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La lettre perdue de Martin Hirsch

J'ai vu Matin Hirsch lors d'une conférence à Sciences-Po, à l'automne 2008 il me semble; il travaillait alors à la mise en place du RSA. Il était arrivé en retard, retenu dans son bureau par des chômeurs ou des sans-abris. A l'époque, il s'apprêtait à publier un livre en collaboration avec une chômeuse, j'avais eu l'impression qu'il avait mis son nom sur la couverture afin de l'adouber et de lui donner une chance d'émerger parmi le monceau des publications; cette stratégie n'a guère été payante, je ne me souviens pas que ce livre ait fait parler de lui (il n'est peut-être pas trop tard: La chômarde et le Haut Commissaire, Oh! éditions).

Comme il ne savait pas s'il pourrait se libérer (s'il serait libéré!), il nous avait envoyé sa directrice de cabinet, Emmanuelle Wargon, qui m'avait fait une impression profonde par sa rigueur et son bon sens. Elle nous racontait que le "commissariat" n'avait que très peu de moyens, qu'il fallait travailler "en transversal"1 en mettant à contribution la bonne volonté des uns et des autres; et en l'écoutant j'imaginais les trésors de diplomatie et la persévérance nécessaires, et j'étais remplie d'admiration.

Martin Hirsch est arrivé, il a parlé devant une salle plutôt hostile, Sciences-Po, "la fac de droit la plus à gauche de France", lui pardonnant mal d'avoir accepté un siège dans un gouvernement de droite (n'imaginez pas cependant une salle pleine d'étudiants boutonneux: ce cycle de conférences sur l'actualité est payant, y assistent surtout des nostalgiques de l'amphi Boutmy).
Il m'a fait rire en expliquant par exemple comment à la grande horreur de certains fonctionnaires ou élus il avait osé invité des chômeurs (des vrais, en chair et en os) à des réunions de travail où l'on étudiait leur situation pour décider de leur sort; ou comment, lorsqu'il avait proposé à certaines personnes du ministère d'aller visiter une caisse d'allocations familiales ou une ANPE, il avait eu des réponses ravies («Oh oui, je n'en ai jamais vu!)», ou encore comment il avait mis en place «une stratégie Parmentier» pour le RSA:

Il souhaitait expérimenter le RSA avant de le déployer à grande échelle (j'ai appris à cette occasion que cette idée qui paraît pleine de bon sens est anticonstitutionnelle dans son principe: il est interdit de traiter différemment certaines portions du territoire français), il avait donc obtenu l'autorisation d'expérimenter son idée dans un ou quelques départements. Il avait présenté cela comme une faveur, une distinction, quelque chose de rare et de difficile à obtenir, afin d'attiser le désir et la jalousie des départements voisins.

J'ai retrouvé ce mélange de sérieux, de bon sens et de situations ubuesques dans ce livre La lettre perdue. C'est un livre d'anecdotes qui couvrent tous les champs de la vie, familial, étudiant, professionnel, utopiste. Ce livre est à la fois un hommage à son père et ses grands-pères, une réflexion visionnaire sur l'avenir de l'Europe et sur la force de l'engagement qui peut changer la face du monde (et dans un premier temps, celle de la France).
C'est un livre fascinant par son contenu, les anecdotes sont souvent surprenantes; le père et les grands-pères ont tous eu des rôles importants au sein de l'Etat (où l'on apprend l'origine du "Haut Commissariat", appellation voulue par Martin Hirsch); la musique et l'escalade jouent leur rôle ainsi que les rencontres.

Il s'en dégage un portrait attachant d'un étudiant doué animé d'une formidable capacité de travail dans une famille exceptionnelle, un étudiant très tôt conscient des cadeaux qu'il a reçus par sa naissance et désireux de mettre en place des mécanismes de compensation pour ceux qui ont ou ont eu moins de chances que lui.

Quelques extraits:
Martin Hirsch était étudiant en médecine (j'ai cru comprendre qu'il n'était pas allé jusqu'au bout). Le problème, c'est qu'il est incroyablement maladroit, ne supporte pas la vue du sang et ne sait pas reconnaître le ventre d'une femme enceinte. Au cours de sa deuxième année de médecine, son oncle chirurgien orthopédiste l'invite à assister à des opérations:
Lors des premières interventions, la vue du sang me faisait m'évanouir. Pas de quoi pertuber Polo, qui demandait simplement à l'infirmière de me tirer par les pieds hors du bloc opératoire, de m'asperger d'eau, de me remettre une nouvelle tenue stérile et de me faire revenir. Il m'est arrivé ainsi de perdre trois ou quatre fois connaissance durant la même opération, avec trois allers-retours entre le bleoc opératoire et la salle d'habillage. Mais cela m'a immunisé. C'était la bonne méthode et cela ne semblait pas déranger Polo, qui continuait à prélever des petits fragments d'os iliaque pour pouvoir allonger un tibia et mettre fin à un boitement.

