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Le concept de Dieu après Auschwitz

Rivages Poche, (1984), 1994 traduit par Philippe Ivernel.

Préalables :
1/ Kant : la théologie spéculative appartient à la raison pratique. Il est raisonnable et légitime de s'interroger sur le sens de Dieu même si aucune réponse n'est possible (vérifiable).
2/ Il s'agit du Dieu juif: Dieu unique et très bon.

La question : comment Dieu a-t-il pu laisser mourir son peuple à Auschwitz? Pourquoi n'est-il jamais intervenu?

Si l'on considère les trois attributs de Dieu, bonté, toute-puissance, intelligibilité, on s'aperçoit qu'une réponse logique n'est possible que si seuls deux attributs sont vrais simultanément:
Si Dieu est tout-puissant et bon et qu'il a laissé se produire Auschwitz, alors il est inintelligible, incompréhensible. Or la Torah, la Révélation, postule que Dieu se révèle et nous parle, que nous pouvons le comprendre à notre mesure.
Si Dieu est tout-puissant et intelligible et qu'il a laissé se produire Auschwitz, alors il n'est pas bon. Or la bonté fait partie du concept de Dieu, pour nous. (citation p.31: «La bonté, c'est-à-dire la volonté de faire le bien, est certainement indissocable de notre concept de Dieu […]). Intelligible et bon, Dieu n'est donc pas tout-puissant. S'il a laissé Auschwitz se produire, c'est qu'il ne pouvait pas l'empêcher.

Comme l'ont expliqué certains cabalistes, Dieu a retenu sa puissance (tsimtsoum) pour faire de la place à la création. Il a tout donné à l'homme, c'est maintenant à l'homme de lui donner. Dieu dépend désormais des hommes, il a besoin de notre aide, comme l'a exprimé Etty Hillesum: «[…] Vous ne pouvez nous aider, nous devons Vous aider à nous aider […]» cité en note 12 p.44)


Dans l'essai qui suit, Catherine Chalier pose alors la question suivante: « […] quelle différence existe-t-il entre la pensée d'une transcendance sans puissance et l'affirmation de son inexistence?»
Il existe une autre façon de concevoir Dieu que comme l'ultime recours contre l'horreur. Elle nous est donnée par ceux justement qui ont témoigné d'un Dieu proche jusque dans leur dénuement. Les maîtres de la Torah ont insisté sur ce Dieu au cœur du monde et non à ne trouver qu'aux limites de la science ou de la catastrophe. La responsabilité de la création pèse sur les hommes, mais ceux-ci peuvent vivre avec Dieu à leur côté s'ils sont capables de l'entendre:
En effet, le Dieu qui, selon la tradition cabaliste surtout, est avec les hommes, ne ressemble pas à une puissance qui maîtrise le cours des choses. Ce Dieu leur a dit qu'ils doivent apprendre à vivre sans cette hypothèse rassurante mais infantile, tout en leur promettant qu'ils peuvent Le rencontrer, dès maintenant, quand ils consentent à entendre Sa parole comme à eux adressée et à Lui répondre, avec cette difficulté, insurmontable pour beaucoup, que seule la réponse permet d'entendre l'appel.

Catherine Chalier, "Dieu sans puissance in Le concept de Dieu après Auschwitz, p.65

Conversations avec Kafka

Du fait de sa structure, des souvenirs, des bribes de souvenirs, le livre est parfois sentencieux, de ce fait agaçant. Mais c'est un témoignage irremplaçable, à la fois sur Kafka et sur l'atmosphère de Prague, l'Europe orientale dans l'entre-deux guerres.
Conrad et Kafka, morts la même année. Deux mondes à des années-lumières.

Il faut prier.
« […]
— Ecrire, c'est donc mentir ?
— Non. La création d'un écrivain est une condensation, une concentration. La production d'un littérateur au contraire un délayage, aboutissant à un produit excitant, qui facilite la vie inconsciente, à un narcotique.
— Et la création de l'écrivain ?
— C'est exactement le contraire. Elle réveille.
— Elle tend donc vers la religion.
— Je ne dirais pas cela. Mais à la prière, sûrement.»
Gustav Janouch Conversations avec Kafka, p.60-61, Maurice Nadeau, 1978


«L'art et la prière sont des manifestations passionnelles de la volonté. On veut surpasser et accroître le champ des possibilités normales de la volonté. L'art est, comme la prière, une main tendue dans l'obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne. Prier, c'est se jeter dans cet arc de lumière transfigurante qui va de ce qui passe à ce qui advient, c'est se fondre en lui afin de loger son infinie lumière dans le fragile petit berceau de l'existence individuelle.»
Ibid., p.61


« Le miracle et la violence ne sont que les deux pôles de l'incroyance. On gâche sa vie à attendre passivement la bonne nouvelle qui y donnera un sens et qui n'arrive jamais, précisément parce que notre attente impatiente nous ferme à elle; ou bien l'impatience nous fait écarter toute attente et noyer toute notre vie dans une orgie criminelle de feu et de sang. Et dans les deux cas, on est dans l'erreur.
— Et où est la vérité, demandai-je ?
— Elle est là », répondit immédiatement Kafka en me montrant une vieille femme agenouillée devant un petit autel, près de la sortie. «La vérité est dans la prière.»
Ibid., p.149
Deux points m'ont particulièrement impressionnée: la façon très sûre dont Kafka pressent le destin des juifs d'Europe et la variété des auteurs cités.
« Vous voyez la synagogue? Elle était dominée par tous les bâtiments qui l'entourent. Parmi ces immeubles modernes, elle est un fragment de Moyen-Âge, un corps étranger. C'est le sort de tout ce qui est juif. C'est l'origine des tensions hostiles qui constamment se condensent en réactions agressives. A mon avis, le ghetto était à l'origine un calmant souverain: le monde environnant voulait voulait isoler cet élément inconnu et, en érigeant les murs du ghetto, désamorcer la tension.»
J'interrompis Kafka: «C'était évidemment absurde. Les murs du ghetto ne firent que renforcer cette étrangeté. Les murs ont disparu, mais l'antisémitisme est resté.
— Les murs ont été déplacés vers l'intérieur, dit Kafka. La synagogue est déjà au-dessous du niveau de la rue. Mais on ira plus loin. On tentera d'écraser la synagogue, ne serait-ce qu'en anéantissant les Juifs eux-mêmes.
— Non, je ne le cois pas, m'écriai-je. Qui pourrait faire une chose pareille?»
Ibid., p.184
On notera que Janouch répond à la question au premier degré, il ne considère pas que ce soit une figure de style, une exagération: c'était donc, d'une certaine façon, envisageable (à condition bien sûr que ce fragment de mémoire ait bien été noté sur le moment, au début des années 20, et non reconstitué après la guerre, après les camps d'extermination).

Liste des auteurs cités, non exhaustive, à la volée: Trakl, Bloy, Ravachol, Francis Jammes, Döblin, Chesterton, Baudelaire, Gorki, Sade (Sade, en 1924 à Prague?), Poe, Kleist («[Les nouvelles de Kleist] sont la racine de la littérature allemande moderne» p.218), Whitman, Wilde, Dickens, Flaubert.

La foi de Jonas et d'Arendt

Nous eûmes par la suite une conversation que je n'ai jamais oubliée. Nous passions la soirée chez elle, Lore et moi, avec Mary McCarthy et une amie à elle qui vivait à Rome, catholique croyante comme il apparut bientôt. Elle s'intéressait vivement à moi et me provoqua en me demandant à brûle-pourpoint: «Croyez-vous en dieu?» On ne m'avait jamais posé la question de manière aussi directe — et cela venant d'une presque étrangère! Je la considérai d'abord perplexe, je réfléchis puis dis — à ma propre surprise: «Oui!» Hannah [Arendt] sursauta — je me souviens de son regard presque épouvanté sur moi. «Vraiment?» Et je répliquai: «Oui. Finalement oui. Quel qu'en soit le sens, la réponse "oui" se rapproche plus de la vérité que le "non".» Peu de temps après je me trouvais seul avec Hannah. La conversation revint sur dieu et elle déclara: «Je n'ai jamais douté d'un dieu personnel.» Sur quoi je dis: «Mais Hannah, je ne le savais pas du tout! Et je ne comprends pas pourquoi, l'autre soir, tu as eu l'air tellement stupéfaite.» Elle répondit: «J'étais très ébranlée d'entendre cela de ta bouche, car je ne l'aurais jamais pensé.» Ainsi nous nous étions surpris l'un l'autre par cet aveu.

Hans Jonas, Souvenirs, p.259

Imprudence anglicane

Début de la quatrième de couverture de l'autobiographie de John Henry Newman par le cardinal Jean Honoré :
1864. Newman est seul, ignoré, presque dédaigné dans l'Eglise catholique qu'il a rejointe vingt ans plus tôt. Profitant de ces circonstances, un intellectuel anglican, Charles Kingsley, défie l'acien leader du Mouvement d'Oxford en mettant en cause l'honnêteté intellectuelle de sa conversion. Kingsley croyait enterrer un moribond. En réalité il venait de réveiller un lion.

