Billets qui ont 'musique' comme mot-clé ou genre.

E. Régniez à la maison de la poésie

Notre château "marche" bien, avec maintes critiques positives sur les blogs et par les libraires, dont celle-ci sur France-Culture.

Pour ma part, no spoil, je ne dirai que quelques mots: une atmosphère proche du Tour d'écrou dans les premières pages, beaucoup de travail sur le rythme et le son qui fait qu'il n'est pas étonnant que la maison de la poésie ait proposée une lecture en musique du livre.

J'arrive en retard (comme d'hab) mais à temps (comme souvent). Le spectacle est en train de commencer: un violoncelle, Sébastien Maire, un synthétiseur (à double clavier, nous fera-t-on remarquer plus tard), Julien Jolly, et une voix, Lucie Elpe. La lecture commence par «jeudi 31 mars», c'est-à-dire exactement aujourd'hui: bravo, Emmanuel Régniez, ce n'était possible que tous les six ans!

J'ai lu le livre il y a plus d'un mois. Je reconnais les mots, j'ai des sensations de manque sans être capable de repérer toutes les coupures. Y a-t-il eu ce que j'appelle in petto "le père d'Hamlet", la cigarette dans la bibliothèque? et le scandale du mensonge, a-t-il été mis en scène? Cinq jours plus tard (j'écris cinq jours plus tard) je ne sais plus, impressions fantômatiques d'un livre fantômatique, obsessions renforcées par la musique obsessionnelle. C'était une lecture très réussie, l'harmonie entre texte et musique était parfaitement réalisée (est-ce enregistré ou perdu à jamais?), lecture qui a pris garde de s'arrêter au deux tiers du livre, de ne pas dévoiler la fin, de ne pas mettre sur la piste.

La lumière se rallume. La salle est remplie et je suis surprise de la jeunesse du public: voilà qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps (voire jamais arrivé). Quelques questions. Nous apprenons que Lucie Elpe travaille au Tripode et paraît avoir un caractère bien trempé (rires dans la salle). Julien Jolly habituellement batteur travaille avec Olivier Py. Frédéric Martin monte sur scène pour dire quelques mots, E. Régniez se prête aux questions avec sa gentillesse coutumière (un peu surprise que le "gueuloir" n'évoque rien à certains). Il parle d'Eakins — les photos de la fin du livre —, de Couperin et de la musique de Barry Lyndon.

Un verre de vin plus tard, je m'éclipse.

Aller à Bayreuth

Depuis le temps que Daniel Ferrer nous en parlait, je n'ai pas résisté à ce livre trouvé par hasard à deux pas du mont des Arts à Bruxelles. La préface a des accents larbaldiens: Ô saisons! Ô châteaux !
Le progrès hérétique n'a, pour ainsi dire, eu aucune prise sur eux [Bayreuth et son festival]. Peu de choses y ont changé, dans l'esprit du moins si ce n'est dans la lettre, depuis qu'Albert Lavignac parcourait cette petite ville de Franconie, à la recherche d'anecdotes susceptibles d'égayer les arides leçons de son Voyage artistique à Bayreuth, qui, comme chacun sait, est, nonobstant sa couverture de guide touristique, tout à la fois un livre de piété pour entretenir les ferveurs des nouveaux adeptes et un catéchisme pour aguerrir les âmes récalcitrantes à la belle et grande religion naissante du wagnérisme.

Cependant, qui aujourd'hui se laisserait encore abuser sur les buts secrets de ce charmant livre, quand l'auteur lui-même, dès les premières lignes ou ayant écarté la trop moderne bicyclette, vous invite à vous rendre à Bayreuth à genoux. Vous avez, bien entendu, toute latitude pour vous soustraire à ce commode moyen de transport qui, s'il n'est pas en commun, a pourtant l'avantage, quand on y ajoute une véritable contrition, de vous faire gagner votre « ciel artistique » en vous lavant de tous vos péchés véniels occasionnés par vos débordements brahmsiens. Dans ce cas vous prendrez, sans génuflexion, tout bonnement le train, ce qui est un tantinet plus prosaïque mais n'en demande pas moins de recueillement. Car on ne prend pas à la gare de l'Est un train pour Bayreuth comme on saute dans n'importe quel tortillard. Vous vous en rendrez vite compte, dès que vous tenterez d'éclaircir auprès de cette digne et noble profession que forment les agents de la S.N.C.F. les mystères impénétrables des horaires, des correspondances et des tarifs de cette ligne privilégiée ; mystères auprès desquels ceux du Graal sont la limpidité même.

Nous n'entrerons donc pas dans le détail du prix du billet, qui, par les diverses fortunes de la monnaie et les subtiles fluctuations du coût de la vie, est passé de 111,75 francs (aller simple) en 1896 à 450 francs en 1980 ; ni ne tomberons dans le piège du billet mixte que sournoisement Albert Lavignac, n'ayant pas réussi à vous mettre à genoux, vous propose de prendre. Cette combinaison de deux tarifs différents permet d'effectuer en première classe le trajet jusqu'à la frontière et, ensuite, le reste du voyage en seconde ; ce qui, étant donné l'heure à laquelle vous saluerez la douane, implique de votre part un petit transbordement nocturne ou, avec un peu de chance, vous pourrez à loisir jouer les somnambules sur la voie ferrée. Hommages détournés mais non moins touchants pour cela au Signore Vincenzo Bellini, dont le Maître goûtait tant la musique.

Préface de Pierre Combescot à la réédition en 1980 du Voyage artistique à Bayreuth d'Albert Lavignac aux éditions Stock
C'est un guide de voyage (photos et gravures incluses) et une présentation et une analyse musicale de chaque opéra. Je ne peux m'empêcher d'imaginer Gide circuler dans Bayreuth le Lavignac à la main… A la fin du livre se trouve cette chose extraordinaire, année par année de 1876 à 1896, la liste des Français ayant assisté aux différentes représentations à Bayreuth (liste "approximative", prévient honnêtement le livre).

Cran d'arrêt du beau temps, de Gérard Pesson

J'ai pris ce livre dans l'espoir d'y trouver d'identifier des sources des Eglogues — ce n'est pas le cas pour l'instant, mais ça peut encore venir puisque nous relisons ligne à ligne L'Amour l'Automne.
Autant certains livres lus pour ce genre de raison ont pu m'ennuyer (comme le Carus de Quignard ou le Tristan de Balestrini), autant celui-ci m'a plu. L'œil et la plume, Pesson a tout d'un grand diariste. Ou plutôt d'un peintre. Et l'oreille, bien sûr, transformant tout bruit en rythme ou en notes (la seule notation musicale du livre concerne les aboiements d'un chien.)

Vie et caractère de Pesson devinés à travers le livre: angoissé, insupportable en répétition à force de tension, toujours en retard, livrant les partitions au fur à mesure que les musiciens les déchiffrent… Souhaitant noter le silence, la naissance du son, le bruit infime. Journal traversé par la maladie, la mort, les morts, en arrière-plan et omniprésents. Voyages, paysages, sons. Rencontres, visites, bonté. Peu de jugements, peu de plaintes. Peines d'amour voilées. Méthode et difficultés du travail: une écriture mentale qui précède la notation, parfois des corrections qui commencent avant même que les notes aient été écrites une première fois.
Poètes. Tant de poètes dans ce livre. Emily Dickinson, Fourcade, Magrelli, Michaux, Pessoa, Alferi… Ecriture musicale sur des textes que Pesson écartèle, démembre. Difficulté (impossibilité) de trouver des écrivains contemporains qui le supportent. (Pesson ne l'écrit pas mais le lecteur le déduit.)
Une notation me touche: le rapport au temps. Combien de mesures pour faire une seconde?

Que citer? Ce journal est si bien ramassé que tout est citable (c'est peut-être son défaut: cette impression qu'il a été écrit pour être publié. Pas de scorie. Cabotinage? Non, pourtant. Concentration.) Je ne choisis que des passages concernant la musique, alors que cela ne doit représenter qu'un quart du livre.
Jamais autant réécrit, surécrit puis désécrit de la musique comme les mesures 52 à 60 de ''Respirez ne respirez plus''. Plus de cinq jours de travail pour neuf secondes, au surplus presque inaudibles si elles sonnent comme je l'espère.
Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.121

Avant un concert de l'ensemble Fa, le directeur du théâtre d'Arras a programmé un débat sur la musique contemporaine. Or, il n'y vient personne d'autre que les protagonistes de la rencontre, Jean-Marc Singier et moi. Et c'est donc par une fin d'après-midi ensoleillé, dans le petit fumoir XVIIIe, que nous nous posons la question qui ne semble pas encore agiter le Nord-Pas-de-Calais: "Quelle musique pour le XXIe siècle?"
Ibid., p.142 (Quelques recherches plus tard, je me rends compte que Camus a cité le même passage, p.311 de Corée l'absente.)

Répétitions des études pour orgue. C'est un miracle qu'en si peu de temps, et dans des conditions aussi si aventureuses, on ait pu arriver à ce résultat presque satisfaisant (sauf que la ''Fanfare'' est beaucoup trop courte). Jean-Christophe Revel a eu bien du cran d'imposer à sa société des amis de l'orgue d'Auch, non seulement le principe d'une commande à un compositeur encore vivant, mais ma musique dont il savait qu'elle ne produirait rien qui leur permette de considérer qu'ils en avaient eu pour leur argent, au moins du simple point de vue du rendement pneumatique.
>Le corps au travail (l'organiste) est masqué, et donc, une fois encore, personne n'a vu venir la première pièce, dite ''La discrète''. Le passage, insensible d'ailleurs, de l'attention relâchée, pendant la pause, au désir malhabile d'écouter ce qu'on n'entend pas encore est très beau à observer. On y voit bien, par des gestes mal contenus, par un effort du corps entier, ce que peut être le spasme de l'écoute.
Ibid., p.307-308
J'ai rouvert Corée l'absente pour m'apercevoir que Camus avait été enthousiasmé par le journal de Pesson. (Mon souvenir était vague). J'ai retrouvé ainsi la notation qui disait que Jean Puyaubert ne voulait pas paraître dans l'index des journaux (je ne savais plus où je l'avais lue): ainsi c'était par le journal de Pesson que je l'avais appris (chose étrange, cette entrée du journal pessonien a échappé à ma lecture, justement celle-là. Sérendipité inversée, noir.)
Gérard Pesson évoque Jean Puyaubert, le 12 novembre 1991:
«Camus m'apprend la mort du bon docteur Puyaubert — le Jean de son journal (jamais cité dans l'index à sa demande expresse). Je me souviens de dîners à la Rotonde et à la Coupole où il tenait table ouverte. Tout dans sa conversation, sa réserve courtoise, son esprit plein de fantaisie, de saillies imprévues, sa distinction si naturelle dans le parler faisait de lui le témoin et le modèle parfait d'un état de civilisation disparu. J'avais été très impressionné qu'il se souvienne d'Erik Satie, frappé par son souvenir têtu de cette petite phrase dite par Raymond Queneau, je crois, en sortant d'un ballet à l'Opéra: "Ils ont bien dansé la gigue." Il parlait en vous regardant pendant qu'il versait obligeamment l'eau gazeuse à côté de votre verre. Il avait collectionné très tôt, par passion, la peinture d'André Masson. Sa maison de la rue Campagne-Première, toute en hauteur, et véritable moulin où ses jeunes amis se donnaient rendez-vous, regorgeait de tableaux.»

Pesson rend à Puyaubert, et presque littéralement, les bons sentiments qu'il lui portait, car je crois bien que c'est de lui que Jean disait, justement après un dîner:
«Ce garçon, c'est la civilisation…»

Cran d'arrêt du beau temps cité par Renaud Camus dans Corée l'absente p.295
(Ceci pour le plaisir de l'entreglose, évidemment).
Je suis heureuse de trouver cette citation bienveillante chez Camus, car je suis souvent agacée par la façon dont il ne semble pas comprendre qu'on remanie ses paroles pour en faire quelque chose de plus présentable à l'écrit. Ainsi, Pesson fait un résumé favorable d'une visite à Plieux et Camus proteste:
J'aurais mauvaise grâce à n'être pas satisfait du tableau. Seule minuscule objection à faire, la citation: je suis certain de n'avoir pas dit «vivons luxueusement», ce n'est pas un mot à moi. Peut-être ai-je risqué la plaisanterie éculée: «C'est déjà assez embêtant d'être pauvre, si en plus il fallait se priver…» mais de façon générale il faut bien constater que les propos rapportés, dans un journal (ne parlons même pas d'un journal!), sont inexacts. Et c'est certainement le cas, hélas, dans mon journal à moi, à moi qui n'ai pas l'oreille du compositeur Pesson.
Renaud Camus, Corée l'absente, p.287
Je ne comprends pas qu'un écrivain ne comprenne pas qu'on puisse transformer "embêtant", qui est du langage parlé, en "luxueusement", à l'écrit. Transposition et presque service. (Et toute personne qui raconte une histoire, ne serait-ce que sur un blog, sait qu'elle coupe et taille et simplifie les situations pour les rendre compréhensibles, et qu'elle met en forme les paroles de ses interlocuteurs, toujours plus relâchées dans la "vraie vie".)

Evidemment, ces "arrangements" ne sont plus de mise quand il s'agit de paroles à charge (puisque dans le paragraphe suivant Renaud Camus évoque Marc Weitzmann, niant avoir prononcé les paroles que Camus lui prêtaient): dans cette configuration tout devient extrêmement délicat. Mais ce n'est plus la même situation. Il est parfois difficile de comprendre (d'admettre: la compréhension refuse de s'imposer à la conscience) que Renaud Camus semble considérer que toutes les situations se valent, doivent être traitées selon les mêmes règles: ce serait à la rigueur exact du point de vue d'une justice appliquée mécaniquement, sans considération du contexte, mais n'est-ce pas exactement pour l'inverse qu'il plaide, dans Du sens par exemple, quand il définit la littérature comme l'art de la nuance, de l'écart? Ou serait-ce pour cela qu'il écrit, pour trouver un lieu où il puisse (s')autoriser cet écart, ce jeu, qu'il accepte si mal dans la vie quotidienne? (Mais le statut du journal? Vie quotidienne ou littérature?)

Je m'égare.

Relevé des pages de Gérad Pesson citant Camus: 30, 36, 39, 55, 61, 80-81, 113, 129, 308.
J'avais eu connaissance d'un livret d'opéra que Camus devait écrire pour Pesson. Je me demandais ce qu'il était advenu du projet (je suis loin d'avoir lu tous les journaux). Voici la réponse, qui laisse planer une ombre sur Théâtre ce soir:
Vu Renaud Camus pour lui présenter mes dernières recommandations avant qu'il finisse Pastorale. Il ne s'agit plus, dans son esprit, d'un livret, mais d'un livre dans son propre catalogue en liaison avec la thématique des Eglogues où je taillerai ce dont j'ai besoin (il m'avait dit il y a un an avec une certaine méfiance: "Au fond, vous cherchez un tailleur, pas un couturier"). Ce système a l'avantage de réintroduire, par défaut, une souplesse que ni ma tyrannie, ni ses réserves n'auraient permise et m'assure une assez grande liberté puisque l'Ur-version demeurerait intouchée par mes coupures que j'annonçais sauvages.
Cran d'arrêt du beau temps, p.39 - novembre 1991

Lettre à Renaud Camus, que je remettais d'écrire de semaine en semaine, lui disant que le livret auquel nous avons abouti par corrections et concessions successives, ne peut fonctionner, ni musicalement, ni scéniquement (mais c'est tout un). J'émets le souhait d'importantes modifications qu'il refusera sans doute, par lassitude, et il aura raison. Mais il m'avait prévenu en 89. Il m'avait parlé aussi du projet non réalisé avec Carmelo Bene. Dit qu'il n'était pas fait pour la scène.
Ibid., p.80-81 - septembre 1992
En 1991, frémissement du côté des Églogues. Qu'est devenu ce livret?
1993 : Il est possible d'entendre un mouvement du Gel par jeu ici, présenté par Renaud Camus.