Martin Hirsch, La lettre perdue, p.165-166 (Stock, 2012)
Il s'engage dans Emmaüs en accompagnant un ami. D'origine juive, baptisé protestant, il se tient depuis toujours à distance de la religion. Ce n'est que tardivement qu'il connaîtra l'abbé Pierre.
Il raconte drôlement la mégalomanie de l'abbé Pierre (attention: hors contexte, cette anecdote n'est guère favorable l'abbé Pierre. Un autre passage raconte sa mort, et de l'ensemble de ses évocations se dégage un portrait équilibré, qui n'est pas dans le pur encensement — ce qui est le but de Martin Hirsch quand il raconte: ne pas être dans l'idolâtrie).
2003:
— Les islamistes préparent un attentat en France. Quelle cible crois-tu qu'ils vont choisir?
— Je ne sais pas, Père.
— Si j'étais eux, je ferais un attentat contre l'homme le plus populaire de France.
— Vous voulez dire, vous-même?
— Exactement. Il faut que je demande une protection. Prends le téléphone, appelle-moi le Premier ministre et passe-le moi. Il comprendra et nous serons gardés.
J'étais interloqué. Je ne me voyais pas servir d'intermédiaire pour une demande aussi loufoque. Comment le lui dire?
— Père, je vous ai toujours entendu vous plaindre d'etre obligé de vivre si vieux, et réclamer vos «grandes vacances». Voilà une occasion unique d'exaucer votre vœu. Plutôt que de demander une protection aupère du Premier ministre, je vous fais une autre proposition. Je connais le présentateur du journal télévisé, je l'appelle et lui demande d'incruster sur l'écran votre adresse: ainsi, les terroristes sauront vous trouver et vos «grandes vacances» seront pour tout de suite.
— Tu te moques de moi, là, Martin?
— Je ne me permettrais pas.
— Tu as raison. Tu sais, souvent ils me passent mes caprices. Il ne faut pas.
Je le sens presque soulagé. Ce soir-là, j'ai l'impression d'avoir réussi mon véritable examen de passage.
Ibid, p.32
Une situation ubuesque lors de la mise en place du RSA:
Le troisième temps fut plus rocambolesque. Jusqu'à la réunion où l'accord fut scellé, nous n'étions pas pris au sérieux. Les administrations pariaient sur l'échec de la commission. Toute convergence de points de vue leur semblait inconcevable. Le concensus que nous avions trouvé commença à les affoler. Or, nous avions besoin des administrations pour chiffrer le coût du revenu de solidarité, pour faire des simulations. Et dès lors, il nous fallait avoir accès aux logiciels détenus par les ministères des Finances et des Affaires sociales. Mais les fonctionnaires avaient reçu des instructions pour faire obstacle à nos recherches. Nous voyions arriver le terme de notre commission, sans la moindre possibilité d'étayer nos prositions par des chiffrages sérieux. Pire, ils nous opposaient des montants effrayants. Ce que nous avions concocté coûteraient plus de dix milliards d'euros. Autant dire la lune. Comment contourner cette mauvaise volonté? Avec trois fonctionnaires, moins disciplinés que les autres, nous nous muâmes en braqueurs. Nous décidâmes de braver les interdits en profitant d'un jour férié, le lundi de Pâques, pour entrer clandestinement dans les ordinateurs des ministères. L'opération commando avait quelque chose d'excitant. Je me souviens des couloirs vides de Bercy, de nos airs de conspirateurs, de la joie de transgresser pour un objectif qui nous semblait d'intérêt général. En quatre heures nous obtînmes les chiffres que l'on refusait de nous communiquer depuis quinze jours. Nous fêtâmes notre braquage par un bon steak frite en face de l'École militaire.
Ibid, p.45-46
Les manifestations de 2003 contre l'antisémitismes
Je rejoignis vers Denfert-Rochereau la première manifestation \[celles des Palestiniens] et coiffais ma kippa. Cela me fit un drôle d'effet, parce que je ne l'avais jamais portée ailleurs que dans une synagogue, lors des rares occasions où j'étais invité à un mariage ou une autre cérémonie. Au bout de quelques minutes, deux gaillards surgirent pour me prendre au collet et me donner un violent coup de poing. Trois autres personnes s'interposèrent immédiatement, maghrébines elles aussi, s'excusèrent, me remercièrent de ma présence et me proposèrent leur protection. Je fis donc tout le défilé à leurs côtés, sans jamais être ennuyé. Je me sentis un peu imposteur, mes anges gardiens étant persuadés que j'étais un juif pratiquant venu leur apporter son soutien.
>Le lendemain, le cortège allait de la République à la Nation. Je passai d'abord chez l'un de mes frères habitant sur le trajet. Je lui racontai l'épisode de la veille et indiquai mon intention de me parer d'un keffieh: «Tu n'y penses pas. Eux sont vraiment violents. Tu vas te faire casser la gueule.» Je cachais donc mon keffieh d'emprunt sous mon blouson et rejoignis le cortège. Effectivement, le Betar et autres Ligue de défense juive étaient présents avec l'intention d'en découdre. Je réussis à rejoindre un groupe qui se distinguait des autres avec des banderoles pacifiste à l'effigie du mouvement «La paix maintenant». On me proposa de tenir l'un des montants de la banderole. Ce que je fis. Nous nous attirâmes aussitôt une charge violente de la Ligue de défense juive, armée de matraques. Les juifs chargeaient d'autres juifs, parce qu'ils appelaient à la paix.
Ibid, p.156-157
A la suite de quoi, M Hirsch est invité à participer à un voyage en Israël avec Stéphane Hessel2, Raymond Aubrac, Gérard Toulouse, Matthieu de Brunhoff et quelques autres. Ils se feront tirer dessus par des soldats israëliens, rencontreront Yasser Arafat («Curieux sentiment d'être à la table de celui que je considérais, quand j'étais adolescent, l'un des plus abominables personnages»). A la fin du chapitre, M. Hirsch note: «Quel voyage troublant.»

Je termine par quelques mots sur l'ENA, écrit par le père de Martin Hirsch. Ils sont profondément vrais et pourraient convenir pour la plupart des grandes écoles françaises (quelle démesure entre l'aura du prestige et la réalité des fonctions):
[…] Le plus dangereux, à cet égard, est le stage en préfecture, où sans rien avoir appris tu auras l'illusion du pouvoir et, effectivement, tu exerceras des pouvoirs et tu verras beaucoup de gens te faire des courbettes. C'est là l'un des dangers de l'ENA, croire que l'on est quelqu'un alors que l'on est rien. (L'ENA n'est pas une école où l'on apprend.) Le second c'est que la quasi-totalité des débouchés normaux de l'ENA n'ont guère d'intérêt. […] En revanche, c'est un marchepied extraordinaire pour faire autre chose, qui peut alors être très intéressant. […]
Ibid, p.278





1 : comprendre: en réunissant des données et des savoir-faire disponibles dans des services ne dépendant pas des mêmes patrons, problème bien connu en entreprise qui peut vite devenir insoluble.
2 : C'était avant "Indignez-vous".

