Billets qui ont 'lecture' comme mot-clé (RC), mot-clé ou genre.

Misère

Contexte : Balthasar attend l'autorisation de publier un texte. Il attend l'autorisation des censeurs :
Car c'est toujours la même misère chez nous: il faut trois fois plus de temps pour lire un livre que pour l'écrire!

Lettre de Balthasar à Richard Gutzwiller: Bâle, 20 novembre 2941, Archives provinciales de Zürich (cité par Manfred Lochbrunner, note 25, dans la revue "Communio" n°2015, mai-juin 2011)

E. Régniez à la maison de la poésie

Notre château "marche" bien, avec maintes critiques positives sur les blogs et par les libraires, dont celle-ci sur France-Culture.

Pour ma part, no spoil, je ne dirai que quelques mots: une atmosphère proche du Tour d'écrou dans les premières pages, beaucoup de travail sur le rythme et le son qui fait qu'il n'est pas étonnant que la maison de la poésie ait proposée une lecture en musique du livre.

J'arrive en retard (comme d'hab) mais à temps (comme souvent). Le spectacle est en train de commencer: un violoncelle, Sébastien Maire, un synthétiseur (à double clavier, nous fera-t-on remarquer plus tard), Julien Jolly, et une voix, Lucie Elpe. La lecture commence par «jeudi 31 mars», c'est-à-dire exactement aujourd'hui: bravo, Emmanuel Régniez, ce n'était possible que tous les six ans!

J'ai lu le livre il y a plus d'un mois. Je reconnais les mots, j'ai des sensations de manque sans être capable de repérer toutes les coupures. Y a-t-il eu ce que j'appelle in petto "le père d'Hamlet", la cigarette dans la bibliothèque? et le scandale du mensonge, a-t-il été mis en scène? Cinq jours plus tard (j'écris cinq jours plus tard) je ne sais plus, impressions fantômatiques d'un livre fantômatique, obsessions renforcées par la musique obsessionnelle. C'était une lecture très réussie, l'harmonie entre texte et musique était parfaitement réalisée (est-ce enregistré ou perdu à jamais?), lecture qui a pris garde de s'arrêter au deux tiers du livre, de ne pas dévoiler la fin, de ne pas mettre sur la piste.

La lumière se rallume. La salle est remplie et je suis surprise de la jeunesse du public: voilà qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps (voire jamais arrivé). Quelques questions. Nous apprenons que Lucie Elpe travaille au Tripode et paraît avoir un caractère bien trempé (rires dans la salle). Julien Jolly habituellement batteur travaille avec Olivier Py. Frédéric Martin monte sur scène pour dire quelques mots, E. Régniez se prête aux questions avec sa gentillesse coutumière (un peu surprise que le "gueuloir" n'évoque rien à certains). Il parle d'Eakins — les photos de la fin du livre —, de Couperin et de la musique de Barry Lyndon.

Un verre de vin plus tard, je m'éclipse.

Méthode pour lire les philosophes

[…] l'étude d'un philosophe ne doit comporter ni vénération, ni mépris, mais, avant tout, une sorte de sympathie hypothétique jusqu'à ce qu'il soit possible de connaître l'impression exacte ressentie devant ses théories. C'est alors que l'attitude critique reprend tous ses droits, mais dans l'état d'esprit de quelqu'un qui abandonnerait les opinions qu'il a jusqu'ici défendues. Dans cette méthode, le mépris intervient au début, le respect ensuite.

Il est nécessaire de se souvenir de deux choses. 1° Un homme, dont les opinions et les théories valent la peine d'être étudiées, peut être présumé intelligent. 2° Aucun homme n'a jamais pu, vraisemblablement, atteindre la vérité entière et définitive sur un sujet quelconque.

Quand un être intelligent exprime un point de vue qui nous semble manifestement absurde, nous ne cherchons pas à prouver qu'il puisse, peut-être, avoir raison, mais nous devons essayer de comprendre comment il est arrivé à paraître vrai. Cet exercice mental, historique et psychologique, élargit immédiatement le champ de notre pensée et nous aide à réaliser combien absurdes paraîtront, peut-être, nos préjugés les plus chers à une époque qui aura une tournure d'esprit différente de la nôtre.

Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, p.65-66, Les Belles Lettres, 2011

Les lectures dangereuses

(lettre de sa mère vers 1894 ou 1895)

Ne crois pas, mon bien cher Auguste, que ce soit, seulement, par des lectures frivoles d'une littérature corrompue1 que se forment les écrivains et les littérateurs…

Auguste Valensin, textes et documents inédits rassemblés par Marie Rougier et Henri de Lubac, Aubier Montaigne, 1961, p.16





1 Il s'agissait de Musset.

Lectures conseillées en classe de seconde et première

Lectures conseillées pour l’entrée en (et pour l’année de) seconde
Liste conseillée par Madame X (je complèterai), professeur à l'école alsacienne.
Remarque: les listes pour le collège sont ici.


L’enseignement de la littérature en seconde est organisé en «objets d’étude» qui correspondent aux grands genres littéraires, c’est le classement que l’on a choisi d’adopter ici.

