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Blasphème

HÉLICON : Scipion, on a encore fait l’anarchiste !
SCIPION, à Caligula : Tu as blasphémé, Caïus.
HÉLICON : Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
SCIPION : Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre.
HÉLICON : Ce jeune homme adore les grands mots.
Fin de la cérémonie d’adoration de l’idole Caligula-Vénus. Hélicon menace Scipion du doigt.
CAESONIA, très calme. : Comme tu y vas, mon garçon ; il y a en ce moment, dans Rome, des gens qui meurent pour des discours beaucoup moins éloquents.
SCIPION : J’ai décidé de dire la vérité à Caïus.
CAESONIA : Et bien, Caligula, cela manquait à ton règne, une belle figure morale !
CALIGULA, intéressé. : Tu crois donc aux dieux, Scipion ?
SCIPION : Non.
CALIGULA : Alors, je ne comprends pas : pourquoi es-tu si prompt à dépister les blasphèmes.
SCIPION : Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d’y croire.
Il va se coucher sur un divan.
CALIGULA : Mais c’est de la modestie, cela, de la vraie modestie ! Oh ! cher Scipion, que je suis content pour toi. Et envieux tu sais... Car c’est le seul sentiment que je n’éprouverai peut-être jamais.
SCIPION : Ce n’est pas moi que tu jalouses, ce sont les dieux eux-mêmes.
CALIGULA : Si tu veux bien, cela restera comme le grand secret de mon règne. Tout ce qu’on peut me reprocher aujourd’hui, c’est d’avoir fait encore un petit progrès sur la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d’agaçant. J’ai supprimé cela. J’ai prouvé à ces dieux illusoires qu’un homme s’il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule.
SCIPION : C’est cela le blasphème, Caïus.
CALIGULA : Non, Scipion, c’est de la clairvoyance. J’ai simplement compris qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux.
SCIPION : Il suffit de se faire tyran.
CALIGULA : Qu’est-ce qu'un tyran ?
SCIPION : Une âme aveugle.
CALIGULA : Cela n’est pas sûr, Scipion. Mais un tyran est un homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son ambition. Moi, je n’ai pas d’idées et je n’ai plus rien à briguer en fait d’honneurs et de pouvoir. Si j’exerce ce pouvoir, c’est par compensation.
SCIPION: À quoi ?
CALIGULA : À la bêtise et à la haine des dieux.

Albert Camus, Caligula, Acte III, Scène II

La lettre perdue de Martin Hirsch

J'ai vu Matin Hirsch lors d'une conférence à Sciences-Po, à l'automne 2008 il me semble; il travaillait alors à la mise en place du RSA. Il était arrivé en retard, retenu dans son bureau par des chômeurs ou des sans-abris. A l'époque, il s'apprêtait à publier un livre en collaboration avec une chômeuse, j'avais eu l'impression qu'il avait mis son nom sur la couverture afin de l'adouber et de lui donner une chance d'émerger parmi le monceau des publications; cette stratégie n'a guère été payante, je ne me souviens pas que ce livre ait fait parler de lui (il n'est peut-être pas trop tard: La chômarde et le Haut Commissaire, Oh! éditions).

Comme il ne savait pas s'il pourrait se libérer (s'il serait libéré!), il nous avait envoyé sa directrice de cabinet, Emmanuelle Wargon, qui m'avait fait une impression profonde par sa rigueur et son bon sens. Elle nous racontait que le "commissariat" n'avait que très peu de moyens, qu'il fallait travailler "en transversal"1 en mettant à contribution la bonne volonté des uns et des autres; et en l'écoutant j'imaginais les trésors de diplomatie et la persévérance nécessaires, et j'étais remplie d'admiration.