La stabilité d'une société

Revenons au point où la question du Sitz in Leben de la littérature du Proche-Orient a une assise ferme: à l'école. A côté de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, des dispositions sur la manière de se comporter ont été enseignées aux futurs fonctionnaires, qui devaient leur assurer une vie professionnelle couronneé de succès. De tels textes sont désignés comme sagesse au sens étroit du terme et ne se trouvent pas seulement dans l'Ancien Testament (cf. par exemple Pr 25-29), mais également en Mésopotamie, en Egypte (Pr 22,17-23,11 remontent à un livre de sagesse égyptien, cf. Lévêque, p.53-591) et chez les Araméens (Ahiqar, cf. Grelot, p.427-4522). Cette sagesse est caractérisée par la croyance selon laquelle toute bonne action entraîne sa récompense terrestre et tout acte contraire à l'ordre sa punition imminente. Il est évident que ce qui est en jeu ici, c'est la stabilité d'une société; les protagonistes de cette idéologie occupent un rôle privilégié de pilier de l'Etat en vue d'imposer l'ordre proclamé. Les sages des écoles du Proche-Orient ancien étaient bien conscients que la doctrine ne coïncidait pas avec l'expérience. Mais l'expérience n'avait aucune valeur argumentative: on tenait pour juste ce qui était transmis (cf. Job 8,8-10). La protestation contre cette pensée au nom de l'individu, qui sombre dans le procès de l'ordre universel, ne fut possible qu'après la chute de l'Etat judéen dans le livre de Job, et la falsification de la tradition par l'expérience seulement à l'époque hellénistique chez Qohélet.

On conçoit cependant la «sagesse» et le travail des «sages» trop étroitement si on les restreint aux textes communément appelés «écrits de sagesse». Car l'école du Proche-Orient ancien devait introduire sa conception de Dieu, du monde et de l'humain au-delà de la formation professionnelle dans les traditions de la culture. C'est pourquoi de futurs scribes de l'akkadien durent recopier (et apprendre par cœur) Gilgamesh à Meggido à l'âge du Bronze (cf. Bottéro3), et des adeptes du grec l'Iliade dans la Jérusalem hellénistique. Aucune civilisation ne peut survivre longtemps sans «canon éducatif», sans ensemble fondamental de textes et de traditions normatifs.

Ernst Axel Knauf, "Les milieux producteurs de la Bible", in ''Introduction à l'Ancien Testament'', p. 123-124 (Labor et Fides, 2009)
1 : J. Lévêque, Sagesse de l'Egypte ancienne, supplément aux Cahiers de l'évangile 46, Paris 1984

2 : P. Grelot, Documents araméens d'Egypte (Littérature ancienne du Proche-Orient (LAPO)), Paris, 1972

3 : J.Bottéro, L'épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir (L'aube des peuples), Paris 1992

Tristan Storme : Carl Schmitt et le marcionisme

Dans sa préface, Tristan Storme commence par brosser le contexte de la lecture de Schmitt en France aujourd'hui.

L'adhésion de Carl Schmitt au parti national-socialiste a toujours posé un problème à ses lecteurs et à ses commentateurs, et il s'est dessiné deux tendances dans la controverse: les tenants de la parenthèse, qui tentent de démontrer que l'adhésion nazie ne remet pas en cause la valeur et l'intérêt des travaux schmittiens avant et après la guerre, et les tenants de la continuité, pour lesquels les idées de Carl Schmitt s'enracinent dans la jeunesse pour se développer ensuite, profitant de la période nazie pour laisser leur antisémitisme prendre son essor.

La publication en France en 2002 du Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes — paru en 1938 en Allemagne — a eu deux conséquences, une que l'on ne peut pas ne pas remarquer et l'autre bien plus discrète.
La conséquence fort visible est qu'un certain nombre de philosophes français ont décidé qu'il n'était plus possible, plus souhaitable, d'étudier ou de commenter Carl Schmitt: l'adhésion du philosophe allemand au national-socialisme, son antisémitisme virulent, interdisaient qu'on le prît désormais au sérieux. Cette position se doublait d'un anathème jeté sur les philosophes qui continuaient à l'étudier:
Depuis cinq ans, c'est le statut même de digne penseur ou de philosophe que l'on cherche à abroger, Schmitt serait tout au plus un «nazi philosophe», c'est-à-dire, d'abord et avant tout, un nazi1. On en vint donc, tout naturellement, à des conclusions austères et radicales: lire Carl Schmitt serait, sinon un exercice nocif et mortifère, du moins un gaspillage considérable de temps. […] Par conséquent, les lecteurs assidus de Schmitt, ceux qui étudient ses réflexions avec vigilance, au premier rang desquels se situent les théoriciens de la parenthèse, s'en retrouvent déconsidérés, si pas frappés d'anathème. Tout véritable débat devient impossible dès lors qu'une frange appréciable des spécialistes du juriste est littéralement suspectée d'entreprendre la réhabilitation d'une pensée dangereuse et inféconde, par le biais, notamment, d'une expurgation minutieuse et calculée des textes. Ce ne sont plus seulement les thèses des partisans de la rupture que l'on cherche à rejeter en bloc: c'est leur qualité même d'herméneutes qui s'en retrouve ouvertement déniée. Ces chercheurs sont nommément accusés de blanchir un auteur nazi et antisémite, ce qui empêche de continuer à leur reconnaître un statut authentique d'interlocuteurs valables2.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.16-17
La note 4 en bas de la page 16 donne quelques noms appartenant à chaque camp. Je la résume ici en forme de listes:
- les partisans de "Carl Schmitt nazi philosophe à ne pas lire": Yves Charles Zarka, Nicolas Tertulian, Denis Trierweiler;
- les lecteurs de Schmitt "philosophe et nazi" attaqués par les premiers: Etienne Balibar, Philippe Raynaud, André Doremus, Jean-François Kervégan, Olivier Beaud.

