Billets qui ont 'sexe' comme mot-clé (RC) ou mot-clé.

Zoonoses

Je continue De l'inégalité parmi les sociétés. Pour les sociétés humaines, le bétail est un avantage, mais il est également porteur de maladies. Celles-ci ont d'autant plus de risque de muter pour franchir la barrière des espèces que les hommes vivent prochent de leurs animaux, boivent leur lait ou se servent de leur fèces comme engrais.

Je rappelle que la question posée est de comprendre pourquoi certaines populations ont pris l'avantage sur d'autres au cours des siècles. Les chapitres précédents ont étudié les cultures et le bétail domesticables selon les régions. Celui-ci aborde les épidémies. Le début de ce chapitre m'a bien fait rire.
Un cas clinique dont j'ai eu connaissance grâce à un ami médecin devait illustrer, de manière pour moi inoubliable, les liens entre le bétail et les cultures. Mon ami était encore novice lorsqu'il fuat appelé à traiter un couple qui souffrait d'un mal mystérieux. Que l'homme et la femme eussent des difficultés de communication entre eux, et avec mon ami, n'arrangeait pas les choses. Le mari, petit et timide, souffrait d'une pneumonie due à un microbe non identifié et n'avait qu'une connaissance limitée de l'anglais. Sa belle épouse faisait office de traductrice: inquiète de l'état de son mari, le milieu hospitalier l'effrayait. Mon ami était aussi épuisé par une longue semaine de travail et par ses efforts pour deviner quels facteurs de risque peu communs avaient pu produire cette étrange maladie. Sous l'effet du stress, il avait oublié toutes les règles de confidentialité: il commit l'affreuse gaffe de prier la femme de demander à son mari s'il n'avait pas eu de relations sexuelles susceptibles de causer cette infection.

Sous les yeux du docteur, le mari devint cramoisi, se recroquevilla au point de sembler encore plus petit, comme s'il avait voulu disparaître sous ses draps, et bredouilla quelques mots d'une voix à peine audible. Soudain, la femme hurla de rage et se dressa devant lui. Avant que le médecin ait pu l'arrêter, elle se saisit d'une grosse bouteille métalique, l'assena de toutes ses forces sur la tête de son mari et sortit en trombe de la chambre.

Le médecin mit un certain temps à ranimer le patient et plus longtemps encore à comprendre, à travers son anglais haché, ce qui avait provoqué la fureur de sa femme. La réponse se précisa peu à peu: il confessa avoir eu des relations sexuelles répétées avec des moutons lors d'une récente visite sur la ferme familiale; peut-être était-ce à cette occasion qu'il avait contracté ce mystérieux microbe.

À première vue, l'incident paraît étrange et dépourvu de signification générale plus large. En réalité, il illustre un immense et important sujet: celui des maladies humaines d'origine animale.

Jared Diamond, De l'inégalité parmi les sociétés, p.290, collection Folio.

Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa

Le thème du dernier bookcrossing était « les prix littéraires de l’année », et je n’ai toujours pas bien compris pourquoi quelqu’un a présenté Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa. Etait-ce parce qu’elle a été élevée au rang d'officier de la légion d’honneur cette année?

Quoiqu’il en soit, ce n’est pas un roman désagréable, mais il finit par en suinter un léger ennui, à l’image de la vie du personnage principal incapable de ressentir la moindre passion — mais gentil, prévenant — si gentil et si prévenant que l’on ne sait plus s’il est stupide ou saint, et que l’on en vient à penser que le terme d’idiot lui conviendrait mieux qu’au prince Mychkine.

Le ressort du récit est que Chourik est incapable de ne pas apporter de réconfort aux femmes qu’il croise, et que celles-ci attendent toujours le même genre de réconfort: du sexe. Nous sommes aux deux tiers du livre quand Chourik atteint de fièvre admet que cela n’est ni tout à fait normal, ni entièrement satisfaisant:
Il était à bout de forces après ces deux jours et ces deux nuits passés à s’occuper d’elle [d’une fillette qui a la varicelle] presque sans aucun répit, et la fatigue modifiait un peu la réalité, il flottait vers un lieu où les pensées et les sentiments se transformaient, et il prenait clairement conscience de la nullité de son existence. Il avait pourtant l’impression de faire tout ce qu’on attendait de lui… Mais pourquoi toutes les femmes de son entourage ne lui demandaient-elles qu’une seule chose: des services sexuels ininterrompus? C’était une excellente occupation, seulement pourquoi n’avait-il jamais réussi une seule fois dans sa vie à choisir une femme lui-même? Il aurait bien aimé, lui aussi, tomber amoureux d’une fille comme Alla… Comme Lilia Laskine… Pourquoi Génia Rosenweig, ce gringalet au cou maigre, avait-il pu se trouver une Alla? Pourquoi lui, Chourik, sans jamais choisir, devait-il répondre avec les muscles de son corps à toute demande insistante émanant de cette folle de Svetlana, de la minuscule Jane, et même de la petite Maria?
«Peut-être que je n’en ai pas envie? Non, c’est ridicule! Le malheur, c’est que justement, j’en ai envie… Mais envie de quoi? De les consoler toutes? Et seulement de les consoler? Mais pourquoi?»