Martin Hirsch est arrivé, il a parlé devant une salle plutôt hostile, Sciences-Po, "la fac de droit la plus à gauche de France", lui pardonnant mal d'avoir accepté un siège dans un gouvernement de droite (n'imaginez pas cependant une salle pleine d'étudiants boutonneux: ce cycle de conférences sur l'actualité est payant, y assistent surtout des nostalgiques de l'amphi Boutmy).
Il m'a fait rire en expliquant par exemple comment à la grande horreur de certains fonctionnaires ou élus il avait osé invité des chômeurs (des vrais, en chair et en os) à des réunions de travail où l'on étudiait leur situation pour décider de leur sort; ou comment, lorsqu'il avait proposé à certaines personnes du ministère d'aller visiter une caisse d'allocations familiales ou une ANPE, il avait eu des réponses ravies («Oh oui, je n'en ai jamais vu!)», ou encore comment il avait mis en place «une stratégie Parmentier» pour le RSA:

Il souhaitait expérimenter le RSA avant de le déployer à grande échelle (j'ai appris à cette occasion que cette idée qui paraît pleine de bon sens est anticonstitutionnelle dans son principe: il est interdit de traiter différemment certaines portions du territoire français), il avait donc obtenu l'autorisation d'expérimenter son idée dans un ou quelques départements. Il avait présenté cela comme une faveur, une distinction, quelque chose de rare et de difficile à obtenir, afin d'attiser le désir et la jalousie des départements voisins.

J'ai retrouvé ce mélange de sérieux, de bon sens et de situations ubuesques dans ce livre La lettre perdue. C'est un livre d'anecdotes qui couvrent tous les champs de la vie, familial, étudiant, professionnel, utopiste. Ce livre est à la fois un hommage à son père et ses grands-pères, une réflexion visionnaire sur l'avenir de l'Europe et sur la force de l'engagement qui peut changer la face du monde (et dans un premier temps, celle de la France).
C'est un livre fascinant par son contenu, les anecdotes sont souvent surprenantes; le père et les grands-pères ont tous eu des rôles importants au sein de l'Etat (où l'on apprend l'origine du "Haut Commissariat", appellation voulue par Martin Hirsch); la musique et l'escalade jouent leur rôle ainsi que les rencontres.

Il s'en dégage un portrait attachant d'un étudiant doué animé d'une formidable capacité de travail dans une famille exceptionnelle, un étudiant très tôt conscient des cadeaux qu'il a reçus par sa naissance et désireux de mettre en place des mécanismes de compensation pour ceux qui ont ou ont eu moins de chances que lui.

Quelques extraits:
Martin Hirsch était étudiant en médecine (j'ai cru comprendre qu'il n'était pas allé jusqu'au bout). Le problème, c'est qu'il est incroyablement maladroit, ne supporte pas la vue du sang et ne sait pas reconnaître le ventre d'une femme enceinte. Au cours de sa deuxième année de médecine, son oncle chirurgien orthopédiste l'invite à assister à des opérations:
Lors des premières interventions, la vue du sang me faisait m'évanouir. Pas de quoi pertuber Polo, qui demandait simplement à l'infirmière de me tirer par les pieds hors du bloc opératoire, de m'asperger d'eau, de me remettre une nouvelle tenue stérile et de me faire revenir. Il m'est arrivé ainsi de perdre trois ou quatre fois connaissance durant la même opération, avec trois allers-retours entre le bleoc opératoire et la salle d'habillage. Mais cela m'a immunisé. C'était la bonne méthode et cela ne semblait pas déranger Polo, qui continuait à prélever des petits fragments d'os iliaque pour pouvoir allonger un tibia et mettre fin à un boitement.