La deuxième conséquence de la publication en français du Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes est la formulation de l'hypothèse par quelques chercheurs français (Olivier Beaud, Bernard Lauret, Denis Trierwieler (dans la revue Droits)) d'un marcionisme de Schmitt (à partir des réflexions de Heinrich Meier sur la dimension théologique de Schmitt. Voir T. Storme opus cité p.19-20).
Marcion est un hérétique du deuxième siècle qui ne reconnaît que l'évangile de Luc et les épîtres pauliniennes (notons au passage que les Antithèses de Marcion ayant disparu, sa pensée est reconstituée à partir des attaques ou reproches de ses adversaires, ce qui est proprement fascinant).
Le Dieu de la Nouvelle Alliance, foncièrement bon et rédempteur, s'opposerait au Créateur de ce monde, un Dieu de colère, cruel et vipérin. Ainsi Marcion rompt-il le fil extrêmement ténu qui reliait la création à la rédemption. Le deus saeculi huius dont nous parle l'Ancien Testament, le Créateur du ciel et de la terre, serait responsable d'un «monde mauvais, stupide et grouillant de vermine3», ainsi que de la nature mortelle de l'homme, une créature marquée du sceau indéniable de la faiblesse, une œuvre chétive et misérable. C'est pourquoi il est impensable que Jésus-Christ soit le fils de ce Dieu corrompu et malveillant: il représente et annonce un tout nouveau Dieu, le Novus deus, bon et miséricordieux, qu'aucun lien naturel et qu'aucune obligation ne relie à l'homme. […] Le Dieu chrétien se laisse ainsi exclusivement déterminer d'après la rédemption de son Fils: contre l'élection du peuple juif, le Christ annonce l'universalité de la rédemption; aussi, à travers ses conceptions sotériologiques, s'affirme le dépérissement de la Circoncision dans l'Eucharistie.

Ibid. p.24 et 25
Le but de Tristan Storme est d'étudier cette hypothèse (Schmitt adepte de l'hérésie marcioniste) pour la valider ou l'invalider. Soulignons que retenir cette hypothèse pour en faire un objet d'étude, c'est considérer la théologie comme un domaine constitutif de la pensée schmittienne, comme l'explique le texte stormien.
La méthode empruntée par Tristan Storme est chronologique et retrace le parcours du philosophe selon les trois grandes périodes classiquement retenues: la jeunesse (avant l'adhésion au parti nazi), les années au NSDAP (1933-1942) et les années d'après-guerre — le jeune Schmitt, le nazi Schmitt (appellation calquée sur l'habitude que prendra Schmitt de parler du "juif" XXX à chaque fois qu'il évoquera un philosophe juif durant ces années-là) et le vieux Schmitt.
Cette étude permet de dégager les points d'inflexion de l'œuvre schmittienne, certaines notions d'abord prééminentes passant progressivement au second plan tandis que d'autres prennent de l'importance : ainsi le couple ami-ennemi comme critère du politique, les notions de souveraineté et de représentation dans leur rapport à l'Eglise et l'Incarnation, la kénose, l'opposition terre/mer, le katéchon, l'abandon progressif de la focalisation sur l'Etat pour l'adoption de l'idée de "grands espaces"…; ce qui fait que ce livre constitue une excellente introduction à l'œuvre de Carl Schmitt puisqu'il en dégage les structures et les évolutions. Soulignons la présence d'un précieux index thématique en fin de volume.


Quelques remarques, vite jetées:

* 1/
Finalement, ce qui m'impressionne le plus, c'est la façon dont Schmitt lit les mythes presque au sens littéral, en les prenant quasiment au pied de la lettre et en explorant toutes les conséquences d'une thématique. Bien entendu je songe au Léviathan, surgi dans la pensée de Schmitt de la lecture de Hobbes. Ce Léviathan est observé dans sa dimension maritime et opposé à Béhemoth, le monstre terrestre (pour Schmitt, Hobbes s'est trompé de monstre, et pourtant de cette erreur surgit tout un système plausible d'interprétation du monde, les Juifs sans terre investissant l'univers maritime), mais aussi Caïn et Abel, Epithémée, et bien sûr le katéchon — le temps comme délai.
Schmitt tel que je découvre à travers Tristan Storme me paraît avoir une dimension presque onirique, cherchant l'explication des organisations politiques avérées dans les mythes, expliquant l'organisation politique du monde, les rapports des forces en présence et la façon de se concevoir elles-mêmes et les unes les autres comme les conséquences pratiques de mythes.
Peut-être n'aurais-je pas osé écrire cela de crainte de paraître totalement farfelue, mais j'en trouve la formulation par Taubes, ce qui me permet de me réfugier derrière une autorité:
A Plettenberg, j'eus les entretiens les plus tempétueux que j'aie jamais menés en langue allemande. Il s'agissait d'historiographie in nuce, comprimée dans l'image mythique. C'est le préjugé de la corporation que les images mythiques ou les termes mystiques soient de vagues oracles, flexibles et docilement soumis à toute volonté, tandis que le langage scientifique du positivisme aurait pris la vérité en bail. Rien ne peut être plus éloigné des états de chose réel que ce préjugé historiciste. Dans sa lutte contre l'historicisme, Carl Schmitt se savait en accord avec Walter Benjamin, ou plus exactement c'était Benjamin qui se savait en accord avec Carl Schmitt.

Jacob Taubes, En divergent accord, p.50
Et cependant, ("cependant" puisque qu'on est habitué à opposer interprétation mythologique et monde physique), Jacob Taubes ou Julien Freund insistent sur la dimension pragmatique de la pensée schmittienne: impossible quand on réfléchit sur l'organisation politique contemporaine de ne pas être aux prises avec l'actualité:
Le décisif pour moi est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait pas été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique auparavant. […] Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le teme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini.

Jacob Taubes, En divergent accord, p.96-97
et Julien Freund, dans sa préface à La notion de politique:
On n'aurait aucune peine à montrer que les ouvrages de Carl Schmitt étaient liés, au moment où il les rédigeait, à une situation politique concrète et que pour cette raison ils véhiculaient une certaine idéologie et constituaient même une prise de position dans le contexte politique de la période considérée. […] N'a-t-il pas poussé le souvi de concilier la réflexion théorique et la prise de position pratique jusqu'à s'exposer à passer aux yeux de ses adversaires pour le Kronjuriste (le juriste principal) du début du régime hitlérien? Son œuvre constitue une aventure à la fois intellectuelle et personnelle.

Julien Freund, préface à La notion de politique, p.34-35 - Calmann-Lévy 1972

* 2/
Pour valider l'hypothèse d'un marcionisme schmittienn, Tristan Storme s'oblige à vérifier pour chaque notion la façon dont Schmitt se réfère à l'Ancien et au Nouveau Testaments, et surtout la façon dont le juriste conçoit une continuité ou une rupture entre les deux. Cela permet de mettre en évidence un véhément anti-judaïsme, un anti-judaïsme davantage qu'un antisémitisme, anti-judaïsme lié à une vision du monde et surtout à une vision du temps — et non à un racisme biologique.

