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«Estimable rédacteur en chef...» : 60 ans de lettres d'immigrés juifs en Amérique

J'ai oublié Ulysse un matin en partant travailler, j'ai attrapé ce livre qui attendait (que je le prête à quelqu'un que je ne croise pas) sur une étagère au bureau et je l'ai lu en vingt-quatre heures, ce qui est toujours plaisant (unité de temps, saisie mentale).

Il s'agit d'une sélection du courrier des lecteurs envoyé au journal yiddish Forverts, rubrique devenue célèbre sous le nom de Bintel Brief.
La première lettre date de 1906, la dernière de 1967. Les problèmes évoluent et suivent l'histoire de l'Occident pendant un siècle, des conditions très dures de l'avant-première guerre (fuite devant les pogroms, désertion des shetls, exploitation par des patrons américains sans scrupule, misère, abandon des femmes par leur mari) aux dilemmes politiques (retourner en Russie pour mener le combat aux côtés des socialistes en 1917, émigrer en Palestine dans les années 20?), en passant par des problèmes plus spécifiquement religieux, comme les mariages mixtes (chrétiens/juifs), l'abandon des valeurs religieuses et des tradition,…

Les réponses apportées en quelques lignes (j'ai cru comprendre qu'il s'agissait du résumé des originales) sont souvent pleines de bon sens et paraissent évidentes (il est d'ailleurs étrange de constater que souvent la réponse est déjà en germe dans la lettre interrogeant: bien que connaissant instinctivement la conduite à adopter, chacun de nous semble la fuir ou vouloir la retarder).
C'est tout juste si l'on note un durcissement dans les conseils du journal après la deuxième guerre: les mariages mixtes sont systématiquement découragés, l'éducation traditionnelle (les juifs orthodoxes, par opposition aux juifs libéraux) discrètement approuvée (même si chacun a "le droit de vivre comme il l'entend"), les belles-filles encouragées à la patience, les belles-mères à la tolérance…
Avec le temps, la langue et l'accent deviennent un enjeu: avoir honte ou pas de ses parents ne parlant que le yiddish, autoriser ses enfants à les fréquenter, oser lire le Forverts en public, dans les transports en commun…

Le principe du livre (comme de la réalité!) est un peu sadique: nous avons le récit pathétique d'une personne, le conseil que lui donne le journal, puis… rien. Nous ne savons pas si le conseil a été suivi, si le lecteur écrivant a résolu ses problèmes, quel choix il a fait, s'il est venu à bout de ses difficultés. Il ne nous reste qu'à espérer (parfois pour des cas où tous les protagonistes sont morts depuis longtemps…)


Dans la postface, Henri Raczymow raconte en quelques pages ses souvenirs d'enfant d'immigrés juifs en France. Extrait (ce récit relate l'atmosphère des années trente. Il recoupe celui d'A la recherche des Juifs de Plock, de Nicole Lapierre):
Eux, les parents, se sacrifiaient, mais leurs enfants auraient une vie digne. Il suffisait de travailler. Le mérite républicain. L'école publique. L'école de tous. Où l'on apprenait Voltaire, Victor Hugo, Émile Zola, Anatole France, Romain Rolland... De si grands écrivains qu'ils sont traduits en yiddish, c'est dire! Dans l'espace public, en tout cas, on adopterait tous les signes de la «francité». À la maison seulement, on s'autorisait à maintenir les prénoms yiddish et la langue d'origine. Les parents s'adressaient à leurs enfants dans leur langue et ces derniers, scolarisés, leur répondaient généralement en français. Si bien que la langue maternelle de ces nouveaux petits Français serait souvent une mixture franco-yiddish…

>Devenir un «vrai» Français était donc un idéal. Si l'on posait aux enfants cette question aujourd'hui saugrenue, sinon incompréhensible: «Tu es juif ou français?», ils répondaient dans un haussement d'épaules et sous l'œil ému des parents: «Français!» Les parents étaient fiers que leurs enfants parlent si bien la langue de Molière, qu'ils aient de bonnes notes à l'école, qu'ils soient intégrés. Nul problème alors d'intégration. Les enfants d'immigrés étaient naturellement, ipso facto, intégrés. Ils fréquentaient naturellement l'école publique. (Les écoles juives, si répandues aujourd'hui, étaient rarissimes. Il n'existait pas, contrairement à ce qui se passait aux Etats-Unis ou en Argentine par exemple, d'écoles yiddish.)