Martin Hirsch, La lettre perdue, p.165-166 (Stock, 2012)
Il s'engage dans Emmaüs en accompagnant un ami. D'origine juive, baptisé protestant, il se tient depuis toujours à distance de la religion. Ce n'est que tardivement qu'il connaîtra l'abbé Pierre.
Il raconte drôlement la mégalomanie de l'abbé Pierre (attention: hors contexte, cette anecdote n'est guère favorable l'abbé Pierre. Un autre passage raconte sa mort, et de l'ensemble de ses évocations se dégage un portrait équilibré, qui n'est pas dans le pur encensement — ce qui est le but de Martin Hirsch quand il raconte: ne pas être dans l'idolâtrie).
2003:
— Les islamistes préparent un attentat en France. Quelle cible crois-tu qu'ils vont choisir?
— Je ne sais pas, Père.
— Si j'étais eux, je ferais un attentat contre l'homme le plus populaire de France.
— Vous voulez dire, vous-même?
— Exactement. Il faut que je demande une protection. Prends le téléphone, appelle-moi le Premier ministre et passe-le moi. Il comprendra et nous serons gardés.
J'étais interloqué. Je ne me voyais pas servir d'intermédiaire pour une demande aussi loufoque. Comment le lui dire?
— Père, je vous ai toujours entendu vous plaindre d'etre obligé de vivre si vieux, et réclamer vos «grandes vacances». Voilà une occasion unique d'exaucer votre vœu. Plutôt que de demander une protection aupère du Premier ministre, je vous fais une autre proposition. Je connais le présentateur du journal télévisé, je l'appelle et lui demande d'incruster sur l'écran votre adresse: ainsi, les terroristes sauront vous trouver et vos «grandes vacances» seront pour tout de suite.
— Tu te moques de moi, là, Martin?
— Je ne me permettrais pas.
— Tu as raison. Tu sais, souvent ils me passent mes caprices. Il ne faut pas.
Je le sens presque soulagé. Ce soir-là, j'ai l'impression d'avoir réussi mon véritable examen de passage.
Ibid, p.32
Une situation ubuesque lors de la mise en place du RSA:
Le troisième temps fut plus rocambolesque. Jusqu'à la réunion où l'accord fut scellé, nous n'étions pas pris au sérieux. Les administrations pariaient sur l'échec de la commission. Toute convergence de points de vue leur semblait inconcevable. Le concensus que nous avions trouvé commença à les affoler. Or, nous avions besoin des administrations pour chiffrer le coût du revenu de solidarité, pour faire des simulations. Et dès lors, il nous fallait avoir accès aux logiciels détenus par les ministères des Finances et des Affaires sociales. Mais les fonctionnaires avaient reçu des instructions pour faire obstacle à nos recherches. Nous voyions arriver le terme de notre commission, sans la moindre possibilité d'étayer nos prositions par des chiffrages sérieux. Pire, ils nous opposaient des montants effrayants. Ce que nous avions concocté coûteraient plus de dix milliards d'euros. Autant dire la lune. Comment contourner cette mauvaise volonté? Avec trois fonctionnaires, moins disciplinés que les autres, nous nous muâmes en braqueurs. Nous décidâmes de braver les interdits en profitant d'un jour férié, le lundi de Pâques, pour entrer clandestinement dans les ordinateurs des ministères. L'opération commando avait quelque chose d'excitant. Je me souviens des couloirs vides de Bercy, de nos airs de conspirateurs, de la joie de transgresser pour un objectif qui nous semblait d'intérêt général. En quatre heures nous obtînmes les chiffres que l'on refusait de nous communiquer depuis quinze jours. Nous fêtâmes notre braquage par un bon steak frite en face de l'École militaire.
Ibid, p.45-46
Les manifestations de 2003 contre l'antisémitismes
Je rejoignis vers Denfert-Rochereau la première manifestation \[celles des Palestiniens] et coiffais ma kippa. Cela me fit un drôle d'effet, parce que je ne l'avais jamais portée ailleurs que dans une synagogue, lors des rares occasions où j'étais invité à un mariage ou une autre cérémonie. Au bout de quelques minutes, deux gaillards surgirent pour me prendre au collet et me donner un violent coup de poing. Trois autres personnes s'interposèrent immédiatement, maghrébines elles aussi, s'excusèrent, me remercièrent de ma présence et me proposèrent leur protection. Je fis donc tout le défilé à leurs côtés, sans jamais être ennuyé. Je me sentis un peu imposteur, mes anges gardiens étant persuadés que j'étais un juif pratiquant venu leur apporter son soutien.
>Le lendemain, le cortège allait de la République à la Nation. Je passai d'abord chez l'un de mes frères habitant sur le trajet. Je lui racontai l'épisode de la veille et indiquai mon intention de me parer d'un keffieh: «Tu n'y penses pas. Eux sont vraiment violents. Tu vas te faire casser la gueule.» Je cachais donc mon keffieh d'emprunt sous mon blouson et rejoignis le cortège. Effectivement, le Betar et autres Ligue de défense juive étaient présents avec l'intention d'en découdre. Je réussis à rejoindre un groupe qui se distinguait des autres avec des banderoles pacifiste à l'effigie du mouvement «La paix maintenant». On me proposa de tenir l'un des montants de la banderole. Ce que je fis. Nous nous attirâmes aussitôt une charge violente de la Ligue de défense juive, armée de matraques. Les juifs chargeaient d'autres juifs, parce qu'ils appelaient à la paix.
Ibid, p.156-157
A la suite de quoi, M Hirsch est invité à participer à un voyage en Israël avec Stéphane Hessel2, Raymond Aubrac, Gérard Toulouse, Matthieu de Brunhoff et quelques autres. Ils se feront tirer dessus par des soldats israëliens, rencontreront Yasser Arafat («Curieux sentiment d'être à la table de celui que je considérais, quand j'étais adolescent, l'un des plus abominables personnages»). A la fin du chapitre, M. Hirsch note: «Quel voyage troublant.»