La véhémence de l'anti-judaïsme de Schmitt m'a causé un choc; habituée que je suis à tout ce qu'il convient de ne pas dire, je ne m'attendais pas à voir exposer aussi clairement une théorie du complot. Je ne vois pas comment on peut soutenir la thèse de la parenthèse quand on découvre que Schmitt pense une infiltration juive du monde d'après-guerre à travers les Américains.
Le juriste a l'intime conviction que, derrière l'hégémonie des États-Unis, ce sont les Juifs, les Juifs de toujours, qui refirent irruption au cœur de la nation allemande, glorieux et inusables, dans l'objectif non assumé d'enrayer la chrétienté germanique instigatrice d'un projet multipolaire pour le monde de l'après-guerre.
L'idée fixe qui tourmentera Carl Schmitt durant tout le reste de son existence à Plettenberg demeure l'image mentale d'une «infiltration» juive — une infiltration que favorisèrent amplement les États-Unis eux-mêmes dominés par l'obscurantisme juif — dans le cœur de la société allemande et dans les sphères du savoir, le peuple hébraïque ayant profité des dissensions causées au sortir de la guerre : «Lorsque, en nous-mêmes, nous nous sommes divisés, les juifs se sont sub-introduits4».

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.208-209
Les juifs sont l'ennemi, sans territoire, ils tiennent les mers, détruisent la cohésion de l'Etat, veulent l'universalisme — et donc la guerre sans merci, puisqu'il n'est plus possible (il est interdit) de penser l'ennemi. Il n'y a plus d'ennemis, il n'y a que des criminels.

Et cependant, Carl Schmitt discutera toute sa vie avec de grands philosophes juifs, et l'on ne sait ce qui étonne le plus: que Carl Schmitt accepte de discuter avec "l'étranger", "l'ennemi", ou que Jacob Taubes, après la destructions des juifs d'Europe, finisse par accepter un dialogue direct.
Nous pouvons y voir la recherche de pairs pour la discussion (car il y en a bien peu, comment refuser ceux qui sont là?), nous pouvons y lire une mise en application des théories de Schmitt: "l'ennemi" n'est pas une entité à anéantir, il est respectable, il est même possible de l'admirer pour ses réussites.
Et nous pouvons admettre que tout cela n'est pas totalement compréhensible — ni incompréhensible.


* 3/
Il est possible que la réalité (l'histoire, mais l'histoire à venir, et donc le présent) et la philosophie entretiennent les mêmes rapports que la physique et les mathématiques: on a pu constater que certains théorèmes mathématiques semblaient "inutiles" lors de leur découverte, et que ce n'était qu'avec un décalage de vingt à cinquante qu'ils trouvaient à s'appliquer en physique (les nombres complexes, les équations différentielles, etc…). Je me demande parfois si la philosophie ou plutôt le monde des idées, des penseurs — au sens lâche: toute personne manipulant des hypothèses concernant le monde, le modélisant, y compris les économistes théoriciens (Adam Schmitt ou Keynes), les sociologues (Weber,…) — ne joueraient pas le rôle d'apprentis sorciers, proposant des modèles ou des interprétations du monde que l'histoire se chargerait de mettre à l'épreuve. L'histoire ne serait que les expériences chargées de valider les théories des penseurs. Adam Schmitt aurait donné naissance à l'empire britannique, les philosophes des Lumières à la Révolution Française, Marx à l'Union soviétique, et Schmitt…
(Pourrions-nous dès lors recommander à ces messieurs une certaine prudence?)


Notes
1 : Lionel Richard parle d'une «estampille envahissante», concernant le statut d'auteur «classique» souvent reconnu à Schmitt par les spécialistes en théorie politique («Carl Schmitt, théoricien moderne?», Le magazine littéraire, n°460, janvier 2007, p.80).

2 : Suite au tournures que prit la querelle en France, certains chercheurs décidèrent de se détourner des écrits de Schmitt pour se consacrer à d'autres tâches et à d'autres auteurs.[…]

3 : A. von Harnack Marcion. L'évangile du Dieu étranger. Une monographie sur l'histoire de la fondation de l'Église catholique, p.126.

4 : «Glossarium (extraits)», p.206 (12 janvier 1950). Il s'agit là d'une des très rares allusions de Carl Schmitt à la séparation de l'Allemagne, qui, par ailleurs, n'évoque jamais ouvertement la RDA.

L'Eglise, modèle de l'Etat

Tout comme la société humaine est représentée à travers le pouvoir de l'Église, le peuple rassemblé, mais informe politiquement, est représenté par une instance trancendante et supérieure qui, d'un même geste, lui donne sa forme politique: l'État assure le passage de la voluntas — de l'unité —, au «vouloir» authentique — à la prise de décision.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.78

Fonctionnaire oblige

D'une manière analogue, il est dit à propos du grand maître justiciaire qu'il est le "miroir de la Justice" et, en tant que tel, il est placé comme maître au-dessus des autres justiciaires non seulement à cause de son titre mais aussi comme modèle "afin que les degrés inférieurs distinguent en lui les principes qu'ils doivent eux-mêmes observer".