Remonter le temps

(8 mai 1996) Au déjeuner, suis assis à la droite du prince Albert, timide, un peu embarrassé dans ses phrases, mais très doux et à la gauche de Jean Françaix, qu'à vrai dire je croyais mort, supposition qu'il légitime en me parlant de ses rencontres avec Ravel à Saint-Jean de Luz.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.237

Dédicace

Bruckner dédiant sa Neuvième à Dieu, s’Il veut bien l’accepter.

Gérard Pesson, ''Cran d’arrêt du beau temps'', p.97

Doute et assurance

Frédérik Martin m'a littéralement convoqué à écouter au studio électroacoustique l'enregistrement de son concerto de trombone. Il est propulsé par la bonne fureur; il doute autant qu'il est certain avec une passion communicative.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.29

La musique

Lors des derniers cruchons, Aline m'a offert Le Timbre égyptien, d'Ossip Mandelstam, réédition de la traduction de Georges Limbour paru en 1930 dans la revue Commerce. Le livre est imprimé à Saint-Just-la-Pendue, nom merveilleux.

Ce n'est pas une nouvelle, tout juste une errance, dans Saint Pétersbourg bien sûr (combien d'errances dans Saint Pétersbourg dans la littérature russe?), une errance autant dans les rues que dans l'imagination et les souvenirs du narrateur, et les actes d'un personnage à peine esquissé. Grande importance des objets, tout prend vie, le décor entier n'est plus un décor mais une foule d'objets amicaux qui ne parvient pas à combler l'impression de solitude et de fuite que laisse le livre — fuite et solitude, ébauche de désespoir dans la vapeur de l'eau bouillie et des fers à repasser.

Les portées ne caressent pas moins l'œil que la musique elle-même ne flatte l'oreille. Les noires sur leurs échelles montent et descendent comme des allumeurs de réverbères. Chaque mesure est une petite barque chargée de raisins secs et de musca noir.
>Une page de musique, c'est d'abord une flotille à voiles rangée en ordre de bataille, puis un plan selon lequel sombre la nuit organisée en noyaux de prunes.

Les chutes fantastiques des mazurkas de Chopin, les larges escaliers à clochetons des études de Liszt, les parcs de Mozart aux treilles suspendues, tremblantes, à cinq fils de fer, n'ont rien de commun avec le buisson nain des sonates de Beethoven.
Les villes de mirage des signes musicaux surgissent comme des petites cages d'étourneaux dans la résine bouillante.
Le vignoble des notes de Schubert est toujours becqueté jusqu'aux pépins et battu par la tempête.
Quand des centaines d'allumeurs de réverbères courent ça et là dans les rues, suspendant des bémols à des crochets rouillés, fixant les girouettes des dièses, faisant descendre des enseignes entières de mesures grêles, c'est certainement Beethoven; mais quand la cavalerie des huitièmes et des seizièmes avec des panaches de papier, des fanions et des petits étendards s'élance à l'attaque, c'est encore Beethoven.
Une page de musique, c'est la révolution dans une vieille ville allemande.
Enfants à grosse tête. Etourneaux. On dételle le carosse du prince. Les joueurs d'échecs sortent en courant des cafés, brandissant pions et fous.
Voilà des tortues, allongeant leurs tendres têtes, se mesurant à la course: c'est Haendel.
Mais combien martiales sont les pages de Bach, ces étonnantes grappes de cèpes séchés.
Dans la Saovaïa, près de l'église de l'Intercession s'élève la Tour des Pompiers. À cette tour, pendant les gelées de janvier sont hissés les raisins des signaux d'alarme, pour le rassemblement des brigades. Non loin de là, j'apprenais la musique. On m'enseignait la pose de mains d'après le système Leszetychi.
Que le paresseux Schumann étende ses notes comme du linge à sécher et qu'en bas se promènent des Italiens le nez au vent! que les passages les plus difficiles de Liszt, brandissant leurs béquilles, traînent çà et là des échelles de pompiers!
Le piano est une bête d'appartement bonne et sage, à la chair de bois fibreuse, aux veinesd'or, et aux os toujours enflammés. Nous le gardions des refroidissements, le nourrissions de sonatines légères comme des asperges.

Ossip Mandelstam, Le Timbre égyptien

La Marseillaise

Discussion entre Paul Valéry et Pierre Louÿs, le premier préférant l'idée nette — et donc la Poésie, le second en tenant pour la magie de la Musique, selon lui première parmi les arts. Pierre Louÿs engage une conversation imaginaire avec la muse de Valéry :
— Ah! Muse des Muses! davantage, voudrais-tu lui demander au sein de son recueillement quelle vertu magique a ''La Marseillaise'', si c'est, peut-être, l'idée nette qu'un sang kimpur abreuve nos sillons, ou si, par hasard, ce ne serait pas la rêverie indéfinissable que répand dans la campagne un obscur motif de trompette dont les deux premières notes annoncent un «sixte et quarte», et qui, après une feinte, saute par-dessus l'obstacle et se précipite sur la dominante?
— Si tu disais plus simplement : sol, do, ré, sol?
— Non! La trouvaille, c'est le ré ! Sol, do, ré, amènent fatalement le mi bémol, c'est-à-dire une marche funèbre (au XVIIIe siècle). Le sieur Rouget a fait ici une feinte d'escrime : personne n'attendait le deuxième sol. Lorsqu'il éclate, il est irrésistible.
[…]

1155.— Pierre Louÿs à Paul Valéry, Correspondances à troix voix, 12 juin 1917, p.1282
Et cela reprend ou continue deux lettres plus loin :
= Correction. Je te disais hier : les premières notes de La Marseillaise (sol, do, ré) amènent fatalement, au XVIIIe siècle, un mi bémol.
«Bémol» est de trop. Mais, à coup sûr, un mi, ou une note quelconque, qui, par un détour, retombera sur le mi, bémol ou naturel.
C'est tellement dans l'esprit du XVIIIe que… Vois ce que cela fait: sol do ré mi. Cela fait la perle des romances: «Plaisir d'amour1».
Le saut de sol do ré sol n'était pas seulement inattendu en 1792: il l'est resté. Une «surprise musicale qui passe par-dessus le XIXe (et qui nous vient d'un amateur), c'est aussi curieux que certains coups de génie également inexplicables en littérature […].

1157.— Pierre Louÿs à Paul Valéry, Correspondances à troix voix, 13 juin 1917, p.1287



1 : Paroles de Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), mises en musique en 1785 par Jean-Paul Martini (1741-1816).

La mort de Michael Jackson

Oui, il serait historiquement possible de démontrer que toute période féconde en chansons populaires fut aussi au plus haut point tourmentée par des courants dionysiens que nous devons toujours considérer comme une cause latente et condition préalable de la chanson populaire.

Nietzsche, La naissance de la tragédie, début du chapitre 6. Classique de poche, traduction Jean Marnold et Jacques Morland, revue par Angèle Kremer-Marietti.

La discussion précédente sur l'état de la culture générale (j'en remercie chaleureusement les participants) coïncidant avec la mort de Michael Jackson et ma lecture de La naissance de la tragédie m'a rappelée une lecture ancienne d'Allan Bloom, universitaire américain élève de Léo Strauss, traducteur de Platon et Rousseau et ami de Saül Bellow, déplorant l'écoute intensive par ses élèves du rock dès leur plus jeune âge.

Le propos d'Allan Bloom est essentiellement pédagogique: comment devons-nous élever au mieux les enfants pour qu'ils mènent une vie à la fois utile (pour la société) et heureuse (pour eux-mêmes)?
Je cite ici son chapitre sur la musique.

Après avoir décrit l'évolution qu'il a constatée au cours de ses années de professorat (d'une époque où ses élèves en savaient plus que lui en musique classique à celle où il leur fait découvrir Mozart), après avoir raconté l'indignation de ses élèves découvrant la condamnation de la musique par Platon et avoir décrit l'addiction à Mike Jagger remplacé progressivement par Boy George, Michael Jackson ou Prince (nous sommes en 1987) sans qu'aucun contempteur de la société capitaliste ne s'offusque, il termine son chapitre sur la musique ainsi:

Mon souci, ce sont les effet [de cette musique] sur l'éducation; mon principal reproche à son égard, c'est qu'elle abîme l'imagination des jeunes gens et suscite en eux une difficulté insurmontable à établir une relation passionnée avec l'art et la pensée qui sont la substance même de la culture générale. Les premières expériences des sens sont décisives pour déterminer le goût qui durera toutes la vie, et elles constituent le lien entre ce qu'il y a d'animal et ce qu'il y a de spirituel en nous. Jusqu'à présent, la période de formation de la sensualité a toujours servi à la sublimation, au sens de «rendre sublime»; elle a toujours servi à associer les inclinations et les aspirations à une musique, à des images et à des histoires qui assurent la transition vers l'accomplissement des tâches humaines et la satisfaction des plaisirs humains. Parlant de la sculpture grecque, Lessing a dit: «De beaux hommes faisaient de belles statues, et la ville avait de belles statues en partie pour exprimer sa reconnaissance d'avoir de beaux citoyens.» Cette formule résume le principe fondamental de l'éducation esthétique de l'homme. Les jeunes gens et les jeunes femmes étaient séduits par la beauté de héros dont les corps mêmes expimaient la noblesse. Une compréhension plus profonde de la signification de la noblesse vient plus tard, mais elle est préparée par l'expérience sensuelle et, en fait, elle est déjà contenue dans celle-ci. Ainsi, ce à quoi les sens aspirent et ce que la raison considère plus tard comme bon ne sont pas en conflit l'un avec l'autre. L'éducation ne consiste pas à faire aux enfants des sermons qui vont contre leurs instincts et leurs plaisirs; elle consiste à assurer une continuité naturelle entre ce qu'ils ressentent et ce qu'ils peuvent et doivent être. C'est là un art qui s'est perdu. Maintenant, on en est arrivé au poin où l'on fait exactement le contraire. La musique rock donne aux passions une tournure et fournit des modèles qui n'ont aucun rapport avec la vie que les jeunes gens destinés aux études universitaires pourront éventuellement mener, ni avec le genre d'admiration qu'encouragent les études littéraires. Et sans la coopération des sentiments, toute éducation autre que technique reste lettre morte.

La musique rock propose des extases prématurées et, à cet égard, elle est analogue aux drogues dont elle est l'alliée. [...] A ma connaissance, les étudiants qui ont sérieusement tâté de la drogue — et qui en sont revenus — éprouvent de la difficulté à s'enthousiasmer pour quelque chose ou à nourrir de grandes espérances. Tout se passe comme si l'on avait retiré de leurs vies la couleur et qu'ils voyaient désormais toute chose en noir et blanc. [...] Je soupçonne que l'accoutumance au rock, surtout en l'absence d'un autre pôle puissant d'intérêt, a un effet similaire à celui des drogues. Bien sûr, les étudiants se désintoxiqueront de cette musique ou du moins de leur passion exclusive pour elle. Mais ils le feront de la même façon que, selon Freud, les hommes acceptent le principe de réalité: comme quelque chose de dur, de maussade et d'essentiellement sans séduction, comme une simple nécessité. Ces étudiant-là apprendront avec assuidité l'économie ou se formeront aux professions libérales et tous les oripeaux de Michael Jackson tomberont pour dévoiler le strict costume trois-pièces qui se trouve dessous. Ils auront le désir de faire leur chemin et de vivre confortablement. Mais cette vie sera aussi fausse et vide que celle qu'ils ont laissé derrière eux. Qu'ils n'ont pas à choisir entre des paradis artificiels et une vie bien réglée et ennuyeuse, c'est ce que sont censés leur enseigner des études de culture générale. Mais tant qu'ils ont leur walkman sur la tête, ils ne peuvent entendre ce que la grande tradition a à leur dire. Et quand ils enlèvent leur casque après l'avoir porté trop longtemps, c'est pour s'apercevoir qu'ils sont sourds.

Allan Bloom, L'âme désarmée, (sous-titre: Essai sur le déclin de la culture générale), p.88-89
Titre anglais : The Closing of the American Mind

complément le 9 juillet :

- une traduction enlevée de Platon par Badiou:
Pour vous allécher, je copie le début: «Parmi tes copines et tes copains, dit Socrate, j’en connais qui déambulent nuit et jour les écouteurs vissés sur l’étroit conduit des oreilles, tel un entonnoir pour y faire couler le tam-tam hypnotique de leurs musiques chéries.»

- plus contemporain, plus léger, sans grand rapport avec ce qui précède si ce n'est le problème de l'éducation et l'air du temps, je mets un lien vers cela parce que ça me fait plaisir.