Ludmilla Oulitskaïa, Sincèrement vôtre, Chourik, p.406. Folio 2004.
Le livre égrène les prénoms féminins et les situations les plus diverses comme autant de contes fantasques au dénouement vivement mené lorsque l’auteur semble se désintéresser du personnage secondaire.
L’intérêt principal de l'ouvrage est de laisser entrevoir en filigrane la vie soviétique: le cordonnier, le calfeutreur de fenêtres, les appartements devenant communautaires au gré des divorces et deuils, la datcha louée en banlieue de Moscou dans laquelle on s’installe pour les beaux jours, le très difficile concours d’entrée à l’université de Moscou dont les recalés s’inscrivent dans des « instituts », la difficulté de trouver un sapin à Noël, le réseau d’entraide et de connaissances qui permet de toujours trouver une solution, le racisme larvé (antisémite, anti-noir), le mépris des handicapés, les orphelinats, la difficulté de quitter la région dans laquelle on est enregistré (ce qui fait penser au servage), les communistes du monde entier qui envoient leurs enfants étudier à Moscou, le conformisme des grands responsables soviétiques qui ne peuvent admettre une fille-mère dans leur famille, etc.

Pour mémoire, parce que cela me touche, portrait d’un vieux soviétique un peu pénible en train de mourir pendant les jeux olympiques de 1980:
Mikhaïl Abramovitch se mourait d’un cancer chez lui, il avait refusé d’aller à l’hôpital. En tant que vieux bolchevick, il avait droit à des soins médicaux particuliers, mais jadis, il y a très longtemps, il avait refusé une bonne fois pour toutes les privilèges accordés par le Parti, les considérant comme indigne d’un communiste. Et ce dinosaure squelettique, sans doute le dernier de sa tribu en voie d’extinction, titubant de faiblesse et emmitouflé dans une couverture de l’armée, finissait ses jours dans un appartement empestant l’urine, un volume de Lénine entre les mains.
Deux rangées de livres poussiéreux alignés sur des étagères, des chemises en carton tenues par des bouts de ficelle, des piles de papiers froissés et gribouillés… Les œuvres complètes de Marx-Engels-Lénine-Staline, et Mao-Tsé-Toung en prime… La demeure d’un ascète et d’un fou.
Chourik s’était résigné depuis longtemps à la nécessité d’apporter au vieillard des médicaments et de la nourriture, mais les séances d’éducation politique, le véritable pain quotidien de cette vie déclinante, lui étaient insupportables. Le vieillard détestait Brejnev et le méprisait. Il lui écrivait des lettres (des analyses d'économie politique truffées de citations tirées des classiques), mais il représentait en ce monde une quantité si négligeable qu'on ne lui faisait même pas l'honneur de lui répondre, et encore moins de le persécuter. Cela le mortifiait, il se plaignait sans arrêt et prophétisait une nouvelle révolution.

Chourik posa sur la table de la nourriture provenant du buffet olympique, du fromage à tartiner étranger, des brioches d'une forme biscornue, du jus de fruit dans des cartons, et un pot de marmelade. Le vieillard considéra cela d'un air mécontent.
« Pourquoi dépenses-tu de l'argent inutilement? J'aime les choses simples, moi…
— Mikhaïl Abramovitch, pour être franc, j'ai acheté tout cela au buffet. Je n'ai pas le temps de courir les magasins.
— Bon, bon! fit Mikhaïl Abramovitch, maganime. Si tu ne me trouves pas la prochaine fois que tu viens, de deux choses l'une: ou bien je serai mort, ou bien je serai à l'hôpital. J'ai décidé d'aller à la clinique du quartier, comme tous les Soviétiques… Tu salueras bien Véra Alexandrovna de ma part. Elle me manque beaucoup, et je parle sincèrement…»

Pâte-de-fruit souffrait d'insomnie, il garda Chourik longtemps, et c'est suelment à une heure et demie du matin que le jeune homme put enfin s'effondre sur son lit.

Ibid, p.304

Dilemme

La faim ou une vieille… pas facile de trancher !
Il est terrible d'avoir faim, il est pire de coucher.
Affamé il priait pour trouver une vieille; au lit
Phillis demandait la famine!… Tu vois d'ici
l'affreux partage du pauvre gars sans héritage !

Parménion de Macédoine, cité dans La Couronne de Philippe, coll. Orphée, édition La Différence

L'amour honteux

Love that dare not speak its name.

James Joyce, Ulysses, chap.9

Chacun sa chance

Le fétiche, c'est le désir même. Le refouler, c'est étouffer son désir. Il ne faut pas l'envisager pour ce qu'il exclut, il n'est pas une phobie, ce n'est pas lui qui dicte les «ceci ou cela s'abst. », mais positivement, pour ce qu'il recherche. Il ne faut pas non plus le considérer au niveau individuel, chez chacun d'entre nous séparément, mais globalement, chez l'ensemble des acteurs de la vie sexuelle. Frappe alors son extrême diversité, semblable à celle des goûts, dont il n'est qu'une variante un peu plus têtue.