Henri Raczymow, postface à l'édition française de «Estimable rédacteur en chef…», p.260

Cabale et philosophie

Le livre de Gershom Scholem que je voulais emprunter n'était pas disponible (inondation des réserves de la bibliothèque... Ça fait peur). Je suis repartie avec Cabale et philosophie, correspondance entre Scholem et Léo Strauss, de 1933 à 1973 (ce que ne disait pas le titre). A croire que dernièrement je suis condamnée aux correspondances.

Il manque le début, le récit de leur rencontre, les raisons de leur rapprochement assez improbable vu leurs objets d'étude respectifs. Une interrogation les unit, "qu'est-ce qu'être juif?" (et quelle âme acorder au sionisme?) (mais cela nous est davantage expliqué par l'introduction que par la lecture de la correspondance elle-même), mais aussi la passion d'une même rigueur, d'une même intransigeance dans l'étude.
Les premières lettres échangées nous montrent Strauss compter sur Scholem pour appuyer sa candidature à l'université de Jérusalem. Cependant, Strauss ne cache pas ses opinions, comme nous l'apprend une note de bas de page:

Dans une lettre du 29 mars 1935 à Walter Benjamin, Scholem écrit: «Ces jours-ci, à l'occasion de la célébration de la naissance de Maïmonide, paraît chez Schocken un livre de Leo Strauss (pour qui je me suis donné beaucoup de mal afin qu'il soit nommé à Jérusalem), lequel (avec un courage admirable pour un auteur que tous doivent considérer comme candidat pour Jérusalem) commence par une profession d'athéisme ouverte et argumentée de manière détaillée (bien que complètement folle), déclarant que l'athéisme est le principal mot d'ordre juif!... j'admire cette moralité et je déplore le suicide évidemment conscient et délibéré d'un esprit aussi brillant.»
Ibid., note en bas de la page 37

«J'admire et je déplore...»



Le reste de la correspondance est un réel plaisir et une petite déception. Petite déception, parce que c'est surtout Strauss qui écrit: lecteur attentif de Scholem, il pose des questions précises, et nous, lecteurs avides, nous attendons les réponses: Scholem expliquant Scholem, quelle promesse... mais les réponses manquent, et nous restons sur notre faim. Réel plaisir, parce que deux esprits communiquent vite, rapidement, sachant si exactement de quoi ils parlent qu'ils se permettent d'être allusifs sans même s'en apercevoir. Jugement sur Spinoza ("ce vieil apostat"), sur Buber ("ce parfumeur"), sur Heidegger ("une âme kitsch"), philosophie et nihilisme, définition du romantisme... La vivacité et les jugements tranchés se mêlent et je sais qu'il va me falloir acheter ce livre qui me manque déjà.

Je prends comme exemple des questions de Strauss sa lettre sans doute la plus difficile concernant "l'un des textes les plus énigmatiques de Scholem" (la note est du traducteur):