Séminaire n°7 : Edward Hughes, Perspectives sur la culture populaire

a/ Les les podcasts des cours sont disponibles.
Reprenant ces notes le 26 février 2015, je mets le lien du séminaire désormais disponible.
b/ Les références des citations de ce cours sont données en suivant le code adopté par Edward Hughes sur la feuille qu'il nous a fait distribuer.
***

Curieusement, en commençant à nous présenter Edward Hughes, Antoine Compagnon nous parle surtout de Richard Bales, professeur à Belfast et mort l'automne dernier: «C'était un éminent Proustien, j'aurais dû l'inviter ici. Maintenant il est trop tard.» Je n'ai pas noté le lien entre les deux, je suppose que Bales a diriger la thèse de Hughes, en tout cas Edward Hughes a rendu hommage à Richard Bales.
La thèse d'Edward Hughes était Marcel Proust: a Study in the Quality of Awareness. Il a également travaillé sur Albert Camus, en particulié La Peste et Le premier Homme. Il a publié Writing Marginality in Modern French Literature: from Loti to Genet et The Cambridge Companion to Albert Camus.
Il a participé au Dictionnaire Marcel Proust publié chez Champion.
Il s'est penché sur les classes sociales et nous propose aujour'dhui «Perspectives sur la culture populaire».
***

Merci. J'ai choisi comme sujet «Perspectives sur la culture populaire», avec perspectives au pluriel. En guise d'introduction, je voudrais commenter un playdoyer pour la musique populaire qui se trouve dans Les Plaisirs et les jours. C'est le premier extrait de l'exemplier.
Il lit. Il parle un français parfait. Je suis un peu déçue qu'il n'ait même pas une trace de charmant accent anglais.
ELOGE DE LA MAUVAISE MUSIQUE
Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique, n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle social de la musique. Combien de mélodies, du nul prix aux yeux d'un artiste, sont au nombre des confidents élus par la foule des jeunes gens romanesques et des amoureuses. Que de "bagues d'or", de "Ah! Reste longtemps endormie", dont les feuillets sont tournés chaque soir en tremblant par des mains justement célèbres, trempés par les plus beaux yeux du monde de larmes dont le maître le plus pur envierait le mélancolique et voluptueux tribut — confidentes ingénieuses et inspirées qui ennoblissent le chagrin et exaltent le rêve, et en échange du secret ardent qu'on leur confie donnent l'enivrante illusion de la beauté. Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés. Ce sont les mauvais musiciens. Telle fâcheuse ritournelle que toute oreille bien née et bien élevée refuse à l'instant d'écouter, a reçu le trésor de milliers d'âmes, garde le secret de milliers de vies, dont elle fut l'inspiration vivante, la consolation toujours prête, toujours entrouverte sur le pupitre du piano, la grâce rêveuse et l'idéal. tels arpèges, telle "rentrée" ont fait résonner dans l'âme de plus d'un amoureux ou d'un rêveur les harmonies du paradis ou la voix même de la bien-aimée. Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher, comme un cimetière ou comme un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût. De cette poussière peut s'envoler, devant une imagination assez sympathique et respectueuse pour taire un moment ses dédains esthétiques, la nuée des âmes tenant au bec le rêve encore vert qui leur faisait pressentir l'autre monde, et jouir ou pleurer dans celui-ci. (Les Plaisirs et les jours, CHAPITRE XIII)
Proust semble tout d'abord obéir au discours du discrédit: la musique populaire est mauvaise. Puis il introduit dans son analyse des critères complètement autres. La musique populaire joue un rôle sentimental. Son influence massive permet une démocratisation du désir. Proust esquisse une sociologie en miniature lorsqu'il propose un rassemblement de toutes les classes sociales: «Le peuple, la bourgeoisie, l'armée, la noblesse, comme ils ont les mêmes facteurs porteurs du deuil qui les frappe ou du bonheur qui les comble, ont les mêmes invisibles messagers d'amour, les mêmes confesseurs bien-aimés.» C'est un panégyrique au sens étymologique, un discours exaltant l'assemblée de tout le peuple.
La mauvaise musique est ainsi vénérable, et c'est le mérite de Proust de l'avoir vu, d'avoir résolu par la musique populaire ce que Barthes appelait «l'opposition dans laquelle nous sommes enfermés: culture de masse ou culture populaire»1. Pour Barthes, c'est Charlot qui réalise la fusion des deux cultures, différentielle et collective.

Dans quelle mesure les analyses de la musique populaire pourraient-elles trouver une application dans une lecture de La Recherche du temps perdu?


Swann, Mme Verdurin et la couturière
Je voudrais faire une parenthèse autour d'un échange épistolaire.
David Halévy, le camarade de proust au lycée Condorcet, à publié dans Les Cahiers de la quinzaine un texte intitulé Un épisode dont l'action se déroule dans le monde ouvrier. Il évoque l'université populaire de façon mélodramatique. Le jeune Guinou subit l'influence d'un professeur bourgeois et bénévole. Il rejette son monde, lit Baudelaire, devient suicidaire. A la fin, il se tue, Les Fleurs du Mal à la main. Lors de son enterrement, un de ses amis prononce une violente diatribe: il n'y a ni art ni science pour le prolétaire.
Proust a lu attentivement ce texte et il écrit à Halévy:
Je reconnais le beau parti pris d'avoir fait quelque chose de froid, de démodé, d'hostile, qui nous prend comme l'hiver, comme la pauvreté, comme la méchanceté. [...] c'est le peuple vu en soi, pas du rivage bourgeois. Je n'aimerais pas vivre avec eux pour une seule raison: c'est qu'Adeline [la jeune amie du héros de Halévy] entre sans dire bonjour, et que le héros ne répond pas quand son voisin lui parle. Mais je sais que c'est vrai. Je vois tout ce qu'il y a de grand dans cette idée de la mort si peu peuple, si homme de lettres de cet ouvrier. (lettre de Proust à Daniel Halévy, décembre 1907 (Correspondance de Marcel Proust, XXI, 619-20)
Proust réagit comme si les mœurs de la classe ouvrières étaient totalement autres et exotiques. On se souvient de sa phrase, à propos d'un autre exotisme, «Un Français établi chez les musulmans s'habitue aux musulmans, mais s'il retrouve un Français, il retrouve la morale française» ''(citation à peu près)''. Dans Un Amour de Swann, (par exemple), le contact des couches populaires fait ressortir le plus mauvais côté de Swann, Swann devient vaniteux pour plaire aux femmes de chambre:
Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité, qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils diminuent, l’ont été pour des inférieurs. (RTP, I, 189)
Cette citation est loin de résumer la prise de position du narrateur sur le sujet. A d'autres moments, Swann est très conscient de sa classe. Une autre dimension fait penser aux tensions dans le texte sur la musique populaire:
J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, […]2
Il s'agit du moment où Mme Verdurin ferme son salon à Swann, en favorisant le rapprochement Odette-Forcheville. Soudain Swann juge les goûts de Mme Verdurin, pour lesquels il avait jusqu'ici montré beaucoup d'indulgence, il parle de l'Opéra-Comique et de sa «musique stercoraire», il pense à la façon insupportable de Mme Verdurin d'écouter la sonate Clair de lune3. Il la traite mentalement d'idiote et de maquerelle, il s'agit de prostitution de l'art contre laquelle il faut lutter:
Il trouvait du bon à la sévérité contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française. (RTP, I, 283)
Suivre Odette nous permet de voir des lieux plus populaires, lieux que Swann aimerait mieux connaître parce que cela lui permettrait, pensait-il, de mieux connaître Odette:
Dans ces quartiers presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre indéfiniment!4
On assiste à une idéalisation de la vie de la couturière en même temps que subsiste en Swann une violente répulsion:
dans cet escalier pestilentiel et désiré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, (RTP, I, 319)
L'existence d'un seul escalier, pour le service comme pour les habitants, connote l'idée d'une contagion morale.


Le village de Rachel
On retrouve cette même idée dans du ''Côté de Guermantes'', lorsque le narrateur accompagne Saint-Loup dans le village où habite Rachel. La scène se présente en dyptique.
D'un côté il y a la nature, le printemps et les arbres en fleurs:
comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.(RTP, II, 453)
Ce tableau idyllique permet de fermer les yeux sur les conditions de vie des couches populaires come Saint-Loup ferme les yeux sur la véritable nature de Rachel.
De l'autre côté on voit les maisons sordides d'un village désert, les seules personnes présentes sont Rachel et ses amis prostituées. Le narrateur veut racheter les habitants invisibles: Mais à côté des plus misérables [maisons], de celles qui avaient un air d’avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence en fleurs : c’était un poirier.(RTP, II, 459) La nature est une force rédemptrice. Nous sommes toujours dans une logique de châtiment et de rédemption; on pense aussi aux Giotto, l'Avarice et la Charité, qui risquent de devenir interchangeables. Les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent être:
ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et «crut que c’était le jardinier»? (RTP, II, 458)
Nous reconnaissons ici une allusion à Pâques, lorsque Madeleine revient au tombeau et ne reconnaît pas le Christ ressuscité.
De même, Robert semble incapable de comprendre la véritable nature de Rachel. L'action se déroule sur un fond de dramatisation de la vie du village tandis que Robert fait une erreur de malade (d'amour): on assiste à une scène de mélodrame.
C'est Edmund Wilson, dans Axel's Castle, qui disait que la réflexion sur la moralité fonctionne dans la mesure où elle s'ancre dans le mélodrame.


Saint-Loup, Charlus et la guerre
Dans les deux extraits suivants, la moralité est en jeu. Le sens du devoir existant dans la classe ouvrière est présentée comme une découverte pour Saint-Loup et Charlus. Pour Saint-Loup, c'est une occasion de salut, pour Charlus, c'est un obstacle à son plaisir.
1/ Saint-Loup : la guerre lui donne l'occasion de vivre avec les couches populaires. Dans sa lettre au narrateur, Saint-Loup note les expressions des soldats (les boches, on les aura) pour les réprouver («cette chose contradictoire et atroce, une affectation, une prétention vulgaires que nous détestons» (RTP, IV, 332)), mais une fois exprimée son anxiété sur le bouleversement de la hiérarchie sociale, il s'extasie sur l'héroïsme des soldats:
surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient en eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir soupçonné, (RTP, IV, 332)
La guerre façonne dans la glaise du peuple un admirable patriotisme:
Rodin ou Maillol pourraient faire un chef d'œuvre avec une matière affreuse qu'on ne reconnaîtrait pas (RTP, IV, 332)
Plusieurs éléments convergent : la classe sociale, la grandeur morale, la rédemption esthétique, le discours sur la fierté patriotique.
L'héroïsme est conféré d'en-haut, il ne bouleverse pas l'édifice social. Le mot «poilu» rejoint les mots «Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres.»
Si l'on tient à distance des événements, cependant, le monde éclipse la bataille humaine:
les hommes entraînés dans l’immense révolution de la terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui ensanglantait en ce moment la France. (RTP, IV, 342)

2/ Charlus adore aussi les poilus, et pas uniquement pour des raisons sexuelles. Il a transformé son hôtel en hôpital militaire, moins en raison de son imagination que de son bon cœur.
Pour atteindre le plaisir, Charlus a besoin de beaucoupd'instrument et de beaucoup d'énergie, énergie fournie par des jeunes gens aux motivations diverses:
un certain penchant à le [l'argent] gagner d’une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. (IV, 399)
Lorsqu'on parle d'un colonel manque se faire tuer pour son ordonnance, Maurice décide de se mettre au service de ce colonel pour faire reculer la suspicion que les riches continuent à vivre leurs plaisirs pendant la guerre.
Charlus est frustré par le conformisme de la classe ouvrière. Maurice envoie l'argent gagné à sa famille et à son frère au front: Charlus méprise ces attitudes dignes de mélodrame. On songe à Mlle Vinteuil:
Les sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux (RTP, I, 162)
Dans Le Temps retrouvé, la poursuite du plaisir sexuel se trouve exotisée par la permanence de la hiérarchie sociale:
restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu’ils croient le plus pénétrer la nôtre, (RTP, IV, 328)
Le modèle archaïque de l'Ancien Régime subsiste. Charlus ne vit que parmi des inférieurs, à la manière de la Rochefoucauld. Les riches chez Jupien n'ont pas d'états d'âme alors que les ouvriers ont mauvaise conscience. Charlus sait que son tortureur n'est pas plus méchant que l'élève choisit au sort pour jouer le Prussien et endurer le mépris de ses camarades:
Notre époque sans doute, pour celui qui en lira l’histoire dans deux mille ans, ne semblera pas moins laisser baigner certaines consciences tendres et pures dans un milieu vital qui apparaîtra alors comme monstrueusement pernicieux et dont elles s’accommodaient. (RTP, IV, 416)
Ailleurs, Charlus critique Brichot qui critique Zola qui voit «plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques»; il critique «La vulgarité de l’homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré.» (RTP, IV, 358)


Les lois humaines sont générales et transcendent les classes sociales
La mort égalise les conditions mais l'expérience de la vie tend également à permettre les généralisations. Les gens sont vulgaires, mais l'artiste voit une belle généralité:
Car il n’a écouté les autres que quand, si bêtes ou si fous qu’ils fussent, répétant comme des perroquets ce que disent les gens de caractère semblable, ils s’étaient faits par là même les oiseaux prophètes, les porte-paroles d’une loi psychologique. (RTP, IV, 479)
Le narrateur prend conscience de sa dette envers tant d'êtres qui lui avaient été indifférents:
j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi.(RTP, IV, 481)
Le sacrifice fait par les autres exercent une influence sur l'écriture car celui-ci transcende l'écriture: un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes (RTP, IV, 482) Dans The Morality of Proust, Malcolm Bowie analyse la vision morale de la vie dans Le Temps retrouvé en soutenant qu'il ne faut pas s'arrêter uniquement à la dimension la plus évidente, la dimension esthétique. Proust ose crier le sens d'une communauté et d'une communication entre le romancier, ceux et celles qui le lisent et ceux qui ne le lisent pas.
(J'ai noté ici The merciful world of literary composition, mais je ne sais pas à quoi cela se rapporte: une citation de Malcolm Bowie?)

Un des souvenirs d'enfance dans Le Temps retrouvé se rapporte à une semaine passée dans la chambre d'Eulalie dont le mobilier simple émeut le narrateur. Il faut se pencher sur les choses humbles, de même, le narrateur abandonne les grandes comparaisons pour s'en tenir aux plus simples quand il s'agit de parler de son œuvre:
Et changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc je travaillerais à mon œuvre, regardé par Françoise. Comme tous les êtres sans prétention qui vivent à côté de nous ont une certaine intuition de nos tâches \[...] je travaillerais auprès d’elle, (RTP, IV, 610)
Françoise possède la compréhension instinctive du travail de Marcel, elle «devinait mon bonheur».

Le sacrifice des autres est à l'origine des livres: «un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés.» On retrouve le texte des Plaisirs et les jours cité en début de séminaire: «Un cahier de mauvaises romances, usé pour avoir trop servi, doit nous toucher, comme un cimetière ou comme un village. Qu'importe que les maisons n'aient pas de style, que les tombes disparaissent sous les inscriptions et les ornements de mauvais goût.» L'écrivain se trouve devant une personne ridicule comme le chirurgien devant un malade ayant une mauvaise circulation.


Conclusion (provisoire)
Je voudrais évoquer à titre de conclusion provisoire quelques lignes de Merleau-Ponty tirées d'Éloge de la philosophie qui situe le philosophe non pas du côté d'un savoir absolu, mais du côté de la vie parmi les hommes.
[La] dialectique [du philosophe] ou son ambiguïté n'est qu'une manière de mettre en mots ce que chaque homme sait bien : la valeur des moments où […] son monde privé devient monde commun. Ces mystères sont en chacun comme en lui.
Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie (Gallimard, 1960) p.63
La perspective de Merleau-Pont rejoint celle du narrateur dans la mesure où celle-ci rejoint une vision plus large de la vie qui englobe la réhabilitation de la culture populaire.
***

Antoine Compagnon : Voila une fin très Dostoïevski.

Compagnon n'a pas l'air satisfait de l'utilisation qu'a fait Edward Hughes de Malcolm Bowie. Visiblement, Hughes a utilisé des pages "généreuses" de Bowie, qui contredisent d'autres pages (que nous avons vues, au moins partiellement, l'année dernière auxquelles Compagnon préfère se référer: Bowie pour un Proust rassembleur contre Bowie pour un Proust profanateur...
Je ne serais pas surprise que Compagnon ait eu l'intention d'utiliser "son" Bowie et qu'Edward Hughes lui ait coupé l'herbe sous le pied. En tout cas, celui-ci a vaillamment résisté et n'a pas cédé sur un pouce de son argumentation.