Jean Honoré, liminaire à Apologia pro vita sua de John Henry Newman, quatrième de couverture, Ad Solem, Genève 2008

Agir au risque de l'erreur

28 mars 1934 en Allemagne. Bonhoeffer écrit :
«Mon cher Henriod !

J'aurais beaucoup aimé discuter de nouveau de la situation actuelle avec toi, puisque la lenteur de la risposte œcuménique commence à mes yeux à friser l'irresponsabilité. Il faudra bien prendre une décision à un moment, il n'est pas bon d'attendre indéfiniment un signe du ciel qui viendrait résoudre le problème sans aucun trouble. Le Mouvement Œcuménique doit lui aussi prendre position, quitte à se tromper, comme tout être humain. Mais que la peur de se tromper les pousse à tergiverser et à se dérober alors que d'autres, nos frères en Allemagne, sont obligés de prendre des décisions infiniment plus difficiles tous les jours, me semble aller à l'encontre de l'amour. Retarder une prise de décision ou ne pas en prendre est un plus grand péché que de prendre de mauvaises décisions guidées par la foi et l'amour. […] Dans le cas qui nous préoccupe, c'est maintenant ou jamais. "Trop tard" mènera à "jamais". Si le Mouvement Œcuménique ne le comprend pas, et s'il n'y a personne d'assez violent pour s'emparer du Royaume de Dieu par la force (Matthieu 11,12), alors le Mouvement Œcuménique ne sera pas l'Eglise, il ne sera plus qu'une association inutile dans laquelle on prononce de beaux discours. "Si vous ne croyez pas, vous ne serez pas établis" (Esaïe, 7,9). Croire revient à prendre des décisions. Peut-on avoir des doutes quant à la nature de la décision à prendre? Pour ce qui est de l'Allemagne d'aujourd'hui, il s'agi de la Confession de foi pour le Mouvement Œcuménique. Nous devons nous débarrasser de notre peur du monde, la cause du Christ est en jeu. Nous trouvera-t-il endormis? […] Le Christ nous observe et se demande s'il y a encore une personne qui proclame sa foi en Lui.»

Eric Metaxas, Bonhoeffer : pasteur, martyr, prophète, espion, p.280, éd. Première Partie, Paris 2014


Pour comprendre de façon intuitive le combat des nazis contre la chrétienté, voir ce lien :
Said the Nazi propagandist Friedrich Rehm in 1937:
«We cannot accept that a German Christmas tree has anything to do with a crib in a manger in Bethlehem. It is inconceivable for us that Christmas and all its deep soulful content is the product of an oriental religion.»

Selon les propos du propagandiste Friedrich Rehm en 1937:
«Nous ne pouvons accepter qu'un arbre de Noël allemand ait quoi que ce soit à voir avec un berceau dans une mangeoire à Bethléem. Il est inconcevable pour nous que Noël et tout son profond message spirituel soit le produit d'une religion orientale.»

Gide et la foi

Pour M.Pic.

C'est d'une curieuse manière que le Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— «Ici, André Gide.»
Etonnement. Insistance.
— «Puis-je venir vous voir, mon Père? C'est pour une consultation grave et urgente.»
Dans une interview, le 24 décembre 1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:

«Vous confier l'objet précis de sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci: André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au camp de condentration une personne menacée. Le moyen comportait de sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule… gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas. Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup!…
Ce jour-là, nous devînmes amis…»

Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres:

«Longue entrevue avec André Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits catholiques… qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent… Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]…, de X. qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses insuccès… de Valéry, des fils de Valéry… François serait remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses autrement, c'est de l'égoïsme… Vouloir satisfaire à un besoin…
Nous nous quittons très sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur.»

En septembre 1947, à Paris, le Père note encore:

«Vu longuement Gide, chez lui… Sujet religieux, tout de suite… Je lui dis: «Sans un au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde.» Il me répond: «Il dépends de nous qu'elle ne le soit pas», ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de Roger…»

Quand Gide est malade à Nice, à la clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18 octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. «Longues confidences très intimes, de Gide.» Quelques jours après, Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs!

Leurs amis communs notent avec amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au téléphone: même accent, même manière d'appuyer sur les syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre, Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de sympathie, de séduction.

Le Père s'amusait beaucoup de ces ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les séparait.
Au cours de l'interview dont il a été question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide:

«Je sais ce qu'on peut reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommader à la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité, peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense que c'est fini… Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé définitivement dans son choix: incroyant et athée. Mais à l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme à Dieu: je crois éperdument à la Miséricorde.»

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232

Coeur, raison, conscience

Premier stade : primauté au cœur, de bonne foi.
Cependant, avec l'âge, l'expérience, la connaissance, il apparaît que la raison doit primer sur le cœur (ce qui transparaît dans «l'enfer est pavé de bonnes intentions», par exemple (ce qui rend si dangereuse cette manie de légiférer en réaction à l'émotion)). Ce faisant, les choix pourront paraître "durs", manquant de douceur. Ce sont des choix privilégiant la raison, donc le long terme.
(Oui, je généralise quelque chose qui paraît ne concerner que la foi. Mais Valensin est jésuite, il est dans l'application perpétuelle du "discernement" qui va permettre de choisir l'action adéquate pour "une plus grande gloire de Dieu"; ou plus simplement, pour les athées, pour plus de justice et de rectitude).
Moi aussi, j'ai dit: si l'on croit, la logique est de tout laisser, etc. Et c'est le raisonnement du cœur, lequel n'est pas mauvais. Le raisonnement de la Raison est différent: si l'on croit, la logique est de faire la volonté de Dieu. Entre le cœur et la Raison, on ne peut être approuvé de donner la préférence au cœur (en cas de conflit) qu'à une condition: c'est de ne pas se rendre compte de la faute que l'on commet; elle devient alors le contraire d'une faute et Dieu accepte ce qu'on lui offre. Mais pour celui qui à compris la suprématie absolue de la Raison, celle-ci étant entendue au sens le plus large du mot, il n'y a pas d'hésitation possible: le cœur doit aimer ce que veut la Raison; en dehors de là, il n'y a plus de sentiment, mais du sentimentalisme.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Quelques pages plus loin, Valensin s'en prend à la recherche de preuves métaphysiques de Dieu.
Supposons-le [un enfant] éveillé comme intelligence et réclamant une preuve métaphysique: étant donné son bagage philosophique, il ne peut être question de lui administrer un argument savant; on lui dira simplement que le monde n'a pas pu se faire tout seul. Le voilà satisfait; c'est bien; mais fier aussi: et c'est ridicule ou navrant. Il se compare aux autres qui n'ont pour eux que leur conscience; lui, il croit avoir avec lui sa Raison. Mais combien de temps cela va-t-il durer?

Arrivé en classe de philo, il s'aperçoit que la peuve sur laquelle il s'appuyait est un peu simpliste… Il cherche quelque chose de plus rigoureux; mais comme les exigences de rigueur croissent avec la culture, il faut attendre que sa formation soit achevée pour que son choix soit définitif. Bienheureux, encore, s'il tombe sur les bonnes preuves! Et s'il rate les vraies preuves, les preuves satisfaisantes; si, de ce fait, il reste en détresse, tant pis pour lui! C'est à soi-même qu'il doit s'en prendre. Dans une question tragique sérieuse, de vie ou de mort, où il joue tout, alors qu'on ne lui demandait qu'être «une conscience», il a voulu être «un cerveau»; mais le salut est promis aux justes et non pas aux savants.

Ibid, p.236-237
La décision droite se trouve donc dans la conscience par-delà la Raison, d'où la hiérarchie cœur < Raison < conscience. Le mystère, c'est que cette conscience, cet instinct du bien et du mal, est présente dès le début chez l'enfant; c'est la Raison qui aura tendance à vouloir l'étouffer. La conscience n'est pas le cœur, elle n'est pas guidée par l'apitoiement ou la compassion, mais par la justice.
Ces lignes de Valensin datent de 1931. Comment ne pas penser à la montée de l'hitlérisme, aux mesures d'euthanasie contre les handicapés sous prétexte de pitié ou de calcul rationnel?

La légende de Sainte Patère

Pour Guillaume.
Or, un temps que je crois pouvoir situer aux environs de 1350, un prêtre séculier dont la postérité ne nous a point léguer le patronyme, faisait retraite en cette île durant la belle saison. Robinson d'avant la lettre, il vivait chichement dans une cahute par lui construite, et s'adonnait à de profondes et sévères méditations. Il ne dédaignait point, lorsque le temps était chaud, de s'aller livrer, dans les eaux de la rivière, à de dévotes ablutions. Peu d'humains vivaient en ce lieu ; et le prêtre à l'âme pure, n'ayant rien à cacher au Créateur, se baignait dans le plus simple appareil, en gardant toutefois, suprême déférence, son chapeau.
Des ronces, des broussailles formaient de touffus promontoires, et les rives de l'île étaient ainsi bordées de criques charmantes où l'on se sentait chez soi, dans l'intimité confiante des premiers âges.