Chicago, le 23 mars 1959 [en anglais]
Cher Scholem,
Vous semblez penser, et je crois avec raison, que le temps est désormais venu de laisser la chatte — ou plutôt ses dix chatons invisibles — sortir de votre sac de vieux sorcier. J'aime les auras et les ronrons imperceptibles de ceux que j'ai pu voir, mais ils ne se sentent pas bien avec moi parce que je ne sais pas comment les nourrir, et même si je le savais, je suis presque sûr que je ne pourrais pas obtenir la nourriture convenable pour eux. Je me trouve parfaitement bien avec eux parce que les chiens et les lièvres qui sont mes maîtres m'avaient déjà enseigné les choses stimulantes avec lesquelles vos chatons tentent de me taquiner.
Où des gens comme moi doivent-ils commencer pour comprendre? Quel est le terrain commun possible qui vous apparaît nécessairement comme totalement «élémentaire» au sens où Scherlock Holmes emploie ce terme? «Ils désiraient une transfiguration (Verklaerung) mystique du peuple juif et de la vie juive.» «La Torah est le milieu dans lequel tous les êtres savent ce qu'ils savent.» Quel est le statut de la prémisse juive dans la mystique juive par rapport aux prémisses différentes des autres mystiques? la remarque faite au bas de la page 214 et en haut de la page 215 est-elle censée être la réponse[1]? Cela ne serait guère suffisant. Ou pour dire autrement la même chose, qu'est-ce qui donne la certitude qu'un Qui, en tant que disctinct d'un Quoi, est «le dernier mot de toute théorie»?
Question de pure information: qu'est-ce que le «nominalisme mystique»?
Avec affection et gratitude,
Leo Strauss

Exemple d'une remarque affectueuse et taquine de Scholem:

Je vois que vous êtes parti pour écrire un commentaire complet de tous les classiques de la philosophie politique, que je suppose n'être pas trop nombreux à vos yeux.
Gersholm Scholem, le 12 juin 1964

Les lettres de la fin: Leo Strauss, malade, considère la mort en face:

Mais il semble que je sois au premier rang de ceux qui doivent sauter dans la fosse [Grube] (dans la tombe [Grab] ou s'en approcher de beaucoup. J'aurais aimé terminer ceci ou cela, mais ce n'est qu'un faux prétexte.
Leo Strauss, le 21 septembre 1973

Dieu ou pas Dieu? En attendant, travailler jusqu'au bout, alors que Strauss fatigué écrit désormais de façon quasi illisible...

Néanmoins, j'ai terminé un essai sur Par delà bien et mal, un autre sur «les dieux chers à Thucydide» et encore un autre sur L'Anabase de Xénophon[2]. Assez apiquorsic [mécréant], mais j'ai le sentiment que le Boss ne me condamnera pas **[3][parce qu'il est un Dieu miséricordieux] et qu'il sait mieux que nous quel genre d'êtres sont nécessaires pour faire du ** un ** [pour faire du monde un monde.]
Leo Strauss, le 30 septembre 1973

Et la dernière question de Gersholm Scholem à Mme Strauss après la mort de son mari me paraît la plus émouvante des questions, la seule qui vale et prouve l'attachement et l'intérêt réels portés à un ami philosophe ou écrivain:

Avez-vous pris une décision sur ce qu'il adviendra de ses manuscrits?
Gersholm Scholem, 13 décembre 1973



Notes

[1] Strauss évoque ici l'un des textes les plus énimagtiques de Scholem, paru en 1958 dans un volume en hommage à Daniel Brody:«Dix proposition anhistoriques sur la cabale», tr. fr. J.-M. Mandosio, dans David Biale;Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, cit. D'où l'allusion aux «dix chatons invisibles» que Scholem laisse sortir de son «sac de vieux sorcier». Les phrasees entre guillemets sont d'ailleurs extraites de ce texte. la remarque faite au bas de la page 214 correspond à la neuvième proposition: «Les totalités ne sont transmissibles que de manière occulte. On peut évoquer le nom de Dieu, mais nn le prononcer. Car c'est seulement en ce qu'elle a de fragmentaire que la langue peut être parlée. la "vraie" langue ne peut pas être parlée, pas plus que ne peut être accompli le concret absolu.»

[2] réunis en français sous le titre Etude de philosophie platonicienne, éditions Belin, 1992

[3] J'indique ainsi des mots en hébreu.

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