1 : Roland Barthes par Roland Barthes, p.58, article "Charlot"
2 : Un amour de Swann, Clarac t1, p.287
3 : Ibid, Clarac t1, p.287 et 289
4 : Ibid, Clarac t1, p.319

La sonate de Vinteuil

Dans une dédicace du Côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle en 1918, Proust énumère une longue série de modèles: la Première Sonate pour piano et violon opus 75 (1885) de Saint-Saëns; Wagner, pour L'Enchantement du Vendredi saint de Parsifal; la Sonate pour piano et violon de Franck (1886) par Enesco; le prélude de Lohengrin; une chose de Schubert; enfin «un ravissant morceau de piano de Fauré1». Selon une lettre à l'automne de 1915 à Antoine Bibesco, il s'agirait de la ''Ballade'':
…la Sonate de Vinteuil n'est pas celle de Franck. Si cela peut t'intéresser (mais je ne pense pas!) je te dirai l'exemplaire en mains, toutes les œuvres (parfois fort médiocres) qui ont «posé» [pour] ma Sonate. Ainsi la «petite phrase» est une phrase d'une sonate [pour] piano et violon de Saint-Saëns que je te chanterai (tremble!) l'agitation des trémolos au-dessus d'elle est dans un Prélude de Wagner, son début gémissant et alterné est de la Sonate de Franck, ses mouvement espacés Ballade de Fauré, etc. etc. etc.2
Proust songe peut-être à la Ballade lorsque Swann, entendant la Sonate chez les Verdurin, dans «Un amour de Swann», se souvient de la première audition qu'il en a faite un an auparavant:
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet…3
L'analyse paraît fidèle au rytme lent de la Ballade, à la course imprévue du premier thème, exposé trois fois, la troisième en un simple rappel après l'exposition du deuxième thème. Le rapprochement permet en outre de comprendre que la sonate de Vinteuil est le plus souvent jouée au piano seul dans la Recherche du temps perdu. En effet, avant la version de 1881 de la Ballade, pour piano et orchestre, Fauré avait composé en 1879 une version pour piano seul.
Or, la Ballade est sans aucun doute l'œuvre la plus originale de la jeunesse de Fauré. Dans son intérêt pour elle, il faut croire que Proust fut sensible à sa structure formelle. Voici de que Fauré en disait à son amie Mme Clerc en septembre 1879, sur le chemin de Munich, au cours d'un voyage où il devait entendre la Tétralogie:
…les morceaux de piano n°2 et n°3 ont pris une importance plus considérable grâce à un n°5 qui est un trait d'alliance entre le 2 et le 3. C'est-à-dire que par des procédés nouveaux quoique anciens j'ai trouvé le moyen de développer, dans une sorte d'intermède, les phrases du n°2 et de donner les prémices du n°3 de façon que les trois morceaux n'en font qu'un. Cela est donc devenu une Fantaisie un peu en dehors de ce qui se fait, je voudrais du moins en être sûr.4
L'équivoque de l'ancien et du nouveau est de celles que Proust soulignera souvent, chez Baudelaire par exemple. Mais le plus important est le souci d'unité dont témoigne le musicien, en des termes voisins de ceux auxquels Proust aura recours pour définir l'unité de son roman. Fauré rend compte de la construction élaborée de la Ballade: il y eut d'abord une suite de fragments ou de morceaux séparés, avant que ceux-ci trouvent leur unité. Les trois morceaux disjoints auxquels il fait allusion correspondent aux trois thèmes, un point d'orgue subsistant dans l'œuvre entre les deux premiers.
Le premier mouvement, andante cantabile, introduit lentement le thème A: souple, gracieux, ingénu, sur accompagnement d'accords, il serait celui que Proust décrit lorsque Swann se remémore, chez les Verdurin, sa première audition de la sonate de Vinteuil. Le thème B, allegro moderato, apparaît après un point d'orgue. «C'est un motif descendant, une sorte de gamme qui emprunte tout à coup des contours compliqués très "fin de siècle", écrit Jean-Micle Nectoux5. Les thèmes A et B sont ensuite développés. Suit une brève transition, andante, sur un thème d'appel C, servant à introduire le second mouvement, l'allegro central de la pièce. Son thème C' est une variation rythmique et une transformation expressive du thème d'appel C, et il le développe avec le thème B: c'est la «sorte d'intermède» qu'évoque Fauré dans sa lettre. Un court andante réintroduit alors le thème C, qui sera véritablement développé dans le troisième mouvement, l'allegro moderato final, où il s'épanouit dans des trilles, qui, bien que nullement réalistes ni descriptifs, suggèrent des chants d'oiseaux et des feuilles agitées. A cause de cette impression de forêt, l'œuvre fut rattachée à l'esthétique impressionniste. Proust ne l'ignore pas, et la première description de la sonate de Vinteuil, ou plutôt de son effet sur Swann, rappelle évidemment l'impressionnisme, en particulier dans la comparaison coloriste entre la partie de piano et «la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune6». Mais Swann va au-delà de l'impression fin de siècle et pénètre la composition élaborée de la pièce: «Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique7». De l'impressionnisme au formalisme: sachant apprécier le chef-d'œuvre de jeunesse de Fauré, datant de 1879, Proust annonce en fait les goûts de l'entre-deux-guerres, période avant laquelle la conception neuve de la Ballade de Fauré resta incomprise, ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Nectoux8. Appartenant au XIXe siècle, présentée par Fauré lui-même avec modestie, peut-être pusillanimité et sûrement ambiguïté, comme le résultat de «procédés nouveaux quoique anciens», la Ballade n'en est pas moins l'une des premières œuvres annonçant le XXe siècle: elle invente sa propre forme sans schéma préconçu, elle adopte une stucture convergente, A-B-C'-B'-C, le mouvement central développant les thèmes exposés dans les mouvements extrêmes. Ainsi l'exposition du thème C dans le finale succède à son développement dans l'allegro central. La Ballade de Fauré échappe résolument aux critiques de Proust contre l'absence de conception et d'unité des œuvres du XIXe siècle, telles qu'il les exprime dans La Prisonnière.

Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.58 et suivantes.



Notes :

1 : Contre Sainte-Beuve, Pléiade p.565
2 : Correspondance, t.XIV, p.234-236)
3 : Pléiade Tadié, t.I, p.207
4 : Fauré, Correspondance, Flammarion, p.96
5 : Fauré, Seuil, p.38
6 : RTP, Tadié, t.I p.205
7 : Ibid, p.250
8 : Fauré, op.cit., p.40

cours n° 9 : Tristan - premier bilan

Quelques-uns d'entre vous m'ont demandé d'écouter le passage de Tristan évoqué par Proust.
Vous vous souvenez du contexte immédiat de cet air du pâtre de Tristan et Isolde quand il apparaît dans La Prisonnière. Pour le narrateur, il s'agit du coup de génie qui consiste à incorporer dans une œuvre un morceau venu d'ailleurs; l'après-coup est la griffe du génie: «[...] Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé, [...]»1
Le narrateur reconnaît une mesure de Tristan en jouant la sonate et se met à réfléchir aux œuvres du XIXe siècles, «merveilleuses et manquées». L'air du pâtre apparaît comme une preuve de cette unité rétrospective des grandes œuvres de Balzac, Hugo ou Michelet.
Elle [l'unité] surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste.2
Remarquons cependant que rien n'indique que le morceau dont il est question ici soit l'air du pâtre dont on parlera plus tard.

Il s'agit du début du dernier acte. Tristan est en train d'agoniser et Kurnewal est prêt de lui. Ils attendent Isolde qui seule pourra le sauver.
En résumé, Kurvenal a transporté Tristan blessé en ce château ancestral en Bretagne. C'est là qu'il gît, veillé par Kurvenal, dans un profond évanouissement. Un pâtre souffle une mélodie plaintive sur son chalumeau. Il demande à voix basse à Kurvenal d'où viennent les souffrances de son maître. Mais Kurvenal évite de répondre et ordonne au pâtre de regarder attentivement si un navire arrive. (Je reprends ces lignes sur le site en lien plus haut. Il me semble que c'est exactement ce qu'a prononcé Antoine Compagnon).
Vous savez ce qu'est un chalumeau, c'est une tige de roseau percée de trous, le calamus antique, la flûte rustique symbole de toute la poésie pastorale. C'est aussi la "paille" qu'on utilise pour boire: à l'époque de Proust cela s'appelait un chalumeau.
Proust aimait beaucoup ce mot de chalumeau. Ce mot est utilisé au moins à une autre reprise, lorsque la grand-mère du narrateur est malade et que le docteur Cottard recommende qu'on prenne sa température.
On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute sa hauteur le tube était vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère. Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps ; la petite sorcière n’avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu’ait pu faire sur soi-même l'âme de ma grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir : 38°3.3
Page magnifique, quelque chose comme la lessiveuse de Ponge dans sa description très technique, animalisée, poétisée. Etait-ce une découverte récente pour que Proust s'y intéresse ainsi? Le thermomètre fut inventé en 1867 par Thomas Clifford Allbutt; auparavant, c'était très long de prendre la température de quelqu'un, ce que Proust remarque à sa manière: «nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps». L'autre particularité notée par Proust, c'est que le mercure ne redescend pas. Il s'agit d'une véritable description technique d'un objet qui aura bientôt disparu, puisque, comme vous le savez, le thermomètre à mercure est désormais interdit. Bientôt il faudra l'expliquer aux étudiants, comme je dois déjà leur expliquer ce qu'est une lessiveuse lorsque nous étudions ce texte. C'est aussi cela, "la mémoire de la littérature".

(Nous écoutons l'air du pâtre.)
L'interprétation que nous venons d'entendre est celle de Karl Böhm enregistrée en 1966 au festival de Bayreuth. L'air est ainsi évoqué: « La vieille chanson; pourquoi m'éveille-t-elle? »
Elle est jouée au cor anglais, qui n'est ni un cor, ni anglais. On ne sait pas d'ailleurs pourquoi cela s'appelle ainsi, est-ce anglais pour anglé, parce qu'il faisait un angle, ou anglais pour angélique?

Proust sait que Wagner s'est inspiré de la chanson des gondoliers de Venise, mais comme toujours chez Proust, les références sont fausses. Wagner raconte précisément dans Ma Vie:
Pendant une nuit d'insomnie, je m'accoudais au balcon du palais Giustiniani; et comme je contemplais la vieille ville romanesque des lagunes qui gisait devant moi, enveloppée d'ombre, soudain du silence profond un chant s'éleva. C'était l'appel puissant et rude d'un gondolier veillant sur sa barque, auquel les échos du canal répondirent jusque dans le plus grand éloignement; et j'y reconnus la primitive mélopée sur laquelle, au temps du Tasse, ses vers bien connus ont été adaptés, mais qui est certainement aussi ancienne que les canaux de Venise et leur peuple [...] et peut-être m'a-t-elle suggérée l'air plaintif et traînant du chalumeau.
(citation à peu près. à vérifier).
Il n'y a là aucun tiroir. Proust confond peut-être avec un autre morceau de Wagner, l'enchantement du Vendredi Saint de Parsifal. Celui-là a bien été trouvé dans un tiroir. Proust cite souvent cette anecdote, et déjà dans Contre Sainte-Beuve pour défendre Balzac contre ses détracteurs.
L'enchantement du Vendredi saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser à faire Parsifal et qu'il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus vivre séparées, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions?4
Nous rencontrons encore cette opposition de l'organique et du mécanique qui finissent par se fondre: toutes les parties deviennent solidaires.
Proust croyait fermement à cette idée d'un morceau tiré d'un tiroir. Pourtant, aucun critique, aucun musicologue, ne fait référence à une telle anecdote, sauf Albert Lavignac, dont on sait que Proust écrivait à la fille (ou sa nièce ou sa cousine, je ne sais plus).

Si c’et air est si présent chez Proust, c’est que c’est un air très riche. Déjà proche de la mort, Tristan est ramené à la vie par l’idée de l’arrivée d’Isolde. Tristan l’attend. L’air du pâtre résonne pour la deuxième fois. Kurneval secoue la tête, aucun bateau n’est en vue. Tristan revoit sa vie et se prépare à mourir.

(deuxième air du pâtre)
Nous avons entendu Wolfgang Windgassen dans le rôle de Tristan et Eberhard Waechter dans le rôle de Kurneval.
[...] Dois-je ainsi te comprendre, / vieille chanson grave / avec ton accent de lamentation? / Par la brise du soir / elle pénétra timidement / lorsque jadis fut annoncée / à l'enfant la mort de son père: / à l'aube du jour craintive, / encore plus craintive, / lorsque le fils / apprit le sort de sa mère. / Lorsqu'il m'engendra et mourut, / lorsqu'elle m'enfanta en mourant.
L’air rappelle deux morts, celle du père et de la mère de Tristan. Il annonce le destin de Tristan : brûler de désir et mourir.
Il s’agit du seul cas où le leitmotiv est ainsi commenté par le personnage lui-même. Le remède est aussi le mal, on reconnaît une thématique constamment présente chez Proust : l’amour est à la fois le mal et le remède, ce qui blesse et ce qui guérit.

Au bord de l’évanouissement il paraît voir Isolde. Le rêve se transforme en réalité, le navire approche, il est signalé par un air joyeux du pâtre.
C’est cette troisième occurrence qui est l’objet de l’allusion de Proust :
Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retour d’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l’air d’un pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.5
Proust se trompe encore une fois, ici il s’agit de note joyeuse, tandis que la chanson des gondoliers renvoyait des notes plaintives. Proust effectue un déplacement de la note plaintive à l’air joyeux.
Proust fait assez souvent allusion à cet air joyeux. Ainsi quand le narrateur attend Albertine dans Sodome et Gomorrhe: Albertine est allée voir Phèdre tandis que le narrateur se rend chez la princesse de Guermantes. Il passe une soirée sereine dans l’idée qu’il va revoir Albertine. À son retour, elle n’est pas là, et il surveille le téléphone.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel; arrivé au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone.6
On reconnaît dans « l’écharpe agitée » le signal entre Tristan et Isolde à l’acte II, et l’air joyeux du chalumeau du pâtre, heureux augure. De la même façon, dans un texte intitulé Impressions de route en automobile (1907), la trompe de la voiture est comparée au chalumeau du pâtre et à l’écharpe agitée.
c'est [...] au chalumeau d'un pauvre pâtre, à l'intensité croissante, à l'insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l'expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l'âme humaine.7
«l'insatiable monotonie de sa maigre chanson» est opposé au plus sublime. Sont à la fois «mécanique[s] et sublime[s]» le téléphone, la trompe et l'air du pâtre. Ces sommets de l'émotion coïncident avec un air presque vulgaire.

Proust a entendu Tristan le 7 juin 1902. On jouait peu les intégrales de Wagner. La création de Tristan à Paris avait eu lieu en 1900. En 1902 Proust assista à une représentation en compagnie de ses amis Bibesco et Fénelon.

Ainsi le mécanique et le sublime se rejoignent, le haut et le bas coïncident souvent. Le sublime doit être profané. L'air le plus sublime s'associe au grotesque. On en trouve encore une preuve dans une lettre que Proust envoie à Sidney Schiff le 16 juillet 1921 pour s'excuser de ne pas lui avoir envoyé son livre plus tôt.
Proust a été malade de mai à juillet, c'est dans cet intervalle qu'il a visité le musée du Jeu de paume et qu'il a vu le "petit pan de mur jaune" qui provoquera la mort de Bergotte. Il l'écite donc que «Je l'aurais fait plus tôt [écrire] si je n'avais pas été tout à fait mourant. A force de dire Schiff, Schiff, je me voyais comme Tristan attendant la nef...»
On voit ici l'humour de Proust: «Schiff, Schiff», cela sonne comme «Das Schiff! Das Schiff!» mais aussi comme le bruit de la toupie.
Il y a donc un constant va-et-vient entre le plus sacré et le plus quotidien, une constante oscillation entre le plus grave et le plus profane. Les idôles doivent toujours être abaissées. On songe à Mme de Guermantes qui sert à moquer les opéras de Wagner:
Elle donne tout Molière pour un vers de l'Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse.8

— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d’oeuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.9
Voilà bien un exemple d'élévation et d'abaissement.

