les travées étaient parcourues, faut-il l'écrire, par des gardes-frontières en armes5.

Aux émotifs qu'un contrôle inquisitorial déstabilise, le passage des frontières dans les républiques issues de l'URSS peut encore aujourd'hui réserver quelques sensations fortes — rien cependant de commun avec les pratiques passées; il faut voir dans cette atténuation un signe, modeste mais univoque, de la normalisations assurément fort lente du monde russe dans le domaine des libertés individuelles.
[…]
[…] il nous faut nous interroger sur les déterminants profonds de la tradition de contrôle frontalier tatillonne et soupçonneuse dont nous venons de mettre en évidence la permanence à travers les âges. Pour ce qui concerne le cas des étrangers entrant sur le territoire de l'Empire, la confiscation des livres de Custine6 — qui n'est pas tout à fait une relique du passé, puisque la déclaration des imprimés à la douane ukrainienne était toujours de mise cent soixante-dix ans plus tard — nous aide à progresser vers une réponse, qu'on peut d'ailleurs trouver chez le même auteur. Quand on lit sous sa plume qu'en Russie «dire la vérité, c'est menacer l'Etat», […], on comprend immédiatement quel type de problème peut poser un écrit non contrôlé par la censure impériale, ce qui est est par définition le cas des livres d'origine étrangère.[…]
[…] Quant à l'URSS, elle se situe évidemment dans la continuité de cette attitude soupçonneuse en tant qu'incarnation en marche de l'idéal communiste, mythe fondateur qui explique la profonde défiance du pouvoir à l'égard des soldats qui avaient vu l'autre côté du miroir quand ils avaient combattu à l'Ouest7. De même, tout Soviétique revenant de l'étranger était ipso facto un facteur de subversion potentielle; quant à ceux qui partaient à jamais, ils rappelaient, comme les Allemands de l'Est avant 1961, que l'on pouvait choisir de ne pas être thuriféraire, ce qui était encore plus insupportable.
[…]
Il n'est donc pas étonnant que le franchissement ou le démantèlement des frontières se retrouve en bonne place parmi les figures emblématiques du démontage du vase clos: la possibilité de sortir de chez soi et d'y revenir en rapportant un peu d'air frais est l'un des plus sûrs remèdes dontre la folie de l'enfermement.

Laurent Chamontin, L'empire sans limite, les édition de l'Aube, 2014, pp.171-182

Durant tous les mois de sa maladie, je n'ai jamais cessé de penser à son commentaire sur cette photo (14 février 2019: comme c'est allé vite):






Notes
1 : Marina Vlady, Vladimir ou le vol arrêté, Paris, Fayard, 1987.
2 : D'après les sources journalistiques citées par la version russe de Wikipedia.
3 : Dominique Lapierre, Il était une fois l'URSS, Paris, Robert Laffont, Pocket, 2005
4 : La Clé à molette, traduction de Roland Stragliati, Paris, Robert Laffont, Pavillons, 2006
5: Revenir en ce lieu après l'avoir connu dans de telles circonstances, le retrouver trépidant et banal au milieu d'une ville ressuscitée, tout cela produit une impression digne des rêves les plus baroques.
6 : opus cité, lettre onzième du 14 juillet 1839
7 : Nicolas Werth, La terreur et le désarroi : Staline et son système, Paris, Perrin, 2007

Une âme dans la cuisine

La mystérieuse âme russe… Tout le monde essaie de la comprendre… On lit Dostoïevski… Mais c'est quoi, cette fameuse âme? Eh bien, c'est juste une âme. Nous aimons bavarder dans nos cuisines, lire des livres. Notre principal métier, c'est lecteur. Spectateur. Et avec ça, nous avons le sentiment d'être des gens particuliers, exceptionnels, même si cela ne repose sur rien, à part le pétrole et le gaz. […]
[…]
Les cuisines russe… Ces cuisines russes… Ces cuisines miteuses des immeubles des années 1960, neuf mètres carrés ou même douze (le grand luxe!), séparées des toilettes par une mince cloison. Un agencement typiquement soviétique. Devant la fenêtre, des oignons dans de vieux bocaux de mayonnaise, et un pot de fleurs avec un aloès contre le rhume. La cuisine, chez nous, ce n'est pas seulement l'endroit où on prépare la nourriture, c'est aussi un salon, une salle à manger, un cabinet de travail et une tribune. Un lieu où se déroulent des séances de psychothérapie de groupe. Au XIXe siècle, la culture russe est née dans des propriétés d'aristocrates, et au XXe siècle, dans les cuisines. La perestroïka aussi. La génération des années 1960 est la génération des cuisines. Merci Khrouchtchev! C'est à son époque que les gens ont quitté les appartements communautaires et ont commencé à avoir des cuisines privées, dans lesquelles on pouvait critiqué le pouvoir, et surtout, ne pas avoir peur, parce qu'on était entre soi. Des idées et des projets fantastiques naissaient dans ces cuisines…