* Théâtre

- BEAUMARCHAIS, Le Barbier de Séville
- CAMUS A. Caligula
- COCTEAU, La Machine infernale, Les Parents terribles
- CORNEILLE, L’Illusion comique, Horace, Le Menteur, Cinna
- HUGO, Hernani, Ruy Blas
- JARRY A., Ubu-Roi
- MARIVAUX, L’Ile des esclaves, Le Jeu de l’amour et du hasard
- MOLIERE, Tartuffe, Dom Juan
- MUSSET, Les Caprices de Marianne, Lorenzaccio
- RACINE, Bajazet, Phèdre, Andromaque, Bérénice, Britannicus
- SHAKESPEARE W., Hamlet, Romeo et Juliette
- SOPHOCLE, Antigone, Œdipe Roi

*Poésie

Le mieux est peut-être de travailler à partir d’une anthologie (il en existe beaucoup, à vous de choisir celle qui vous plaît…). On peut aussi conseiller :

BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal
ELUARD, Capitale de la douleur, L’Amour la poésie
HUGO, Châtiments, Contemplations (livre IV)
LAMARTINE, Méditations poétiques
PREVERT, Paroles
RIMBAUD, Poésies
RONSARD, Amours
VERLAINE, Poèmes saturniens, Fêtes galantes

*Roman

XVIe siècle
RABELAIS, Pantagruel, Gargantua

XVIIe siècle
LA FAYETTE Mme de, La Princesse de Clèves

XVIIIe siècle
PREVOST, Manon Lescaut
ROUSSEAU, Confessions (Les quatre premiers livres)

XIXe siècle
- AUSTEN J. Orgueil et Préjugés ; Raison et sentiments
- BALZAC H. de, Eugénie Grandet ; Le Bal de Sceaux ; Ferragus ; La Peau de Chagrin ; Le Père Goriot
- BARBEY D’AUREVILLY, Les Diaboliques
- BRONTË C., Jane Eyre
- BRONTE E., Les Hauts de Hurlevent
- CHATEAUBRIAND, ''Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert
- DOSTOIEVSKY F., Souvenirs de la maison des morts ; Crimes et Châtiments; L’Idiot; Le Joueur
- DUMAS A., Les Trois Mousquetaires ; Pauline
- DUMAS A. fils, La Dame aux camélias
- FLAUBERT G., Madame Bovary; L’Education sentimentale
- FROMENTIN E., Dominique
- GAUTIER T., Le capitaine Fracasse ; Le Roman de la Momie
- HUGO V., Le Dernier Jour d’un condamné; Claude Gueux; Notre-Dame de Paris; Quatre-vingt-treize; Les Travailleurs de la mer; Les Misérables
- MAUPASSANT, Une Vie, Pierre et Jean, Bel-Ami
- MUSSET, La Confession d’un enfant du siècle
- POE E.A., Histoires Extraordinaires
- SCOTT W., Ivanhoé; Quentin Durward
- SHELLEY M., Frankenstein
- STENDHAL, Le Rouge et le Noir; Chroniques italiennes
- TOLSTOI L., Guerre et paix; Anna Karénine
- TOURGUENIEV, Premier Amour
- VILLIERS De L’ISLE-ADAM, Contes cruels
- WILDE, Le Portrait de Dorian Gray
- ZOLA, Thérèse Raquin, La Curée, La Bête humaine, Germinal

XXe siècle les auteurs confirmés
- ALAIN-FOURNIER, Le Grand Meaulnes
- BUZZATI D., Le Désert des Tartares
- CAMUS A., L’Étranger, Le Premier Homme ; La Peste
- COHEN, Le Livre de ma mère
- DU MAURIER D., Rebecca
- GARY R., La Vie devant soi ; La Promessse de l’aube
- GIONO J., Le Hussard sur le toit, Batailles dans la montagne, Le Grand Troupeau
- GUILLAUMIN E., La Vie d’un simple
- HUXLEY A., Le Meilleur des mondes
- KAFKA F., La Métamorphose, Le Château
- MAURIAC F., Le Sagouin ; Thérèse Desqueyroux
- ORWELL G., La ferme des animaux ; 1984
- SARRAUTE, Enfance
- VIAN B., L’Écume des jours, L’Arrache-coeur
- YOURCENAR M., Nouvelles orientales
- VERCORS, Les Animaux dénaturés ; Le Silence de la mer
- ZWEIG S., Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, La Confusion des sentiments, Amok, Le Joueur d’échec

XXe-XXIe siècle, les auteurs récents
- AUSTER, P., Cité de verre, M. Vertigo
- CALVINO, Le Baron perché, Le Vicomte pourfendu, Le Chevalier inexistant
- CHÂTEAUREYNAUD O.-G., Le Château de verre
- CHESBRO G., Bone
- CRICHTON M., Un train d’or pour la Crimée
- DAENINCKX D., Meurtres pour mémoire; Play back; Cannibales
- DUGAIN M., La Chambre des officiers
- ERNAUX, Une Femme, La Place
- GAUDE, Cris
- IZZO J.C., Total Khéops
- JAPRISOT, Compartiment tueur, Piège pour Cendrillon
- JONQUET T., La Vie de ma mère, Les Orpailleurs, Moloch
- KEYES D., Des Fleurs pour Algernon
- LE CLEZIO, Onitsha; Désert
- LEWIS R., Pourquoi j’ai mangé mon père
- LIGNY J.-M., La Mort peut danser
- LINDON M., Champion du monde
- MAALOUF A., Léon l’Africain
- MAKINE, Le Testament français
- MERLE R., Le Propre de l’homme
- MODIANO, Dora Bruder
- PAVLOFF F., Matin brun
- PEROL J., Un été mémorable
- PIGNERO B., Les mêmes étoiles
- PONTI J.-C., Les Pieds-bleus
- POUY J.-B., L’Homme à l’oreille croquée
- PUJADE-RENAUD C., Le Jardin forteresse
- SEPULVEDA L., Le Vieux qui lisait des romans d’amour
- TOURNIER M., Vendredi ou les limbes du Pacifique
- UHLMAN F., L’Ami retrouvé
- VAN CAUWELAERT D., Un aller simple