***


La semaine prochaine je ne donnerai pas cours. Il est donc temps de dresser une sorte de bilan de ses premières semaines de cours.
Je constate que j'ai tendance à me laisser guider de semaine en semaine sur le terrain que j'ai délimité, avec l'idée que les pièces du puzzle vont d'elles-mêmes se mettre en place. J'ai finalement repoussé le moment de traiter un certain nombre de chapitres obligés. Je n'ai pas parlé par exemple du statut de la citation, de l'allusion, du pastiche, peut-être parce que je l'ai déjà fait ailleurs et que je n'avais pas envie de me répéter. Je n'ai pas traité «Proust et Racine», «Proust et Balzac»...
Mais ici il n'y a pas d'examen, j'ai davantage de liberté que de l'autre côté de la rue Saint-Jacques; je ne fais pas cours dans l'idée qu'il faut avoir traité "l'état de la question". (Vous savez que c'est ainsi que Péguy se moquait de la Sorbonne.)
Je ne me sens pas véritablement coupable car ces sujets ont été traités par les intervenants en séminaire, en particulier Natahlie Mauriac Dyer a parfaitement analysé une seule allusion tandis qu'Annick Bouillaguet a fait l'analyse du pastiche des Goncourt et a montré l'importance du pastiche chez Proust.

Après coup on retombe sur ce qui était à l'origine du projet de ce cours. J'y pensais en lisant une citation d'Albert Thibaudet dans L'histoire de la littérature française:
Ces fouilles dans la mémoire de l'auteur s'accordent à des fouilles dans la mémoire épaisse de la littérature \[...]10
Il y a collusion, accord, entre la mémoire individuelle et la mémoire de la littérature, les deux ne sont pas séparables.
De sorte que dès qu'avec Proust une sorte de sentiment de familiarité s'est établi, on a reconnu qu'on l'attendait, que le roman français faisait là une de ces remontes naturelles et nécessaires.11
Qu'est-ce qu'une remonte?
1/ un ban de poisson qui remonte un cours d'eau. Cela consiste à nager à contre-courant.
2/ cela consiste à se pourvoir en chevaux: faire provision de.
Le Trésor de la langue française cite Thibaudet parlant de Chateaubriand: «Pour employer l'expression qu'il applique à un autre, il \[Chateaubriand] faisait au Saint-Sépulcre ses remontes de littérature et ses provisions d'amour (THIBAUDET, Hist. litt. fr., 1936, p. 36).»
Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant. Albert Thibaudet appelle également Bergson «le grand remontant», ce qui peut vouloir dire nage à contre-courant mais aussi reconstituant, fortifiant.
Péguy, lui, parle «des races remontantes», qui sont ces plantes qui fleurissent plusieurs fois dans l'année.

Il s'agit donc de faire provision de littérature à contre-courant pour produire des fleurs. (J'espère que sejan aura noté la formule exacte).

La version de sejan.



1 : La Prisonnière, Clarac t3 p.160
2 : Ibid, p.161
3 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.299
4 : Contre Sainte-Beuve, Folio p.213 (achevé d'imprimer octobre 2002)
5 : La Prisonnière, Clarac t3 p.161
6 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.731
7 : fin du texte
8 : Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.471
9 : Ibid, p.491
10 : éditions Stock, 1936, p.535
11 : Idem

Trois vœux

Comme ce sont les vacances et que Paris est vide, comme ce sont les vacances scolaires et que je n'ai plus d'horaire fixe le matin, comme il fait froid, comme je n'ai pas un gros moral en ce moment, je n'ai pas courage de prendre le RER, je pars de plus en plus tard et en voiture.

L'inconvénient c'est que je ne peux pas lire. L'avantage c'est que je peux écouter la radio.
C'est pourquoi vers 19 heures j'écoutais France-Musique en sourdine, doucement en train de m'endormir dans les bouchons rue Saint-Honoré.

Il s'agissait d'une émission de jazz. Le présentateur a parlé d'une baronne, la baronne Pannonica de Koenigswarter (Quel nom! Le nom d'un papillon, ai-je entendu. Trop beau pour être vrai, on dirait du Nabokov)), qui fut mécène de nombreux jazzmen. Elle les ramenait chez elle, les photographiait et leur demandait quels seraient leurs trois vœux, si ceux-ci devaient se réaliser immédiatement (cet immédiatement me paraît une condition importante). Tout cela a été réuni en un livre chez Buchet-Chastel: Les musiciens de jazz et leur trois vœux. Apparemment il est en cours de réimpression (il devrait être à nouveau disponible vers le 7 janvier 2007).

Le présentateur a joliment commenté: «Certains vœux sont d'une grande banalité, d'autres nous font entrer dans une extraordinaire intimité avec les musiciens, trois vœux suffisent à dessiner une personnalité.»

Le coup des trois vœux m'a toujours fascinée. Tous les contes de fée prouvent qu'il faut être préparé à cette question, sinon on ne répond que des bêtises et on laisse passer sa chance.
Pendant des années j'ai eu ma liste de vœux prête, révisée régulièrement.
Je n'ai croisé nulle fée, ni crapaud, ni prince charmant.
Donc ce soir, au lieu de m'endormir dans ma voiture, j'ai refait ma liste. Elle a beaucoup changé. Finalement, je ne souhaite plus que des choses que je peux obtenir sans fée ni crapaud (mais pas mal d'efforts et d'organisation, tout de même). Sagesse ou résignation?

Cours n° 2 : Mémoire et espace

Nous avons donc vu la semaine dernière que ce cours porterait sur la mémoire de la littérature, ce qui signifie :
- que la littérature se souvient
- qu'on se souvient de la littérature
- que la littérature se souvient de la littérature.

La Recherche sera considérée ici sous l'angle de la mémoire de littérature plutôt que celui de la littérature de la mémoire; et là encore le sens est double, la littérature étant autant l'objet qui parle de la mémoire que le sujet fondé, structuré, par la mémoire.

Rien n'est dit ici sur la mémoire involontaire, et il n'en sera rien dit pendant quelque temps. Je voudrais développer quelques points à propos de la mémoire.

Mémoire et espace

Le plus souvent la mémoire est associée au temps. Mais il y a également un rapport entre temps et espace. Il faut imaginer Proust écrivain dans son lit entouré par la montagne de ses papiers, montagne, caverne, niche, arche, palais... Au milieu de ses papiers, Proust donne le sentiment de tout posséder, de se déplacer très aisément de renvoi en renvoi, de cahier en cahier; les cahiers ont des noms, cahier babouche, cahier fridolin, cahier du grand bonhomme. Ces cahiers sont très souvent numérotés et ils ont une identité, il s'agit de moyens mémotechniques pour se souvenir. Proust pioche dans «l'abondance des mots et des choses» (Erasme, De duplici copia verborum ac rerum) au cours de l'écriture de son roman en utilisant son immense mémoire artificielle.

Car il existe un "art de la mémoire" — qui a été étudié par Fances A.Yates dans les années 60 et traduit en France dans les années 70 —, une longue et grande tradition de la mnémonique architecturale, qui est la dernière partie de la rhétorique. En effet, pour prononcer un discours il faut de la mémoire. La rhétorique à Herennius, longtemps attribuée à Cicéron, distingue mémoire naturelle et mémoire artificielle. L'art de la mémoire artificielle consiste à placer des images dans des lieux vastes, des palais, des voûtes,... L'orateur place des objets dans des lieux, puis au moment du discours il parcourt les pièces et ramasse les objets.
Il y a deux mémoires, la mémoire des choses et la mémoire des mots, il s'agit de décomposer ce qu'on veut dire en rébus, de séparer le signifié du signifiant. Le discours s'apparente à un parcours des lieux; la rhétorique se rapporte aux topoï, mais aussi au lieu et à l'architecture.
On assiste à une spatialisation du discours. La mémoire du temps est représentée dans l'espace.

Je ferai un parallèle entre le narrateur dans son lit à Combray entouré d'images au début de La Recherche et l'auteur dans son lit entouré de ses papiers.
On pourrait avoir l'impression de deux traditions étrangères l'une à l'autre : la tradition classique de la mémoire artificielle, qui place des images dans des lieux, et la tradition romantique de la réminiscence où le lieu joue le rôle du signe "accidentel", ainsi que l'a montré Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle. Grâce au signe accidentel, un bonheur peut ressusciter. Le signe accidentel (par opposition au signe artificiel) peut réveiller un bonheur intérieur oublié.

La définition du signe accidentel dans le Dictionnaire de la musique de Rousseau est «objet que quelque circonstance a lié à des idées et propres à réveiller ses idées». Il s'agit de signes mémoratifs, ou de mémoratifs tout court. Rousseau en donne deux exemples: en musique, cela peut arriver avec un air, même un air sans grande valeur, car la capacité mémorative est indépendante de la valeur esthétique. L'autre exemple est l'herbier et le classement des plantes. Il s'agit déjà d'un lieu, d'une organisation, on n'est plus si loin du signe artificiel.
L'herbier est un lien entre le signe accidentel et la mémoire artificielle, de même le rapprochement que je propose entre l'auteur entouré de ses papiers et le narrateur entouré des images au début de La Recherche. Il y a hésitation entre un récit chronologique (un récit composé) et un récit selon le souvenir (un récit déposé, selon le mot de Thibaudet). Entre les deux se trouvent de nombreuses références spatiales. «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.»[1]: on voit les références au temps (les heures, les années) et à l'espace, concentrique.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait.

Dans cet éveil en pleine nuit, il s'agit d'induire la chambre où le narrateur se trouve. Il s'agit d'une scène de reconnaissance.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[2]

On assiste à la transformation d'une mémoire spatiale (mon corps... cherchait... à repérer la position de ses membres) en mémoire artificielle (ma pensée... eût identifié).
Il y a donc trois temps: premier temps, mémoire du corps, naturelle; deuxième temps, tentative de reconnaissance qui entraîne une erreur, une fausse reconnaissance («lui présentait successivement plusieurs des chambres»); troisième temps, éveil d'une mémoire artificielle et discursive.

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.[3]

On passe de la cause occasionnelle (le réveil) à la mémoire volontaire, active: les souvenirs sont récupérés dans les chambres où ils ont été déposés.
Quelques pages plus loin, la madeleine vient bouleverser la prééminence de la mémoire artificielle. Malgré tout, c'est elle (la mémoire artificielle) qui domine le roman, entrecoupée de souvenirs occasionnels.

Ramon Fernandez, le premier critique proustien et qui travaillait à la NRF, avait bien raison de parler de spatialisation du temps et de la mémoire. C'est ce qu'on a appelé le bergsonnisme de Proust. Proust attribue au temps les caractères de l'espace notamment quand il présente le passé dans le présent.
A plusieurs reprises, Proust évoque indifféremment une psychologie dans le temps ou une psychologie dans l'espace, par opposition à une psychologie plane.
Dans Albertine disparue, le narrateur enquête. Il relit sa vie avec Albertine:

Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace.
Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; [...][4]

Voilà une chose dont nous ne parlons pas ici : l'oubli...
Le défaut de la psychologie de convention qui est statique est de ne pas tenir compte du temps. Proust s'en ouvre à Jacques Rivière dans une lettre : «...une des choses que je cherche en écrivant [...], c'est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane.»[5]

On trouve une autre scène de reconnaissance lorsque le narrateur se trompe et confond "Mlle de Forcheville" avec "Mlle d'Eporcheville" sans reconnaître tout d'abord Gilberte. A propos de ce lapsus, le narrateur fait le commentaire suivant : «Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immoblie. Mais en réalité ce n'est pas du tout comme cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.» [6] Proust rapproche la mémoire de la photographie mais déclare que la photographie est insuffisante.

De même, dans les dernières pages de son roman, le narrateur décrit son projet en terme spatial :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le resaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.[7]

La psychologie dans l'espace qui fera la beauté de l'œuvre est liée à cette introduction du passé dans le présent.
Il y a donc de bonnes raisons de voir un palais de mémoire, un théâtre, une bibliothèque dans La Recherche du temps perdu.

La rhétorique à Herennius associe des lieux à des images. Que doivent être ces images pour rester dans la mémoire? Elles doivent être frappantes, actives, d'une beauté ou d'une laideur exceptionnelles (egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem) [sourire dans la voix de Compagnon] ou ridicule (ridiculas res): il s'agit donc toujours d'être dans l'excès.
Or il n'y a pas de meilleur exemple d'excès que les vices et les vertus peints par Giotto à Padoue. Michael Baxandall, dans son livre Giotto and the OratorsGiotto et les orateurs — traduit par Les humanistes à la découverte de la composition en peinture[quelques rires dans la salle] met à jour l'influence de la tradition rhétorique sur les peintres de la Renaissance.
Or Giotto joue un rôle dans La recherche, notamment lorsque Swann remarque la fille de cuisine à Combray, qui lui rappelle la figure de la Charité de Giotto (on a là la marque de l'influence de Ruskin, qui a analysé l'œuvre de Giotto).
Or si nous regardons les vices et les vertus de Giotto, nous nous apercevons que leurs traits sont caricaturaux. L'un des conseils de La rhétorique à Herennius est d'utiliser des vêtements amples comme images de mémoire, la Charité est revêtue d'une houppelande. D'autre part la figure de la fille de cuisine est frappante:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.[8]

On voit le caractère excessif ou ridicule de cette description.
Ruskin a également travaillé sur la cathédrale d'Amiens. On sait que Proust a eu un moment le projet de suivre un plan mettant en parallèle les vices et les vertus de Padoue et de Combray. Il a songé à l'architecture pour éviter la chronologie. Erwin Panofsky a montré dans Architecture gothique et pensée scolastique l'homologie de structure entre philosophie scolastique et architecture gothique. (Son livre étudie les rapports entre la basilique Saint-Denis et la pensée de l'abbé Suger : il y décèle des homologies irréductibles). Il n'est donc pas illégitime de lier Proust à cette tradition de la mémoire rhétorique.

Il explique, par un mouvement comme souvent en deux temps, d'abord/plus tard, comment le narrateur a progressivement pris conscience de l'action des peintures de Giotto:

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.[9]

Il y a là des imagines agentes, des images qui pour êtres actives doivent être frappantes.
Il y a donc dans La Recherche du Temps perdu une mémoire de cette mémoire artificielle, qui s'inspire autant de la cathédrale d'Amiens que des vices et des vertus de Giotto.
Entre les signes remémoratifs de Rousseau et les images actives de la Rhétorique à Herennius, il n'y a peut-être pas une différence si grande : après tout, l'image de la madeleine a un caractère saisissant et frappant, tel un objet de la tradition rhétorique.

Les rapports de la mémoire et de la reconnaissance

Je voudrais insiter sur l'importance de la reconnaissance, corrolaire de la représentation spatiale de la mémoire. Le lecteur se déplace dans le livre, il s'agit de la métaphore très ancienne qui lie la marche ou la promenade à cheval à la lecture — on se rappellera Montaigne affirmant que ses idées lui viennent à cheval.
Le modèle du roman est la topographie, davantage que l'histoire. La littérature est liée à la géographie, à la cartographie, à l'orientation et au sens de l'orientation.