Un jour, le prêtre s'aventura un peu plus loin que n'eût dû lui permettre le rideau de feuillage. Il n'avait de l'eau que jusqu'à mi-cuisses. Et là, il se trouva nez à nez, si l'on peut ainsi dire, avec deux adorables naïades - comme si Ève eût eu une sœur jumelle. La surprise immobilisa, pour un temps, nos sirènes. Peut-être aussi je ne sais quelle curiosité... Les voies du Seigneur sont impénétrables. Cette vision à lui offerte n'était-elle point l'une des tentations contre quoi l'Évangile nous met en garde ?

Deux soucis assaillirent l'esprit du prêtre : celui de déférer aux liminaires préceptes de pudeur : celui aussi d'implorer Dieu qu'il ne le laissât point succomber et délivrât son esprit de tous ses désirs impurs.
Fortement troublé, il ôta son chapeau, qu'il plaça où le lui commandaient d'éternels principes, joignit les mains au-dessus de sa tête, et en toute humilité récita : Pater noster qui es in cœlis
Alors s'accomplit le miracle : ô l'ineffable vigilance du Seigneur omniprésent ! Le chapeau resta en place. Adveniat regnum tuum…

La merveilleuse action du Pater prononcé en d'aussi dramatiques circonstances confirma notre prêtre dans ses édifiantes convictions.
Dans l'île même, il bâtit, de ses mains, une chapelle dont il orna le fronton d'un visage féminin rayonnant de divine pureté. Et la chapelle fut dédiée à «Sainte Patère». Nul ne lui tint rigueur d'avoir improvisé, à l'intention de Sainte Nitouche, une sœur cadette…

Chez les Élus aussi, il doit y avoir une «Compagnie Hors-Rang»…
J'ai retrouvé, jusque dans les grimoires de la fin du XVIe siècle, mention des vestiges de la chapelle «Sainte-Patère». J'éprouve pour la petite sainte une tendre vénération. Vers elle vont mes pensées, chaque fois que j'accroche mon imperméable.

Jacques Yonnet, Rue des Maléfices, p.139 (Phébus, 1987)

Le saut

L'eschaton, milieu entre Dieu et le monde, se dévoile d'en haut pour le théiste transcendant, et il se dévoile d'en bas pour l'athée matérialiste. De l'un et de l'autre lieu, il faut faire le saut. D'en haut, dans l'absurde; d'en bas, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.

Jacob Taubes, Escathologie occidentale, p.7 (éditions de l'éclat)

Sainte Thérèse et les casseroles

— Bref, les parents furieux sont venus en délégation manifester auprès de notre chère Adélaïde. Ils se sont fait recevoir. Tu ne devineras jamais quelle botte secrète elle leur a envoyée: "Dieu est parmi les casseroles", recta!

— Hein! C'est dans l'Évangile?

— Non, mais c'est aussi bien, c'est sainte Thérèse qui nous a pondu ça un jour de livraison du Saint-Esprit. Pas la céleste rosière, l'autre: sainte Thérèse d'Avila. Adélaïde a ajouté que "s'ils osaient contester les enseignements d'un docteur de l'Église, qu'ils osent aussi s'avouer luthériens puisqu'ils l'étaient de fait".

— Et qu'est-ce qu'ils ont dit?

— Que c'était elle qui avait besoin d'un docteur… C'était maladroit.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.78

L'ange et le réservoir de liquide à freins par Alix de Saint-André

Cela ressemble un peu à un roman policier, à un roman sur l'enfance, à une ode à la Loire, à une critique de Vatican II qui serait moins une critique que la description de l'accueil des réformes par les fidèles, le clergé et les congrégations religieuses (la réception de Vatican II). Ce n'est ni amer ni nostalgique, ce n'est ni lourd (comme peut l'être une charge systématique) ni même véritablement moqueur, mais plein d'humour, et pour reprendre le mot de Barthes, bienveillant.

Un livre pour les amoureux de la Loire et du ciel au-dessus de la Loire, et pour ceux qui n'ont pas tout à fait abandonné l'espoir de voir un jour un ange.

L'énigme :
Affaire du meurtre de Mère Adélaïde et de sœur Marie-Claire (souligné trois fois).
Suspects vivants: les Francs-Maçons, les Communistes, les Protestants, et les gens du lycée (en rouge).
Suspecte morte: sœur Marie-Claire (en noir).
Résolution abandonnée: interroger les témoins Marchand (absent) et Périgault (bec-de-lièvre), de toute façon Saulnier Henri nous a tout dit (en vert).
Résolution adoptée: interroger les Protestants, les Communistes et les gens du lycée. Moyen: leur vendre des coupons pour le Sahel (en bleu).
Problème n°1: Marie-Claire. A) Aurait-elle voulu tuer Adélaïde sachant qu'elle y risquait sa vie? B) Pourquoi faisait-elle mine d'apprendre à conduire? (en noir).
Problème n°2: Les Francs-Maçons. Qui sont-ils? Où et comment les trouve-t-on? (souligné).

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.92
La Loire :
Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu’il arrive, que Dieu les aime d’un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu’on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie.
Ibid, p.12
J'aime ce ciel sous deux espèces, comme le temps et l'amour. Et encore :
La Loire, fleuve des rois de France, débordait comme le Nil des pharaons dorés, avec une lenteur majestueuse. Les gens qui croient la connaître disent que c'est une traîtresse. C'est faux. La Loire est franche, mais farouche; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu'on l'aime — mais seulement d'amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d'ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d'engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu'elle charriera ju'à la mer avec les rats et les chats crevés. Ça demande une science et une patience infinie, comme de jouer à la boule de fort. Dieu merci, on avait su la prévoir, et toutes les bêtes étaient encore sur le coteau? Parce qu'elle est finaude et fantasque, en plus, la belle ogresse, et ses victimes se comptent par colonies de vacances entières.
Ibid, p.112
Des descriptions popularisées par La vie est un long fleuve tranquille, mais qui ici ne sont qu'un constat, la tentative de montrer comment les prêtres de bonne volonté tentèrent d'imaginer et d'appliquer Vatican II de leur mieux — en en faisant trop, naturellement. (Il n'y eut pas de retour):
À la fin de cette épreuve, Monsieur l'archiprêtre dit sur le ton de monsieur Loyal: Première station: Jésus condamné à mort. Les scouts recommencèrent à gratter (c'était encore en Do majeur, très allegretto)
Le premier qui dit la vé-ri-té
Il doit être exé-tchoung, tchoung-cuté (bis)

Par dessus les banderolles bringuebalantes de la Miséricorde, la tête de Séraphin émergea d'un col romain. En tenue de clergyman, il avait, comme l'archiprêtre, une grand étiquette pendue sur la poitrine: "Jésus-Martin-Luther-King". Des chaînes de papier kraft, comme ces guirlandes qu'on fait pour Noël dans les maternelles, lui entravaient les pieds. Ses mains étaient attachées par une ficelle dont chaque exrémité était tenue par un enfant de chœur déguisé en soldat avec une veste de treillis dont les manches, trop longues, avaient été retournées. L'un avait un vrai casque de vrai soldat qui lui tombait sur le nez, l'autre un casque d'Astérix en plastique, trop petit, et qui ne battait plus que d'une aile.
Ibid, p.172-173
Et des remarques plus discrètes (Stella, quatorze ans, est élevée par ses vieilles tantes):
En prenant l'enveloppe de papier bulle, cachetée, où le nom et l'adresse étaient écrits au stylo-bille, Stella soupira, heurtée par cette triple grossièreté. Et c'était prof…
Ibid, p.225
Les causes de cette déliquescence sont résumées en une phrase:
Elles étaient quatre, et Mère Adélaïde qui n'ignorait rien le savait très bien, à avoir redoublé leur sixième, dont Hélène, par force, et Stella par faiblesse. Quatre à avoir bénéficié un an de l'enseignement de l'ancien catéchisme, du latin et des mathématiques traditionnelles, ces trois piliers de la sagesse disparus d'un coup sous les effets conjugués, quoique non concertés, d'Edgar Faure, de Mai 68 et du Concile.
Ibid, p.261
Ce n'est pas un roman à thèse, et les citations ci-dessus, pittoresques, donnent une mauvaise idée de l'ensemble (mais donner une idée juste serait beaucoup plus long…): c'est l'histoire d'une petite fille un peu seule qui ne sait pas clairement qu'elle est malheureuse même si elle en connaît les causes, qui enquête dans une école catholique en interprétant tous les indices de travers.