Lectures conseillées pour l’entrée en (et pour l’année de) première
La base recommandée est la liste que nous avons préconisée pour les secondes, à laquelle on peut ajouter :

* Théâtre

BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro
BECKETT, Fin de partie, En attendant Godot, Oh les beaux jours
CLAUDEL, Partage de midi, L’Annonce faite à Marie
MARIVAUX, La Fausse Suivante, Les Fausses Confidences, La Double inconstance
MOLIERE, Le Misanthrope
SARTRE, Huis-Clos, Les Mouches

* Poésie

Lautréamont, Mallarmé, Paul Valéry, Apollinaire, René Char, Henri Michaux, Supervielle, Bonnefoy, Jacottet…

* Roman et essais

XVIIIe
DIDEROT, Jacques le Fataliste et son maître
LACLOS, Les Liaisons dangereuses
MARIVAUX, La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu
MONTESQUIEU, Lettres persanes
VOLTAIRE, Candide, L’Ingénu

XIXe
BALZAC, Le Lys dans la vallée ; Illusions perdues ; Splendeurs et misères des courtisanes
HUGO, L’Homme qui rit
STENDHAL, La Chartreuse de Parme
ZOLA, L’Assommoir, La Joie de vivre, Nana, L’œuvre, La Terre

XXe
ANTELME, L’espèce humaine
ARAGON, Aurélien
BRETON, Nadja
CAMUS, La Chute, La Peste
CELINE, Voyage au bout de la nuit
DURAS, Le Ravissement de Lol V. Stein, La Douleur
LEVI, Si c’est un homme
MALRAUX, La Condition humaine
PEREC, W ou le souvenir d’enfance, Les Choses
PROUST, Un Amour de Swann
YOURCENAR, Mémoires d’Hadrien

Lectures et conférences obligatoires

Des inventaires après décès révèlent, tout au long du XVIIe siècle, l'indigence des bibliothèques de certains curés. En 1630, dans la pauvre chambre du curé de Dampierre (diocèse de Paris), on ne trouve que quatre volumes: le Calendrier des Bergers, un martyrologue, le Paradis des prières — recueil de méditations pour les différents moments de la journée —, et l'Estat de l'Eglise militante, ouvrage vaguement historique rédigé en 1555. En 1686 encore, la bibliothèque du curé de la Chapelle-Milon — toujours dans le diocèse de Paris — se réduit à «trois livres couverts en parchemin, l'un estant la vie des saints, l'autre la vie des saints pareil à dessus, l'autre des homélies escrites sur les évangiles, et un autre petit livre couvert de vélin et intitulé Advis et résolution théologique pour la paix de conscience».

Les séminaires contribuèrent de façon décisive à relever le niveau intellectuel du clergé: ils représentèrent, à l'âge de la Réforme catholique, une véritable «révolution ecclésiastique». […] En 1602, l'évêque de Nice ordonna à ses prêtres de posséder au moins douze ouvrages. En 1654, Godeau, évêque de Vence, donna dans ses mandements des listes de livres à lire à ses prêtres. En 1658, l'archevêque de Sens, Gondrin, demanda à ses curés de se procurer 47 ouvrages qu'ils devaient, le cas échéant, présenter lors des visites pastorales et, parmi eux, une Bible, le catéchisme romain, les Décisions du concile de Trente, la Somme de saint Thomas d'Aquin, l'Imitation, les Introductions de saint Charles Borromée aux confesseurs, et l'Introduction à la vie dévôte. […]

[…] Des «conférences ecclésiastiques» se proposèrent également de stimuler l'activité intellectuelle du bas clergé. \[...] A Angers, Mgr Le Peletier passa pour un prélat despotique parce qu'il imposa à son clergé des retraites et des «conférences» ecclésiastiques1. Mais, dans le diocèse de Paris notamment, la hiérarchie tint bon et donna aux conférences une organisation de plus en plus méthodique.

Jean Delumeau et Monique Cottret, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, (7e édition, mai 2010), p.360-361





Note
1 : Fr. Lebrun, Cérémonial (1692-1711) de R. Lehoreau, Paris, 1967, p.98

Les gens sérieux très occupés

Pour D., une lecture "utile".
« Ah ! vous allez à la Raspelière ! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. On voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire », ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de la satisfaction qu’ont les hommes «occupés» — fût-ce par le travail le plus sot — de «ne pas avoir le temps» de faire ce que vous faites.
Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant: «C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire », un agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrire Hamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur paraît comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent au moment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la même qui, dans leur propre métier, met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu’eux, mais devant l’avancement rapide desquels ils s’inclinent en disant: «Il paraît que c’est un grand lettré, un individu tout à fait distingué.»