Svetlana Alexievitch, La Fin de l'homme rouge, p.29-30, Actes Sud 2013

Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa

Le thème du dernier bookcrossing était « les prix littéraires de l’année », et je n’ai toujours pas bien compris pourquoi quelqu’un a présenté Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa. Etait-ce parce qu’elle a été élevée au rang d'officier de la légion d’honneur cette année?

Quoiqu’il en soit, ce n’est pas un roman désagréable, mais il finit par en suinter un léger ennui, à l’image de la vie du personnage principal incapable de ressentir la moindre passion — mais gentil, prévenant — si gentil et si prévenant que l’on ne sait plus s’il est stupide ou saint, et que l’on en vient à penser que le terme d’idiot lui conviendrait mieux qu’au prince Mychkine.

Le ressort du récit est que Chourik est incapable de ne pas apporter de réconfort aux femmes qu’il croise, et que celles-ci attendent toujours le même genre de réconfort: du sexe. Nous sommes aux deux tiers du livre quand Chourik atteint de fièvre admet que cela n’est ni tout à fait normal, ni entièrement satisfaisant:
Il était à bout de forces après ces deux jours et ces deux nuits passés à s’occuper d’elle [d’une fillette qui a la varicelle] presque sans aucun répit, et la fatigue modifiait un peu la réalité, il flottait vers un lieu où les pensées et les sentiments se transformaient, et il prenait clairement conscience de la nullité de son existence. Il avait pourtant l’impression de faire tout ce qu’on attendait de lui… Mais pourquoi toutes les femmes de son entourage ne lui demandaient-elles qu’une seule chose: des services sexuels ininterrompus? C’était une excellente occupation, seulement pourquoi n’avait-il jamais réussi une seule fois dans sa vie à choisir une femme lui-même? Il aurait bien aimé, lui aussi, tomber amoureux d’une fille comme Alla… Comme Lilia Laskine… Pourquoi Génia Rosenweig, ce gringalet au cou maigre, avait-il pu se trouver une Alla? Pourquoi lui, Chourik, sans jamais choisir, devait-il répondre avec les muscles de son corps à toute demande insistante émanant de cette folle de Svetlana, de la minuscule Jane, et même de la petite Maria?
«Peut-être que je n’en ai pas envie? Non, c’est ridicule! Le malheur, c’est que justement, j’en ai envie… Mais envie de quoi? De les consoler toutes? Et seulement de les consoler? Mais pourquoi?»

Ludmilla Oulitskaïa, Sincèrement vôtre, Chourik, p.406. Folio 2004.
Le livre égrène les prénoms féminins et les situations les plus diverses comme autant de contes fantasques au dénouement vivement mené lorsque l’auteur semble se désintéresser du personnage secondaire.
L’intérêt principal de l'ouvrage est de laisser entrevoir en filigrane la vie soviétique: le cordonnier, le calfeutreur de fenêtres, les appartements devenant communautaires au gré des divorces et deuils, la datcha louée en banlieue de Moscou dans laquelle on s’installe pour les beaux jours, le très difficile concours d’entrée à l’université de Moscou dont les recalés s’inscrivent dans des « instituts », la difficulté de trouver un sapin à Noël, le réseau d’entraide et de connaissances qui permet de toujours trouver une solution, le racisme larvé (antisémite, anti-noir), le mépris des handicapés, les orphelinats, la difficulté de quitter la région dans laquelle on est enregistré (ce qui fait penser au servage), les communistes du monde entier qui envoient leurs enfants étudier à Moscou, le conformisme des grands responsables soviétiques qui ne peuvent admettre une fille-mère dans leur famille, etc.