La Loire

La légende veut que René Ier d'Anjou, Roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, peintre et poète, fût en son "doux castel d'amour" de Saumur à peindre une bartavelle quand on vint lui rapporter que Louis XI, ce madré, bataillait encore pour lui piquer son beau duché d'Anjou. Ajoutant une dernière nuance d'ocre à l'aile de sa perdrix rouge, celui qu'on appelle ici le Bon Roi René se souvint alors qu'il était comte de Provence, que c'était aussi là une bien aimable contrée, et qu'elle lui manquait beaucoup. Il acheva son tableau, serra ses pinceaux, et fut s'y installer le reste de son âge avec la dame de son cœur, la délicieuse Jeanne de Laval, sa seconde épouse. Pour les gens des bords de Loire, le Bon Roi René demeure un vrai héros, et ils chérissent sa mémoire; la terre ne vaut pas qu'on se batte pour elle.

Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu'il arrive, que Dieu les aime d'un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu'on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie. C'est la seule cause pour laquelle ils acceptent qu'on les égorge de siècle en siècle, la seule patrie qui leur fasse prendre les armes sans renâcler. Dans les temps anciens, ils se sont poursuivis par bandes pour les vraies-fausses reliques de saint Florent à travers la forêt de Bagneux, affaire encore mal élucidée; une autre fois, ils ont fracturé les vitraux de l'église de Candes pour s'entre-voler le corps à peine froid de saint Martin; plus tard encore, le fleuve a charroyé par centaines cadavres de huguenots, cadavres de catholiques, cadavres de Blancs massacrés par des Bleus... Et certains soirs, quand la Loire se maquille très rouge, plus rouge que le soleil lui-même, les gens si paisibles qui peuplent ses rives se taisent un moment pour la regarder présenter aux cieux le sang de leurs aïeux martyrs dans l'ostensoir de son sable d'or blanc.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.12-13 (prologue)

Une époque de transition

Frédéric II a souvent été qualifié de philosophe des Lumières. Il était à coup sûr l'homme qui, en son temps, possédait les dons les plus divers; en outre, il était sans doute le plus savant de son époque, c'était un dialecticien et un philosophe formé non seulement par la scolastique et le savoir hérité des Romains mais aussi dans la pensée d'Aristote, d'Avicenne et d'Averroès. Rompre toutes les entraves à la liberté ressenties comme des contraintes antinaturelles, ce mot d'ordre de toute la philosophie des Lumières se manifeste dans la pensée politique de l'empereur sous la forme de la Necessitas, de la nature inévitable des choses elles-mêmes qui tissent les fils du destin selon la loi des causes et des effets. Il est à peine besoin de souligner le caractère révolutionnaire d'une telle doctrine. Aussi longtemps qu'on croyait au miracle comme à la seule force capable de préserver et de renouveler le monde, on pouvait abolir la causalité au profit du providentiel et expliquer les conséquences naturelles comme des interventions providentielles. On aurait pu penser autremement, mais on ne le voulait pas, on n'attachait aucune importance aux autres choses et le Dieu que l'on cherchait et dans lequel on avait foi se révélait dans le miracle de la Grâce et non dans la loi de la cause et de l'effet. Aussi longtemps que le miracle prévalut et que les liaisons causales des choses elles-mêmes disparurent derrière lui, on ne pouvait percevoir la destinée humaine. L'existence la plus chargée d'événements était alors miraculeuse et pareille à un conte de fées, mais jamais elle n'avait un caractère fatal, jamais elle n'était régie par sa propre loi, jamais elle n'était «démonique».

La doctrine de la Necessitas était donc «éclairée» dans la mesure où, reconnaissant les lois naturelles inhérentes aux choses, elle brisait la suprématie de surnaturel magique. En ce sens, Frédéric II, qui explora les lois de la nature et de la vie, le vir inquisitor, pour reprendre les termes de son propre fils, fut un philosophe des Lumières ou, plus exactement, il agit comme tel en mettant sur le même plan connaissance des choses et magie. Car, bien qu'il eût commencé à faire disparaître les miracles, les sortilèges et les mythes, ne fût-ce qu'en les utilisant et en les réalisant, et même en en créant de nouveaux, il ne détruisit pas pour autant le miraculeux mais se borna à lui juxtaposer un savoir. C'est ainsi qu'il favorisa l'avènement de l'une de ces très rares et incomparables époques de transition où toutes choses existent à la fois ensemble et individuellement, où mythe et clairvoyance, foi et connaissance, miracle et réglementation se confirment mutuellement tout en se combattant, collaborent tout en s'opposant. Telle fut l'atmosphère spirituelle dans laquelle vécut Frédéric II — étonnament savante tout en étant par quelque point presque naïve, à la fois hantée de visions cosmiques et d'un réalisme solide comme la pierre, monde dépouillé, dur et passionné à la fois. Ce fut aussi l'air que respira Dante.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.229-230

Foi et philosophie

Vous avez même réussi à réchauffer et à adoucir mon cœur froid et dur — spécialement par le chapitre 41 où vous me rendez accessible votre message en révélant les sources de choses comme quelques smirot d'erev shabbat [hymnes de la veille du shabbat] que j'avais coutume de chanter enfant dans l'ignorance totale de leur «arrière-plan». J'ai compris peut-être pour la première fois l'attrait infini exercé par ce monde profond et riche, votre domaine, qui unit de manière énigmatique et indissoluble l'universel et le particulier l'humain et le juif — qui dépasse tout moralisme et esprit de condamnation, sans se perdre dans l'esthétisme ou quelque chose de semblable. Vous êtes un homme béni pour avoir réalisé une harmonie entre l'esprit et le cœur à un un si haut niveau et vous êtes une bénédiction pour tout Juif vivant aujourd'hui. En conséquence, vous avez le droit et le devoir de parler haut. Malheureusement, je suis congénitalement incapable de vous suivre — ou si vous voulez, moi aussi j'ai juré à un drapeau, le serment au drapeau étant (dans le splendide latin arabique créé par certains de nos ancêtres, qui semblerait à Cicéron in ultimatate turpitudinis [le comble de la honte]): moriatur anima mea mortem philosophorum [que mon âme meure de la mort des philosophes!] Je comprends pourquoi la pensée des philosophes vous apparaît pauvre, étroite et stérile. Car si ce que vous dites explicitement à leur sujet n'est pas tout à fait adéquat (voir p.133 [tr. fr. 117-118] — comment Rambam aurait-il pu avoir examiné en détail l'opinion «pessimiste» de Razi si le mal n'était pas «réel»; comment la providence en tant que rétribution serait-elle possible si le mal n'était pas «réel»), il est en effet vrai que la philosophie est, en tant que telle, au-delà de la souffrance, plus parente de la comédie que de la tragédie, du côté du moshav letzim2 [où se retrouvent habituellement les moqueurs]. Mais c'est peut-être là un point mineur. La seule difficulté que j'ai encore concerne la vérité. Cette difficulté est dissimulée, je le soupçonne, par les mots «mythe» et «symbole»: il se peut que certaines choses ne puissent être convenablement exprimées que de manière mythique ou symbolique, mais cela présuppose tout d'abord une vérité non mythique et non symbolique. Vous-même, je suppose, ne diriez pas que l'affirmation «Dieu est » est un mythe, ou que Dieu est un symbole.

Leo Strauss à Gershom Scholem, Cabale et philosophie le 22 novembre 1960 (correspondance), p.101 à 103


Note
1: de La Kabbale et la symbolique.
2: voir Psaume I, verset I.

Cabale et philosophie

Le livre de Gershom Scholem que je voulais emprunter n'était pas disponible (inondation des réserves de la bibliothèque... Ça fait peur). Je suis repartie avec Cabale et philosophie, correspondance entre Scholem et Léo Strauss, de 1933 à 1973 (ce que ne disait pas le titre). A croire que dernièrement je suis condamnée aux correspondances.

Il manque le début, le récit de leur rencontre, les raisons de leur rapprochement assez improbable vu leurs objets d'étude respectifs. Une interrogation les unit, "qu'est-ce qu'être juif?" (et quelle âme acorder au sionisme?) (mais cela nous est davantage expliqué par l'introduction que par la lecture de la correspondance elle-même), mais aussi la passion d'une même rigueur, d'une même intransigeance dans l'étude.
Les premières lettres échangées nous montrent Strauss compter sur Scholem pour appuyer sa candidature à l'université de Jérusalem. Cependant, Strauss ne cache pas ses opinions, comme nous l'apprend une note de bas de page:

Dans une lettre du 29 mars 1935 à Walter Benjamin, Scholem écrit: «Ces jours-ci, à l'occasion de la célébration de la naissance de Maïmonide, paraît chez Schocken un livre de Leo Strauss (pour qui je me suis donné beaucoup de mal afin qu'il soit nommé à Jérusalem), lequel (avec un courage admirable pour un auteur que tous doivent considérer comme candidat pour Jérusalem) commence par une profession d'athéisme ouverte et argumentée de manière détaillée (bien que complètement folle), déclarant que l'athéisme est le principal mot d'ordre juif!... j'admire cette moralité et je déplore le suicide évidemment conscient et délibéré d'un esprit aussi brillant.»
Ibid., note en bas de la page 37

«J'admire et je déplore...»