La recherche du temps perdu est une lecture liée à la mémoire, il s'agit d'une expérience de la lecture comme mémoire.
Proust décrit l'audition de la musique. C'est la première fois que le narrateur entend la sonate de Vinteuil :

Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire.[10]

Pourquoi ne comprend-on rien? Ce qui fait défaut ce n'est pas la compréhension mais la mémoire. Il y a nécessité de la mémoire pour qu'il y ait reconnaissance.


PS : La version de sejan.

Notes

[1] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[2] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[3] Du côté de chez Swann, p.8 (t1-Clarac)/p.8 (t1-Tadié)

[4] La Fugitive, p.557 (t3-Clarac)

[5] voir les précisions de Tlön dans les commentaires.

[6] La Fugitive, p.573 (t3-Clarac)

[7] Le Temps retrouvé, p.1031 (t3-Clarac)

[8] Du côté de chez Swann, p.81 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[9] Du côté de chez Swann, p.82 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[10] A l'ombre des jeunes filles en fleurs p.529 (t1-Clarac)/p.519-523 (t1-Tadié)

Élargir le champ de ses goûts musicaux (Onslow, Berwald, Pesson, Bontempo)

J’aimerais d’abord revenir sur quelque chose que j’ai dit la semaine dernière et qui m’a un peu tarabusté entretemps : à propos de Toulet dont j’ai dit qu’il était antisémite —je ne reviens pas là-dessus, c’est incontestable—, mais j’ai ajouté que c’était le cas de la plupart des écrivains français de son temps, c’est assez peu contestable également — je voudrais tout de même préciser qu’il y a quelques notables et brillantes exceptions.

Ce point réglé, nous allons passer à des domaines bien éloignés. J’aimerais parler de celui ou de celle qui essaie délibérément d’élargir le champ de ses goûts musicaux et de ses connaissances. Et celui-là ou celle-ci, il faut bien le reconnaître, n’est pas sans rencontrer quelques déconvenues en chemin, parce que très souvent on voudrait aimer tel ou tel, et peut-être qu’en musique il y a moins de grands compositeurs méconnus qu’il n’y a en peinture de grands peintres. J’ai toute une liste de grands peintres dont je trouve qu’ils sont extrêmement sous-estimés, mettons, je ne sais pas, Ravier, peintre de l’école lyonnaise, ou bien Cecco Bravo, peintre florentin du XVIIe siècle pour qui j’ai la plus grande admiration, ou bien, plus connu mais tout de même pas à sa juste place, Valentin de Boulogne, enfin peu importe, toujours est-il que, en musique, ils me semblent moins nombreux, en tout cas, dans l’époque classique et romantique, peut-être qu’aux temps baroques il y a tant de musiciens et si nombreux qu’on peut faire des rencontres passionnantes. On peut en faire également à l’époque romantique mais elles sont moins fréquentes.

Je pourrais dire que, personnellement, par exemple, j’avais toutes les raisons du monde d’aimer ou, plus exactement, de vouloir aimer George Onslow. Il se trouve qu’il est, « comme moi », si j’ose dire, auvergnat, il est même enterré à côté de mon arrière-grand-père, ce qui fait que lorsque j’étais enfant et qu’on allait sur la tombe de cet aïeul, je voyais constamment la tombe d’Onslow, qui m’intriguait ; surtout il a beaucoup vécu dans un château qui était jadis absolument extraordinaire qui s’appelle le château d’Aulteribe près de Courpière, qui était entouré de grands bois très profonds et très sombres ; il a été un peu débroussaillé aujourd’hui et d’ailleurs il est maintenant ouvert au public et je crois qu’on y voit des manuscrits et des souvenirs divers d’Onslow. J’avais vraiment toutes les raisons du monde d’aimer Onslow, en plus il y avais toutes sortes d’histoires bizarres, pourquoi s’était-il, avec ce nom anglais, cette origine anglaise, fixé en Auvergne, et c’était à la suite d’une histoire de mœurs, disent mystérieusement les biographies. Les histoires de mœurs, en général, c’est plutôt du genre sympathique, de son père d’ailleurs, pas de lui-même. Enfin vraiment j’étais très désireux d’aimer Onslow et je dois reconnaître, j’ai beau me battre les flancs, je n’arrive pas tout à fait à m’exciter très profondément sur les œuvres de George Onslow.

Cela dit, on fait tout de même quelquefois des découvertes, qui quelquefois n’intéressent pas les œuvres entières : par exemple je me souviens que les premières mesures de la sonate pour violon et piano d’Alexis de Castillon sont une des œuvres — un des passages les plus beaux que je connaisse en musique ; mais toute l’œuvre n’est pas tout à fait à la hauteur de ce début.

J’aimerais vous faire entendre néanmoins une œuvre relativement peu connue, et même on peut dire très peu connue, d’un compositeur exotique puisqu’il est suédois, Franz Berwald, qui a vécu de 1796 à 1868. Cette œuvre est le quintet n°1 en ut mineur et je trouve que c’est une œuvre très belle de bout en bout. C’est une œuvre extrêmement intelligente, ce qui n’est peut-être pas le plus grand compliment qu’on puisse faire en musique, c’est une œuvre qui est constamment allusive, qui a une aspiration très large et généreuse, mais qui ne se répète pas, qui passe constamment d’un thème à l’autre, qui n’insiste jamais, qui a un côté extrêmement pudique, élégant, et je trouve, oui, intelligent. Et c’est une œuvre aussi, encore une fois, de très riche et belle inspiration, qui d’ailleurs inspirait à Listz une très très grande admiration.

Enfin je vous en laisse juger, comme d’habitude. Voici donc le premier quintette en ut mineur de Franz Berwald par le quatuor Benthien.
Encore un mot cependant, il y a évidemment un inconvénient quant aux œuvres peu connues, c’est que les enregistrements ne sont pas toujours les meilleurs. Les plus grands musiciens ne jouent pas forcément les œuvres les moins connues. Là le quatuor Benthien n’est pas en cause, ils sont tout à fait excellents, mais l’enregistrement est un peu ancien et il n’est pas, je crois, en stéréophonie, ce qui fait que l’œuvre n’est pas exactement telle qu’on aimerait l’entendre, mais je pense que vous pourrez quand même en avoir une impression suffisante pour en juger.

[musique]

Nous venons d’entendre le premier quintette en ut mineur de Franz Berwald par le quatuor Benthien avec au piano Robert Riefling.

Je suis obligé de convenir qu’il ne s’agit guère d’une cavatine ; mais le rôle obligé de la cavatine dans cette série d’émissions va être tenu par une œuvre du jeune compositeur Gérard Pesson, Le Gel, par jeu dont l’auteur lui-même déclare qu’il s’agit d’une danse macabre — danse macabre moderne, pour flûte, clarinette, cor, marimba basse, violon et violoncelle. Le titre est emprunté à un vers d’Emily Dickinson, «The frost beheads it at its play».
Le Gel, par jeu est ici interprété par Dominique My et l’ensemble Fa qui sont les dédicataires de l’œuvre.

[musique]

Et ce Geister Sextuor, ce sextuor des Esprits, cette danse macabre pour flûte, clarinette, cor, marimba basse, violon et violoncelle, musique spectrale à sa manière puisqu’y défilent des fantômes, c’était Le Gel, par jeu de Gérard Pesson, interprété par l’ensemble Fa sous la direction de Dominique My.

Depuis plusieurs semaines j’ai une dette en votre endroit à propos du requiem de Bontempo que je n’ai pu vous faire entendre en entier ; or ce Requiem de Bontempo, Requiem à la mémoire de Camoëns, pour parler très vulgairement, a fait un malheur auprès des auditeurs de France-Musique, et j’en suis évidemment très heureux pour nos amis portugais d’une part, et également pour la mémoire de Joao Domingos Bontempo dont j’espère qu’elle s’en réjouit.

De toutes les lettre que nous a valu la diffusion de ce Requiem à la mémoire de Camoëns, la plus émouvante est certainement celle d’une dame qui s’inquiétait de savoir, une auditrice de Nantes, Madame Evelyne Guillou, qui s’inquiétait de savoir comment elle pouvait se procurer trois exemplaires de ce disque, ce qui nous a beaucoup intrigués. Renseignement pris, et renseignement donné, j’espère, nous avons appris qu’elle avait entendu cette œuvre par coïncidence alors qu’avec trois autres personnes en voiture elles revenaient de l’enterrement de quelqu’un qui leur était cher.
C’est un exemple sans doute extrêmement mélancolique, mais néanmoins favorable, malgré tout, musicalement en tout cas, de ce que j’appelle l’archi-auditeur: voilà une œuvre qui cette fois a certainement trouvé son auditeur ou son auditrice presque idéal, même si encore une fois, c’est dans de très mélancoliques circonstances.

Voici donc le dernier mouvement que nous n’avions pu diffuser il y a quelques semaines, le dernier mouvement Agnus Dei du Requiem en do mineur opus 23 à la mémoire de Camoëns de Joao Domingos Bontempo. Il est interprété par l’orchestre et le chœur de la radio de Berlin sous la direction de Heinz Rögner.

[musique]

Domaine privé : Quatuor à cordes, fétiche et cavatine - Chostakovitch

Bonsoir. Je remarque que mes illustres collègues de promotion du Domaine privé se sont bien gardés de communiquer à l’avance leur programme comme on leur demandait, alors que moi, discipliné, j’ai donné un programme, et maintenant je m’en mords les doigts, parce que l’émission que j’avais prévu pour la date du 2 avril étant essentiellement ordonnée autour du quinzième quatuor de Chostakovitch, je dois dire que si j’avais su qu’elle serait diffusée du Grand Palais, j’aurais certainement pensé à autre chose, car c’est une œuvre peu faite pour des espaces aussi grands, à cause de son caractère on ne peut plus intime.

On dit généralement des quatuors à cordes que c’est une conversation entre les instruments, mais là, il n’y a même pas de conversation. On est dans le registre de la confidence, et même peut-être, de la confidence à soi-même. D’ailleurs elle fait penser aux moments les plus intimes de l’existence, et même elle peut leur servir, peut-être aux moments d’amour. Il est toujours difficile de trouver la musique pour l’amour, peut-être que celle-là qui est pourtant au premier chef une musique pour la mort est également une musique pour l’amour. Je dirais même, puisque notre ami Vincent a parlé l’autre jour de l’orgasme, que celle-ci est assez post-orgasmique, ou post-coïtale.

C’est une musique évidemment désespérée, c’est aussi une musique du non-désir, mais éventuellement au sens positif du terme. Espoir et désir sont toujours espoir et désir d’ailleurs, d’autre chose, de quelque chose qui n’est pas là, qui n’est pas encore là, ils sont désir de métaphore, de ce qui va nous porter ailleurs, tandis que ce quatuor, ce quinzième quatuor de Chostakovitch, le dernier, lui, est pure cavatine. Il creuse l’ici. Libérés du désir, nous sommes rendus à la présence.
Camus disait qu’il n’y a rien de pire que l’espoir, peut-être qu’il n’y a rien de pire en ce sens que le désir [xxx] en ce sens uniquement, toujours est-il que là, nous n’aspirons plus à quelque chose d’autre, nous sommes peut-être, enfin, pleinement, ici. Peut-être également que l’intemporalité stylistique dont il témoigne —c’est une œuvre qui date de 1974, mais elle serait pour quelqu’un qui viendrait de la Lune bien difficile à dater— peut-être que cette intemporalité stylistique a quelque chose à voir avec ce temps retrouvé qu’elle nous donne, cette présence exceptionnelle où elle nous rend ce moment, nous ne sommes plus portés par le désir vers autre chose, nous sommes rendus à nous-mêmes ou à l’autre peut-être, mais en tout cas au présent.

J’ai un autre regret, léger regret, celui d’avoir choisi cette œuvre peut-être pour aujourd’hui, mais peu importe parce qu’au fond, l’archi-auditeur dont j’ai parlé un jour, l’auditeur idéal auquel je me rends compte on songe quand on présente des émissions à la radio, cet auditeur idéal est peut-être perdu dans quelque campagne dans l’attente, toujours plus longue en cette saison Dieu merci, de la nuit. Mon autre regret porte sur le fétiche auquel pour une fois je ne me suis pas abandonné, j’ai fait entendre cette œuvre en entier, et peut-être qu’elle est trop longue pour une écoute pleinement attentive de bout en bout. Je n’en sais rien, moi, je ne parle que de ma propre expérience.

Je crois, je l’avais déjà dit, qu’il n’y a que le fétiche qui voit bien, et bien sûr qui écoute bien, ce qui sélectionne. Les gens sans fétiche ne savent pas décrire, les gens qui ne sont pas fétichistes, quand ils vous parlent par exemple de quelqu’un qu’ils désirent, ne vous en donne aucune idée, ou plutôt ne vous en donnent qu’une idée mais aucune image. Quand elles sont poussées dans leurs derniers retranchements, elles disent « c’est tout un ensemble ». Là j’ai un investissement particulier, bien sûr, sur certains mouvements de cette œuvre, en particulier, ça tombe bien, le premier. Le premier mouvement, qui est un adagio, comme tous les mouvements de cette œuvre —cette œuvre est bizarrement, comme Les sept paroles du Christ de Haydn, que nous entendrons en partie vendredi prochain, à l’occasion du Vendredi Saint, cette œuvre est composée, c’est une rareté, de six adagios. A mon avis, le premier est peut-être le plus beau, encore que je me permets de vous recommander tout particulièrement également le nocturne, parce que les nocturnes sont très liés, je crois que nous l’avons établi au cours de cette série d’émissions, à la cavatine, le nocturne qui est je crois le cinquième, qui intervient à peu près vingt minutes après le début de l’œuvre.

Donc il faudrait écouter de manière fétichiste chacun des mouvements de ce quatuor, mais, si ce n’est pas possible, je vous souhaite tout de même des moments de plaisir particuliers. Donc voici le quinzième quatuor en mi bémol mineur de Dimitri Chostakovitch par les vaillants archets du quatuor Borodine, à qui la gloire de Chostakovitch et la gloire de sa musique de chambre doivent beaucoup.

Voilà, nous passons notre temps à remettre à plus tard de vivre pleinement, quand nous aurons fini notre livre, quand les travaux de la maisons seront terminés, quand les enfants seront pleinement élevés, quand Adélaïde ou Pierre-Antoine nous aimera, quand la belle saison sera revenue ; cette musique qui, elle, n’attend plus rien, cette musique d’au-delà du désir, c’était donc le quinzième quatuor de Dimitri Chostakovitch en mi bémol mineur par le quatuor Borodine.

Ce programme va se continuer avec une œuvre également dés-espérée, d’au-delà de l’espoir, qui est un lamento, genre bien connu —sa référence absolue étant évidemment le lamento d’Ariane de Monteverdi— ce lamento-ci qui est un lamento d’Olympia est lui tout à fait contemporain. C’est l’œuvre d’un compositeur dont pour commencer j’aime beaucoup le nom : il s’appelle Sigismondo d’India. Sigismondo d’India est tout à fait contemporain de Monteverdi, encore qu’il soit né après lui, mais il est mort avant lui ; il a vécu beaucoup moins longtemps, de 1582 à 1629, c’est un compositeur palermitain, donc ici nous passons de Mantoue à la Sicile, un aristocrate qui a vécu de cour en cour et qui a achevé sa vie à la cour du duc de Savoie à Turin.

