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Max Weber et Karl Marx philosophes

Le propre de Weber est de n'avoir fait «école» à aucun égard1. Les écrits de Marx ont donné à toute une classe de l'humanité actuelle la conscience d'être investie d'une mission relevant de l'histoire de l'homme et en sont venus à exercer, à travers Lénine, une influence sur l'histoire mondiale. Quant à Max Weber, peu de temps après sa mort, il fait déjà figure d'un représentant du «libéralisme» politique et scientifique, qui aurait survécu à ce même libéralisme. Il apparaît comme le représentant traversé de contradictions d'une époque de la bourgeoisie qui a atteint son terme, comme l'homme qui «toujours revient lorsqu'une époque, tendant à son terme, rassemble encore une dernière fois ses valeurs».

Mais ce manque d'efficience et de portée apparent n'empêche pas que le travail fragmentaire de Weber, accompli une vie durant, tout comme son existence, embrassent la totalité de notre époque. Comme Marx, il traita des masses prodigieuses de matériaux scientifiques et il suivit avec une passion semblable les événements politiques du jour. Tous deux disposaient de la capacité d'agir et d'écrire avec démagogie, mais tous deux étaient aussi, dans le même temps, des auteurs d'ouvrages presqu'illisibles où la progression de la pensée semble souvent se perdre dans les sables tant elle est submergée par le matériau et les annotations. C'est avec une minutie excessive et impitoyable que Weber suit les théories de n'importe lequel de ses contemporains, si médiocre soit-il, et que Marx enfume le nid de guêpes de la «sainte famille». Dans un cas comme dans l'autre, une acribie scientifique et une agressivité personnelle s'abattent sur un détail apparemment insignifiant. De courts articles deviennent des livres inachevés, de sorte que l'on s'interroge: quel est ce nerf de la vie qui donne lieu à une telle véhémence, toujours égale, qu'il s'agisse d'une procédure quotidienne ou d'une nomination académique, de la critique d'un livre ou de l'avenir de l'Allemagne; qu'il s'agisse d'un différend avec les services de la censure de l'Etat du Rhin ou avec un certain «Monsieur Vogt», qu'il s'agisse de Lassalle ou de Bakounine, ou encore du destin du prolétariat dans le monde? Apparemment, ce nerf de la vie venait de ce qu'à chaque fois il en allait d'un «tout» et, pour cette raison, de toujours la même chose — chez Weber, du sauvetage de la «dignité» humaine; chez Marx, de la cause du prolétariat; dans les deux cas donc, de quelque chose qui ressemblerait à une «émancipation» de l'homme. La passion présente dans leur attitude critique et l'impulsion à l'origine de leur recherche scientifique étaient, en même temps, leur objectivité2. C'est par une référence à Prométhée: «contre tous les dieux célestes et terrestres» que Marx clôt l'avant-propos de sa dissertation; quant à l'attitude critique de Weber à l'égard des tendances religieuses du cercle de Stefan George3, elle aussi trouvait sa justification dans la responsabilité de soi — et, cependant, pour Marx et Weber, l'«athéisme» était quelque chose de fondamentalement différent. Ce qui, pour tous les deux, était en dernière instance déterminant dans leur travail scientifique procédait d'une impulsion parfaitement transcendante à la la science en tant que telle, et cela, pas seulement chez Marx qui fut conduit par le projet d'être «habilité» à intervenir dans le champ politique, mais chez Weber également dont le parcours, à l'inverse, le conduisit de la politique à la science. La signification séculière de la prophétie a été l'un des thèmes spécifiques des recherches scientifiques de Weber. Ce qui ne l'empêche pas de rejeter le Manifeste communiste, puisque celui-ci entendait se différencier de tout socialisme «utopiste» en ce que, précisément, il prophétisait à partir d'une intelligence des choses (Einsicht) purement «scientifique». Lui qui, en tout premier lieu, accédait à une compréhension de lui-même en se référant à l'analyse de la prophétie du judaïsme antique4, rejetait le Manifeste précisément dans la mesure où, à ces yeux, il représentait un «document prophétique» et non une simple «contribution scientifique de premier rang»5. Dans les deux cas, l'impulsion à proprement parler de leurs recherches «historiques» était la prise (Ergreifen) directe sur les «réalités» contemporaines, orientée en fonction des chances d'une emprise (Eingreifen) politique. Chez ces deux auteurs, le charisme du «prophète» était lié à ces facultés de «journaliste», d'«avocat» et de «démagogue» que Weber définissait comme les qualités spécifiques du politicien de métier de la modernité. Mais alors que, pour Weber, «science» et «politique» étaient dissociées — et, dans le fond, il les dépassait toutes deux, l'une en tant que science spécialisée, l'autre en tant que politique partisane, tout en défendant néanmoins le point de vue du «spécialiste» à l'intérieur de chacune d'elles — pour Marx, elles s'appariaient dans l'unité du «socialisme scientifique», dans l'unité d'une pratique théorique et d'une théorie pratique6. Empreints de la conscience de cette division et de cette unité de la science et de la politique, Weber comme Marx embrassaient le tout du comportement pratique et théorique et étaient de cette manière précisément, dans le même temps, quelque chose d'autre et de plus que de purs théoriciens, même s'ils n'en étaient pas moins, l'un comme l'autre, homme de «science». Ce que le jeune Marx disait de lui-même: «Les idées que notre esprit conquiert, au contact desquelles l'entendement a forgé notre conscience, sont des chaînes dont on ne s'arrache pas sans se déchirer le cœur, ce sont des démons que l'homme ne peut vaincre qu'en se soumettant à eux7», Weber, qui n'a eu de cesse de suivre son «démon», aurait pu, lui aussi, le dire à son propre sujet. Parce qu'ils étaient des hommes de science, dont l'entendement s'était forgé en se soumettant à l'exigence de leur conscience, on a pu leur donner le nom de «philosophes» entendu dans un sens inusité et inhabituel: ils n'étaient pas amants de la «sagesse». Que tous deux aient été — sans le vouloir — des philosophes en un sens particulier vient de ce qu'ils présumaient que la philosophie académique était soit de la «logique» soit de la «théorie de la connaissance», c'est-à-dire, de manière générale, une «philosophie de disciplines spécialisées».