Le reste de la correspondance est un réel plaisir et une petite déception. Petite déception, parce que c'est surtout Strauss qui écrit: lecteur attentif de Scholem, il pose des questions précises, et nous, lecteurs avides, nous attendons les réponses: Scholem expliquant Scholem, quelle promesse... mais les réponses manquent, et nous restons sur notre faim. Réel plaisir, parce que deux esprits communiquent vite, rapidement, sachant si exactement de quoi ils parlent qu'ils se permettent d'être allusifs sans même s'en apercevoir. Jugement sur Spinoza ("ce vieil apostat"), sur Buber ("ce parfumeur"), sur Heidegger ("une âme kitsch"), philosophie et nihilisme, définition du romantisme... La vivacité et les jugements tranchés se mêlent et je sais qu'il va me falloir acheter ce livre qui me manque déjà.

Je prends comme exemple des questions de Strauss sa lettre sans doute la plus difficile concernant "l'un des textes les plus énigmatiques de Scholem" (la note est du traducteur):

Chicago, le 23 mars 1959 [en anglais]
Cher Scholem,
Vous semblez penser, et je crois avec raison, que le temps est désormais venu de laisser la chatte — ou plutôt ses dix chatons invisibles — sortir de votre sac de vieux sorcier. J'aime les auras et les ronrons imperceptibles de ceux que j'ai pu voir, mais ils ne se sentent pas bien avec moi parce que je ne sais pas comment les nourrir, et même si je le savais, je suis presque sûr que je ne pourrais pas obtenir la nourriture convenable pour eux. Je me trouve parfaitement bien avec eux parce que les chiens et les lièvres qui sont mes maîtres m'avaient déjà enseigné les choses stimulantes avec lesquelles vos chatons tentent de me taquiner.
Où des gens comme moi doivent-ils commencer pour comprendre? Quel est le terrain commun possible qui vous apparaît nécessairement comme totalement «élémentaire» au sens où Scherlock Holmes emploie ce terme? «Ils désiraient une transfiguration (Verklaerung) mystique du peuple juif et de la vie juive.» «La Torah est le milieu dans lequel tous les êtres savent ce qu'ils savent.» Quel est le statut de la prémisse juive dans la mystique juive par rapport aux prémisses différentes des autres mystiques? la remarque faite au bas de la page 214 et en haut de la page 215 est-elle censée être la réponse[1]? Cela ne serait guère suffisant. Ou pour dire autrement la même chose, qu'est-ce qui donne la certitude qu'un Qui, en tant que disctinct d'un Quoi, est «le dernier mot de toute théorie»?
Question de pure information: qu'est-ce que le «nominalisme mystique»?
Avec affection et gratitude,
Leo Strauss

Exemple d'une remarque affectueuse et taquine de Scholem:

Je vois que vous êtes parti pour écrire un commentaire complet de tous les classiques de la philosophie politique, que je suppose n'être pas trop nombreux à vos yeux.
Gersholm Scholem, le 12 juin 1964

Les lettres de la fin: Leo Strauss, malade, considère la mort en face:

Mais il semble que je sois au premier rang de ceux qui doivent sauter dans la fosse [Grube] (dans la tombe [Grab] ou s'en approcher de beaucoup. J'aurais aimé terminer ceci ou cela, mais ce n'est qu'un faux prétexte.
Leo Strauss, le 21 septembre 1973

Dieu ou pas Dieu? En attendant, travailler jusqu'au bout, alors que Strauss fatigué écrit désormais de façon quasi illisible...

Néanmoins, j'ai terminé un essai sur Par delà bien et mal, un autre sur «les dieux chers à Thucydide» et encore un autre sur L'Anabase de Xénophon[2]. Assez apiquorsic [mécréant], mais j'ai le sentiment que le Boss ne me condamnera pas **[3][parce qu'il est un Dieu miséricordieux] et qu'il sait mieux que nous quel genre d'êtres sont nécessaires pour faire du ** un ** [pour faire du monde un monde.]
Leo Strauss, le 30 septembre 1973

Et la dernière question de Gersholm Scholem à Mme Strauss après la mort de son mari me paraît la plus émouvante des questions, la seule qui vale et prouve l'attachement et l'intérêt réels portés à un ami philosophe ou écrivain:

Avez-vous pris une décision sur ce qu'il adviendra de ses manuscrits?
Gersholm Scholem, 13 décembre 1973



Notes

[1] Strauss évoque ici l'un des textes les plus énimagtiques de Scholem, paru en 1958 dans un volume en hommage à Daniel Brody:«Dix proposition anhistoriques sur la cabale», tr. fr. J.-M. Mandosio, dans David Biale;Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, cit. D'où l'allusion aux «dix chatons invisibles» que Scholem laisse sortir de son «sac de vieux sorcier». Les phrasees entre guillemets sont d'ailleurs extraites de ce texte. la remarque faite au bas de la page 214 correspond à la neuvième proposition: «Les totalités ne sont transmissibles que de manière occulte. On peut évoquer le nom de Dieu, mais nn le prononcer. Car c'est seulement en ce qu'elle a de fragmentaire que la langue peut être parlée. la "vraie" langue ne peut pas être parlée, pas plus que ne peut être accompli le concret absolu.»

[2] réunis en français sous le titre Etude de philosophie platonicienne, éditions Belin, 1992

[3] J'indique ainsi des mots en hébreu.

Un pape chrétien

Dédié à quelques amis FB.

Mon attention fut, très simplement et sans équivoque, attirées sur elles [deux questions] par une femme de chambre romaine: «Madame, me dit-elle, ce pape [Jean XXIII] était un vrai chrétien. Comment est-ce possible? Comment peut-il se faire qu'un vrai chrétien aient pu s'asseoir sur le siège de saint Pierre? Ne fallait-il pas qu'il soit d'abord ordonné évêque, et archevêque et cardinal, avant d'être finalement élu pape? Quelqu'un a-t-il conscience de qui il était?» Eh bien, la réponse à la dernière de ces trois questions semble devoir être: «Non.»

[...] Bien sûr, l'Eglise avait prêché l' imitatio Christi pendant près de deux cents ans, et nul ne sait combien de curés de paroisse, combien de moine, obscurs au travers des siècles, ont pu dire comme le jeune Roncalli: «Lors ceci est mon modèle: Jésus-Christ» — tout en sachant parfaitement bien, même à dix-huit ans, que «ressembler au bon Jésus» signifiait être «traité de fou»: «On dit et l'on croit que je suis un naïf. Je le suis peut-être, mais mon amour-propre ne voudrait pas le croire. Et c'est là l'intérêt du jeu.» Mais l'Eglise est une institution, et surtout depuis la Contre-Réforme, plus soucieuse du maintien du dogme que de la simplicité de la foi, elle n'ouvrait pas la carrière ecclésiastique aux hommes qui avaient pris à la lettre l'invitation: «Suis-moi.» Non qu'elle eût consciemment craint les éléments clairement anarchiques d'un genre de vie purement et authentiquement chrétien; elle aurait simplement pensé que «souffrir et être méprisé pour le Christ et avec le Christ» était de mauvaise politique. Et c'était là ce que Roncalli voulait avec passion et enthousiasme, citant les paroles de saint Jean de la Croix encore et toujours. [...]

La répugnance de l'Eglise à confier des charges élevées aux rares personnes dont l'unique ambition fut d'imiter Jésus de Nazareth n'est pas difficile à comprendre. Il put y avoir un temps où la hiérarchie ecclésiastique avait pour lignes directrices de sa pensée celles du Grand Inquisiteur de Dostoïevski et craignait que, selon les paroles de Luther, «le destin le plus permanent de la parole de dieu (soit) que pour son salut, le monde soit mis en rumeur. Car le sermon de Dieu vient pour changer et vivifier la terre entière aussi loin qu'il l'atteint.»
Mais de tels temps étaient depuis longtemps passés. Ils avaient oublié «l'humilité et la douceur (...), douceur qui n'a rien de la pusillaminité», comme Roncalli le nota une fois. C'est précisément ce qu'ils allaient découvrir: que l'humilité devant Dieu et la soumission devant les hommes ne sont pas la même chose; et si grande que fût l'hostilité, dans certains milieux ecclésiastiques, contre ce pape unique, cela parle en faveur de l'Eglise et de la hiérarchie qu'elle n'ait pas été plus grande, et que tant de hauts dignitaires, princes de l'Eglise, aient pu être vaincu par lui.

Hannah Arendt, Vies politiques, "Angelo Guiseppe Roncalli", collection Tel Gallimard, p.69-71



P.S. Notons pour mémoire que tout ce chapitre se développe autour de l'étude d'un paradoxe: comment Journal d'une âme, le livre de réflexions spirituelles de Monseigneur Roncalli, l'un des papes qui a marqué le XXe siècle, peut-il être aussi décevant et ennuyant? C'est que Monseigneur Roncalli n'avait rien d'extraordinaire, rien d'autre que sa volonté d'obéir à Dieu.