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, pp.1035-1036, Pléiade 1954

Que des auteurs morts

Selon le duc de Guermantes :
Malgré tout, le plus sage est de s’en tenir aux auteurs morts.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe 1ère partie, Pléiade Clarac T.2 p.666

Les Anciens et les Modernes

Claude Mauriac cite Le Paysan parvenu de Marivaux :
Quoi qu'il en soit, la conversation entre un vieil officier cultivé et un jeune auteur, telle que nous la fait entendre Marivaux dans cette voiture qui va à Versailles, pourrait se produire, aujourd'hui, encore, entre deux intellectuels d'âges et de formations différents, l'un tenant pour les auteurs rassurants dont il a l'habitude, l'autre pour les recherches nouvelles:

— En vérité, Monsieur, reprit le militaire, je ne sais que vous en dire, je ne suis guère en état d'en juger, ce n'est pas un livre fait pour moi, je suis trop vieux.
— Comment, trop vieux ! reprit le jeune homme.
— Oui, dit l'autre, je crois que dans une grande jeunesse on peut avoir du plaisir à le lire. (…) D'ailleurs je n'ai point vu le dessein de votre livre, je ne sais à quoi il tend, ni quel en est le but. On dirait que vous ne vous êtes pas donné la peine de chercher les idées, mais que vous avez pris seulement toutes les imaginations qui vous sont venues, ce qui est différent: dans le premier cas, on travaille, on rejette, on choisit; dans le second, on prend ce qui se présente, quelque étrange qu'il soit, et il se présente toujours quelque chose; car je pense que l'esprit fournit toujours bien ou mal.


Dernière phrase où apparaît virtuellement la découverte par Diderot, par Dujardin puis par Joyce, du monologue intérieur…

Claude Mauriac, Le Temps immobile, p.184-185 (19 juin 1970)
C'est étrange, j'aurais plutôt pensé l'inverse : qu'il faut avoir beaucoup lu pour être capable de chercher et apprécier la nouveauté, et que la "grande jeunesse" préfère les récits classiques, structurés. Elle s'impatiente dès qu'elle ne comprend pas, dès qu'elle est mise en difficulté. Il lui manque la patience de la lecture confiante.

Appel à souscription pour les Livres rouges de Jean-Paul Marcheschi

Le site de la SLRC, rénové, nous annonce sans plus de précision une lecture de Jacques Roubaud dans les ateliers de Jean-Paul Marcheschi le 26 juin.

(A ce propos, je ne peux que vous recommandez chaleureusement le catalogue des Fastes contenant des poèmes inédits.)


Je pars à la recherche d'informations supplémentaires sur le site du peintre — en vain — mais j'y découvre ceci :

La Galerie Plessis et les Editions du Phâo ouvrent une souscription en faveur de la publication intégrale des volumes de la Bibliothèque des Livres Rouges - 1981-2010 - de Jean-Paul Marcheschi.


Paraphrasant encore un coup Mallarmé, on pourrait dire que tout, chez Marcheschi, existe pour aboutir à un dessin. Mais il n'est même pas besoin de paraphraser. Car le mythe fondateur et final, étrangement de la part d'un peintre (qui convoque, il est vrai, tous les styles et toutes les traditions, comme tous les moyens d'expression, de l'encre de Chine à la merde, du foutre à l'or) c'est ici, au-delà du dessin, le Livre. Chaque dessin, chaque chose vue, chaque minute vécue n'est jamais, dans cette œuvre, qu'une page d'un livre à venir: un de ces beaux livres reliés de rouge vif, couleur du sang qui bat, où nous serons un jour, et le bonheur; où nous sommes déjà, puisque toute leur alchimie, ludique et obstinée, vise à combler la béance qui nous sépare d'eux, et les signes du monde.

Renaud Camus, Chroniques achriennes, p.135

A venir : Double Change - Chris Tysh et Marie Borel le 19 juin

Je n'ai pas fait de publicité pour Renaud Camus à l'Ircam, (j'ai oublié et je suppose toujours que les lecteurs de ce blog connaissent la SLRC), je vous invite à venir écouter Marie Borel (amie de Renaud Camus, ayant publié Les animaux de personnes avec Jacques Roubaud) au point éphémère.

Vendredi 19 juin 2009 de 19:00 à 20:30,
au Point éphémère, 200 Quai de Valmy - Paris, 10e.

Voir ici Priorité aux canards et Le Monde selon Ben.

Ça c'est un slogan

Sur le sac plastique donné par la librairie allemande à côté de Beaubourg s'affiche en gros caractères la phrase:

« Lesen gefährdet die Dummheit».


soit à peu près : Lire menace la bêtise.

Remarques préliminaires à des notes prises lors d'un congrès de patristique

Tout cela est sorti d'une discussion animée sur la culture. Les discussions sur la culture m'ennuient, personne ne parle de la même chose et on peut à peu près tout soutenir selon la façon de délimiter le sujet. Personnellement, je bénis la démocratie qui permet de choisir ce qu'on lit, voit, entend, pense (ou de choisir de ne rien lire, ni voir, ni entendre, et de ne pas penser), ce qui ne m'empêche pas de me demander ce qui émergera du XXe siècle français dans cent ou quatre cents ans — mais il n'est pas du tout évident que le monde parvienne jusque là (j'ai l'intime conviction qu'il restera très (très) peu de choses, et j'en ris comme d'une bonne revanche à l'encontre de ces artistes contemporains si prétentieux).
Je bénis la possibilité de pouvoir s'instruire sans fin dès qu'on se donne la peine (ou qu'on a la chance) de trouver les bonnes pistes. Je bénis ces bibliothèques, ces cours de langues anciennes, le Collège de France, les conférences, les expositions, les concerts. Je suis davantage frustrée par l'excès de possibilités que par le manque.

Suite à cette discussion, je proposai par boutade à un blogueur dont je partage à peu près la vision de la "culture" d'assister à ce congrès. A ma grande surprise, il accepta.


