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Le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière

Il est nécessaire, pour l’intelligence de cette histoire, d’expliquer ici tout ce que le discernement et l’esprit d’analyse avec lequel les vieilles femmes se rendent compte des actions d’autrui prêtaient de force à mademoiselle Gamard, et quelles étaient les ressources de son parti. Accompagnée du silencieux abbé Troubert, elle allait passer ses soirées dans quatre ou cinq maisons où se réunissaient une douzaine de personnes toutes liées entre elles par les mêmes goûts, et par l’analogie de leur situation. C’était un ou deux vieillards qui épousaient les passions et les caquetages de leurs servantes; cinq ou six vieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser les paroles, à scruter les démarches de leurs voisins et des gens placés au-dessus ou au-dessous d’elles dans la société; puis, enfin, plusieurs femmes âgées, exclusivement occupées à distiller les médisances, à tenir un registre exact de toutes les fortunes, ou à contrôler les actions des autres: elles pronostiquaient les mariages et blâmaient la conduite de leurs amies aussi aigrement que celle de leurs ennemies. Ces personnes, logées toutes dans la ville de manière à y figurer les vaisseaux capillaires d’une plante, aspiraient, avec la soif d’une feuille pour la rosée, les nouvelles, les secrets de chaque ménage, les pompaient et les transmettaient machinalement à l’abbé Troubert, comme les feuilles communiquent à la tige la fraîcheur qu’elles ont absorbée. Donc, pendant chaque soirée de la semaine, excitées par ce besoin d’émotion qui se retrouve chez tous les individus, ces bonnes dévotes dressaient un bilan exact de la situation de la ville, avec une sagacité digne du conseil des Dix, et faisaient la police, armées de cette espèce d’espionnage à coup sûr que créent les passions. Puis, quand elles avaient deviné la raison secrète d’un événement, leur amour-propre les portait à s’approprier la sagesse de leur sanhédrin, pour donner le ton du bavardage dans leurs zones respectives. Cette congrégation oisive et agissante, invisible et voyant tout, muette et parlant sans cesse, possédait alors une influence que sa nullité rendait en apparence peu nuisible, mais qui cependant devenait terrible quand elle était animée par un intérêt majeur. Or, il y avait bien longtemps qu’il ne s’était présenté dans la sphère de leurs existences un événement aussi grave et aussi généralement important pour chacune d’elles que l’était la lutte de Birotteau, soutenu par madame de Listomère, contre l’abbé Troubert et mademoiselle Gamard. En effet, les trois salons de mesdames de Listomère, Merlin de La Blottière et de Villenoix étant considérés comme ennemis par ceux où allait mademoiselle Gamard, il y avait au fond de cette querelle l’esprit de corps et toutes ses vanités. C’était le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière, ou une tempête dans un verre d’eau, comme l’a dit Montesquieu en parlant de la république de Saint-Marin dont les charges publiques ne duraient qu’un jour, tant la tyrannie y était facile à saisir. Mais cette tempête développait néanmoins dans les âmes autant de passions qu’il en aurait fallu pour diriger les plus grands intérêts sociaux. N’est-ce pas une erreur de croire que le temps ne soit rapide que pour les cœurs en proie aux vastes projets qui troublent la vie et la font bouillonner. Les heures de l’abbé Troubert coulaient aussi animées, s’enfuyaient chargées de pensées tout aussi soucieuses, étaient ridées par des désespoirs et des espérances aussi profondes que pouvaient l’être les heures cruelles de l’ambitieux, du joueur et de l’amant. Dieu seul est dans le secret de l’énergie que nous coûtent les triomphes occultement remportés sur les hommes, sur les choses et sur nous-mêmes. Si nous ne savons pas toujours où nous allons, nous connaissons bien les fatigues du voyage.

Seulement, s’il est permis à l’historien de quitter le drame qu’il raconte pour prendre pendant un moment le rôle des critiques, s’il vous convie à jeter un coup d’œil sur les existences de ces vieilles filles et des deux abbés, afin d’y chercher la cause du malheur qui les viciait dans leur essence; il vous sera peut-être démontré qu’il est nécessaire à l’homme d’éprouver certaines passions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa vie de la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l’égoïsme naturel à toutes les créatures.

Honoré de Balzac, Le Curé de Tours, p.105.
Le portrait de Mademoiselle Salomon brossé quelques pages plus haut joue sans doute alors le rôle de contre-exemple aux passions mesquines dépeintes ci-dessus.

«cinq ou six vieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser les paroles, à scruter les démarches de leurs voisins» : j'ai l'impression de lire du Proust, un avant-goût de tante Léonie (qui était veuve et non vieille fille). Toujours quand je pense à ma propre tante (ce qui fais que je lis Proust comme une histoire de famille), je songe au chien inconnu sur la place.

Histoire de la philosophie occidentale, de Bertand Russell

Remarque étonnée: Le nom de Wittgenstein n'apparaît pas dans l'index.

Deux tomes, dont l'un, le plus gros, est presque entièrement consacré à la philosophie antique.

C'est une histoire philosophique intime, ou intimiste, commentée avec irrespect selon des angles inhabituels en philosophie, mais qui sont ma pente:

Il y a, chez Aristote, une absence complète de ce qui pourrait être appelé bienveillance ou philanthropie. Les souffrances de l'humanité, pour autant qu'il les remarque, ne l'impressionnent pas; il les tient, intellectuellement, pour un mal mais il n'y a aucune raison de croire qu'elles l'émeuvent, sauf lorsque ceux qui souffrent sont ses amis.
On remarque aussi souvent, chez Aristote, un manque de sensibilité qui ne se retrouve pas au même degré chez les premiers. Il y a quelque chose de par trop confortable et satisfait dans ses spéculations sur les affaires humaines. Tout ce qui peut éveiller chez l'homme un vif intérêt pour autrui paraît oublié. Même son étude sur l'amitié est froide; il ne paraît avoir fait aucune des expériences qui rendent difficile de conserver un jugement impartial. De plus, il paraît ignorer tous les aspects profonds de la vie morale; il laisse de côté tout le domaine de l'expérience qui touche à la religion. Ce qu'il a à dire serait utile à des hommes jouissant de tous les biens terrestres et n'ayant que peu de passions. Mais il n'a rien à dire à ceux qui sont possédés par un dieu ou un démon, ni à ceux que le malheur entraîne au désespoir. Pour toutes ces raisons, à mon avis, la morale d'Aristote, malgré sa grande réputation, manque de pénétration.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, "la morale d'Aristote", p.229
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