Cosmas ou La Montagne du Nord, d'Arno Schmidt

«Il faut lire Arno Schmidt!», Michel et Elisabeth avaient été catégoriques. Et d'évoquer un auteur «qui a vraiment inventé un style», écrivant directement à partir des impressions («au bout de quelques pages on s'habitue», sic), usant d'un humour ravageur.

J'ai donc choisi un livre à la bibliothèque, je ne sais plus trop sur quels critères : un pas trop gros, un jamais lu (pour lui faire voir le monde, qu'il sorte des rayons), un qui date des œuvres anciennes de l'auteur, par souci de chronologie.

C'est effectivement un style. Si je n'avais pas été prévenue, j'aurais peut-être refermé le livre, ce qui aurait été dommage, car la difficulté du texte, autant par sa forme par son fond, s'accompagne d'une grande vivacité et d'une grande transparence: la syntaxe et le vocabulaire inhabituels ne gênent pas la compréhension.
Le livre est composé de courts paragraphes séparés par de simples retours à la ligne. Le point de vue se déduit du texte: qui parle, de quoi, n'est pas dit, ou indiqué entre parenthèse à la fin du paragraphe. Tout est à deviner.
Le vocabulaire est compliqué, si compliqué que l'auteur fournit un glossaire pour expliquer un certain nombre de termes latins qu'il utilise sans explication au cours du texte.

Il faut dire aussi que le contexte n'est pas ordinaire : l'an 541 après J-C. au nord de Byzance, en Thrace.
Pour le reste, la quatrième de couverture nous en dit presque trop.
Deux jeunes gens d'éducation opposée, un garçon et une fille, visitent ensemble maison, exploitation agricole, ville, et c'est à qui étonnera l'autre: «Sais-tu ce que c'est, connais-tu cela?» sont les questions récurrentes entre eux, mais aussi la question malicieuse de l'auteur au lecteur.

Exemple d'énigme :

«Tu ne connais pas non plus? — Vous ne savez vraiment pas grand chose!» (médisante); mais j'étais trop absorbé par la petite caisse capitonnée dans laquelle reposaient ces nouveaux animaux, 3 grands et 3 tout petits. «Non, ceux-là ne grandiront plus!» Elle sortit l'un d'eux, ramassa ses petites pattes dans son bras, lui flatta la fourrure (et un ronflement singulier vint du dedans de la bête, cependant qu'elle réduisait à une fente ses yeux verts et ouvrait avec aise une petite patte: tiens donc: un éventail de griffes s'était déployé!).
«Et ils sont mieux que les belettes?» : «Beaucoup mieux!» répliqua-t-elle en appuyant sur les mots, [...]
Arno Schmidt, Cosmas ou la Montagne du Nord, p.31

L'auteur dresse le panorama géographique, domestique et économique du lieu et de l'époque, sur fond d'intolérance religieuse. Nous assistons aux découvertes, à l'arpentage du monde et, inséparable de son arpentage, à son interprétation.

Le fond du livre est bien plus virulent qu'il n'y paraît: il s'agit de dénoncer l'obscurantisme exigé par la foi catholique en plaidant pour une science libre de ses observations et de ses conclusions:

«Celui qui aime la vérité, hait forcément Dieu — la réciproque, bien entendu, vaut aussi. / Pour des messieurs de cet acabit les éléments déterminants sont tout autres: par exemple ce que le "sagace" Augustin, le "grand" Cosmas ou même "Jésus en personne" ont dit — de Ptolémée ils en savent à peu près autant, qu'on dirait qu'il a vécu 100 ans après eux! / Quand j'ai la mathématique pour moi, je laisse volontiers à mon adversaire l'Eglise, les Pères et les deux Testaments! Oui: même tous les apocryphes et antilegomena, y compris Nicodème et le Pasteur d'Hermas! / La prière agit sur celui qui prie et non pas sur Dieu. Chacun s'injecte ce dont il a besoin. / Quand est-ce que cela s'améliorera?!: quand tout le monde sera obligé d'aller à l'école jusqu'à l'âge de 20 ans et qu'on aura supprimé les cours de religion! / — Pour mon imagination il n'y a rien de plus excitant que les nombres, les dates, les nomenclatures, les staistiques, les registres de lieux, les cartes.» Ibid, p. 78

Il faut dire que la pensée libre d'Arno Schmidt lui a valu bien des déboires. Ainsi, nous apprend la postface de Jörg Drews, «En 1955, Schmidt faillit être cité en justice pour blasphème et pornographie, sur plainte du «Volkswartbund» de Cologne, une ligue catholique de surveillance des mœurs, à propos de son récit Paysage lacustre avec Pocahontas. »

L'attente de Dieu, de Simone Weil

J'ai ouvert un peu par hasard ce livre trouvé dans une bibliothèque inconnue, un jour où je n'avais pas emmené de livre avec moi.

Il s'agit d'une collection de lettres et de réflexions de Simone Weil écrites peu avant sa mort, dans les mois de tribulations entre la France, les Etats-Unis et l'Angleterre. Elle y aborde différents sujets spirituels: sa rencontre avec le Christ, sa décision de ne pas entrer dans l'Eglise, l'importance du désir dans le travail (et en particulier le travail intellectuel), le malheur comme totale aliénation à l'humanité.
Elle place au plus haut cette vertu qui m'est si chère: la probité intellectuelle.
Ce qui touche étrangement, c'est la façon dont ces textes sont proches, claires, simples, tandis que les sujets abordés semblent des plus lointains ou des plus obscurs, ayant souvent provoqué l'emphase ou le sentimentalisme sous d'autres plumes.

Je reprends différents thèmes de ce livre, non pour les résumer ou en faire un compte-rendu, mais pour relever ce qui me touche et pouvoir le retrouver le moment venu.
Le texte intégral est ici.

Les trois ordres de l'univers orientant notre action
Il faut distinguer trois domaines. D'abord ce qui ne dépend absolument pas de nous ; cela comprend tous les faits accomplis dans tout l'univers à cet instant-ci, puis tout ce qui est en voie d'accomplissement ou destiné à s'accomplir plus tard hors de notre portée. Dans ce domaine tout ce qui se produit en fait est la volonté de Dieu, sans aucune exception. Il faut donc dans ce domaine aimer absolument tout, dans l'ensemble et dans chaque détail, y compris le mal sous toutes ses formes; […]

Le second domaine est celui qui est placé sous l'empire de la volonté. Il comprend les choses purement naturelles, proches, facilement représentables au moyen de l'intelligence et de l'imagination, parmi lesquelles nous pouvons choisir, disposer et combiner du dehors des moyens déterminés en vue de fins déterminées et finies., Dans ce domaine, il faut exécuter sans défaillance ni délai tout ce qui apparaît manifestement comme un devoir.
Le troisième domaine est celui des choses qui sans être situées sous l'empire de la volonté, sans être relatives aux devoirs naturels, ne sont pourtant pas entièrement indépendantes de nous. Dans ce domaine, nous subissons une contrainte de la part de Dieu, à condition que nous méritions de la subir et dans la mesure exacte où nous le méritons. Dieu récompense l'âme qui pense à lui avec attention et amour, et il la récompense en exerçant sur elle une contrainte rigoureusement, mathématiquement proportionnelle à cette attention et à cet amour. Il faut s'abandonner à cette poussée, courir jusqu'au point précis où elle mène, et ne pas faire un seul pas de plus, même dans le sens du bien.

Simone Weil, Attente de Dieu, collection livre de vie, imprimé en 1977, p.13 à 15

Méfiance envers l'Eglise, puissance sociale
J'aime Dieu, le Christ et la foi catholique autant qu'il appartient à un être aussi misérablement insuffisant de les aimer. J'aime les saints à travers leurs écrits et les récits concernant leur vie - à part quelques-uns qu'il m'est impossible d'aimer pleinement ni de regarder comme des saints. J'aime les six ou sept catholiques d'une spiritualité authentique que le hasard m'a fait rencontrer au cours de ma vie. J'aime la liturgie, les chants, l'architecture, les rites et les cérémonies catholiques. Mais je n'ai à aucun degré l'amour de l'Église à proprement parler, en dehors de son rapport à toutes ces choses que j'aime. je suis capable de sympathiser avec ceux qui ont cet amour, mais moi je ne l'éprouve pas. je sais bien que tous les saints l'ont éprouvé. Mais aussi étaient-ils presque tous nés et élevés dans l'Église. Quoi qu'il en soit, on ne se donne pas un amour par sa volonté propre.
Ibid, p.21

Ce qui me fait peur, c'est l'Église en tant que chose sociale.(Ibid, p.23) […]