«Pour beaucoup d'entre nous, Max Weber apparaissait comme un philosophe […]. Cependant, s'il était un philosophe, alors il était peut-être le seul philosophe de notre temps et il l'était dans un sens différent de celui dans lequel n'importe qui d'autre peut être philosophe aujourd'hui […]. Dans sa personnalité, toute l'époque était présente, son mouvement, sa problématique; en elle, les forces de l'époque prenaient une vitalité extrêmement déterminée et une clarté inhabituelle. Il était représentatif de ce que fut notre temps et l'était d'une manière substantielle […]. Sa présence nous faisait prendre conscience de ce que, aujourd'hui aussi, l'esprit pouvait exister sous des formes accédant à un degré suprême8

Et, tout comme le faisait ce contemporain à propos de Weber, un contemporain du jeune Marx énonçait à propos de ce dernier le jugement suivant:

«Ce fut là une apparition qui, bien que j'évolue précisément dans le même domaine, m'a fait une très forte impression; succintement, tu peux te préparer à faire la connaissance du plus grand, peut-être de l'unique philosophe authentique vivant aujourd'hui qui, prochainement, lorsqu'il fera publiquement son entrée en scène (à traver des écrits ou depuis une chaire), attirera sur lui tous les regards de l'Allemagne […]. J'ai toujours souhaité voir un tel homme devenir professeur de philosophie, je commence seulement à sentir à quel point je suis un néophyte en matière de philosophie vraie9

Pour tous deux, la sociologie n'était pas une discipline cantonnée à l'intérieur d'une science spécialisée. Il serait par conséquent parfaitement absurbe de vouloir reverser l'universalité originelle de leur questionnement sociologique dans un «sociologisme» qui outrepasserait les limites de la sociologie spécialisée: ce questionnement, en réalité, exprime la métamorphose de la philosophie de l'esprit objectif de Hegel devenue analyse de la société humaine. Et, à vrai dire, le Capital prétendait n'être rien d'autre qu'une critique de «l'économie politique» bourgeoise et la sociologie de Weber, qu'une science spécialisée.