Pour mémoire, parce que cela me touche, portrait d’un vieux soviétique un peu pénible en train de mourir pendant les jeux olympiques de 1980:
Mikhaïl Abramovitch se mourait d’un cancer chez lui, il avait refusé d’aller à l’hôpital. En tant que vieux bolchevick, il avait droit à des soins médicaux particuliers, mais jadis, il y a très longtemps, il avait refusé une bonne fois pour toutes les privilèges accordés par le Parti, les considérant comme indigne d’un communiste. Et ce dinosaure squelettique, sans doute le dernier de sa tribu en voie d’extinction, titubant de faiblesse et emmitouflé dans une couverture de l’armée, finissait ses jours dans un appartement empestant l’urine, un volume de Lénine entre les mains.
Deux rangées de livres poussiéreux alignés sur des étagères, des chemises en carton tenues par des bouts de ficelle, des piles de papiers froissés et gribouillés… Les œuvres complètes de Marx-Engels-Lénine-Staline, et Mao-Tsé-Toung en prime… La demeure d’un ascète et d’un fou.
Chourik s’était résigné depuis longtemps à la nécessité d’apporter au vieillard des médicaments et de la nourriture, mais les séances d’éducation politique, le véritable pain quotidien de cette vie déclinante, lui étaient insupportables. Le vieillard détestait Brejnev et le méprisait. Il lui écrivait des lettres (des analyses d'économie politique truffées de citations tirées des classiques), mais il représentait en ce monde une quantité si négligeable qu'on ne lui faisait même pas l'honneur de lui répondre, et encore moins de le persécuter. Cela le mortifiait, il se plaignait sans arrêt et prophétisait une nouvelle révolution.

Chourik posa sur la table de la nourriture provenant du buffet olympique, du fromage à tartiner étranger, des brioches d'une forme biscornue, du jus de fruit dans des cartons, et un pot de marmelade. Le vieillard considéra cela d'un air mécontent.
« Pourquoi dépenses-tu de l'argent inutilement? J'aime les choses simples, moi…
— Mikhaïl Abramovitch, pour être franc, j'ai acheté tout cela au buffet. Je n'ai pas le temps de courir les magasins.
— Bon, bon! fit Mikhaïl Abramovitch, maganime. Si tu ne me trouves pas la prochaine fois que tu viens, de deux choses l'une: ou bien je serai mort, ou bien je serai à l'hôpital. J'ai décidé d'aller à la clinique du quartier, comme tous les Soviétiques… Tu salueras bien Véra Alexandrovna de ma part. Elle me manque beaucoup, et je parle sincèrement…»

Pâte-de-fruit souffrait d'insomnie, il garda Chourik longtemps, et c'est suelment à une heure et demie du matin que le jeune homme put enfin s'effondre sur son lit.

Ibid, p.304

La bureaucratie française vue par Limonov

Emprunté Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo à la bibliothèque du CE parce qu'il était en présentoir, que le titre me faisait rire et que les éditions Le Dilettante m'inspirent confiance.
Non, je n'ai pas lu le ''Limonov'' pour un certain nombre de très mauvaises raisons, dont la pire est sans doute que j'ai trouvé le style de ''Ce qu'aimer veut dire'' détestable, et que je tends à assimiler Lindon et Carrère (tous deux "fils de…" publiés par P.O.L, etc).

Cinq récits repris en 2011 mais déjà publiés entre 1986 et 1991 (Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo est le dernier du recueil). C'est intéressant par la causticité et l'anecdote, mais je crois que je vais en rester là. J'ai pensé à Houellebecq par moments: Limonov aurait pu être un personnage de Houellebecq, (mais un personnage de vainqueur, pas un loser), avec son obsession pour le sexe et ce genre de commentaire:
Ben était transparent: c'était l'histoire américaine la plus banale, il avait complètement raté sa vie, s'était vendu pour du confort, des sculptures africaines, la possiblilité de passer ses soirées dans un café de Saint Mark's Place, déconner sur la littérature, juger et critiquer les livres des autres. En échange de quoi, il avait donné à sa maison d'édition des années de sa vie, son talent, si jamais il en avait eu. Il était devenu un esclave, un rond-de-cuir. Il me l'avait confié au cours de la soirée: maintenant qu'il avait son studio, il pouvait enfin se mettre à son livre. Je ne lui avais pas rétorqué que c'était peut-être trop tard. Il n'était rien, il n'avait plus qu'à rentrer chez lui et se flinguer. Je n'avais pas pitié de lui. Je me levai.