Nous avons donc assisté à deux jours et demi de conférences, soit une vingtaine de vingt-cinq minutes, par les spécialistes européens de la question.
Je ne savais rien avant d'y aller: qui étaient les Pères, quelle période cela couvrait-il, etc. J'avais renoncé à chercher, de peur de tomber sur des informations erronées.
J'ai souri en écoutant la conférence d’ouverture de François Dolbeau, La formation du canon des Pères, du IVe au IVe siècle, qui prouvait que mes questions "de base" étaient débattues entre spécialistes (souvent je rappelle aux enfant que ce qu'ils apprennent en deux heures de cours est l'objet d'études d'une vie pour quelques chercheurs (ce qui est à la fois source d'humilité et d'absence de complexes : après tout, il est normal de ne rien savoir ou pas grand chose)).

Après trois jours de conférence, j'ai appris quelques dates, j'ai entendu beaucoup de noms, je suis affolée par mon ignorance et en rage contre l'école, j'essaie d'imaginer ce qu'aurait été le monde des premiers siècles sans le christianisme (les premiers siècles ne se seraient pas appelés premiers siècles), je m'aperçois que jusqu'à la Réforme, ou au moins jusqu'à Saint Thomas, la discussion avec l'Eglise d'Orient était constante, et que Luther (1483 - 1546) a déplacé géographiquement les débats (qui ont changé de contenu) qu'il a poussés jusqu'à la guerre.
Renaissance et Réforme me paraissent ce soir davantage, ou au moins autant, à l'origine du monde actuel que la Révolution française.

Comment est-on passé de Saint Thomas (†1274) à Pascal (1623 - 1662) ? Que s'est-il passé ? (J'ai appris incidemment que Pascal était relecteur d'Augustin au XVIIe siècle comme Machiavel (1469 - 1527) l'avait été au XVe).
Luther, Gutemberg, Christophe Colomb... La Renaissance est-elle avant tout caractérisée par une ouverture (géographique et technique) au monde, comme le soutient H., et non par une redécouverte de la philosophie antique (mais de ces trois jours il ressort qu'elle n'a jamais été oubliée) et un renouveau des techniques artistiques, comme il me semble l'avoir appris entre la primaire et le lycée?


Dans un autre ordre d'idées, les études patristiques ont tout pour me plaire. Très vite, les auteurs du Moyen-Âge vont citer les Pères sans toujours indiquer leurs sources, et une partie des études actuelles est consacrées au repérage de ces citations: qui lisait qui, et pour en dire quoi ou lui faire dire quoi? Qu'a-t-on perdu d'une langue à l'autre (latin/grec), quel malentendu aurait pu être évité, les traductions sont-elles fidèles?
Et où sont les manuscrits, qu'a-t-on conservé?


Je vais mettre en ligne davantage des lambeaux de notes que des notes. C'est difficile de prendre des notes dans un domaine que l'on ne maîtrise pas: il faut tout écrire, chaque mot compte, les références sont données en latin, je ne connaissais pas les titres de la plupart des œuvres alors qu'il aurait fallu que j'ai déjà des abréviations pour chaque titre en connaissant leur auteur...
Je les mets en ligne malgré tout, d'abord parce que cela me fait plaisir, ensuite parce que j'ai l'espoir qu'elles ne soient pas si fausses que ça (incomplètes, lacunaires, ayant parfois manqué l'essentiel pour noter une remarque incidente, mais pas fausses), enfin parce qu'elles pourraient éveiller la curiosité de quelques-uns. (Il y aura sans doute des actes de colloque un jour ou l'autre).

Six

Comme je suis prétentieuse, je n'avais pas l'intention de répondre à la chaîne qui court actuellement, sur "six choses que vous ne savez pas", ou "auriez voulu savoir", ou "auriez préféré ignorer", puisque je n'avais pas été interpelée personnellement.
Mais finalement, c'est trop tentant, selon la très pertinente analyse d'affordance. Je vais donc prétendre répondre à l'invitation d'un bourgeois, en inventant une contrainte de plus (pour que cela soit plus facile): je réponds autour de six "premières fois" de livres:

1/ Le premier livre que j'ai lu était une histoire de princesse et de grenouille (ou crapaud, plus vraisemblablement). J'avais cinq ans, je lisais parfaitement puisque j'avais déjà une année de CP derrière moi, et l'institutrice de cet autre CP nous lisait chaque jour un chapitre d'une histoire de prince transformé en crapaud. Je voulais connaître la fin, prenant mon courage à deux mains, je lui avais demandé le livre qu'elle m'avait prêté pour un week-end.
Aujourd'hui, je suis émerveillée d'avoir commencé en littérature avec l'archétype des contes de fée.

2/ J'ai commencé à lire des SAS en quatrième, parce que ma mère avait déclaré devant moi à des amis à elle, faisant à son habitude comme si je n'existais pas et ne pouvais l'entendre: «J'espère bien qu'elle ne lit pas de SAS!»
Le mardi soir, pendant que mes parents allaient suivre d'illusoires cours de bridge, je dénichais quelques SAS cachés tout en haut du placard du bureau. La semaine suivante je les y replaçais. Le filon s'est vite épuisé.

3/ Je ne sais plus quel livre j'ai lu pour la première fois en anglais. The Mill on the Floss semble le plus probable: une professeur s'était entichée de moi en seconde; quand je lui avais demandé de me prêter un Dos Passos (42e parallèle, de mémoire), elle avait jugé cela inconvenant, et m'avait prêté un George Eliot (que j'avais lu je ne sais comment, vu mon niveau de l'époque), et plus tard offert The House of the Seven Gables relié en rouge (je n'ai pas dépassé la page 60). Après mon bac, j'ai lu The Turn of the Screw. Bizarrement, je ne considère aucun de ces livres comme mon premier livre en anglais. Mon premier livre en anglais, c'est The illustrated man ou The Great Gatsby. Je ne sais plus lequel des deux j'ai lu d'abord — j'ai prêté et perdu le premier, le second n'était pas à moi.