Je termine par quelques mots sur l'ENA, écrit par le père de Martin Hirsch. Ils sont profondément vrais et pourraient convenir pour la plupart des grandes écoles françaises (quelle démesure entre l'aura du prestige et la réalité des fonctions):
[…] Le plus dangereux, à cet égard, est le stage en préfecture, où sans rien avoir appris tu auras l'illusion du pouvoir et, effectivement, tu exerceras des pouvoirs et tu verras beaucoup de gens te faire des courbettes. C'est là l'un des dangers de l'ENA, croire que l'on est quelqu'un alors que l'on est rien. (L'ENA n'est pas une école où l'on apprend.) Le second c'est que la quasi-totalité des débouchés normaux de l'ENA n'ont guère d'intérêt. […] En revanche, c'est un marchepied extraordinaire pour faire autre chose, qui peut alors être très intéressant. […]
Ibid, p.278





1 : comprendre: en réunissant des données et des savoir-faire disponibles dans des services ne dépendant pas des mêmes patrons, problème bien connu en entreprise qui peut vite devenir insoluble.
2 : C'était avant "Indignez-vous".

La leçon inaugurale d'Antoine Compagnon

J'arrive à 16h20 au Collège de France. Un gardien de la sécurité, jeune, chauve, adipeux et charmant, m'apprend qu'il faut revenir à 17h20 et que les personnes qui n'ont pas de carton d'invitation n'assisteront pas à la séance en direct, mais auront droit à une retransmission sur grand écran. Comme il est très aimable, j'en profite pour me renseigner sur les modalités pratiques si l'on souhaite assister plus tard au séminaire. «L'entrée est libre, les portes sont ouvertes une demi-heure à l'avance. — Il y a assez de la place? — Oui. Mais pour Antoine Compagnon, il y a toujours beaucoup de monde.»

Je reviens à 17h20. La première salle est déjà pleine (112 places, j'ai compté), l'administration en ouvre gentiment et intelligemment une seconde. Tout est neuf, tout est moderne et fonctionnel (bois blond, fauteuils bleus), c'est très réussi et je suis déçue: j'aurais aimé des boiseries, quelque chose d'ancien et de désuet.
Je suis surprise par l'assistance, je fait partie des plus jeunes, le reste de l'assistance paraît avoir plus de 60 ans. J'attendais des étudiants, il y en a une poignée, dont des Italiens et des Japonais. Le grand écran nous montre le pupitre d'où Antoine Compagnon s'adressera à nous dans une demi-heure, on aperçoit également le premier rang de l'auditoire, mon voisin, qui a l'air bien informé, parle à sa femme: «Les premiers rangs sont normalement réservés aux autres professeurs... Tiens, on dirait X., là, tu vois, avec le journal...» Il déplie un programme, indique à sa compagne qui est «bien», me choque quand il dit «bon, je vais essayer d'écouter cette leçon...»: mais pourquoi est-il venu? Je me tasse, cherche une position et m'endors: vingt minutes de sommeil, ce n'est pas à négliger.