Edward Limonov, Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo, p.101, Le Dilettante (2011)
Le plus ironique pour un Français est le dernier récit, qui raconte les tribulations du héros pour obtenir une carte de séjour de dix ans dans la France des années 80. Nous avons droit à une critique féroce de l'état du parc immobilier parisien:
De quelle révolution informatique vous causez quand le chauffage, véritable brontosaure, qui réchauffe mon gourbi rose, pompe l'électrécité comme c'est pas parmis, et fonctionne selon un système complètement archaïque. Ah! mais le système social, ah, la technique… En Union soviétique, où même les entrées d'immeubles sont chaufffées par d'énormes radiateurs, branchés sur le chauffage central, on rigolerait à en tomber à la renverse si l'on voyait la technique courante d'un pays qui a accompli la révolution informatique. Au pays du goulag, oui, oui, on rigolerait bien. […] J'ai changé cinq fois d'appartement à Paris, et aucun n'était bon marché, mais le niveau de confort était comparable à ce qu'on trouve en Italie du Sud. Aux USA, même l'hôtel le plus paumé pour chômeurs noirs a quand même le chauffage central… Dans le premiser appartement où j'ai habité à Paris, rue des Archives, le vécé électrique broyait bruyamment la merde dans l'étroit tuyau de plastique vers la large canalisation. La révolution informatique, putain, parlez-en à mon voisin, Édouard Maturin, sa femme et son gosse vont aux toilettes sur le palier, des chiottes à la turque, inconnues chez nous. Et en plus, il y a encore deux bébés qui dorment dans l'unique pièce où vit la famille, et qui est trois fois plus petite que mon appartement. Cinq dans une petite cage comme ça! La révolution informatique, putain, à cinq minutes à pied de la place des Vosges. Mais bon, quoi, on a construit une pyramide en verre et puis un opéra joujou, on a englouti des millions dans la Cité de la science de la Villette, et maintenant on s'apprête à construire, Dieu sait pourquoi, une Très Grande Bibliothèque. Et le maire de cette ville, où on manque de chiottes, est teriblement occupé par la course à la présidence. Il ferait mieux de construire des chiottes! Putain, il faut avoir du culot pour parler de progrès. (p.152-153)
Limonov fait jouer ses connaissances, essaie d'obtenir des soutiens politiques, écrit une apologie de la corruption («Alors qu'en fait la corruption est l'unique moyen pour lutter contre le côté inhumain de la loi.» p.170) qui m'a fait penser à Evguenia Guinzbourg remarquant que la vie était plus supportable dans les prisons mal tenues, où le règlement n'était pas appliqué avec rigueur. Nous avons droit à la description d'une mairie, d'un bureau au Palais royal, d'autres bâtiments de l'administration, à la façon dont celle-ci sait promettre et vous faire perdre beaucoup de temps, remplir beaucoup de papiers, avant d'avouer qu'elle ne peut rien pour vous.
A la fin tout se dénoue, non grâce à l'appui de Mme Deferre, femme de ministre, mais grâce à la maîtresse d'un ami travaillant à la préfecture:
Dans le bureau, derrière des tables, se renaient une dizaine de nanas de la préfecture, et en face d'elles des Iraniens et des Polonais, un peu moins que dans le couloir. Après m'avoir fait asseoir, Chantal a disparu. Elle est revenue au bout de quelques minutes.
— Non, ce n'est pas possible. La procédure fait qu'on ne peut pas donner une carte de séjour pour dix ans tout de suite après le récépissé. Il faut d'abord recevoir une carte d'un an, puis on peut la prolonger encore d'un an…
— Mais Mme Deferre! m'écriai-je, désemparé. Ça veut dire que l'intervention de la femme du ministre ne vaut rien. Et pourtant c'est pas le ministre de l'Industrie chimique, mais c'est Deferre qui justement commande toute cette machine…
— C'est le décalage entre le pouvoir politique et le pouvoir exécutif… constata Chantal. Et elle se mit à feuilleter le dossier préparé par la dame qui ressemblait à ma mère. Ah! mais tu as apporté le certificat du percepteur… Magnifique! Écoute, j'aurais pu te donner une carte de séjour d'un an, sans ministres ou sans femmes de ministre, puisque tu as une attestation de ressources financières…
Elle a continué à marmonner quelque chose, mais je ne l'écoutais déjà plus, plongé dans les pensées les plus sombres sur le fonctionnement de la démocratie.
Au bout d'un quart d'heure, on m'a fait une carte de séjour sur laquelle Chantal a personnellement inscrit la profession «écrivain». Le Journal d'un raté, le bouquin que je lui avais fait parvenir par le Rouquin, lui avait plu.
[…]
J'ai remercié mon rédacteur et sa femme, Mme Acôté, pour leur aide. Je ne leur ai pas dit cependant que toutes leurs manœuvres en coulisse et les miennes n'avaient servi à rien, au sens propre du terme; que le château de la démocratie s'élève, tel un roc imprenable, incorruptible, et que même la femme du ministre ne peut pas attendrir le cœur de pierre de Mme Abracadabra et autres chevaliers de la démocratie. Je ne leur ai pas dit non plus qu'une grosse fille bretonne avec des crevettes aux oreilles, un chemisier blanc et des grosses jambes sous sa jupe noire, avait au moins autant, sinon plus de pouvoir sur le destin d'un étranger que le ministre de l'Intérieur ou sa femme. J'avais pas envie d'importuner m'sieur et madame Acôté avec mes connaissances fraîchement acquises, de les décevoir. Il avaient quand même sincèrement essayé de m'aider… (p.189)
Il est classique dès qu'on évoque administration inextricable de penser à Kafka. Mais russité oblige, j'ai plutôt pensé à Ecrits à la va-vite, de Boulgakov, racontant sa vie dans les années 20 à Moscou:
— Vous n'avez pas dû remplir le formulaire?
—Moi? J'en ai rempli quatre, de vos formulaires. Et je vous les ai remis en mains propres. Avec tous ceux que j'ai remplis avant, ça fait 113.
— Il a dû se perdre. Remplissez-en un autre.
Et comme ça pendant trois jours. Au bout de trois jours, tout le monde s'est vu restituer ses droits. On a écrit de nouvelles ordonnances de paiement.
Je suis contre la peine de mort. Mais si on fusille madame Kritskaïa, je serai aux premières loges. Pareil pour la demoiselle en toque de loutre. Et Lidotchka, l'expéditionnaire adjointe.
…Dehors! Du balai!…
Madame Kriskaïa est restée là, les ordonnances à la main, et je déclare solennellement qu'elle ne les portera nulle part. Je n'arrive pas à comprendre comment ce toupet diabolique a échoué ici. Qui a pu lui confier ce travail! C'est la Fatalité, on peut le dire!
Une semaine a passé. Je suis allée au quatrième étage, escalier 4. On m'a apposé un cachet. Il en faut encore un autre, mais voilà deux jours que je cours en vain après le directeur de la commission des prix et tarifs.
J'ai vendu mon drap.