Ainsi j'aurais un fétiche de la moustache, ou du poil, ou de la petite taille, mais d'autres ont un fétiche des énormes sexes, des yeux bleus, des yeux verts, des tatouages, de la corpulence, de l'âge mûr, du grand âge, des tempes argentées, de la calvitie. Rien apparemment qui ne puisse faire l'objet d'un goût fétichiste. Comme le charme, comme la séduction, comme l'intelligence, comme l'affection, comme la tendresse, le fétiche sape la morne dictature sexuelle de la beauté, la fastidieuse tyrannie de la jeunesse. Grâce à eux, grâce à lui, elles ne sont plus seules à susciter le désir. Vous trouvez ce type affreux, moi il me met en rut. II n'est presque personne qui n'ait à offrir pâture à un fétiche quelconque. 86 ans? —Le pied! 9 ans et demi? —Moi, moi! Monté comme un cheval? —Je craque! Comme un caniche? —Ça me rappelle mes touche-pipi chez les bons pères, j'achète! Des poils sur les épaules? —Houba houba! Le pubis glabre? —Génial! 210 kilos? —Ça commence à devenir intéressant... On voit ses côtes, un fakir? —Tout ce que j'aime! Bossu? —Mon rêve! Le nez cassé, chauve, pas de cou, la vraie bête? —Arrête, j'vais jouir! Rien, pas la moindre particularité? —Mais c'est justement ça qui me touche, chez lui, et qui me fait bander...

Et puis bien sûr il y a les vrais fétichismes, dans l'acception plus traditionnelle du mot, le cuir, le caoutchouc, les «costumes trois-pièces», les slips Petit-Bateau, les baskets sales, les pardessus en loden, les uniformes de CRS, de pompier, de député socialiste, de Maire de Paris, les jarretelles noires, les lunettes, et de quoi déjà a-t-il été récemment question dans un «Reflet» de Gai Pied, la bambinette? Voyez comme, grâce au fétiche, chacun a sa chance, et comme il moque, narquois, l'autorité, qu'on avait crue irréversible, de la nature. Ce garçon ne vous dit rien? Peut-être vous émouvrait-il un peu davantage dans sa tenue de gardien de la paix? Not your trip? Mais ce ne sont pas les seules particularités physiques, ou les «accessoires», qui peuvent s'ériger en fétiches, des pratiques aussi bien. Tel aime qu'on lui masse les doigts de pied, ou les baisers dans le cou, ou les lavements, ou pisser sur ses petits camarades. Songeons encore aux possibles lieux d'action : fétichisme de l'ascenseur, du sexe de masse dans les cabines téléphoniques, de l'enculage sur motocyclette à deux cents à l'heure le long d'une autoroute (soyez prudents), du phare isolé sur son rocher.

Renaud Camus, Chroniques achriennes, p.43-44

Je confirme

Je pense que si j'étais une fille, je serais fasciné par le sexe des garçons.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.67

L'inégalité sexuelle

Houellebecq relève avec insistance la profonde inégalité sexuelle, non pas l'inégalité entre les deux sexes, mais l'inégalité terrible des individus devant le plaisir et l'amour, dont personne ne parle jamais, alors que chacun l'éprouve quotidiennement.

Renaud Camus, Retour à Canossa, p.48

Obscurité

Si trois ou quatre [photographies] sont utilisables, absolument sans plus, je pourrai m'estimer satisfait — la plupart sont tout à fait ratées: je ne suis décidément pas un maître de la lumière basse, et, cette maison de Loti, on y voit comme dans le cul d'un... (non, rien (je n'aurais, d'ailleurs, sauf pour l'éclairage, que du bien à dire du cul des..., dont j'ai quelques souvenirs délicieux (mais bon))).

Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.237

Démolissons-nous

J'ai souvent dit que ce qui m'avait frappée dans Tricks, c'était sa joie, sa gaieté; sans doute par contraste avec la littérature érotique hétérosexuelle que j'ai beaucoup pratiquée entre vingt et vingt-cinq ans dans les trois tomes de L'Anthologie historique des lectures érotiques publiés par Pauvert: dans leur version romantique les textes érotiques sont souvent pesants, inutilement emphatiques, et dans leur version "active" souvent humiliants ou violents pour l'un ou l'autre des partenaires, généralement la ou les femmes.

Pour la Saint-Valentin, je vais donc copier l'un des textes qui me faisaient rire, qui nous faisaient rire. D'un point de vue strictement descriptif, il est sans doute décevant (il faut dire qu'il date de 1903 et fut l'objet d'un procès avant même sa parution en livre), mais d'un point de vue ambiance il est tout à fait réjouissant et donne envie de s'amuser.