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.256

Un Etat fondé sur la nécessité

«L'aristotélisme a engendré le machiavélisme», a déclaré plus tard Campanella, mettant au jour par cette remarque les relations les plus importantes. Car il clair qu'il avait dû y avoir une irruption du monde extérieur dans la conception madiévale du monde et qu'elle avait dû s'accompagner d'une mutation radicale de la pensée médiévale. L'apparition du législateur impérial fait surgir celle du philosophe nourri de sagesse hellénistique et arabe. On est stupéfait de voir comment, d'un seul mot, Frédéric II a transformé l'idée médiévale de l'Etat et lui a insufflé vie et dynamisme. Alors que son temps discutait encore le problème de l'origine de l'Etat terrestre, ne sachant s'il fallait la chercher en Dieu ou en Satan, dans le Bien ou le Mal, Frédéric II déclare très sobrement que la fonction du souverain a son origine dans sa nécessité naturelle. La Necessitas conçue comme puissance indépendante, à l'œuvre dans les choses, comme soumission de la nature à une loi vivante, était une idée qui procédait de la pensée d'Aristote et de ses disciples arabes. Elle constitue l'axiome nouveau que l'empereur introduit dans la philosophie politique de l'Occident médiéval afin de fonder l'Etat sur lui-même. C'est pourquoi le Liber Augustalis porte dans son préambule que les princes des nations ont été créés «par la pressante nécessité des choses elles-mêmes non moins que par l'inspiration de la Providence divine». Dans des diplômes postérieurs, il est dit d'une façon encore considérablement plus dépouillée que la Justice érige les trônes des souverains necessitate, par nécessité. Et dans le même passage, même lorsqu'il remonte à l'origine de la fonction impériale, l'empereur renonce totalement à faire intervenir quelque dessein surnaturel et insondable de la divine Providence; il se réfère simplement à la parole du Seigneur en présence d'une pièce de monnaie. Mais, plusieurs fois également, l'empereur a recouru à la «nécessité naturelle» pour faire comprendre la raison des dogmes et des institutions sacrées. Il explique par exemple le sacrement du mariage — sans préjudice de sa sainteté établie par Dieu — comme une simple «nécessité naturelle» destinée à la conservation de l'espèce humaine. Et il aprouvé très vite qu'il faisait plus de cas de la nécessité naturelle du mariage que de son caractère sacramentel en procédant à des changements révolutionnaires et en contradiction avec le dogme dans les mariages siciliens, en vue de faire naître une race meilleure en Sicile. Tout cela fut passablement lourd de conséquences. En restreignant la portée des théories bibliques et ecclésiastiques au profit des comceptions naturelles, l'Etat ne se trouva pas ramené pour autant à la force brutale du glaive, mais conduit à une dignité également spirituelle, qui était toutefois sans liens avec l'Eglise. La métaphysique, pourrait-on dire, supplantait le transcendantalisme.

Ernst Kantorowicz, ''L'Empereur Frédéric II'', p.227-228

Le temple de la Justice

Si Dieu en tant que Justice était véritablement devenu le Dieu de l'Etat au sens le plus étroit, le service judiciaire de l'empereur devait nécessairement se transformer aussi en un service religieux. Le pape Innocent III avait proclamé: "C'est Dieu qui est honoré en nous lorsque nous sommes honoré" —formule à laquelle l'empereur répliquait par celle-ci: "C'est par le culte de la Justice que les sujets servent Dieu et l'empereur et leur plaisent", ce qui ne faisait que reprendre un énoncé analogue du droit romain: "Qui vénère la Justice rend hommage à la sainteté de Dieu." Ce principe entraîne certaines conséquences dans le domaine du culte extérieur. Le titre du Liber Augustalis, qui traite du «Culte de la Justice», commence par ces mots: «Le Culte de la Justice exige le silence». Tandis que le pape et les prêtres dispensaient Dieu aux croyants en tant que grâce, à travers des mystères et des miracles, l'empereur communiquait Dieu à ses fidèles en tant que loi et norme par l'intermédiaire de ses juges et de ses juristes, qui devenaient effectivement ainsi des "prêtres de la Justice", dénomination que les rois normands avaient déjà empruntée aux Digestes romains. C'est pourquoi on parla bientôt, à très juste titre, de l'Empire comme du "temple de la Jutice", mais, qui plus est, de l'Eglise impériale, imperialis ecclesia. La cité de Justice impériale reflétait en effet jusque dans les plus petits détails la Cité de Dieu écclésiastique dont Innocent III avait établi la hiérarchie. De même qu'à partir de la plenitudo potestatis du pape, la grâce qui devait être dispensée au peuple lui parvenait par le canal des évêques et des prêtres, de même l'empereur transmettait le droit à ses sujets par l'intermédiaire de ses fonctionnaires et ses juges. Désormais une force vive, de source directement divine, traversait également le corps de l'Etat.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.217

La loi et la justice selon Frédéric II

Pour que le souverain pût retrouver la forte autorité que les rois normands avaient maintenue envers et contre tout, autorité qui se fondait surtout sur le vaste demaniium, les possessions de la couronne, il fallait annuler les événements de tente années. C'est pourquoi, dans l'édit De resignandis privilegiis, qu'il avait préparé de longue date, Frédéric déclara que toutes les donations, libéralités, confirmations de propriété et tous les privilèges des trente dernières années étaient nuls et non avenus, et ordonna à chacun de soumettre au cours des mois suivants tous les documents relatifs à des possessions autres que privées à la chancellerie impériale où ils seraient vérifiés, et renouvelés seulement dans le cas où ils seraient jugés valables. Ainsi, tous les détenteurs de territoires ou de fiefs de la couronne, de droits régaliens, de péages ou d'autres prérogatives se trouvaient déchus de leur propriété, et c'était le bon vouloir de l'empereur qui décidait souverainement si le détenteur en question pouvait conserver ou non sa propriété. De la répartition de ces propriétés, on sait peu de chose, les documents qui en faisaient état ayant précisément été détruits par la chancellerie. Les nobles, mais aussi des églises, des couvents et des villes, et même de nombreux bourgeois — dans la mesure où ils détenaient la ferme de petits péages ou jouissaient de certaines libertés — furent touchés par cette mesure. Ce qui, dans une très large proportion, déterminait la confirmation ou l'abrogation de ces privilèges étair le fait que l'empereur avait ou non précisément besoin de tel château, pays, péage ou de tel autre droit particulier pour la constitution de son Etat. Dans l'affirmative, la propriété, dont les titres avaient été soumis au regard scrutateur de la chancellerie impériale, était confisquée. Dans le cas contraire, les détenteurs de privilèges recevaient un nouveau diplôme, auquel on ajoutait cependant une formule par laquelle l'empereur se réservait la possibilité de révoquer à tout moment les droits nouvellement accordés.