«Mais c'est une science spécialisée merveilleuse: elle est sans domaine de matière propre, car toute sa matière a, auparavant, déjà été travaillée par d'autres sciences qui, elles, ne sont effectifement que spécialisées; c'est une science spécialisée qui devient effectivement universelle puisque, comme le faisait autrefois la grande philosophie, elle fait travailler pour elle toutes les autres sciences et les fait fructifier — dans la mesure où celles-ci ont quelque chose à voir avec l'homme […]. [Cette sociologie est] la forme scientifique que tend à prendre la connaissance de soi (en tant qu'elle est connaissance de soi sociale) dans le monde présent […]. La conception matérialiste de l'histoire de Marx qui a représenté le premier pas dans la connaissance de soi du capitalisme, Max Weber l'a admirée parce qu'il voyait en elle une découverte scientifique et il en a tiré un enseignement décisif10

Ainsi tous deux étaient-ils des sociologues en un sens supérieur, c'est-à-dire des sociologues philosophes, et cela, non parce qu'ils auraient fondé une «philosophie sociale» particulière, mais parce que, en réalité et conformément à leur premier motif de recherche, sous le titre de «capitalisme», tous deux mettaient en question sur un plan scintifique les conditions de vie présentes au vu d'une problématique factuelle de notre existence humaine. Tous deux — Marx de manière directe et Weber de manière indirecte — fournissaient une analyse critique de l'homme contemporain de la société bourgeoise en suivant comme un fil conducteur l'étude de l'économie capitaliste et bourgeoise fondée sur ce savoir éprouvé par l'expérience que l'«économie» est devenue un «destin» de l'homme. Exactement de la même manière que Weber se conformait à une vision globale de la tendance propre à l'évolution universelle de la culture occidentale et disait: «Et ainsi en va-t-il aussi de la puissance qui pèse le plus comme un destin sur notre vie moderne: le capitalisme» (Sociologie des religions, p.4, fr: p.493), Marx se demandait dans L'Idéologie allemande: «Comment se fait-il que le commerce, qui n'est rien de plus que l'échange de produits isolés issus de différents individus et pays […], domine le monde tout entier — en une relation qui […], semblable au destin antique, plane sur la terre et qui, d'une main invisible, fonde des empires, détruit des empires, fait naître et disparaître des peuples»11. A cette question, évidemment, Marx a aussitôt apporté une réponse en indiquant un chemin sur lequel les hommes doivent «reprendre en leur pouvoir leur mode de comportement réciproque» — quand Weber, lui, n'a su opposer qu'un «diagnostic» à cette thérapie12. Cette différence inhérente à leur interprétation du capitalisme se manifeste dans le fait que Weber l'analyse du point de vue, neutre en soi et cependant équivoque dans l'appréciation qu'il en propose, d'une «rationalisation» universelle et inéluctable. Marx, à l'inverse, l'analyse du point de vue nettement négatif d'une «aliénation de soi» universelle et cependant susceptible d'être inversée.

Karl Löwith, Max Weber et Karl Marx, 1932, p.48-55 dans l'édition Payot (2009).





1 : Cf. Paul Honigsheim, «Der Max-Weber-Kreis in Heildeberg», dans Kölner Vierteljahrshefte für Soziologie, V, 3, 1956.

2 : Dans les conférences sur la science et la politique comme profession et vocation, Weber fait lui-même référence de manière répétée au rapport intime qu'il y a entre passion et objectivité (Gesammelte politische Schriften, Munich, Drei Masken Verlag, 1921, p.404, 435; La Science, profession & vocation, éd. et trad. par Isabelle Kalinowski, éd. Agone, Marseille, 2005, (fr.) p.20-23). L'interprétation de ce rapport est donnée par Hegel dans l'Introduction à la philosophie de l'histoire.

3 : Poète charismatique, Stefan George (1868-1933) avait constitué un cercle autour de lui, qui se considérait comme une Ecclesia invisiblis. La constitution de son cercle fut un acte totalement religieux, comme le souligna Weber. Le sociologue, qui décrivait Stefan George comme un «prophète de l'art», censé défendre l'idée pour elle-même, dénonçait dans le même temps chez les membres de ce cercle leur tendance à briguer des positions académiques, qui en faisait en réalité des «prophète de valeurs» «rentiers», légitimant les hiérarchies traditionnelles du mondes social (voir Isabelle Kalinowski, La Science, profession & vocation, op. cit., p.181-183) (N.d.T.).