Je suis réveillée par des essais de micro: la sonorisation est parfaite. Bientôt les professeurs du Collège de France apparaissent sur le côté de l'estrade (j'allais écrire "la scène", mais c'est aussi cela) et vont s'installer hors champ, puis Antoine Compagnon apparaît, longuement applaudi. Costume sombre, cravate bleue, l'image ne montre aucun cheveu gris. Ses lunettes sont démodées, avec des verres immenses (l'antithèse du professeur aux petites lunettes d'acier), et il les porte curieusement, comme une couturière âgée, au bout du nez. Jamais il ne tentera de les remonter. Il lira sa leçon les deux bras appuyés au pupitre, le corps penché en avant, forçant sur les épaules. Il restera une heure dans cette position.
La leçon est une merveille de clarté, construite comme une démonstration, émaillée de citations qui sont autant d'illustrations ou de preuves. Cette clarté ne laisse aucune place au rire ou à l'humour. Il y a très peu de mots inutiles, si l'on n'excepte les remerciements et saluts aux professeurs présents, absents ou disparus, je m'aperçois que j'ai bien du mal à prendre des notes, je n'écris plus assez vite, je manque d'entraînement.
Il y aura donc des trous dans ce que je vais transcrire, mais d'une part la leçon sera disponible en CD d'ici quelques temps, d'autre part mon voisin semblait persuadé qu'elle serait reprise par les journaux, enfin cette synthèse est disponible: ceux que cela intéresse pourront corriger ou compléter ce que je vais écrire.
Attention, il s'agit une prise de notes renarativisées (et les guillemets éventuels entourant les paroles de Compagnon ne doivent pas être tenus pour des "sic"): les tournures employées, et notamment les fautives (!), ne devront pas être imputées à Compagnon. D'autre part, ce sera un peu décousu, car je n'ai pas noté toutes les transitions. Par moment, je retranscris à peu près, de mémoire, car je n'ai pas pris de notes, mais je me souviens — très approximativement. Je le répète, tout ce que j'écris pourra/devra être confronté à l'enregistrement à venir.

Je ne sais s'il a donné un titre à son intervention. Le mien serait Que peut la littérature? ou Eloge de la littérature ou Pour une défense de la littérature.

Un homme (Jacques Glowinski ?) présente la leçon que nous allons écouter :
La chaire créée pour Antoine Compagnon (car les chaires naissent et meurent avec leur titulaire, elles ne se transmettent pas) s'intitule «Littérature moderne et contemporaine: Histoire, critique, théorie».
L'histoire apporte la connaissance, la critique littéraire s'approche de l'écrivain, la théorie de la littérature permet d'en étudier les formes. Le dernier livre de Compagnon, Les antimodernes étudie la tradition de résistance à la modernité dans la modernité.

Compagnon prend la parole. Il rappelle sa formation d'ingénieur. «En 1970, j'avais 20 ans, j'assistais ébahi, rencogné dans un coin de la salle, à l'analyse d'un sonnet de du Bellay par un professeur qui ressemblait à un oiseau frêle : il s'agissait de Roman Jakobson. Plus tard, j'ai suivi les cours de Foucault, de Roland Barthes, le séminaire de Lévi-Strauss, un ami me rappelait récemment que j'avais également suivi les interventions de Julia Kristeva. Tout cela hâta ma conversion et je décidai d'abandonner la carrière d'ingénieur pour me consacrer à la littérature, et non l'inverse : Guez de Balzac disait «Quitter la littérature pour les sciences, c'est comme quitter une maîtresse de dix-huit ans pour une vieille.»
Vous n'imaginez pas tout ce que je ne sais pas. J'ai toujours choisi le sujet de mes cours pour en profiter pour apprendre ce que je ne savais pas. Lorsque j'ai commencé à rencontrer des professeurs en vue de cette chaire, j'ai été pris de crainte à l'idée qu'ils allaient s'apercevoir de mon ignorance. Et puis je me suis rassuré en me disant qu'un professeur, c'est justement quelqu'un qui ne sait pas et qui cherche.
Emile Deschanel, le père de Paul Deschanel, éphémère président de la République, fut professeur de littérature au Collège de France. En 1901, alors qu'il avait 82 ans, une étudiante russe lui tira dessus par jalousie. Baudelaire disait «Ce petit bêta de Deschanel, professeur pour demoiselles», mais cela ne l'empêcha pas de lire les études de Deschanel sur le saphisme, "Pétard les lesbiennes" étant le premier titre des Fleurs du Mal. (En me relisant, je ne comprends pas ce que cela vient faire ici. Il manque une transition.