Olympia, qui a également inspiré Monteverdi d’ailleurs, parce qu’il existe un lamento d’Olympia de Monteverdi, Olympia est un personnage du Tasse, de La Jérusalem délivrée, ici interviennent tous ces beaux noms et toutes ces géographies imaginaires, folles, constamment déplacées dont a parlé merveilleusement en son temps dans une préface à l’Arioste et non pas au Tasse Italo Calvino.

Olympia est la fille d’un roi de Frise, je crois, et elle aime un certain Bireno, où j’aime à retrouver peut-être à tort, je n’en sais rien, le nom de Biron car tous les noms des paladins, des chevaliers, des villages et des châteaux de France défilent dans l’Arioste et le Tasse souvent très bizarrement transformés, comme ce Rinaldo di Chiaramonte dans lequel il est un peu difficile de retrouver notre plus familier Renaud de Montauban.

A propos de cette géographie imaginaire, ici la pauvre Olympia est abandonnée, elle, sur une île de la côte occidentale de l’Ecosse, îles qui sont absolument superbes. J’ai un souvenir lointain de les avoir vues, de les avoir vues souvent dans mon adolescence, Rome, Iona, des îles totalement inhabitées et magnifiques et Olympia est abandonnée là. Il s’agit évidemment d’une variante du thème d’Ariane ou de celui d’Andromède, ou encore d’Angélique chez Robbe-Grillet. D’ailleurs Robbe-Grillet qui s’est tellement intéressé à l’Andromède d’Ingres, —comme quoi nous revenons à Montauban, Ingres le peintre de Montauban—, aurait beaucoup aimé la couverture de ce disque qui est un de ses agréments, je dois dire. C’est peut-être ce qui m’a séduit dans cette musique : elle est en soit très belle mais elle apporte avec elle toutes sortes d’autres plaisirs poétiques : Sigismondo d’India, son nom, ses géographies imaginaires, les îles de l’Ouest de l’Ecosse et ce très beau tableau, très étrange, qui est reproduit sur la couverture de ce disque qui est l’œuvre d’un peintre dont je dois reconnaître qu’il m’est totalement inconnu, qui peignait sans doute vers le milieu du XIXe siècle. Il s’agit de Daniel Maclise, le tableau qui s’appelle the Origin of the Harp est au musée de Manchester.

Olympia est ici interprétée par Emma Kirkby qui est accompagnée par Anthony Rooley, et donc, elle regrette désespérément, abandonnée sur son île, le départ de Bireno Bireno qu’elle appelle constamment, son nom revient très fréquemment et elle parle aussi du van disio, du vain désir ; donc une autre œuvre d’au-delà du désir, d’au-delà de l’attente, le lamento d’Olympia de Sigismondo d’India.

Domaine privé : Premier concerto pour violon de Szymanowski

Bonsoir.
Qui n’a jamais vu Michel Larigauderie interpréter dans le vide, sans violon, le cantabile de Paganini qui sert d’indicatif à cette émission n’a jamais rien vu. Et pour le remercier de superviser avec tellement de gentillesse et de patience à mon égard cette série d’émissions, nous allons lui donner une œuvre pour violon on ne peut plus violonistique — on dit ça ? — qui est certainement un des grands concertos de violon du XXe siècle. (Je crois que pour les concertos du XXe siècle, le pluriel est concertos tandis que pour les concertos baroques le pluriel est concerti, n’est-ce pas? Il me semble que c’est ça la règle.) Enfin, c’est un des grands concertos de violon du XXe siècle, le concerto de Karol Szymanowski, qui date de 1915.

C’est une œuvre qui commence avec un tout petit peu d’agressivité, encore que très très mesurée, mais qui ensuite tombe dans un lyrisme absolument échevelé, auquel, personnellement, je suis, je dois le dire, extrêmement sensible. Il n’est pas exclu que quelques fois elle soit au bord de ce que nous appellerions le too much, mais dans l’ensemble c’est une œuvre extrêmement tenue que je trouve très émouvante. Ce n’est pas une cavatine, non, ce n’est pas une cavatine. C’est l’objet d’une élection fétichiste de ma part, certainement, parce que c’est une œuvre que j’entends souvent avec beaucoup de plaisir, et pour rester dans la cohérence de cette série d’émissions, c’est tout de même un nocturne, puisqu’elle est inspirée par un poème de Micinsky qui s’appelle Une nuit en mai.

Je m’étais laissé dire, ou j’avais lu dans le défunt Gai Pied, que cette œuvre avait été dédicacée à un violoniste qui était, comment dit-on, l’amant de Szymanowski, en somme. On me dit qu’il n’en est rien, enfin que ce point n’est pas assuré, peu importe. Je dois dire que j’aimais assez cette idée de la dédicace à un être aimé d’un concerto de violon, parce que beaucoup de compositeurs ont dédié ou ont écrit pour les femmes qu’ils aimaient, ou peut-être les hommes, ou les garçons, des œuvres lyriques, des œuvres d’opéra, mais le rapport, le rapport amoureux, ou le rapport aussi physique, impliqué par l’écriture d’une œuvre pour violon, qui concerne en somme le corps tout entier, qui prévoit de prévoir la pose, la situation du corps, les attitudes, me paraissait très émouvante. Enfin, je ne sais ce qu’il en est historiquement de ce point qui est d’une importance, je le reconnais, secondaire.

L’inspiration de l’œuvre est légèrement orientalisante, me semble-t-il, par moments. D’ailleurs Szymanowski est l’auteur de ces merveilleuses chansons d’Hâfiz, qui sont légèrement antérieures au premier concerto. Il y a une tendance à se tenir dans l’extrême aigu du violon qui est un peu… straussienne, enfin, cette façon de se maintenir dans le suraigu fait penser au traitement de la voix, par exemple chez Strauss, mais c’est tout à fait le seul rapport avec Strauss, parce que, à ce point près, cette musique n’a pas grand rapport avec Strauss. Enfin c’est une musique, tout simplement, que je trouve incitatrice à la rêverie, à la rêverie heureuse, d’ailleurs, et que j’ai plaisir à vous faire entendre.
Voici donc le premier concerto pour violon de Karol Szymanowski, par par Wanda Wilkomirska, violon, et l'orchestre national philarmonique de Varsovie.

Les auditeurs de France-Musique sont gavés cette semaine d’Alexandre von Zemlinsky grâce à l’émission de Stéphane Goldet et le concert d’hier soir qui a permis d’entendre justement la Symphonie lyrique retransmise du Concertgebow d’Amsterdam, dans une interprétation qui avait peut-être pris exagérément le… du bon beurre hollandais, moi je trouve que la symphonie lyrique doit conserver euh…. quelque chose que j’appellerais volontiers chlorotique ! : par exemple, madame Julia Varady a un côté vierge folle que je trouve assez satisfaisant, une voix à la fois nerveuse et… en tout cas beaucoup moins épaisse que la chanteuse d’hier, qui chantait bien mais qui me semblait moins adéquate dans ce rôle.

Ce que je voulais vous faire entendre (je l’avais inscrit à ce programme depuis longtemps) était le quatrième mouvement, le quatrième lied de la Symphonie lyrique. Je crois que je vais dire un mot aussi des paroles qui sont magnifiques. Quand j’étais enfant, ma sœur m’avait offert une collection absolument merveilleuse de tous les prix Nobel de littérature, ce qui fait que j’étais fou de gens les plus inattendu, d’un tas de scandinaves genre Verner von Heidenstam, Karl Gjellerup; et dans cette liste il y avait aussi Rabindranath Tagore, qui est l’auteur des poèmes qu’on entend dans la symphonie lyrique, et par exemple de ce que chante la femme dans ce quatrième mouvement, Sprich zu mir Geliebter. Evidemment, ce que je vais vous donnez est retraduit de l’allemand et on est bien loin du bengali: «Parle moi,mon amour, Dis moi les mots que tu chantais, La nuit est sombre, Les étoiles sont perdues dans les nuages, Le vent soupire à travers les feuilles,…» etc, etc

Pourquoi aimes-t-on les œuvres musicales? Pour des raisons qui ne tiennent pas toujours exclusivement à leurs qualités intrinsèques. Je crois qu’on peut élaborer une théorie esthétique de la boule ou du nid d’oiseau : il y a une accumulation d’idées, de caractères, qui sont là, encore, grâce aux vésanies dont je parlais l’autre jour, «ces œuvres chargées de vésanies» selon l’expression de Bachelard. L’œuvre que je vais vous faire entendre maintenant, dont je soupçonne qu’elle ne vous est pas extrêmement familière, n’est pas absolument un chef d’œuvre, encore que ce soit une œuvre de très bonne venue, je trouve, surtout peut-être si l’on considère qu’elle est l’œuvre d’un garçon de dix-sept ans, Luis de Freitas Branco. Elle a été composée (voilà: je trouve que tout ce qu’on peut dire d’elle fait rêver) elle a été composée aux Açores, elle a été achevée le 1er janvier 1908 par ce jeune Freitas Branco, qui l’avait appelée Sur une lecture d’Antero de Quental, la référence étant évidemment Sur une lecture de Dante de Liszt. Freitas Branco avait écrit trois poèmes symphoniques sur une lecture d’écrivains portugais, une sur une lecture de Julio Dinis, une autre sur une lecture de Guerra Junqueiro.

Cet Antero de Quental est l’un de ces merveilleux poètes portugais qui sont des annonciateurs en quelque sorte de la gloire de Fernando Pessoa, tous ces Cesario Verde, Antonio Nobre… Antero de Quental, qui est le grand poète des Açores, qui est à la fois un peu Baudelaire, un peu Nerval, qui s’est suicidé aux Açores… Il en est question, beaucoup, dans ce livre merveilleux de Antonio Tabucchi qui s’appelle Donna di Porto Pim, ce livre tellement larbaldien, qui est à la fois un roman, une méditation sur les voyages, sur les lieux (sur les Açores en l’occurrence), sur la lecture, sur la littérature en général… Je dois dire que toutes ces choses s’accumulent dans le goût que j’ai pour ce poème symphonique Antero de Quental de Luis Freitas Branco, qui est en soi une œuvre évidemment très wagnérienne. C’est la première œuvre du wagnérisme lusitanien et qui, je trouve, est extrêmement émouvante, en raison peut-être de toutes ces associations que j’y apporte moi-même, avec les Açores, avec Tabucchi, avec Antero de Quental, avec Pessoa lointainement…

Voici donc le poème symphonique «Sur une lecture d'Antero de Quental» de Luis de Freitas Branco par l'orchestre philarmonique de Budapest. Avouez que ce caractère inattendu ajoute encore au moins au pittoresque de la chose et de l’œuvre.

[musique]

Vous venez d’entendre le chef d’œuvre du post-wagnérisme açoréen, le véhément et océanique poème symphonique Sur une lecture d’Antero de Quental composé en 1908 par le jeune Luis de Freitas Branco. Après tout, Richard Wagner lui-même, en 1854 ou 1855, a hésité pendant quelques semaines à accepter la proposition de l’empereur Pierre II du Brésil, qui lui offrait la direction de l’opéra de Rio de Janeiro. Si l’on songe combien la face du monde aurait été changé, le festival de Bayreuth aurait lieu à Rio de Janeiro, ou à Petropolis, ou à Manaos,… Enfin toutes ces supputations font qu’il n’est pas si déplacé, après tout, que des œuvres composées aux Açores au tout début du siècle aient un caractère lointainement parsiphalesque… Pourquoi le château du Graal ne serait-il pas à Porto Pim ?

Voici le quatrième mouvement de la Symphonie lyrique d’Alexandre von Zemlinsky par Julia Varady et l’orchestre philarmonique de Berlin sous la direction de Lorin Maazel.

Domaine privé: La musique comme métonymie : Kodály, Puyaubert, Morand, Billy

J’aimerais faire entendre aujourd’hui la sonate pour violoncelle seul de Zoltan Kodály opus 8, qui date de 1915 qui est l’objet d’un fort engouement de ma part.

La première fois qu’il avait été question pour moi de faire cette émission du «Domaine privé», quand on en a parlé au printemps dernier, avant même que l’émission n’existe, la musique fétiche du moment était en ce qui me concerne le quatuor d’Hugo Wolf, et plus spécialement son adagio que je vous ai fait entendre il y a trois ou quatre semaines. Il avait été question de faire cette émission à l’automne, ce que je n’ai pas pu faire parce que j’étais à ce moment tout à fait à la campagne, et à cette époque-là mon goût fétichiste en matière de musique s’était un peu déplacé, et il s’était porté sur le troisième quatuor de Schumann, que je vous ai également fait entendre dans cette émission.

Ici, cette fois, avec la sonate pour violoncelle seul de Kodály, nous atteignons au goût fétichiste actuel : c’est la musique du moment, c’est-à-dire qui fait l’objet d’une sorte de manie, que j’écoute et je réécoute… Si je donne ces précisions géographiques, c’est que j’aimerais parler de cette façon qu’a la musique de fonctionner comme une sorte de métonymie des saisons. Chaque saison a sa musique et la musique, restant, continue de porter pour moi et je pense pour beaucoup de gens la couleur des saisons. Quand vous voulez savoir ce qu’était notre état d’esprit tel mois, telle année, telle période de notre vie, nous pourrions dire que c’était l’époque, peu importe de quoi, du quatuor de Foulds ou du trio des esprits de Beethoven. Il y a des musiques plus modestes qui n’ont peut-être pour briller auprès de nous qu’un jour, une heure, qui ne disposent que d’une très courte période. Je ne sais pas quelle sera la durée de séduction auprès de moi, aujourd’hui si forte, de la sonate pour violoncelle seul de Kodály, toujours est-il qu’elle est en ce moment extrêmement active. J’espère que vous partagerez cette engouement.

Ce rôle de la musique comme métonymie des saisons prend chez moi, puisque cette émission du Domaine privée se prête en somme à la confession, à la confession générale, un caractère un peu maniaque. Dès qu’il est question de fétichisme il est question sans doute de manie, d’exagération, et par exemple j’ai le tic d’écrire sur les disques, sur le petit livret qui accompagne le disque (c’est de plus en plus difficile maintenant avec les compacts, parce qu’on dispose d’espace toujours plus réduit) la date de chacune des auditions de cette œuvre. Ensuite quand je réentends l’œuvre, je sais quand je l’ai entendu pour la dernière fois, à quel endroit, avec qui, dans quelles circonstances, et ce rôle métonymique par rapport aux saisons de la musique en est extrêmement précisé, il prend presque un caractère de scientifisme délirant. Mais il s’agit toujours de pétrir la musique avec le temps.

On pourrait d’ailleurs aussi bien la pétrir avec le lieu, ce qu’elle fait elle-même très volontiers et très facilement. Je me souviens par exemple que New-York, pour moi, est très lié au seul disque qui se trouvait dans un appartement que j’avais loué lors de mon premier séjour à New York à Riverside drive, et ce disque, tout à fait par coïncidence, il n’est l’objet d’aucun choix de ma part, offrait ces concertos pour deux ou quatre pianos de Beethoven qui doivent être les BWV 1061 ou 1063, quelque chose comme ça. Je me souviens d’ailleurs, puisque nous en sommes aux confidences, qu’une fois déjà je parlais à la radio de ce concerto de Bach — je viens de dire, je crois, de Beethoven ? Il s’agit bien entendu (petit rire), pardon, de Bach, des concertos pour deux pianos et quatre pianos de Bach. Une fois où j’en parlais, j’avais déjà eu un lapsus, un lapsus encore beaucoup plus fâcheux d’autant plus que sur le moment il m’avait échappé, et j’avais parlé, horreur ! je m’en réveille encore la nuit tellement ce souvenir est mauvais, des concertos de Bach BMW 1060 et 1063. Ce qui était d’ailleurs une horreur à tiroirs, à double niveau, car tous les connaisseurs me disent maintenant qu’on ne dit même pas à propos des automobiles BM double V, mais que tous les connaisseurs savent qu’il faut dire BMV. Toujours est-il que c’était les concertos BWV 1061, je crois, je ne suis pas tout à fait sûr du numéro d’opus, qui sont pour moi, qui demeurent, New-York en 1969, je crois.