Je voudrais appeler votre attention sur un point. C'est qu'il y à un obstacle absolument infranchissable à l'incarnation du christianisme. C 'est l'usage des deux petits mots anathema sit. Non pas leur existence, mais l'usage qu'on en a fait jusqu'ici. C'est cela aussi qui m'empêche de franchir le seuil de l'Église. Je reste aux côtés de toutes les choses qui ne peuvent pas entrer dans l'Église, ce réceptacle universel, à cause de ces deux petits mots. Je reste d'autant plus à leur côté que ma propre intelligence est du nombre.
L'incarnation du christianisme implique une solution harmonieuse du problème des relations entre individus et collectivité. Harmonie au sens pythagoricien ; juste équilibre des contraires. Cette solution est ce dont les hommes ont soif précisément aujourd'hui.
La situation de l'intelligence est la pierre de touche de cette harmonie, parce que l'intelligence est la chose spécifiquement, rigoureusement individuelle. Cette harmonie existe partout où l'intelligence, demeurant à sa place, joue sans entraves et emplit la plénitude de sa fonction. C'est ce que saint Thomas dit admirablement de toutes les parties de l'âme du Christ, à propos de sa sensibilité à la douleur pendant la crucifixion.
La fonction propre de l'intelligence exige une liberté totale, impliquant le droit de tout nier, et aucune domination. Partout où elle usurpe un commandement, il y a un excès d'individualisme. Partout où elle est mal à l'aise, il y a une collectivité oppressive, ou plusieurs.
L'Église et l'État doivent la punir, chacun à sa manière propre, quand elle conseille des actes qu'ils désapprouvent. Quand elle reste dans le domaine de la spéculation purement théorique, ils ont encore le devoir, le cas échéant, de mettre le public en garde, par tous les moyens efficaces, contre le danger d'une influence pratique de certaines spéculations dans la conduite de la vie. Mais quelles que soient ces spéculations théoriques, l'Église et l'État n'ont le droit ni de chercher à les étouffer, ni d'infliger à leurs auteurs aucun dommage matériel ou moral. Notamment on ne doit pas les priver des sacrements s'ils les désirent. Car quoi qu'ils aient dit, quand même ils auraient publiquement nié l'existence de Dieu, ils n'ont peut-être commis aucun péché. En pareil cas, l'Église doit déclarer qu'ils sont dans l'erreur, mais non pas exiger d'eux quoi que ce soit qui ressemble à un désaveu de ce qu'ils ont dit, ni les priver du Pain de vie.
Une collectivité est gardienne du dogme ; et le dogme est un objet de contemplation pour l'amour, la foi et l'intelligence, trois facultés strictement individuelles. D'où un malaise de l'individu dans le christianisme, presque depuis l'origine, et notamment un malaise de l'intelligence. On ne peut le nier.
Le Christ lui-même, qui est la Vérité elle-même, s'il parlait devant une assemblée, telle qu'un concile, ne lui tiendrait pas le langage qu'il tenait en tête-à-tête à son ami bien-aimé, et sans doute en confrontant des phrases on pourrait avec vraisemblance l'accuser de contradiction et de mensonge. […]

Tout le monde sait qu'il n'y a de conversation vraiment intime qu'à deux ou trois. Déjà si l'on est cinq ou six le langage collectif commence à dominer. C'est pourquoi, quand on applique à l'Église la parole « Partout où deux ou trois d'entre vous seront réunis en mon nom, je serai au milieu d'eux », on commet un complet contresens. Le Christ n'a pas dit deux cents, ou cinquante, ou dix. Il a dit deux ou trois. Il a dit exactement qu'il est toujours en tiers dans l'intimité d'une amitié chrétienne, l'intimité du tête-à-tête.
Le Christ a fait des promesses à l'Église, mais aucune de ces promesses n'a la force de l'expression: «Votre Père qui est dans le secret.» La parole de Dieu est la parole secrète. Celui qui n'a pas entendu cette parole, même s'il adhère à tous les dogmes enseignés par l'Église, est sans contact avec la vérité.
La fonction de l'Église comme conservatrice collective du dogme est indispensable. Elle a le droit et le devoir de punir de la privation des sacrements quiconque l'attaque expressément dans le domaine spécifique de cette fonction.
Ainsi, quoique j'ignore presque tout de cette affaire, j'incline à croire, provisoirement, qu'elle a eu raison de punir Luther.
Mais elle commet un abus de pouvoir quand elle prétend contraindre l'amour et l'intelligence à prendre son langage pour norme. Cet abus de pouvoir ne procède pas de Dieu. Il vient de la tendance naturelle de toute collectivité, sans exception, aux abus de pouvoir. […]

L'Église aujourd'hui défend la cause des droits imprescriptibles de l'individu contre l'oppression collective, de la liberté de penser contre la tyrannie. Mais ce sont des causes qu'embrassent volontiers ceux qui se trouvent momentanément ne pas être les plus forts. C'est leur unique moyen de redevenir peut-être un jour les plus forts. Cela est bien connu.
Cette idée vous offensera peut-être. Mais vous auriez tort. Vous n'êtes pas l'Église. Aux périodes des plus atroces abus de pouvoir commis par l'Église, il devait y avoir dans le nombre des prêtres tels que vous. Votre bonne foi n'est pas une garantie, vous fût-elle commune avec tout votre Ordre, Vous ne pouvez pas prévoir comment les choses tourneront.
Pour que l'attitude actuelle de l'Église soit efficace et pénètre vraiment, comme un coin, dans l'existence sociale, il faudrait qu'elle dise ouvertement qu'elle a changé ou veut changer. Autrement, qui pourrait la prendre au sérieux. en se souvenant de l'Inquisition Excusez-moi de parler de l'Inquisition ; c'est une évocation que mon amitié pour vous, qui à travers vous s'étend à votre ordre, rend pour moi très douloureuse. Mais elle a existé. Après la chute de l'Empire romain, qui était totalitaire, c'est l'Église qui la première a établi en Europe, au XIIIe siècle, après la guerre des Albigeois, une ébauche de totalitarisme. Cet arbre a porté beaucoup de fruits.
Et le ressort de ce totalitarisme, c'est l'usage de ces deux petits mots : anathema sit.
C'est d'ailleurs par une judicieuse transposition de cet usage qu'ont été forgés tous les partis qui de nos jours ont fondé des régimes totalitaires. C'est un point d'histoire que j'ai particulièrement étudié.
Ibid, p.55 à 61

L'attention et le désir, clés de l'étude et de la prière
Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ces facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre. Il devient ainsi lui aussi un génie, même si faute de talent ce génie ne peut pas être visible à l'extérieur. Plus tard, quand les maux de tête ont fait peser sur le peu de facultés que je possède une paralysie que très vite j'ai supposée probablement définitive, cette même certitude m'a fait persévérer pendant dix ans dans des efforts d'attention que ne soutenait presque aucun espoir de résultats.
Sous le nom de vérité j'englobais aussi la beauté, la vertu et toute espèce de bien, de sorte qu'il s'agissait pour moi d'une conception du rapport entre la grâce et le désir. La certitude que j'avais reçue, c'était que quand on désire du pain on ne reçoit pas des pierres.
Ibid, p.39

Si on cherche avec une véritable attention la solution d'un problème de géométrie, et si, au bout d'une heure, on n'est pas plus avancé qu'en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu'on le sente, sans qu'on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l'âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard, dans la prière. Il se retrouvera sans doute aussi par surcroît dans un domaine quelconque de l'intelligence, peut-être tout à fait étranger à la mathématique. Peut-être un jour celui qui a donné cet effort inefficace sera-t-il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort. la beauté d'un vers de Racine. Mais que le fruit de cet effort doive se retrouver dans la prière, cela est certain, cela ne fait aucun doute.
Les certitudes de cette espèce sont expérimentales. Mais si l'on n'y croit pas avant de les avoir éprouvées, si du moins on ne se conduit pas comme si l'on y croyait, on ne fera jamais l'expérience qui donne accès à de telles certitudes. Il y a là une espèce de contradiction. Il en est ainsi, à partir d'un certain niveau, pour toutes les connaissances utiles au progrès spirituel. Si on ne les adopte pas comme règle de conduite avant de les avoir vérifiées, si on n'y reste pas attaché pendant longtemps seulement par la foi, une foi d'abord ténébreuse et sans lumière, on ne les transformera jamais en certitudes. La foi est la condition indispensable.
Ibid, p.87

Mettre dans les études cette intention seule à l'exclusion de toute autre est la première condition de leur bon usage spirituel. La seconde condition est de s'astreindre rigoureusement à regarder en face, à contempler avec attention, pendant longtemps, chaque exercice scolaire manqué, dans toute la laideur de sa médiocrité, sans se chercher aucune excuse, sans négliger aucune faute ni aucune correction du professeur, et en essayant de remonter à l'origine de chaque faute. […]
Surtout la vertu d'humilité, trésor infiniment plus précieux que tout progrès scolaire, peut être acquise ainsi. À cet égard la contemplation de sa propre bêtise est plus utile peut-être même que celle du péché. La conscience du péché donne le sentiment qu'on est mauvais, et un certain orgueil y trouve parfois son compte. Quand on se contraint par violence à fixer le regard des yeux et celui de l'âme sur un exercice scolaire bêtement manqué, on sent avec une évidence irrésistible qu'on est quelque chose de médiocre. Il n'y a pas de connaissance plus désirable. Si l'on parvient à connaître cette vérité avec toute l'âme, on est établi solidement dans la véritable voie.
Si ces deux conditions sont parfaitement bien remplies, les études scolaires sont sans doute un chemin vers la sainteté aussi bon que tout autre.
Ibid, p.89 et 90