4/ La même imprécision entoure ma première "vraie" BD (ie, ni Goscinny, ni Hergé): La Ballade de la mer salée, rue Monsieur le Prince à Paris, ou les Passagers du vent, à Blois, pendant un été de stage chez Poulain (le chocolat)? La chronologie veut que ce soit Corto Maltese, mais les souvenirs se disputent la primauté.

5/ Le premier livre de philosophie que j'ai lu est Temps et récit I, de Ricœur, en 1985. Quand je l'ai relu, en 1991, il m'a paru beaucoup plus facile.

6/ La première nouvelle de Borgès que j'ai lue était incluse dans la préface de L'Ange de l'histoire, de Stéphane Mosès, un livre sur Franz Rosenzweig, Benjamin et Scholem. C'était en janvier ou février 1995. Cette nouvelle raconte l'histoire d'un condamné à mort. Au moment de son exécution, le temps se suspend pour qu'il puisse finir l'œuvre de sa vie.


Je prie Tlön de poursuivre, avec pour contrainte six films, et Skot, avec pour contrainte six odeurs (râle pas, c'est juste un prétexte pour s'y mettre).
Et Guillaume (contrainte: six souvenirs autour de Nuruddin Farah) et Guillaume (contrainte: Balzac ou Dickens).

Séminaire n°3 : Reconnaissance et déambulations

Je continue le cours cette deuxième heure puisqu'il n'y a pas d'invité aujourd'hui.

Mémoire et reconnaissance
Comme le livre possède une dimension spatiale, il y a déambulation. On marche dans un livre, il y a un rapport certain entre littérature et géographie.
Comment s'oriente-on dans la littérature? Il s'agit d'un territoire semblable à un pays, et nous n'avons pas tous la même perception du terrain, ni les même repères.

La métaphore du voyage est souvent utilisée dans La Recherche et je vais vous raconter deux anecdotes.
Un jour que j'allais assister à un séminaire en Italie, un collègue vint me chercher à la gare pour me conduire à l'endroit où nous étions attendus. Il prit quelques rues et j'eus l'impression que nous allions vers l'Est. Au bout d’un moment, il me sembla qu’on était perdu. Je conseillai que nous nous adressions à une passante car il me semblait qu’on était en train de tourner en rond.
— Vous venez souvent ici ? lui demandé-je.
— Oui, très souvent, au moins cinq fois par an, me répondit-il.
Je demandai alors à ce collègue quel était son domaine de prédilection. Il était spécialiste du roman réaliste (nous confie A. Compagnon, semblant encore éberlué par cet aveu). [un rire discret secoue la salle].
C’est alors que je compris qu’il ne devait pas avoir la même conscience de la ville que moi. De même, nous appelions tous deux Le Père Goriot de Najda, euh, de Balzac, et Najda d’André Breton des « romans », mais cette notion ne devait pas avoir le même sens pour lui et pour moi.

Quand j’aborde un roman, je fais l’expérience d’un certain flottement, je suis désorienté. Il y a une assez forte analogie entre le roman et la carte, entre lire un roman et lire une carte. Il s’agit de filer cette idée qu’un roman est un espace qu’on parcourt et que l’on explore. Chaque lecture est comme une nouvelle promenade. Pour d’autres, cela reste un labyrinthe. (On se rappelle la carte aberrante de Balbec qu’André Perret avait tenté de tracer.)
Le narrateur et le lecteur sont perdus, il y a désorientation. Il y a expérience d’égarement au moins pendant quelques pages, pendant lesquelles on est troublé, on ne comprend pas de quoi il s’agit, on avance dans l’obscurité. Le plus souvent ce sentiment passe au bout de quelques pages, mais on commence toujours par avancer dans l’obscurité : nous pouvons affirmer la dimension de désorientation inaugurale de toute lecture.
Certains livres nous décourageront et nous abandonneront la lecture. Dans d’autres nous ne serons jamais à l’aise et c’est le but.
La Recherche, La Chartreuse de Parme, font partie de ces livres dont le début désoriente profondément. Il faut passer bien des pages dans la Chartreuse de Parme avant de comprendre que son thème est la chasse au bonheur, menée en particulier par Gina et Mosca. Ces débuts sont-ils inutiles ? Stendhal n’a pas cédé à Balzac qui voulait lui faire supprimer tout le début de La Chartreuse, Waterloo, etc. De même, on arrive vraiment à Combray qu’à la page 47. Jusque là on peut être désorienté, car l’ouverture du livre n’est pas située, on assiste à cette étrange assimilation du narrateur à un livre (« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. »[1] (ce qui constitue par ailleurs un exemple de mémoire de livres, de livre qui se souvient de livres)).

La seconde anecdote que je voudrais raconter concerne Un amour de Swann. Un jour un étudiant vint me voir pour me dire qu’il n’avait pas du tout été désorienté car il avait lu la préface que j’avais rédigée pour le livre. D’un côté, en tant qu’auteur de la préface, je ne fus pas mécontent de savoir que j’avais fait œuvre utile, d’un autre côté, je regrettai qu’il n’ait pas fait l’expérience de la désorientation. C’est pourquoi je ne lis jamais les préfaces avant les romans. Il existe une innocence de la première fois qui ne se reproduira jamais.