Le disque lui-même, l’objet, sa cassette, les circonstances de son achat, peuvent être l’objet de cet investissement presque poétique, c’est-à-dire se lier à la musique. Par exemple, pour en revenir à cette sonate pour violoncelle seul de Kodály, je me souviens très précisément des circonstances de son achat à Budapest. Vous savez, quand on est à Budapest, les connaisseurs vous disent, il y a deux choses qu’il faut absolument faire, c’est aller aux bains et aller chez Ungaroton, qui est un magasin de disques extraordinaire, en effet. Je regrettais beaucoup de n’être pas allé chez Ungaroton le dernier jour de mon séjour à Budapest qui se trouvait être un dimanche. J’ai malgré tout erré dans le quartier et j’ai eu la bonne surprise (c’était un dimanche pluvieux d’avril) de voir que le magasin Ungaroton était ouvert. C’est donc là que j’ai acheté ce disque. Il m’en souvient… La couleur pluvieuse et grise de cette journée de Budapest, d’un dimanche à Budapest est pour moi dans cette musique, comme doit y être aussi par exemple l’image même de Kodály, la grande beauté physique de Kodály, qui est peut-être le plus beau physiquement de tous les compositeurs, les manières de Kodály, telles qu’elles peuvent apparaître dans de nombreux livres publiés en Hongrie, puisqu’il est l’objet d’un culte beaucoup plus développé, beaucoup plus visible, que celui de Bartòck. J’ai toujours été très impressionné par les manières de Kodály, en particulier par son élégance, comme étant une forme subtile et dont on parle peu de résistance. Il y a des images extraordinaires de Kodály avec des ministres de la culture soviétiques et des compositeurs officiels hongrois, et la dignité maintenue du malheureux Kodály après l’occupation et l’humiliation sans nom de son pays consiste en une extraordinaire élégance physique et bien sûr morale, on sent bien que l’un est très lié à l’autre. Ici dans cette sonate pour violoncelle seul, ce n’est peut-être pas tant l’élégance qu’on remarque que la profondeur. Encore qu’on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas une profondeur de l’élégance. Quant à l’élégance de la profondeur, c’est sans doute ce qui s’appelle la pudeur.

Comme je suis fétichiste, je n’aime pas entièrement les œuvres, en général, ou pas d’une manière égale. J’aime moins, c’est-à-dire que je n’aurais pas élu d’un goût particulier, le troisième mouvement de celle-ci, qui a un caractère un peu léger, très inspiré par des thèmes paysans magyars ou transylvans qui d’ailleurs sont beaux, c’est un mouvement réussi, mais enfin il n’aurait pas fait l’objet d’une élection particulière de ma part. Non, l’objet du goût fétichiste, c’est l’adagio, ce serait l’homme qui aime les adagios, qui, lui, est tout à fait ce que j’appelle une cavatine, ce qui creuse l’ici.

Mais nous allons entendre néanmoins la sonate pour violoncelle seul opus 8 de Kodály en son entier par Miklos Perenyi.

Je disais tout à l’heure que les musiques étaient liées à des saisons, à des époques de notre vie, à des lieux, à des couleurs du temps, elles le sont aussi bien entendu à des êtres, et j’avais suggéré lors d’une émission précédente qu’elles pouvaient être lieu de rendez-vous, et de rendez-vous même au-delà de la mort.

C’est particulièrement vrai en ce qui me concerne pour cet allegretto de la septième symphonie de Beethoven, que nous allons entendre maintenant, qui est très lié dans mon esprit à un très vieux monsieur que j’ai bien connu à la fin de sa vie et que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Jean Puyaubert, et qui était, qui avait été, toute sa vie l’ami des poètes, en particulier de tous les surréalistes, par exemple de Roger Vitrac. On vient de publier récemment Les lettres à Jean Puyaubert de Roger Vitrac. Jean Puyaubert avait une maison en Corrèze qui avait inspiré à Vitrac une pièce qui n’a jamais été tout à fait achevée qui s’appelait Pastorale. Là, il ne s’agit pas de la Pastorale de Beethoven, mais de la septième symphonie, celle que Wagner appelait l’apothéose de la danse. Puyaubert aussi cet allegretto de la septième symphonie était l’objet d’une sorte de métonymie littéraire, d’une association avec des idées, un texte, un texte de Paul Morand. Je ne sais pas exactement où se trouve ce passage où Paul Morand entend avec un gramophone, dans le Hoggar je crois, enfin au bord du Sahara, la septième symphonie de Beethoven sur les sables, et Jean Puyaubert disait toujours quand il entendait ça qu’il voyait Paul Morand sur les sables avec son gramophone.

Cet allegretto de la septième est le titre d’un petit livre d’André Billy, personnage qui lui-même avait été l’ami des poètes et particulièrement d’Apollinaire, dont je me souviens que je lisais, dans Le Figaro de mes parents, dans mon enfance, des chroniques dont une m’avait beaucoup plu. Il y a une phrase qui est l’une de mes phrases préférées de la littérature française : il expliquait qu’il avait fait changer sa chaudière, à Barbizon où il vivait, qu’il avait dit au fumiste à la fin de l’opération « A la prochaine fois », le fumiste avait répondu « la prochaine fois ce ne sera plus moi », et André Billy concluait : « je suis fait de telle sorte qu’au lieu de me réjouir de la longévité des chaudières, je m’attriste de la brièveté des fumistes ».
Nous allons donc entendre l’allegretto de la septième symphonie de Beethoven, dit pour moi « de la brièveté des fumistes ».

[allegretto de la septième symphonie de Beethoven]

Vous venez de voir le lieu où se tient, j’aime à le penser, un peu de l’âme de feu mon ami Jean Puyaubert, l’ami des poètes, vous venez de voir Paul Morand sur les sables, un peu comme Robert Redford dans le concerto pour clarinette de Mozart sur les pentes du mont Kenya, et en l’occurrence, c’était donc le fameux allegretto de la septième symphonie de Beethoven par l'orchestre philarmonique de Vienne sous la direction de Carlos Kleiber.

Ni fétiche ni cavatine

Nous avons placé cette série d’émission sous l’instance du fétiche et de la cavatine. Aujourd’hui, j’aimerais vous faire entendre une œuvre dont on ne pense pas qu’on peut dire qu’elle est une cavatine car elle est trop longue. J’aurais aimé vous la faire entendre en entier, car c’est une œuvre que j’aime de bout en bout, et peut-il y avoir un goût fétichiste pour une œuvre entière? Non probablement pas, parce que le fétiche, par définition, prend la partie pour le tout. Là, il n’y a pas de partie de plaisir, si on peut dire, pour une œuvre assez austère d’inspiration puisqu’il s’agit d’un requiem. C’est donc une œuvre que je trouve magnifique de bout en bout, c’est une œuvre fétiche.

Nous n’aurons pas le temps d’écouter le dernier mouvement. Il s’agit du Requiem à la mémoire de Luis de Camoëns de Joao Domingos Bontempo.

Bontempo est le contemporain presque exact de Beethoven, de Cherubini. Il a vécu de 1775 à 1842. Il a connu de son temps une très grande réputation, à la fois comme pianiste et comme compositeur et il est tombé dans un oubli qui est un peu plus que relatif. Je me sens une très grande responsabilité car je me demande même si ce Requiem à la mémoire de Camoëns ne connaît pas ici et maintenant sa première audition française sur les ondes d’une radio française (enfin, si je me trompe, je suis sûr que quelqu’un se fera un plaisir de me le signaler).

Ce Bontempo a eu une existence qui frappe un peu par des aspects curieusement contemporains, contemporains de nous, je veux dire, qui pose des problèmes qui sont toujours des problèmes d’aujourd’hui. Il a eu la malchance de devoir faire la plus grande partie de sa carrière à l’étranger parce qu’il venait d’un pays, le Portugal, qui n’offrait pas la possibilité de s’exprimer ou tout simplement de trouver ses moyens d’expression. Je pense que le problème se pose encore aujourd’hui, on peut le poser d’ailleurs en terme de champ, comme dirait Pierre Bourdieu, le Portugal de la fin du XVIIIe siècle, en tant que champ culturel et plus spécialement musical, n’était certainement pas favorable à la formation et à l’expression d’un compositeur de niveau international. Il n’y avait pas d’auditeurs assez nombreux, il n’y avait pas d’école qui puisse former un musicien international, donc Bontempo a fait une grande partie de sa carrière à l’étranger, à Paris où il était sous l’Empire. J’aime à penser qu’il a pu entendre en 1804 la fameuse première audition française du Requiem de Mozart (ce sera d’ailleurs la dernière audition avant 1840), et ensuite à Londres.
Autre aspect assez contemporain pour nous de la carrière, ou tout simplement de la vie, de Bontempo : de grands malheurs politiques. Parce qu’il était portugais et ô combien légitimement travaillé par la nostalgie de son pays, la saudad, il a fait plusieurs tentatives pour retourner au Portugal, une en 1814, en 1816, et la 1820, la bonne, ou la mauvaise. En tout cas ensuite il y est resté, mais il a eu beaucoup de malchance, parce qu’il a été pris dans une guerre qui a beaucoup occupé les esprits dans les années 20 du XIXe siècle, on s’en souvient mal aujourd’hui, la guerre civile portugaise entre don Miguel et sa nièce la petite reine Dona Maria, et la lutte des absolutistes et des libéraux. Le pauvre Bontempo, qui avait vécu à Londres, en France, était bien entendu libéral, et il a passé cinq ans de sa vie, c’est ça que je trouve assez moderne, réfugié, enfermé, au consulat de Russie à Lisbonne. Il n’en est sorti qu’en 1833.
L’œuvre que nous allons entendre a été écrite en 1817, 1818. Elle est donc tout à fait contemporaine du Requiem de Cherubini. Il me semble que c’est entre Beethoven et Cherubini qu’il faut placer Bontempo. La musique de Bontempo est moins savante que celle de ces deux maîtres mais elle a un caractère tout à fait particulier de majesté et de poésie, c’est un requiem il ne faut pas oublier, à la mémoire de Camoëns, c’est un grand requiem marin.

Je me permets de dédier cette audition à tous les Portugais de France.

Beethoven

J'étais assis près de Kauders, personne ne m'avait remarqué, les gens autour de nous n'avaient pas l'air mourants, mais je savais que chez les tuberculeux tout est caché et qu'on ne les auraient jamais mis dans cet hôpital si on n'avaient pas su qu'ils devaient mourir.

« Il y a du Beethoven au programme, a dit Kauders, ces trois musiciens-là étaient solistes de concert, celui qui est au piano est un amateur, mais c'est un grand interprète, il est de leur niveau, il avait un grand cabinet d'avocat.

— Cela ne leur plairait sûrement pas s'Ils savaient qu'on joue ici du Beethoven. Ils s'en jouent eux-mêmes. On m'a raconté au cimetière qu'Ils ont tué un certain Utitz parce qu'il avait voulu aller écouter du Beethoven.

— Mais ces trois, qui jouent, vont mourir. C'est écrit noir sur blanc, sur leurs radios. Ils ne sont pas fous au point de tuer des gens qui de toute façon doivent mourir.»

Le public s'est tu, le concert a commencé. C'était bon d'être assis en silence et d'écouter, c'était bien de ne pas penser au sanctuaire, ni au cirque ni au voyage vers l'Est. C'était bon de ne pas penser au pain tartiné de fromage maigre ni à la bouillie cuite à l'eau, c'était bon de ne plus rien entendre ou voir, ni les avis ni les interdictions, les expulsions hors du tram, les cortèges défilant dans le claquements des bottes ferrées. Maintenant tout avait disparu, tout était devenu mesquin, absurde, tout le reste, il n'y avait plus ni brimades, ni coups, ni dents cassées, ni rien de tout cela.

Il n'y avait plus de danse sur un fil, plus de porte devant laquelle se présenter sac au dos et numéro au cou, il n'y avait même plus de numéros, les numéros n'avaient jamais existé, et il n'en existerait jamais, jamais, jusqu'à la fin des temps. Je savais que les tâches de sang n'apparaîtraient pas sur les murs du sanctuaire, que les gens ne s'effondreraient pas quand la peur les prendraient à la gorge, je savais qu'il n'y aurait pas, qu'il n'y avait jamais eu de ville vaincue, piétinée. J'entendais le vent qui faisait claquer les drapeaux, je voyais leurs vives couleurs flottant sur les bâtiments dans lesquels je n'avais pas le droit d'entrer. J'entendais la langue des drapeaux, dans laquelle il n'y avait ni coups de sifflet stridents ni roulements de tambour menaçants, elle parlait d'un pays que je connaissais mais que j'avais oublié, vraiment je l'avais oublié, c'étaient ces couleurs qui me le rappelaient maintenant. Je savais que la joie allait venir, je savais qu'elle était là silencieuse, que maintenant il n'était plus possible de l'anéantir avec des cris et des claquements de fouet. Comme elle était ridicule, maintenant, la Mort, avec son vêtement ensanglanté, comme elle était misérable, vaine, puisque maintenant la joie montait, des profondeurs elle montait toujours plus haut et forçait la Mort à s'enfuir avec ses tambours et ses fifres. Comme son arrogance était ridicule, de même que ses décorations et ses épaulettes. Je l'ai vue plantée là comme un épouvantail et tout le monde se moquait d'elle. J'ai vu ses servantes trembler, j'ai vu sa superbe tomber, personne ne prêtait attention à ses ordres ni à ses avis, accompagnés de roulements de tambour. Je voyais une petite souris tourner autour d'elle, une petite souris grise tout à fait ordinaire, qui se moquait de sa face décharnée. Non, non, le monde inventée par la Mort n'avait jamais existé. Non, on ne forcerait personne à s'incliner devant elle et à lui rendre hommage. Tant que cette musique retentirait, tant que la joie marcherait à pas silencieux et lents, la Mort ne pourrait jamais vaincre. Elle ne pourrait pas être plus forte que la joie, à coups d'avis, d'interdictions et de mises à sac. Elle ne pourrait pas empêcher que l'eau sourde de la terre, ni que les arbres poussent. Elle est ridicule, cette Mort qu'Ils honorent tant, c'est un épouvantail qu'Ils exhibent pour semer la peur chez les gens. Maintenant on entend les cloches sourdes, lentes, d'abord elles sonnent le glas, puis le bruit augmente, il emplit la salle, il monte plus haut, jusqu'aux cieux.

J'ai dit à Kauders : « Je vous remercie », quand les musiciens ont eu fini de jouer. « C'est une bonne chose, cette musique. Je ne m'en étais jamais rendu compte avant.»

Jiri Weil, Vivre avec une étoile, p 241
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.