Suite de la première nuit d'amour

Il s'était ostensiblement dépouillé de son caleçon vierge et de ses deux chaussettes radieuses. De tous ses fameux dessous, il n'avait gardé que sa flanelle immaculée, et il allait se précipiter vers le lit où s'allongeait la comédienne, nue, les pieds croisés, la nuque appuyée sur ses mains ouvertes, attitude qui avantageait ses seins, d'ailleurs restés fermes et beaux.
— Vous y tenez beaucoup? interrogea-t-elle.
— Comment, si j'y tiens!...
— Sans ça je vous aurais prié de l'enlever.
— Qui? Quoi?
— Eh bien, votre flanelle. Le contact de la laine m'est insupportable.
— Je vais l'ôter.
Il l'ôta. Puis, moitié railleur, moitié ingénu:
— Et si vous voulez, mon amour, je vais remettre mon caleçon: il est en soie.
— Ta peau! fit-elle.
Alors, il se précipita.
Ce fut une étreinte importante. Jamais, même aux heures déjà lointaines où il se mesurait à coup de poings avec ses meilleurs compagnons d'études, Lauban n'apporta plus de gravité dans l'attaque et plus de puissance dans la riposte. Et sinon jamais, du moins pas souvent, Gaëtane ne se montra aussi sérieusement fougueuse. Pour s'embrasser de cette sort à la fois solennelle et farouche, il faut des raisons, et, qui sait? sans qu'ils s'en rendissent compte ni l'un ni l'autre, ces deux êtres qui se connaissaient à peine s'entre-devinaient assez pour s'entre-haïr.
Rien ne dure, pas même les étreintes importantes. Un dernier baiser convulsif et sonore, puis quelques secondes d'immobilité torpide et de silence hébété. Peu à peu les lèvres de la comédienne se détendirent dans un léger sourire convalescent.
— Eh bien?
Le poète ébaucha à son tour un convalescent sourire:
— Eh bien, ça ne va pas mal, merci.
Elle posa l'éternelle question:
— Tu m'aimeras?
Il répondit d'un signe de tête qu'elle ne vit point. Nerveuse, elle lui pétrit la main.
— Tu m'aimeras? répéta-t-elle.
— Pardi!
— Toujours?
— Oui Attends pourtant cinq minutes.
— Alors, dans cinq minutes?…
— Parbleu!
— Toutes les cinq minutes?
— Si tu veux.
— Mais tu es effrayant!

Maintenant, elle lui pétrissait l'épaule. En bon garçon pas contrariant, il se laissait tripoter, il fixait le ciel de lit, le constatait d'une étoffe bleue sans ornements, et regrettait cette simplicité: il eût souhaité voir là quelques attributs princiers, une couronne brodée, par exemple, ou, tout au moins, un semis de fleurs de lys d'or.
Soudain, Gaëtane s'étira, se leva; et, spontanément, après elle, il sauta à bas du lit. Chaste ou — plus probablement — frileuse, elle s'enveloppa d'un frêle peignoir vermeil. Lui, faute de peignoir vermeil, il croisa ses mains devant lui. Ainsi pudiquement voilés ils se transportèrent à pas rythmiques dans le cabinet de toilette.
Là resplendissait — argent massif illustré de ces ciselures mythologiques — le célèbre Turenne, ce somptueux coursier intime dont, maintes fois, les échos des petits journaux potiniers célébrèrent la magnificence. Un fol orgueil envahit le poète à sentir les mythologies s'imprimer dans la peau de ses cuisses et cet orgueil devint incommensurable quand il songea que, sans aucun doute, le prince Jean
Trois fois sacré par Dieu, l'amour et la victoire
le prince jean s'était assis là, dans la même attitude, dans le même costume et pour les mêmes raisons. Le prince Jean parlait-il au cours de ces hygiéniques chevauchées? de quoi pouvait-il bien parler? De la ville ou du théâtre? De la guerre ou de l'amour? Lauban eût voulu que le hasard lui inspirât des paroles semblables à celles que le pince prononçait en ces occurrences. Pensif, il chercha une phrase digne, par sa tournure, de prendre place dans les histoires, quelque chose comme: «La séance continue», et ne trouva rien qui le satisfît; enfin, dardant ses regards vers le plafond peinturluré de nuages blonds et roses, il articula, faute de mieux, d'un ton qui s'appliquait à être royal:
— Ah!… ça fait du bien!
Mon Dieu, cette petite phrase n'avait pas l'air de grand-chose. Et cependant il est certain — tant sont bornées les impressions et les éloquences humaines — que le vieux prince, descendants des rois de France et de Navarre, l'avait dite un soir ou l'autre, que, même, il l'avait dite plusieurs fois, il fallait suivre son exemple. En quittant sa monture, le poète rouvrit donc royalement la bouche et réitéra: — Ah! ça fait du bien!
Après quoi, le moment lui parut opportun d'offrir à sa partenaire, après le fougueux enthousiasme de l'étreinte, l'hommage plus raffiné d'une admiration détaillée, «artiste». En de telles circonstances, le prince Jean, qui passait pour l'homme le plus galant de notre époque de goujats, devait se comporter ainsi.
Lauban entreprit donc, congrûment, de louer tels fragments de Mlle Girard que le peignoir vermeil, en s'agitant, comme il convient, accusait l'un après l'autre plutôt qu'il ne les voilait.
— Oh! cette hanche!… cette poitrine!… cette aisselle.
Il s'extasiait de la forme, de la couleur, des frissons de cette aisselle, nid mystérieux, sachet embaumé, gousset féerique:
— Oh! cette aisselle!
— Sans compter, signala gaiement Gaëtane, que j'en ai deux comme ça.
— Deux?… c'est vrai! c'est… c'est évident! proclama-t-il. Ah! mon amie…
Au comble de l'exaltation et, d'ailleurs, à bout d'éloges, il la saisit sans plus rien dire, la souleva brillamment. Un peu petite, soit! mais grassouillette de long en large, potelée de haut en bas, elle pesait, peignoir vermeil à part, elle pesait net cent trente-deux demi-kilos, ce qui, même à deux heures de la nuit, constitue une charge appréciable pour un simple mortel habitué à ne porter qu'une lyre. Une seconde, il demeura perplexe, se demandant s'il allait laisser seulement tomber la comédienne ou bien s'il allait tomber avec elle. Le poète pensa que le prince Jean, n'étant plus d'âge à faire des poids avec le corps de la bien-aimée, se fût inévitablement flanqué par terre. Eh bien! il voulut lui, Lauban, affirmer sa supériorité sur le descendant de nos rois, et ce désir lui conféra une force insoupçonnée. Sans accident, il parvint jusqu'à la chambre, atteignit le lit aux coussins luxueux et bouleversés, sur quoi il déposa Mlle Girard épanouie, inconsciente du danger qu'elle avait couru.