4 : Cf., sur ce sujet, la dissertation de Christophe Steding de 1931, Politik und Wissenschaft bei Max Weber (Wilhelm Gottlieb Korn, Breslau, 1932), dans laquelle est notamment établie de manière convaincante quelleétait la compréhension historique que Weber se forgeait de lui-même en se référant à l'interprétation de la prophétie dans le judaïsme antique (voir par exemple Religionssoziologie III, Mohr, Tübingen, 1923, p.319 sq.).

5 : Cf. «Le socialisme», dans Œuvres politiques (1895-1919), éd. par Elisabeth Kaufmann, trad. par Elisabeth Kaufmann, Jean-Philippe Mathieu et Marie-Ange Roy, Albin Michel, Paris 2004, p.474.>).

6 : Cf. sur le sujet Iwan Luppol, Lenin und die Philosophie, «Marxistische Bibliothek», vol.15, Verlag für Literatur und Politik, Vienne et Berlin, 1929, p.8 et sq.

7 : Gazette rhénane, 16 octobre 1842 (N.d.T.).

8 : Extrait du discours commémoratif sur Max Weber de Karl Jaspers à Tübingen en 1921. Karl Jaspers, «Max Weber», dans: Rechenschaft und Ausblick, Piper, Munich, 1951, p.4.

9 : Extrait d'une lettre de Moses Hess, rédigée en 1841, au moment où il fondait la Gazette rhénane et adressée à Berthold Auerbach, Marx-Engels Gesamteausgabe, Berlin, I, 1/2, p.260 sq.

10 : Karl Jaspers, «Max Weber», op. cit.

11 : Tout comme Marx, Lassale définit aussi les lois du marché comme «le froid destin antique du monde bourgeois».

12 : Cf. Erich Wolf, «Max Webers ethischer Kritiszismus und das Problem der Metapysik», Logos 1930, p.359-375.

Deux livres de médecins, un livre sur l'amour

Je prends de l'argent au distributeur. Il me faut de la monnaie pour la machine à café. Je pense à l'automate de la poste du Cnit pour obtenir des pièces, mais la poste du Cnit, qui ne me déçoit jamais quand il s'agit de me décevoir, est fermée pour travaux.
Alors je décide d'aller à la Fnac, pour y trouver un truc pas trop cher.

Au passage j'épelle "Teilhard" à une vendeuse qui cherche sur son écran en interrogeant deux vieilles dames: «Théière?» Elles ne savent pas (et je me demande comment on peut avoir l'idée de chercher un livre de Teilhard sans savoir qui il est. Pour un petit-neveu, peut-être?)

Je vais au rayon religion (la dernière fois au Virgin j'avais trouvé un Wénin, je cherche un Boyarin, sait-on jamais) qui se trouve au même endroit que la spiritualité, la sociologie et la psychologie (un peu comme si on avait décidé de mettre tous les charlatanismes ensemble). J'aime bien cet endroit, on y trouve toujours des livres bizarres.
J'en feuillette plusieurs (Le Petit Prince adapté à la vie de bureau…) dont Pourquoi l'amour fait mal d'Eva Illouz. Ce n'est pas un livre érotico-sentimentalo-psychologique, mais une étude socio-économique sur les mutations de l'amour (ce qu'on entend par amour et ce que l'on attend de l'amour) dans un monde d'égaux où l'on ne croit plus au sacré. En fait, pour se donner une idée du livre, il suffit de savoir que l'autre titre de l'auteur traduit en français s'intitule Les sentiments du capitalisme («Aurait-on oublié que les sentiments sont des acteurs majeurs de l'histoire du capitalisme et de la modernité? et qu'elle a favorisé le développement d'une nouvelle culture de l'affectivité engageant le moi privé à se manifester plus que jamais dans la sphère publique?»)
Bref, un livre sérieux dont je note ici les références en attendant d'avoir du temps à y consacrer.

Je repars avec le livre de Jaddo, Juste après dresseuse d'ours. J'en aime le ton et les histoires courtes. Ce n'est pas du tout le même angle que celui du Dr Borée qui lui raconte ses aventures de médecin généraliste à l'ancienne (le médecin de famille, disait-on chez nous: Loin des villes, proches des gens).
Jaddo, c'est plutôt des aperçus de ses années d'études, de ses stages, de ses indignations (elle a l'indignation fréquente et spontanée, j'aime bien) contre le système (absurde), les pontes (arrogants), les patients (imprécis ou sans gêne).