On ne touchera pas d'argent avant quinze jours.

Le bruit court que tout le monde touchera un acompte de cinq cents roubles.

Le bruit s'est avéré. Tout le monde s'est mis à remplir son ordonnance de paiement. Pendant quatre jours.

Je suis allé porter les ordonnances. J'ai tout. Tous les cachets. Mais en montant du premier au quatrième, j'en suis arrivé à tordre, dans ma rage, un clou qui dépassait du mur, dans un couloir.
J'ai déposé les ordonnances. On va les expédier dans un autre bâtiment, à l'autre bout de Moscou… Là elles seront visées. Réexpédiées. Et alors les sous…

Aujourd'hui j'ai touché mon argent. Mon argent!
Dix minutes avant de passer à la caisse, la femme du rez-de-chaussée qui devait apposer le dernier cachet m'a dit:
— Il y a une erreur. Je dois différer le paiement.
Je ne me souviens plus exactement de ce qui s'est passé. Comme un brouillard.
Je crois que j'ai crié douloureusement quelque chose. Du genre: Vous vous fichez de moi?
La femme est restée bouche bée.
— Aaah, c'est comme ça…
Alors je me suis calmé. Je me suis calmé. J'ai dit que j'étais énervé. Je me suis excusé. J'ai retiré ce que j'avais dit. Elle a accepté de corriger l'erreur à l'encre rouge. Elle a griffonné: à payer. Paraphe.
La caisse. Quel mot magique: la caisse. Je n'y croyait toujours pas quand le caissier m'a remis mes billets.
Et puis je me suis repris: mes sous!

Du moment de la rédaction des ordonnances au moment du paiement, il s'est écoulé vingt-deux jours et trois heures.
Chez moi, plus rien. Ni veste. Ni draps. Ni livres.

Mikhaïl Boulgakov, "Ecrits à la va-vite" in Cœur de chien, p.49 à 51, éd Radouga, 1990.
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