— Tu es vigoureux, et cela me plaît, dit-elle.
Puisque cela lui plaisait, il n'y avait pas à se gêner. Et il ne se gêna pas. En avant, deux! ce fut une seconde étreinte importante.
Un peu plus tard, dans l'historique récipient d'argent, l'eau, de nouveau parfumée d'héliotrope, roula ses ondes.
— Et maintenant? interrogeau Gaëtane d'une voix dont la langueur s'enrouait.
— Maintenant, ma foi, répondit maurice, on pourrait varier un peu…
— Le plaisir?
— Oui. Par exemple, on pourrait…
Il s'interrompit. Mais, s'efforçant de suppléer à la parole par les gestes, il dessina des deux mains, en l'air, des académies violentes.
— C'est ça, souffla-t-elle, j'avais raison de le supposer tout à l'heure, c'est bien ça! tu es effrayant!
— Au contraire, ce qui serait effrayant, c'est que, quand on s'aime…
— On ne se démolisse pas.
Elle dit cela d'un ton presque triste, et de petites rides se froncèrent une à une aux commissures de ses paupières alourdies. Elle parut souffrir d'une névralgie subite. Ce malaise se dissipa-t-il instantanément, ou bien en eut-elle honte, ou bien encore son penchant excessif pour la luxure sut-il dompter sa douleur? Ses yeux s'animèrent; elle se passa la langue sur les lèvres, et, d'une voix qui maintenant badinait, elle reprit:
— Avoue-le que tu as l'intention de nous démolir. Et, comme si, pour y arriver, il ne suffisait pas du seul bon vieux système, voilà, Chérubin, voilà qu'il te faut des... des je-ne-sais quoi... des complications!
— Nécessairement. Il faut ce qu'il faut, exprima Lauban avec une conviction extraordinaire.
Mlle Girard, convaincue à son tour, lança un défi:
— Chiche! s'écria-t-elle. Viens t'en nous démolir!
Et elle bondit dans la chambre. Il s'élança à sa poursuite, l'atteignit juste au moment où elle enjambait le lit avec un geste de bacchante: le peignoir vermeil glissa du corps frémissant de la comédienne. Le programme s'accomplit avec une ponctualité empressée; il y eut des ''bis'' charmants, des rappels flatteurs. Quand ils furent incontestablement et définitivement démolis, le poète d'un geste rassasié ramena le lascif désordre des couvertures sur tout son organisme vanné, jusqu'à ses tempes à la fois vides et bourdonnantes, et il sembla vouloir se reposer dans le sommeil.

Willy (Henry Gauthier-Villars), La Maîtresse du Prince Jean (1903), in Anthologie historique des lectures érotiques - de Guillaume Apollinaire à Philippe Pétain, p.10 à 13

La chapelle sextine d'Hervé Le Tellier

Jeudi, dernier jeudi de l'Oulipo. Rendez-vous est pris pour octobre (sans doute pour avoir raconté la mort de Marie-Antoinette, Olivier Salon avait perdu la tête).
J'achète les premiers livres de l'année (je veux dire sur ce lieu): La Dissolution de Roubaud (un peu à cause des poèmes qu'il a rédigés pour Marcheschi) et La Chapelle sextine, que je voulais lire depuis la prestation d'Hervé Le Tellier au Petit Palais.
Première surprise, un exergue de Barthes, tiré de sa préface de Tricks:

Les pratiques sexuelles sont banales, pauvres et vouées à la répétition et cette pauvreté est disproportionnée à l'émerveillement du plaisir qu'elles procurent.
Roland Barthes, préface aux Tricks de Renaud Camus

(Intéressant: ce n'est pas le plaisir qui est disproportionné, c'est l'intensité de la surprise heureuse à découvrir ce plaisir. Cette surprise subsiste sans érosion, la monotonie ne l'atteint pas.)


Quatre variables dans l'amour: les partenaires, les pratiques, les positions, les situations. Vingt-six partenaires[1], quatre pratiques (pénétration anale ou vaginale, cunnilingus, fellation). Je n'ai pas compté les lieux ni les positions (debout, assis, etc).
A partir de ces données, Le Tellier organise une combinatoire ludique, parcourant l'éventail des amours, du réussi au raté, reproduisant les pensées souvent cocasses ou déplacées qui peuvent traverser l'esprit dans ces instants. Pour chaque scène, un court paragraphe présente une ambiance et un style, illustré par Xavier Gorce avec un sens étonnant du condensé. La chute, présentée à part et en italique, est souvent ce que je préfère.

J'ai eu beaucoup de mal à choisir la scène que j'allais copier ici, d'heure en heure je changeais d'avis.