Le plus souvent on confond avec l'attention une espèce d'effort musculaire. Si on dit à des élèves : « Maintenant vous allez faire attention », on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils font attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n'ont fait attention à rien. Ils n'ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles.
On dépense souvent ce genre d'effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l'impression qu'on a travaillé. C'est une illusion. La fatigue n'a aucun rapport avec le travail. Le travail est l'effort utile, qu'il soit fatigant ou non. […] Mais contrairement à ce que l'on croit d'ordinaire, elle [la volonté] n'a presque aucune place dans l'étude. L'intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie.L'intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d'apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n'y a pas d'étudiants, mais de pauvres caricatures d'apprentis qui au bout de leur apprentissage n'auront même pas de métier.
[…] Vingt minutes d'attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : « J'ai bien travaillé. »
Mais, malgré l'apparence, c'est aussi beaucoup plus difficile. […] L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu'on est forcé d'utiliser. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer.
Tous les contresens dans les versions, toutes les absurdités dans la solution des problèmes de géométrie, toutes les gaucheries du style et toutes les défectuosités de l'enchaînement des idées dans les devoirs de français, tout cela vient de ce que la pensée s'est précipitée hâtivement sur quelque chose, et étant ainsi prématurément remplie n'a plus été disponible pour la vérité. La cause est toujours qu'on a voulu être actif ; on a voulu chercher. On peut vérifier cela à chaque fois, pour chaque faute, si l'on remonte à la racine. Il n'y a pas de meilleur exercice que cette vérification. Car cette vérité est de celles auxquelles on ne peut croire qu'en les éprouvant cent et mille fois. Il en est ainsi de toutes les vérités essentielles.
Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. Car l'homme ne peut pas les trouver par ses propres forces, et s'il se met à leur recherche, il trouvera à la place des faux biens dont il ne saura pas discerner la fausseté.
La solution d'un problème de géométrie n'est pas en elle-même un bien précieux, mais la même loi s'applique aussi à elle, car elle est l'image d'un bien précieux. Étant un petit fragment de vérité particulière, elle est une image pure de la Vérité unique, éternelle et vivante, cette Vérité qui a dit un jour d'une voix humaine : « Je suis la vérité. »
Pensé ainsi, tout exercice scolaire ressemble à un sacrement.
Ibid, p.91 à 94

La descendance de Noé
Chapitres sur le malheur, l'amour du Christ, sur l'amitié. Etonnantes réflexions à partir des fils de Noé, établissant une généalogie entre les plus vieux mythes méditerranéens et le christianisme. Seul Israël a refusé ces traditions, préférant une religion qui leur promettait la prospérité. Simone Weil souligne cet endurcissement.
Noé, le premier apparemment, comme Dionysos, planta la vigne. « Il but de son vin et s'enivra, et se mit à nu au milieu de sa tente. » Le vin se trouve aussi, avec le pain, dans les mains de ce Melchisédech, roi de justice et de paix, prêtre du Dieu suprême, à qui Abraham s'est soumis en lui payant la dîme et en recevant sa bénédiction ; au sujet duquel il est dit dans un psaume : « L'Éternel a dit à mon seigneur: «Assieds-toi à ma droite… Tu es prêtre pour « l'éternité selon l'ordre de Melchisédech » ; au sujet duquel saint Paul écrit: «Roi de la paix, sans père, sans mère, sans généalogie, sans origine à ses jours, sans terme à sa vie, assimilé au Fils de Dieu, demeurant prêtre sans interruption.»
Le vin était interdit au contraire aux Prêtres d'Israël dans le service de Dieu. Mais le Christ, du début à la fin de sa vie publique, but du vin parmi les siens. Il se comparait au cep de la vigne, résidence symbolique de Dionysos aux yeux des Grecs. Son premier acte fut la transmutation de l'eau en vin ; le dernier, la transmutation du vin en sang de Dieu.
Noé, enivré de vin, était nu dans sa tente. Nu comme Adam et Ève avant la faute. Le crime de désobéissance suscita en eux la honte de leur corps, mais davantage la honte de leur âme. Nous tous qui avons part à leur crime avons part aussi à leur honte, et prenons grand soin de maintenir toujours autour de nos âmes le vêtement des pensées charnelles et sociales ; si nous l'écartions un moment nous devrions mourir de honte. Il faudra pourtant le perdre un jour, si l'on en croit Platon, car il dit que tous sont jugés, et que les juges morts et nus contemplent avec l'âme elle-même les âmes elles-mêmes, toutes mortes et nues. Seuls quelques êtres parfaits sont morts et nus ici-bas, de leur vivant. Tels furent saint François d'Assise, qui avait toujours la pensée fixée sur la nudité et la pauvreté du Christ crucifié, saint Jean de la Croix qui ne désira rien au monde sinon la nudité d'esprit. Mais s'ils supportaient d'être nus, c'est qu'ils étaient ivres de vin ; ivres du vin qui coule tous les jours sur l'autel. Ce vin est le seul remède à la honte qui a saisi Adam et Éve.
« Cham vit la nudité de son père et alla dehors l'annoncer à ses deux frères. » Mais eux ne voulurent pas la voir. Ils prirent une couverture, et, marchant à reculons, couvrirent leur père. L'Égypte et la Phénicie sont filles de Cham.
Ibid, p.231-232

La connaissance et l'amour d'une seconde personne divine, autre que le Dieu créateur et puissant et en même temps identique, à la fois sagesse et amour, ordonnatrice de tout l'univers, institutrice des hommes, unissant en soi par l'incarnation la nature humaine à la nature divine, médiatrice, souffrante, rédemptrice des âmes ; voilà ce que les nations ont trouvé à l'ombre de l'arbre merveilleux de la nation fille de Cham. Si c'est là le vin qui enivrait Noé quand Cham le vit ivre et nu, il pouvait bien avoir perdu la honte qui est le partage des fils d'Adam. Les Hellènes, fils de Japhet qui avait refusé de voir la nudité de Noé, arrivèrent ignorants sur la terre sacrée de la Grèce. Cela est manifeste par Hérodote et bien d'autres témoignages. Mais les premiers arrivés d'entre eux, les Achéens, burent avidement l'enseignement qui s'offrait à eux. Ibid, p.235

D'autres peuples issus de Japhet ou de Sem ont reçu tardivement, mais avidement l'enseignement qu'offraient les fils de Cham. Ce fut le cas des Celtes. Ils se soumirent à la doctrine des druides, certainement antérieure à leur arrivée en Gaule, car cette arrivée fut tardive, et une tradition grecque indiquait les druides de Gaule comme une des origines de la philosophie grecque. Le druidisme devait donc être la religion des Ibères. Le peu que nous savons de cette doctrine les rapproche de Pythagore. Les Babyloniens absorbèrent la civilisation de Mésopotamie. Les Assyriens, ce peuple sauvage .. restèrent sans doute à peu près sourds. Les Romains furent complètement sourds et aveugles à tout ce qui est spirituel, jusqu'au jour où ils furent plus ou moins humanisés par le baptême chrétien. Il semble aussi que les peuplades germaniques n'aient reçu qu'avec le baptême chrétien quelque notion du surnaturel. Mais il faut sûrement faire exception pour les Goths, ce peuple de justes, sans doute thrace autant que germain, et apparenté aux Gètes, ces nomades follement épris de l'immortalité et de l'autre monde.
À la révélation surnaturelle Israël opposa un refus, car il ne lui fallait pas un Dieu qui parle à l'âme dans le secret, mais un Dieu présent à la collectivité nationale et protecteur dans la guerre. Il voulait la puissance et la prospérité. Malgré leurs contacts fréquents et prolongés avec l'Égypte, les Hébreux restèrent imperméables à la foi dans Osiris, dans l'immortalité, dans le salut, dans l'identification de l'âme à Dieu par la charité. Ce refus rendit possible la mise à mort du Christ. Il se prolongea après cette mort, dans la dispersion et la souffrance sans fin.
Pourtant Israël reçut par moments des lueurs qui permirent au christianisme de partir de Jérusalem. Job était un Mésopotamien, non un juif, mais ses merveilleuses paroles figurent dans la Bible ; et il y évoque le Médiateur dans cette fonction suprême d'arbitre entre Dieu même et l'homme qu'Hésiode attribue à Prométhée.
Ibid, p.237-238
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