Il existe donc plusieurs catégories de lecteurs :
- ceux qui lisent les préfaces avant le livre
- ceux qui lisent les livres avant la préface
- ceux qui ne lisent que les préfaces.

La première expérience que nous avons d’un roman est celle de la désorientation, la même désorientation que nous connaissons dans une ville ou une maison inconnues. C’est une expérience des plus ( ? je ne me relis pas : insistantes ?), c’est ainsi que les romans nous séduisent.

Ces deux anedotes nous ont éloignés de Proust.
Dans un roman, nous nous orientons comme dans une ville ou un paysage, c’est l’un des plaisirs de la lecture. Peut-être avez-vous l’impression que nous nous éloignons de Proust, mais je ne le crois pas. Ainsi le narrateur va-t-il à Venise dans La Fugitive : quelle autre ville peut-elle mieux illustrer la désorientation, dans quelle autre ville aucune carte est aussi inutile?

Proust établit une analogie entre la littérature et la promenade, d’une part dans la perception de l’espace, d’autre part dans le rôle qu’il attribue à la mémoire, à l’accoutumance à l’espace et aux chemins.

la perception de l’espace
A Balbec, Albertine et le narrateur font de nombreuses excursions qui sont l’occasion de montrer comment nous prenons possession de l’espace. Il y a une analogie entre le roman et l’excursion. Proust va mener une comparaison entre l’automobile et le train.

Mais l'automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j'avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa) y apercevant la mer d'un terre-plein où nous étions, je demandai comment s'appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m'eût répondu, je reconnus Beaumont, [...]

On est bien dans la comparaison entre le chemin de fer, qui nous emmène au cœur de la ville, et l’automobile qui tourne autour avant d’entrer dans le cœur.
Ici, le narrateur se rend compte que Beaumont est à deux minutes de Parville, de la même façon qu’il prendra plus tard conscience que le côté de Guermantes pouvait être rejoint très simplement à partir du côté de chez Swann.
« Je reconnus Beaumont », exactement comme on dit d’un visage «Ça yest, je vous remets », ce qui rappelle cette autre phrase proustienne : «Comme le monde est petit»[2], ce qui rapproche la mondanité de la géographie.

... je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m'eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d'une grande famille, et dont j'aurais appris qu'il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville,[...]

Remettre quelqu'un, c'est découvrir qu'il est cousin. Dans La Recherche, les Guermantes sont tous cousins.

... ainsi Beaumont, relié tout d'un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l'atmosphère close d'un roman.

Reconnaître Beaumont est une expérience qui ressemble à celle que connaîtra plus tard le narrateur quand il s'apercevra qu'un court chemin inconnu de lui permettait de passer du côté de Guermantes au côté de chez Swann. De même, avec la familiarisation et l'orientation, le mystère disparaît, remplacé par la banalité: on entre dans le cousinage. Le voyage en chemin de fer est féerique parce qu'il ne permet pas le cousinage.

Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche — comme je l’avais fait jusqu’ici — de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles.

Dans le déplacement par chemin de fer, l'emplacement est essentiel, tandis que la voiture respecte les courbes de niveau du paysage, elle permet une toute autre conquête de l'espace.
La gare est un palais qui représente la ville, tandis qu'arriver en voiture, c'est arriver par les coulisses de la ville.

Et sans doute, cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Il [l'automobile était encore masculin à l'époque] nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre; [...]

Les "chassés-croisés" nous rappellent les clochers de Martinville, les "cercles" le dormeur éveillé des premières pages du roman.
On assiste dans ce passage à une forte sexualisation de la prise de possession de cette ville au fond de la vallée. On voit la ville fascinée essayant d'échapper telle un animal, une proie ou une femme dans une parade amoureuse.

Jean-Yves Tadié nous disait la semaine dernière qu'il n'y avait pas beaucoup d'érotisme dans le passage qu'il a commenté. Ici nous voyons l'érotisme de la voiture comparé à la féerie du chemin de fer.

de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre. [3]

L'érotisation de la scène est parfaitement perceptible, "une main plus amoureusement exploratrice".
La reconnaissance prend également un sens militaire, l'auto devenant un "compas" (une boussole, etc), ce qui ramène à l'image de la carte.
(Hmmm. Tlön n'a pas eu l'air de me croire, mais j'avais bu trop de champagne, et je m'endormais en écrivant. Je n'arrive pas à me relire. Il faudra tout reprendre quand les podcasts seront disponibles. Désolée... Il manque ici une ou des phrases de transition.)
On retrouve ici l'opposition géométrie dans l'espace ou le temps/géométrie plane. Dans l'entretien au Temps[4] déjà évoqué, Proust compare la vision des personnages que donnera son roman à celle d'une ville lors d'un voyage en train, vision dans l'espace mais aussi dans le temps: «comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre — au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents — donneront — mais pas cela seulement — la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu'ils étaient dans le volume actuel, différents de ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du reste.»

Par opposition, la plus large ouverture de compas que permet l'automobile transforme le sens de l'espace. On voit dans ce passage l'ébauche du texte sur les trois clochers de Martinville qui reste le modèle de l'écriture proustienne. On est en droit de lire ce roman comme le narrateur découvre la bonne mesure de la terre.
Lire consiste à aligner des points, à découvrir de nouvelles perspectives.