Ben et Mina. Dans le vaste dressing d'une chambre du premier, Ben, pantalon de smoking aux genoux, dos aux mur, a soulevé la si légère Mina, dont la robe lamée rouge remontée à la taille découvre les hanches. De ses bras, de ses cuisses musclées, elle entoure Ben, et lui la prend doucement, soutenant ses fesses menues de ses mains puissantes. You take advantage of me, d'Art Tatum, monte du rez-de-chaussée et rythme la lente pénétration. Tout à l'heure ils se demanderont de nouveau leurs prénoms.

Si elle connaissait Mark Twain, Mina pourrait se dire qu'elle a de commun avec Ève qu'elle couche avec le premier venu.

Hervé Le Tellier, La Chapelle sextine, p.80

Notes

[1] Hervé Le Tellier au petit Palais: «[...] les personnages sont peu décrits, mais ils ne se rencontrent pas au hasard, dans la deuxième sextine ils sont présentés dans l'ordre de leur âge, les hommes en ordre croissant et les femmes décroissant (ou l'inverse, je ne sais plus). En fait, il y a là mes soirées télé, Sami Frey, Patrick Timsit, (etc, je ne sais plus). J'ai un peu oublié qui est qui avec le temps... il y a même PPDA, si vous venez me demander à la fin, je vous dirais qui c'est.»

Lectures et étreintes

Ce par où l'étreinte et la lecture se ressemble le plus, c'est ceci : en elles s'ouvrent des espaces et des temps différents de l'espace et du temps mesurables.

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, Points seuil, (impression 2005), p.176

Symbolique

Un mot par ligne dans cette sous-boule, à l'exception de POE ERRE; deux mots par ligne là où la séparation est opérée, sauf pour TIRE, BON PERE, délibérément préféré à REPORTE BIEN. C'est le fils qui donne le signal de la rupture, et c'est au père qu'échoit la tâche, dans le passage au trois, à la trinité, de reconstruire la famille éclatée — en utilisant l'unique signe de ponctuation du texte, la virgule phallique.

Roland Brasseur, Le cinquante-quatrième jour, p.114

Censure (tentation de)

Lors d'une conversation récente, un blogueur me soutenait qu'aujourd'hui Lolita ne serait pas publié: censuré, d'une censure particulièrement insidieuse puisque non pas exercée par le pouvoir politique mais par la peur des éditeurs.

Je découvre que le dernier livre d'Alan Moore, l'auteur des mythiques Watchmen et V pour Vendetta, a failli ne pas paraître en France:
Scandale aux Etats-Unis: Wendy de Peter Pan, Dorothy du Magicien d'Oz et Alice du Pays des merveilles parlent de sexe, d'opium et de psychanalyse1 […]Aux Etats-Unis, l'œuvre a fait scandale, au point que Moore est apparu dans les Simpson avec ses Filles perdues. […] L'odeur de soufre qui l'entoure a conduit Delcourt, son éditeur français, à annoncer qu'il renonçait à le publier, avant de revenir sur sa décision, créant un effet d'attente rarement vu dans ce milieu.

Romain Brethes dans Le Point, 20 mars 2008
D'un autre côté, comme le souligne la dernière phrase de l'extrait que je mets en ligne, parler de censure c'est aussitôt créer la rumeur et l'attente. C'était déjà le point commun des œuvres retenues par Jean-Jacques Pauvert dans son dernier tome de L'Anthologie des lectures érotiques: elles se définissaient davantage par rapport aux problèmes de publication qu'elles avaient rencontrés que par leur contenu "érotique".



Note

1ce qui n'est pas sans rappeler le réjouissant Contes à faire rougir les petits chaperons, de Pierre Enard. (Note de la blogueuse).

La saison des amours

Le nez de Pinocchio ne grandit plus. Le pantin est inquiet. Il va voir son père qu'il trouve en train de trousser une pute en bois et donc peu disposé à l'écouter, le conseiller et le consoler. Il se tourne alors vers Jiminy:

Il y avait longtemps qu'il n'avait pas eu recours à Jiminy Criquet. Il se dit que sa conscience était là pour l'aider dans les cas difficiles. Aussi mit-il ses mains en porte-voix et il appela :
— Jiminy !
De sous un gros champignon des prés, une voix maussade lui répondit :
— Je suis là. Qui me demande ?
— C'est moi, Pinocchio.
— Pino qui ?
— Tu m'as oublié ? Je suis le petit garçon dont tu es la conscience.
— Reviens plus tard, je suis occupé.
— J'ai besoin de toi, c'est très grave.
Il y eut un silence puis le criquet reprit d'une voix hargneuse.
— Bon, je t'écoute. Qu'est-ce que tu as encore fait ?
Pinocchio se rappelait que Jiminy était toujours dans son dos à lui faire des remarques à propos de tout et de rien. Décidément, rien ne marchait plus comme avant. Il soupira :
— C'est difficile d'expliquer sans te voir.
— Et les prêtres dans les confessionnaux, comment ils font? Tu ne vas pas être plus exigeant qu'un curé.
L'argument donnait à réfléchir. Pinocchio n'insista pas. Après tout, c'était lui, Jiminy Criquet, la conscience. En tant qu'investi d'une lourde responsabilité, il devait savoir ce qu'il faisait.
Comme le garçon se taisait, Jiminy lança de son champignon:
— Bon, je vais t'aider. Dis-moi ce que tu as encore fait. Tu as volé des journaux pornos chez la marchande.
— Oh non! protesta Pinocchio. Je jette juste un œil, en passant, pour ne pas avoir l'air trop bête devant les copains.
— Tu as piqué de l'argent dans la poche de Gepetto pour aller voir en cachette un film interdit.
— Ça, c'était il y a longtemps, reconnut Pinocchio. On n'en parle plus. Maintenant on en passe gratuitement à la télévision.
— Quelle époque! soupira le criquet.
Il y eut un nouveau silence. Pinocchio doutait de plus en plus que sa conscience puisse faire quoi que ce soit pour son nez. Avec un accent de triomphe, Jiminy s'écria:
— J'ai trouvé! Tu t'es branlé pour la première fois!
— Je me suis quoi?
— Branlé... Masturbé... Onanisé... Paluché... Manuélisé... Astiqué la braguette... Balancé le chinois... Gonflé l'andouille... Secoué le bonhomme... Etranglé popol... Poli la colonne... Bahuté la pine...
Au fur et à mesure, Jiminy Criquet envoyeait les mots de plus en plus vite. A la fin, il s'écria:
— Oui, ma criquette, oh que c'est bon, tu me fais sauter la cervelle!
Depuis un moment, Pinocchio essayait de parler. Il profita du silence soudain pour s'excuser:
— Je n'ai rien fait de tout ça.
Il y eut un bref éclat de rire plus aigu que la voix de Jiminy Criquet. Celui-ci parut en haut du champignon. En le voyant, Pinocchio ne put cacher sa surprise. Jiminy était toujours tiré à quatre épingles. Et le voilà qui se présentait en robe de chambre, les joues rouges et le poil en bataille. La conscience constata l'étonnement de Pinocchio et dit:
— Il faudra qu'on cause des mystères de la nature, tous les deux, mais plus tard... C'est la saison des amours chez les criquets et elle ne dure que trois jours par an. Alors, Pinocchio, mon petit, laisse-moi en profiter!
De sous le champignon provint un autre éclat de rire, puis on appela:
— Jiminy, tu viens?
Le criquet haussa les épaules et dit, avec un sourire d'excuse:
— Tu entends, elle m'appelle... C'est ça l'amour!

Jean-Pierre Énard, Contes à faire rougir les petits chaperons, p.20

Emmanuelle

En 1986 ou 1987, nous sommes allés voir Emmanuelle à la séance de 22 heures au Grand Pavois. Il ne passait plus que dans cette salle, c'était pour nous un film mythique, l'un des bruits de fond de notre enfance — sans compter la chanson de Pierre Bachelet.

C'est l'un des rares films dont nous soyons sortis avant la fin. Il était d'un ennui profond, nous balançions entre le rire et l'exaspération, nous sommes sortis à un quart d'heure de la fin environ, tandis qu'un homme (l'initiateur) expliquait d'un ton docte qu'une femme n'était une femme qu'une fois qu'elle s'était fait pénétrer par les trois orifices à la fois; nous sommes sortis parce que nous avions très peur de rater le dernier RER pour Nanterre où j'avais une chambre de Cité U (on dirait une chanson de Pierre Bachelet).
Nous avons effectivement raté le dernier RER (errant dans les souterrains d'Auber, poursuivis par les caméras, guidés jusqu'à la surface par une voix qui ne s'adressait plus qu'à nous). Trop tard pour Saint-Lazare. Nous sommes retournés à pied boulevard Saint-Michel, quartier que nous connaissions le mieux, cherchant au passage une chambre d'hôtel que nous n'avons pas trouvée (qui aurait sérieusement écorné notre budget d'étudiants), échouant dans une brasserie qui n'existe plus. Nous avons sommeillé sur une banquette jusqu'à l'heure du premier métro, je lisais par intervalle des contes d'Andersen en anglais, H. m'avait offert l'intégrale dans la soirée, intégrale qui à l'époque n'existait pas en français (j'aime beaucoup Andersen).


Cette remontée de souvenirs est due à un article, "Ne m'appelez plus Emmanuelle", que je découvre aujourd'hui dans L'Express, bel article un peu larmoyant qui par sa mélancolie m'évoque Marilyn Monroe:

[...] Alanguie sur son trône en osier, Sylvia Kristel, vêtue d'un collier de perles, d'une paire de bottines et de sa peau de lait, régnait alors sur le box-office et sur le désir des hommes. C'est ainsi qu'à la mi-temps des années 1970, de Reykjavik à Buenos Aires, Emmanuelle (ou les galipettes initiatiques d'une madone androgyne sur fond d'exotisme Roche Bobois) émoustille près de 100 millions de spectateurs et devient le film le plus vu dans les salles, derrière Autant en emporte le vent. Dans la sémillante URSS du camarade Brejnev, un père de famille est condamné à trois ans de goulag pour avoir rapporté de voyage une copie de l'oeuvre impie. […]

Il ne faut pas mésestimer l'apport culturel d'Emmanuelle dans la société du baby-boom, de Guy Lux et des moquettes orange. Le film invente un genre - le porno soft - et révolutionne l'esthétique bourgeoise à grand renfort de moustiquaires, de sièges en osier et de paravents en bambou. Sylvia Kristel, elle, collectionne les panouilles, Emmanuelle 10, Emmanuelle 12, Emmanuelle 20... On exagère à peine. Pour le reste, sa vie est un tsunami permanent. Son deuxième mari, un escroc international, la pousse vers la banqueroute. Un troisième ne fait que passer. Elle vivote de sa peinture et de quelques émissions « pour les Allemands ou pour les Japonais ». Une grande passion la fait renaître. Freddy De Vree est un poète flamand. Elle est sa muse. Il y a deux ans, il s'est éteint dans ses bras. Et elle n'a pas encore payé la note. Enfant de la clope et du pétard, Sylvia Kristel vient d'être opérée d'une tumeur au poumon qui suivait un cancer de la gorge. On l'a prise pour un sex-symbol. C'était un petit soldat.