La chancellerie impériale avait ainsi une vue d'ensemble précise de toutes les donations et de leur répartition, ce qui permettait aussi de prélever, quand c'était nécessaire, ce qui était indispensable à la couronne. De son côté, l'empereur pouvait au moins retirer aux individus et aux puissances qui lui déplaisaient leurs droits et leurs privilèges particuliers. En outre, la couronne — donc le roi et l'Etat, car on n'avait pas encore établi entre les deux une distinction bien nette — recouvrait ses possessions. Enfin l'empereur disposait d'un substrat légal pour toutes les actions qu'il entreprenait contre les diverses petites puissances installées en Sicile. Ce trait est lui aussi caractéristique de Frédéric qui, du même coup, n'avait pas besoin de se poser en conquérant, mais en simple exécuteur de la loi. Il souligna d'ailleurs lui-même cet aspect des choses et mit en garde ceux de ses opposants qui s'en remettaient à des moyens illégaux: ces moyens n'avaient aucune chance de succès, car il était venu pour tout remettre en l'état et restaurer la justice sous son règne.

Il est vrai que, par «justice», Frédéric entendait moins une constitutions figée que le droit de l'Etat vivant, droit qui était déterminé par les nécessités politiques et qui pouvait changer en fonction des circonstances. A l'opposé des conceptions médiévales bien connues, la justice elle-même devenait quelque chose de vivant, voire de mobile, et c'est de ce concept, qui reste à éclaircir, d'une justicia capable de mutations que procéda l'étonnant «machiavélisme» juridique de l'empereur. Ce machiavélisme mis au service de l'Etat, et non du prince, se fit jour avec une extraordinaire netteté dès la première application de la loi sur les privilèges, dont les multiples répercussions fondèrent l'ordre nouveau en Sicile.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.112-113

Bientôt la Caronie

Tout le monde s'assit, certains passèrent à la bière, d'autres restèrent au champagne, et J.C. dit :
— Quand Grijk est venu ici la dernière fois et quand j'ai vu tous les avantages qu'on avait quand on était un pays, je me suis dit : Pourquoi pas? Alors maintenant, j'ai mon propre pays moi aussi, et je suis prête à toucher les bénefs.
— Josie? dit Tiny. Ça veut dire quoi ton propre pays?
— J'ai des agences consulaires à Genève, Amsterdam, Nairobi et Tokyo, et je suis en train d'installer le bureau et l'attaché commercial ici à Washington.
Zara fronçait les sourcils comme une machine à vapeur.
— Euh, excusez-moi, dit-elle. Avec quelle armée? Qui sont tous ces gens?
— Quels gens?
— Ces agences dans toutes ces villes.
—Des boîtes aux lettres, expliqua J.C. Tout est réexpédié ici au bureau de l'attaché commercial. Vous seriez surprise par le nombre de petits pays qui traitent leurs affaires avec des boîtes aux lettres, dans tous les coins du monde.
— Non, ça ne me surprendrait pas, dit Zara. Le monde est un endroit très cher.
— Tout juste. Je n'ose même pas vous dire depuis combien de temps je fais de la vente par correspondance et, si je peux écrire des chansons, devenir chef de la police ou bien épouse par correspondance, je peux aussi devenir un pays.
Grijk demanda:
— Chicé, où il est, ce pays?
J.C. fit un geste vague, avec la main qui ne tenait pas le verre de champagne.
— Quelque part dans l'Atlantique.
— Combien d'habitants?
— Eh bien... pour être tout à fait honnête, vu qu'il y a pas vraiment d'étendue terrestre, il peut pas accueillir une grosse population. En fait, la population, c'est moi.
Dortmunder intervint:
— J.C., tu vas te faire pincer.
J.C. le regarda.
— Qui pourrait me pincer? Avec tous ces pays qu'il y a dans le monde, de plus en plus chaque jour, avec les vieux pays qui arrêtent pas de se séparer en un tas de pays indépendants de plus en plus petits, qui pourra dire que le Maylohda n'est pas un pays légitime?
— Hein? Quel nom vous avez dit? demanda Zara.
— Maylodha, répéta J.C. avant d'expliquer : avec mon accent new-yorkais, c'est comme ça que je prononce «mail order».
— Moi aussi! s'exclama Zara en riant. Et vous savez quoi? Vous êtes devant le Votskojek! Vous avez fait une demande pour entrer à l'ONU, hein?
— Evidemment. Ça fait partie de la légitimité, mais c'est un truc qui va prendre des années. Car en fait, j'ai pas réellement envie de devenir membre, c'est trop de tracas. Je serais obligée d'engager du personnel diplomatique, peut-être même de trouver une véritable île quelque part. Franchement, je préfère m'en tenir à mes bureaux consulaires et commerciaux, et à toutes mes brochures. Tenez, les voici.
Elle sortit et distribua de jolis dépliants en quadrichromie décrivant les merveilles, les attractions naturelles, la beauté des paysages, le passé glorieux et le potentiel économique du Maylohda, ancienne colonie (sous divers autres noms, évidemment) des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne et de l'Espagne.
— C'était vachement plus facile à écrire que le bouquin sur «Comment devenir détective?», dit J.C. J'ai fait appel à mon imprimeur habituel. Avec cette pub, je peux rafler des mises de fonds pour des études de rentabilité d'exploitations touristiques, de développement des ressources naturelles et des infrastructures. Je peux traiter avec les banques, les gouvernemants, les associations professionnelles, l'ONU er le FMI. C'est plus dur au début, évidemment, parce que j'existe pas encore concrètement, c'est pourquoi je voulais demander aux gars de voyager dans des pays étrangers et de m'envoyer des commandes, des trucs comme ça, mais peut-être que vous et moi, on va pouvoir faire des affaires. Vendez-moi quelque chose, ou bien achetez-moi quelque chose. Peut-être que vous seriez intéressés par un million d'exemplaires du manuel de détective, ou bien des hymnes nationaux.
L'air sombre, Grijk dit:
— Ah! si seulement fous poufiez nous acheder nos pierres.
— Oh! je me souviens de vos pierres, dit J.C. D'accord, je vous en achèterai, pas de problème.
Zara n'était jamais très loin de la méfiance. Regardant J.C. en plissant les yeux, elle demanda:
— Comment ferez-vous?
— Nous sommes une île située au dessous du niveau de la mer, expliqua J.C. Très au-dessous. Comme la Hollande, on veut étendre notre territoire, gagner des hectares sur la mer. On vous achètera vos pierres pour construire le littoral. Vous de votre côté, vous nous faites une offre, vous gonflez un peu les prix pour que je puisse me sucrer au passage; moi je rédige mon projet d'expansion du territoire, et je l'apporte à une des commissions pour le développement, peut-être même directement au FMI. On fait des études de faisabilité...
Dortmunder demanda:
— Ils ne vont jamais voir sur place?
— Ils me verront, moi, répondit J.C. Je suis enregistrée comme groupe de pression pour la défense des intérêts de maylohda, je m'en suis déjà occupée. Je leur montre des photos, je leur fait lire mon projet, je choisis les mots qu'il faut, je croise les jambes, je leur explique qu'on a presque vaincu la malaria et la fièvre tropicale, et je leur dis: «Vous êtes les bienvenus à tout moment, messieurs.» Pigé?
— Pigé, dit Dortmunder.
— Admettons que ça marche et que vous achetiez les pierres, demanda Zara. Qu'est-ce qui se passe ensuite?
— Vous livrez.
— On est un pays sans mer, fit remarquer Grijk. On a pas de badeaux.
— Parfait, dit J.C. On trouvera un pays qui a de bateaux et des problèmes économiques lui aussi. Dans la Baltique ou les Balkans par exemple. On trouvera bien un officiel qui sera ravi de traiter avec nous, et alors, la Maylohda existera forcément, vu qu'il traite déjà avec deux autres pays!
— Mais est-ce qu'ils livreront les pierres? demanda Zara.
— À un certain point précis de l'océan.
— Directement dans l'eau, comme ça?
— Qui sait? dit J.C. S'ils en livrent assez, peut-être qu'on fera vraiment une île. En tout cas, c'est un commencement.
Zara parcourut les brochures.
— C'est exactement l'impression que ça donne quand on lit ça, dit-elle.
— Évidemment.
— Mais... si vous le permettez.
— La critique constructive d'un vrai pays ne peut que nous aider, dit J.C.
— Cet emblème-là, dit Zara, c'est joli avec les lions et tout ça, mais il faudrait pas ajouter quelque chose sur le ruban en dessous?
— C'est aussi ce que je pense, renchérit Tiny. «Liberté et vérité», un machin dans ce goût-là.
— J'aime pas toutes ces devises, répondit J.C. Elles me semblent mal adaptées à la situation.
Kelp fit une suggestion:
— Et pourquoi pas la phrase des armoiries familiales de John? Hein, John? C'est comment déjà?
«Quid lucrum istic mihi est?» récita Dortmunder, avant d'expliquer à l'attention de J.C. Ça veut dire: «Où est mon intérêt là-dedans?»
J.C. sourit:
— Je peux l'utiliser?
— Avec plaisir.
— Dormunder, dit Tiny, il faut que je te pose une question.
— Ouais?
— Tu es orphelin, hein?
— Exact.
— T'as grandi dans un orphelinat à Dead Indian dans l'Illinois, pas vrai?
— Exact.
— Et c'était un orphelinat dirigé par les sœurs de la Misère éternelle au cœur de la douleur, pas vrai?
— Oui, oui, oui, dit Dortmunder. Et alors?
— Alors, qu'est-ce que tu fous avec une devise familiale?
Dortmunder le regarda d'un air hébété. Il leva les yeux au ciel et haussa les épaules.
— Je l'ai volée.