Pourquoi et comment parler de la littérature au XXIe siècle ?

Je vais traiter d'abord le plus facile:
I. Comment parler de littérature.
Sainte-Beuve disait que jusqu'au XVIIIe siècle, la littérature servait d'exemple de goût, elle était le modèle à suivre. Ce n'est qu'à partir du XIXe siècle qu'on rapporta les œuvres à leur contexte et aux circonstances ayant présidé à leur écriture. On voit se dégager deux courants, la théorie et l'histoire, les deux façons de faire de la critique, l'ancienne et la moderne.
- la tradition théorique s'attache à la synchronie, elle est du côté de la réthorique et poétique et s'attache au respect et à la mise à jour de règles;
- la tradition historique s'attache à la diachronie, elle est du côté de l'histoire et de la philologie et veut montrer l'aspect unique de chaque œuvre.

L'histoire de la succession des professeurs aux chaires de littérature du Collège de France illustre la guerre que se sont livrée ces deux manières de faire de la critique. Les premiers professeurs furent partisans de la théorie, puis au cours du premier tiers du 19e siècle ce fut le début de la philologie. Il y eut de bons amateurs (Jean-Jacques Ampère en 1833, ami de Chateaubriand puis Lomeny) puis les professionnels, Paul Albert et Emile Deschanel.
De 1904 à 1936, Abel Lefranc fit de l'histoire littéraire au sens positiviste, contre Sainte-Beuve. Puis Paul Valéry fut élu en 1937 : retour à la théorie. Paul Valéry était violemment contre les historiens, «Qu'il s'agisse de Taine ou de Brunetière ou de Sainte-Beuve ou d'autres, ces messieurs ne servent à rien, ne disent rien. Ce sont des prolixes muets. Ils ne se doutent même pas de quoi il est question. Le problème lui-même leur est étranger. Et ils calculent indéfiniment l'âge du capitaine». ''.
Il fut suivi d'un philologue.
L'histoire littéraire croit fermement à la valeur unique de l'œuvre tandis que la philologie considère que c'est la forme qui permet d'accéder à la connaissance de l'œuvre.
Georges Blin en 1966 tenta une réconciliation des deux courants, suivi plus tard de Roland Barthes, qui revint vers la fin de sa vie à l'émotion et la valeur après s'en être méfié. Marc Fumaroli est le dernier à avoir plaidé en faveur de cette réunion de la théorie et de l'histoire, sans méconnaître pour autant l'écart entre texte et contexte, auteur et lecteur,... (il y avait d'autres couples que je n'ai pas notés)

La théorie n'est ni doctrine, ni système, mais attention aux règles.
L'histoire est la préoccupation du contexte dans le souci de l'autre.

La littérature contemporaine se penche sur l'énigme qui oppose littérature et modernité.
La théorie et l'histoire seront les façons d'être de la littérature, la critique sera sa raison d'être. Thibaudet parlait du double escalier de Chambord pour évoquer histoire et critique, la première nous renvoyant aux origines, la seconde ramenant la littérature à nous. Je parlerais ici non plus de double, mais de triple voie : théorie, histoire et critique. (C'est l'intitulé de sa chaire.)

II. Pourquoi parler de littérature: quelles valeurs peut-elle apporter et transmettre?
Italo Calvino disait vers la fin de sa vie, en 1985: «Il y a des choses que seule la littérature peut nous apporter».
La littérature est-elle (encore) indispensable ou est-elle devenue remplaçable?
La position de Calvino rejoignait celle de Proust : la seule vraie vie est dans la littérature. Ce n'est que par l'art que nous pouvons sortir de nous-mêmes.