Il était une fois une femme aux cheveux coupés courts et au regard transparent à qui la vie a tout donné puis tout repris. [...] Il y a quelques semaines, Sylvia Kristel a reçu une invitation pour siéger dans le jury d'un festival de cinéma, chez elle, à Utrecht, sa ville natale. Ça l'a rendue joyeuse comme une gamine qui ramène une bonne note à la maison. Elle qui croyait que la Hollande, ce pays de marchands et de puritains, la prenait toujours pour le diable. Et puis, ce matin, dans son courrier, elle a trouvé une lettre des organisateurs qui s'excusaient de la méprise, mais, non, finalement, ce n'était pas la peine de préparer sa valise, le nombre des jurés avait été réduit, une autre fois, peut-être, et merci de bien vouloir renvoyer son billet…

Un crachin malingre tombe sur Amsterdam. Sylvia Kristel marche dans le crépuscule vers un autre restaurant italien ou un traiteur chinois. Elle marche comme si elle était étrangère aux épreuves, les épaules tendues par un fil invisible, la tête haute, de cette allure de danseuse que les hommes, leurs œillères et leurs hormones, ont toujours prise pour un air de défi. Il est trop tard pour leur expliquer que ce n'était qu'un réflexe d'écolière, du temps du pensionnat et des leçons de maintien de soeur Marie-Immaculata. « Tenez-vous droite, Kristel ! Il faut régner. Vous le saurez : on ne désire pas ce qui est à terre. » Maintenant, elle le sait.

extrait d'un article de Henri Haget paru dans L'Express du 21/9/2006

''Nue'', de Sylvia Kristel, sort ces jours-ci aux éditions du Cherche-Midi.

Comment reconnaître un film X

Parfois on recherche la coïncidence des trois temps (de la fabula, du discours, de la lecture) à des fins très peu artistiques. La temporisation n'est pas toujours un signe de noblesse. Je me suis un jour demandé à quoi on reconnaît scientifiquement un film pornographique. Un moraliste répondrait qu'un film est porno s'il contient des représentations explicites et minutieuses d'actes sexuels. Pourtant, lors de nombreux procès pour pornographie, on a démontré que certaines œuvres d'art recourent à ce type de représentations par scrupule de réalisme, pour dépeindre la vie telle qu'elle est, pour des raisons éthiques (on représente la luxure afin de la condamner) et que de toute façon, la valeur esthétique de l'œuvre rachète sa nature obscène. Comme il est délicat de dire si une œuvre a vraiment des préoccupations de réalisme, si elle a de sincères intentions éthiques, et si elle atteint des résultats esthétiquement satisfaisants, j'ai établi (après avoir analysé maints hard-core movies) une règle infaillible.

Il faut savoir si, dans un film représentant des actes sexuels, lorsqu'un personnage prend une voiture ou un ascenceur, le temps du discours coïncide avec le temps de l'histoire. Flaubert met une ligne à nous dire que Frédéric a voyagé longtemps; dans les films normaux, quand un personnage monte en avion, on le voit débarquer au plan suivant. En revanche, dans un film porno, si quelqu'un […] ouvre un frigo et se verse une bière pour la siroter au creux d'un fauteuil, l'action prend autant de temps que cela vous prendrait chez vous pour faire la même chose.

La raison en est très simple. Le film porno est conçu pour satisfaire le public par la vision d'actes sexuels, mais il ne peut offrir une heure et demie d'accouplements ininterrompus, ce serait fatigant pour les acteurs et cela finirait par devenir assommant pour les spectateurs. Il faut donc distribuer l'acte sexuel au cours d'une histoire. Or, personne n'est dispensé à dépenser de l'argent et des trésors d'imagination pour concevoir une histoire digne d'intérêt, dont le spectateur se ficherait parce qu'il veut du sexe. L'histoire se réduit donc à une série minimale d'événements quotidiens — aller quelque part, mettre un pardessus, boire un whisky, parler de chose sans importance — […]. C'est pourquoi tout ce qui n'est pas sexuel doit prendre autant de temps que dans la réalité, alors que les actes sexuels doivent prendre plus de temps qu'ils n'en requièrent en général dans la réalité. Voici donc la règle : si dans un film, deux personnages, pour aller de A à B, mettent un temps égal à celui qu'il faut en réalité, nous avons la certitude de nous trouver face à film porno. Bien entendu, il doit y avoir aussi des actes sexuels sinon Im Lauf der Zeit de Wim Wenders, qui montre pendant presque quatre heures deux personnes voyageant en camion, serait un film pornographique, ce qu'il n'est pas.

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p 67 dans le livre de poche
Et c'est toujours avec un grand plaisir que je m'imagine le professeur Eco affalé dans son salon, une bière à la main, regardant films X après films X.
Sa femme entre :
— Qu'est-ce que tu fais, chéri?
— J'étudie le temps de la narration.
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