Je ne vais pas citer le drôle ou l'indignant (se reporter au blog ou au livre), juste l'utile (je n'aurais jamais pensé que c'était si important, les médicaments que l'on prenait):
Alors très sérieusement, maintenant, un MESSAGE DE SANTE PUBLIQUE:
Soit on est capable de donner tout son traitement de tête, sans oublier un médicament et sans oublier les posologies ni la durée du traitement, soit on a toujours sur soi une fiche cartonnée avec la liste de ses médicaments.
Si vous avez un mère ou une grand-mère qui n'a plus toute sa mémoire, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
Le prochain médecin qui la verra aux urgences construira un petit autel avec des bougies en hommage autour d'une photo de vous.
Et potentiellement, vous, vous sauverez la vie de votre grand-mère.

Jaddo, Juste après dresseuse d'ours, presses pocket, p.118-119

Jean-Yves Pranchère : Une extension de la sociologie bonaldienne ? La guerre des sexes dans la relation conjugale selon Balzac

Le lieu avait été changé au dernier moment, conséquence des manifestations étudiantes, sans doute.
Le public était nombreux pour un colloque se tenant le samedi matin, et pour une fois, plutôt jeune: la plupart des présents étaient étudiants (j'ai cru comprendre que cela faisait partie de leur cursus obligatoire: désillusion).
Quoi qu'il en soit, ce fut une très bonne journée, les intervenants se comportant enfin en professeurs, c'est-à-dire s'adressant à l'auditoire plutôt que s'enfonçant dans leurs notes.

Comme d'habitude, il s'agit de notes plus ou moins renarrativisées. Comme d'habitude, les erreurs sont à m'imputer en attendant les actes du colloque (s'il y en a. Mais je suppose qu'il y en aura.)


Comment utiliser la sociologie bonaldienne pour lire les romans de Balzac sur le mariage, la sociologie bonaldienne s'applique-t-elle?
Concernant les biens1, Balzac partage pleinement les vues de Bonald, mais quand on en vient au mariage, les opinions balzaciennes s'écartent de l'épure bonaldienne au point que la tension atteint la rupture!
Pour Bonald, l'indissolubilité du mariage est le fondement le plus important de notre société. Il a fait voter l'abolition du divorce en 1816.
Car le divorce, c'est la polygamie. On peut envisager que la polygamie soit possible en cas d'une grande austérité de mœurs, mais dans une ambiance de confort et de facilité morale, cela conduit inévitablement à une dissolution morale de la société.
Or il est difficile quand on lit Balzac de soutenir que la première des leçons de La Comédie humaine soit l'horreur du divorce et l'indissolubilité du mariage! Pour Balzac, l'adultère est un phénomène nécessaire dans une société bourgeoise. Il en fait la description à parodique dans la Physiologie du mariage, démontrant par des statistiques fantaisistes qu'il n'y a qu'une femme disponible pour trois hommes : l'adultère est donc inévitable, ce qui permet à une dame très décolletée de soutenir dans Petites misères de la vie conjugale «qu'il n'y a d'heureux que les ménages à quatre.» (Ton malicieux de l'intervenant: je viens de vérifier, la "dame décolletée" apparaît telle quelle dans le texte balzacien.)
Balzac envisage deux solutions aux maux du mariage afin de garantir l'indissolubilité du mariage :
- la fin des dots, qui transforme le mariage en échange de marchandises;
- l'émancipation des jeunes filles: il s'agit de permettre aux jeune filles de vivre librement avant le mariage, d'avoir des expériences sexuelles, afin qu'elles se marient en connaissance de cause et sachent rester fidèles une fois mariées.
Dans La Comédie humaine, la passion est mortifère, en ce qu’elle ne laisse aux individus d’autre choix que de déchoir après elle ou de mourir: voir La Femme abandonnée. Le mariage indissoluble dans les conditions de la société bourgeoise est une fiction ou un mensonge ou une torture2: «Le fait social est qu’il est à peu près inévitable qu’un lien indissoluble, formé entre deux personnes qui n’ont pas eu la possibilité de se connaître et de s’éprouver avant le mariage, et qui doivent s’entendre toute une vie dans le cadre légal d’une stricte hiérarchie qui subordonne la femme au mari, s’avère n’être qu’une fiction, un mensonge ou une torture».
Cela tient au déséquilibre dans les positions des époux: politiquement et socialement, la femme est mineure. Du côté masculin, la fidélité est un luxe inutile. Du point de vue de la femme, l'adultère est le moyen de se venger de son infériorité sociale. C'est ce que l'on voit en suivant Félix Vandenesse dans Une fille d'Eve après l'avoir vu à l'œuvre dans Le Contrat de mariage.
Dans Le Contrat de mariage, Paul a été perdu car il n'a pas su comprendre qu'il fallait mener une véritable politique conjugale. Comme le dit Balzac dans La physiologie du mariage, «la femme mariée est un esclave qu'il faut savoir mettre sur un trône». Tous les mariages balzaciens apparaissent sur fond de guerre civile larvée, la guerre civile étant une guerre menée avec civilité, et «la victoire demeure au plus adroit» (Physiologie du mariage). Bonald peut être considéré comme le premier des sociologues structuralistes. Il est sociologue au sens d’Auguste Comte qui a inventé ce mot: la sociologie suppose un point de vue holiste qui comprend la société à partir de ses structures formelles.
Balzac et Bonald se rejoignent dans le reconnaissance de l'existence d'inégalités fondamentales. Pour Bonald, ces inégalités peuvent être instituées (reconnues et organisées par les institutions) ou désinstituées. La conséquence des régimes de l'inégalité désinstituée, c'est la guerre de tous contre tous.
Bonald attaque violemment le commerce. Il existe des textes bonaldiens datant de 1796 qui rappellent certains textes de Marx et Engels dans les Annales franco-allemandes de 1844.
Cette condamnation du commerce est appliquée par extension au mariage: en désinstituant l'inégalité entre l'homme et la femme, on transforme le mariage en guerre permanente, les femmes deviennent des marchandises en circulation dans un monde où le divorce est possible et le commerce roi.