Mais il faut constater qu'aujourd'hui les lieux de la littérature se sont amenuisés, à l'école, dans la presse, dans les loisirs.
Il y a quelques années, la langue, la littérature et la culture étaient considérées comme un ensemble par la philologie et constituaient la voie royale à la compréhension d'une nation. Or l'association culture/nation est de moins en moins assurée, et les images fixes et mobiles mettent à mal l'importance de la littérature. Aujourd'hui, on constate une indifférence croissante à l'égard de la littérature, voire un rejet: car pour l'entendre, il faut en être, comme disait Mme Verdurin, la littérature est allusion, et l'allusion vaut exclusion.

Que peut la littérature?
Autrement dit, la littérature, pour quoi faire?
Elle est encore utile, et l'affluence ici ce soir est de bonne augure.
Quelle est sa force? Au-delà du plaisir elle premet d'accéder à la connaissance, au-delà de sa puissance d'évasion elle permet de passer à l'action.
La littérature: les avant-gardes de la deuxième moitié du XXe siècle ont conçu le projet d'aller toujours plus loin en littérature en allant vers un toujours moins. Il était entendu que la littérature ne servait à rien sauf à elle-même. Vers la fin de sa vie, Barthes espérait un optimisme sans progressisme.

Quel est le pouvoir de la littérature?
Nous lisons parce que la vie est plus facile en lisant :
- tout d'abord dans un sens littéral, lire un plan, des renseignements, etc.;
- dans un sens plus littéraire, la lecture nous rend meilleur et plus savant.
D'après Bacon (longue citation que je n'ai pas notée), la littérature nous évite d'avoir recours à la ruse.

Trois usages possibles de la littérature:
a/ un exemple
D'après Aristote, c'est grâce à la mimesis (traduit hier par imitation, aujourd'hui par représentation) que l'homme apprend.
La littérature plaît et instruit. Elle a en outre le pouvoir de catharsis, ie un pouvoir moral.
Pour citer La Fontaine, «Une morale nue apporte l'ennui ; le conte fait passer le précepte avec lui.»
Selon l'abbé Prévost, on trouvera peu d'actions dans Manon Lescaut qui ne pourront servir. L'idée de l'abbé était qu'il était difficile de se bien conduire en suivant des principes flous; l'utilité du roman était de fournir des exemples. De la même manière, Robert Musil considérait qu'avec la littérature, le concret se substituait à l'abstrait.
b/ un remède
Le XVIIIe siècle définit la littérature comme un instrument de justice et de tolérance. Pour les Lumières, la lecture permet de faire l'expérience de la liberté.
Bien plus tard, Sartre dira que la littérature permet d'échapper aux forces d'opposition — ce qui veut dire également que la liberté ne lui est pas toujours le milieu le plus favorable... Quant à Woodworth, il écrivait qu'en dépit des choses devenues insensées ou disparues, le poètes liait les choses de la société (hum... notes trop succintes)
L'harmonie de la littérature restaure donc l'homme dans sa compréhension du monde, elle dote l'homme moderne au-delà de la vie journalière.
Mais comme tout remède, ingérée à trop forte dose, elle peut intoxiquer. Elle affranchit de la religion, mais peut devenir une religion de substitution, un nouvel opium du peuple.
c/ la gardienne de la langue
La littérature corrige les défauts du langage. Elle est le remède à l'inadéquation du langage à exprimer ce que nous souhaitons exprimer. cf. Mallarmé et Bergson.
Le langage décrit le monde de façon discrète, il s'agit par la littérature de le rendre continu, de rendre l'élan de la vie. La littérature permet ou assure le dépassement du langage ordinaire. Selon Bergson, les artistes nous font voir ce que nous ne savons pas voir.
La littérature devient une antidote à la philosophie qu'elle prolonge d'autre part.
Ainsi, selon Yves Bonnefoy et son anti-Platon, la littérature est la quête de la présence authentique.
Selon Foucault, elle permet d'échapper à la philosophie, car si tous les disours sont de la littérature, seule la littérature assume d'être littéraire.
La littérature seule sauvait la littérature car elle permettait, elle acceptait, la tricherie.