Donald Westlake, Histoire d'os, éd. Rivages, p.468 à la fin


Votre pays ne vous plaît pas ? Inventez-en un autre ! Ils s'appellent Christiania, République de Conch, Principauté de Hutt River ou de Seborga, Ladonia, Sealand, Royaume de Redonda... Ce sont des micronations, qu'une poignée de personnes ont un jour déclarées indépendantes.
[...]
La principauté de Hutt River, à 500 kilomètres de Perth en Australie, est une exploitation agricole de 75km2, proclamée indépendante en 1970. Son propriétaire, Leonard George Casley, refusait les quotas de production imposés par le gouvernement et qui risquaient de le ruiner. Il a multiplié les procès, obtenu le droit de vendre du vin sans licence, de diffuser des émissions de radio libre. Faute de sanctions réelles, il profite toujours aujourd'hui d'un flou juridique qui lui permet de ne pas payer d'impôt à l'Australie et de proposer d'enregistrer sur son territoire des banques ou des entreprises étrangères. Si le tourisme et l'agriculture assurent l'essentiel de l'économie du « pays », qui revendique un millier de résidents et 20 000 visiteurs chaque année, le « prince » Leonard a réussi un formidable coup médiatique en accueillant en 2005 Jean-Pierre Raveneau, l'inventeur français du Viralgic, un médicament contre le sida très controversé, dont Paris refuse l'autorisation de mise sur le marché. La société qui le fabrique, Pharma Concept, est désormais délocalisée à Hutt River qui lui a délivré une licence de commercialisation et l'aide à trouver des débouchés en Afrique !

C'est également un procès qui a permis à la République de Conch de naître en Floride en 1982. Dennis Wardlow, à l'époque maire de Key West, débouté après avoir porté plainte contre un contrôle de police qui avait bloqué trop longtemps l'accès à l'archipel, décrète son indépendance et se proclame premier ministre. Conch, que les États-Unis n'ont jamais reconnu, a aujourd'hui un roi, Mel Fisher, et un ambassadeur en France, Roger Hobby... diplomate à l'OCDE ! Quand on lui demande s'il prend son rôle au sérieux, cet homme de 32 ans, qui est tombé amoureux de la région alors qu'il y était en vacances en 1988, répond « moitié-moitié ». Il a décroché son poste après avoir organisé une fête à Paris en l'honneur de la République, mais il assure que la moitié des 78 000 habitants des Keys se sentent des véritables résidents de Conch et que les touristes les adorent.
[...]
Les bonnes affaires des États fantômes in Le Figaro du 10 mai 2007


Quant à ceux qui s'étonneraient de l'occurence de cet épisode [...], ils oublient que nous ne sommes pas ici dans un roman, ni soumis comme il le serait aux lois de la vraisemblance.
Renaud Camus, Journal de Travers, p.503

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