Balzac éclate les différents cas de mariages possibles et les décrit.
Finalement, le mariage heureux, c'est celui de la petite-bourgeoisie, quand le mariage est conçu comme une unité économique. Balzac peut ainsi dés-idéologiser Bonald. Le mariage ne peut se fonder sur le sentiment, il doit se fonder sur des règles sociales. Le héros idéaliste et passionné doit mourir par suicide, et celui qui défend la vérité bonaldienne, c'est le cynique du Marsay (qu'en aurait pensé Bonald?!)

Balzac ne pense pas, à la différence de Bonald, que la loi naturelle recoupe la loi sociale. Le corps est le lieu où lutte la nature, comme il est dit dans Mémoires de deux jeunes mariées. Voilà une idée impossible à trouver dans Bonald.

Balzac et Bonald se rejoignent donc dans la reconnaissance d'une inégalité fondamentale entre l'homme et la femme, et tous deux préfèrent le pacifisme des hiérarchies aux compétitions effrénées de l’individualisme.
Mais à la différence de Bonald, Balzac reconnaît l'existence d'un mouvement spiritualiste, d'une aspiration surnaturelle, il reconnaît également la pression d'une libido que la société n'arrive pas à contenir.
D'autre part, la soumission aux lois sociales entraîne une vie médiocre et plate, tandis que les cruels délices de l'idéal procurent la grandeur.
Bonald a sociologiquement raison, mais le tout de l'existence humaine n'est pas la sociologie. Balzac a dédicacé un peu malicieusement les Mémoires de deux jeunes mariées à Sand, qui l'en a chaleureusement remerciée: (citations très à peu près, je restitue le sens)
Sand : — Je suis très heureuse de cette dédicace, c'est sans doute ce que tu as écrit de plus beau. Cependant, je ne suis pas sûre de partager tes conclusions.
Balzac: — Chère, soyez tranquille, nous sommes d'accord: je préfèrerais passer une heure avec Louise qu'une vie avec Renée!



Notes
1 : La propriété est garante de l'indépendance de la famille, chaque famille cherche à agrandir sa propriété, la famille est la base de la société qui ne fait que la réfléter en plus grand, tandis qu'elle-même est un reflet de la Trinité. (principes exposés durant l'intervention précédente).
2 : phrase exacte fournie par Jean-Yves Pranchère
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