Détour vers les lieux de pouvoir
La littérature n'a pas besoin du pouvoir car elle se suffit à elle-même. En art, il n'y a pas de problème dont l'art ne soit la suffisante solution, disait André Gide. Maurice Blanchot ne disait rien de très différent après la guerre.
Pour Roland Barthes, la littérature ne permet pas de marcher, mais de respirer. Cette réflexion permet de mener une lecture de plaisir.
A l'inverse, Adorno veut se méfier de la littérature plutôt que s'y confier et doute qu'après les expériences d'Auschwitz on puisse encore écrire des poèmes.
Celan et Beckett seront là pour lui apporter un démenti.

La littérature possède donc trois pouvoirs (cf ci-dessus) plus un a-pouvoir souverain. Le moment est donc de la rétablir dans sa majesté. Mais peut-on réellement réparer ce qui servait à réparer?
On a pu vouloir réduire la littérature parce qu'elle paraissait toute-puissante. Aujourd'hui, il est temps de faire l'éloge de la littérature. Pour Calvino, elle était ce qui permettait de faire naître la dureté par la tristesse, la pitié par l'ironie et l'humour (etc, je n'ai pas réussi à noter)

Pourquoi lire? Le cinéma ne présente-t-il pas une capacité comparable de faire vivre des expériences et des émotions?
Mais alors, n'avons-nous plus besoin de la littérature?
Il serait risible que les littéraires renoncent à la littérature au moment où d'autres matières s'en rapprochent:
- l'histoire utilise la littérature pour étudier les évolutions culturelles;
- la philosophie morale considère la littérature comme le lieu de l'apprentissage moral depuis deux siècles. Elle fournit une éthique aussi bien pratique que spéculative. Wiggenstein, qui se méfiait des grands principes universels, reconnaissait à la littérature un savoir des singularités, ce qui nous ramène à Montaigne et Bacon.
Selon Samuel Johnson, la littérature rendait les lecteurs capables de mieux jouir de la vie ou tout au moins de mieux la supporter. Elle apprenait l'empathie.
Selon Allan Bloom dans l'un de ses derniers livres, seule la littérature renforce un soi autonome capable d'aller vers l'autre; et pour Kundera, elle déchire le rideau.
La littérature déconcerte, dérange, dépayse. Elle est la seule à faire appel aux émotions et à l'empathie. Elle résiste à la bêtise de façon subtile et entêtée. Elle exprime l'exception.
C'est une pensée heuristique, elle ne cesse de se chercher. La littérature nous apprend à mieux chercher et ne conclut jamais, elle introduit le doute dans nos certitudes. Elle proclame l'injonction de Pindare "deviens qui tu es!" reprise par Nietzsche.

Conclusion

Seule la littérature nous permettrait de lier la vie. Mais le cinéma? objecteront certains.
"Il y a des choses que seules la littérature nous donne", disait Italo Calvino. Est-ce vraissemblable? Ne s'agit-il que d'une utopie conservatrice? Mais dans ce cas, dois-je en conclure que nous n'avons plus besoin de la littérature?
Il ne faut pas se battre pour une exclusivité de la lecture. Les formes comme l'histoire ou le cinéma parlent aussi de la vie humaine. Le roman en parle avec plus d'attention. C'est une langue, d'autre part elle nous laisse maître du temps qu'on y consacre (un film a toujours la même durée).

La littérature n'est pas seule, mais elle est plus attentive que l'image et plus efficace que l'histoire.
Elle ne détient le monopole sur rien, mais elle est le lieu par excellence de l'apprentissage de soi et de l'autre. Mon enseignement misera sur la littérature et la jouera à la hausse.
C'est la fragilité de Roman Jakobson devant un sonnet de du Bellay qui rend la littérature désirable.


Complément de dernière minute

Lui avait peut-être emporté un magnétophone...

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