Le deuxième aspect de la promenade qui la fait ressembler à la lecture, c'est le rôle de l'accoutumance, de la reconnaissance du terrain.

la reconnaissance du territoire
Le narrateur analyse l'expérience esthétique comme une expérience de mémoire.

Le récit de la première audition de la sonate de Vinteuil explicite ce rôle de la mémoire dans l'expérience esthétique. «Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois.»: il y a désorientation, perte, égarement. Il faut s'initier à l'œuvre, apprendre à y cheminer, on ne s'y repère que peu à peu, à force de pratique :

Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième.

Pour comprendre la sonate, il faut donc l'avoir entendu un certain nombre de fois. Il s'agit d'un passage assez important.

Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.

Proust n'est pas étranger à la récitation par cœur. Il y a une mémoire de l'œil qui joue sur l'accoutumance. La réalité se constitue lentement grâce à la mémoire, on la comprend à l'aide des souvenirs.
Plusieurs élément peuvent être relevés dans ce passage:

Seulement je n’avais encore jusqu’à ce jour, rien entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées.

On pense à l'expression "avoir un nom sur le bout de la langue", qui sert à décrire une reconnaissance qui ne se fait pas. (Pascal Quignard a écrit un livre qui porte ce titre et qui décrit cette situation du nom qui manque.)
Le narrateur décrit le malaise qu'on éprouve à l'écoute d'une œuvre avant d'en être familier.
L'expression "le bout de la langue" figure dans Le côté de Guermantes (puisque tout figure dans La Recherche [quelques rires]), il s'agit du passage où le narrateur demande au Duc de Guermantes qui est un personnage d'un tableau d'Elstir. Le Duc ne parvient pas à retrouver ce nom:

Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux.[5]

On pense évidemment à monsieur Verdurin, et cela ressemble au Duc de ne pas se souvenir du nom d'un roturier.

Pour revenir à la sonate, le plaisir de l'écoute est lié à l'accoutumance.

Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l’entendre) du moment que Madame Swann m’en avait joué la phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes).

La mémoire est liée à l'habitude et inscrit les œuvres dans des schémas. La photographie ne présente qu'un substitut médiocre de la réalité.

Mais bien plus, même quand j’eus écouté la sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette sonate, je ne la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur.

La mémoire permet une fausse reconnaissance, elle n'est qu'un leurre à l'origine de quiproquo. Il ne faut pas s'y fier, il faut retourner dans l'œuvre pour s'y reconnaître et savoir ce que nous y reconnaissons et ce qu'il nous reste à découvrir.

Dans la Sonate de Vinteuil, les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière.

Dans l'œuvre nouvelle, par paresse et habitude, nous allons d'abord vers ce que nous connaissons déjà, mais les aspects les plus difficiles et véritablement nouveaux nous demeurent cachés, nous ne les explorons pas. On retrouve le thème de la passante : «elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue», passante qui ne provoque pas de reconnaissance, qui nous rappelle le «pas mon genre» de Swann. L'analyse de la mémoire est indispensable pour que la reconnaissance prenne place peu à peu, mais la mémoire est mauvaise conseillère, elle n'est pas fiable, sans cesse il faut revenir à l'œuvre.

Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu — comme il me le fallut à moi à l’égard de cette Sonate — pour pénétrer une œuvre un peu profonde n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.[6]

Après avoir décrit l'expérience individuelle, proust réexpose le principe de la reconnaissance et de la mémoire au niveau de l'expérience collective. L'œuvre crée sa propre mémoire et sa propre mémoire: «C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.»

La même remarque pourra s'appliquer à la peinture d'Elstir:

Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d’objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.[7]

Seule la reconnaissance nous permet d'imposer des noms sur la toile et les volumes sur une représentation que d'abord nous ne reconnaissons pas.

Il s'agit toujours d'aller au-devant d'une œuvre qui continue de désorienter jusqu'au bout et n'est jamais réduite par la reconnaissance et la mémoire.


En sortant, Tlön me fera remarquer très justement que ces cours sont davantage le partage d'une méditation que des cours à proprement parler.


Notes

[1] premier paragraphe de Du côté de chez Swann

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.926/ Tadié t3 p.317-318

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.1004/ Tadié t3 p.390-394

[4] merci, Tlön

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.529/ Tadié t1 p.519-523

[7] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.419/ Tadié p.712-713

Excès

— Vous avez beaucoup lu?
— Trop ; mais je relirai.

Alexandre Dumas, Joseph Basalmo, chap. XLIII

Qu'est-ce qui vaut la peine ?

Je ne connais qu'un critère d'excellence: combien de lectures le livre supporte-t-il? Une, deux, dix? Le plaisir augmente-t-il à chaque lecture et s'enrichit-il de tout ce qu'on a lu par ailleurs? Chaque lecture donne-t-elle envie de relire tous les livres pour mieux saisir le jeu des parties avec l'ensemble?

Le marché de l'édition

Une étude sur le marché du livre réalisée par TNS-Sofres révèle que près d'un Français sur deux n'a acheté aucun livre en 2003. Toujours dominé par les petits acheteurs —ceux qui achètent moins de quatre ouvrages par an, soit 53%— le marché se recentre vers les «moyens acheteurs» (entre 5 et 11 livres). 18% des acheteurs de livres concentrent à eux seuls plus de la moitié des volumes achetés et la moitité des sommes dépensées. Ce qui signifie en résumé qu'un Français sur dix achètent plus de la moitié des livres vendus.

Agefi, 22 mars 2003



18 % de 50 % font 9 %, aux arrondis près 10 %.
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