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La table de nuit

Plus sa table de nuit s'agrandit, plus elle s'encombra d'articles qui lui étaient absolument nécessaires pour la nuit: gouttes nasales, bonbons d'eucalyptus, boulettes de cire pour les oreilles, pilules digestives, somnifères, eau minérale, pommade de zinc en tube avec un bouchon de rechange pour le cas où le premier se perdrait sous le lit, et un grand mouchoir pour essuyer la sueur qui s'accumulait entre ses mâchoirs et clavicule droites, non encore habituées à l'empâtement nouveau des chairs et à son insistance à dormir sur le seul côté droit afin de ne pas entendre son cœur: il avait commis la faute, un soir de 1920, de calculer (en comptant sur un autre demi-siècle d'existence) combien il lui restait encore de battements, et maintenant l'absurde rapidité du compte à rebours l'irritait et accérait le rythme auquel il s'entendait mourir.

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.350 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier
Le plaisir de ce passage est multiple.
Raisonnement par l'absurde d'abord: si sa table de nuit ne s'était pas agrandie, aurait-il été moins malade? Absurde, crie la voix du bon sens, c'est parce qu'il y avait besoin de place qu'elle s'est agrandie. Pas sûr, répond la voix de l'expérience, les objets tendent à occupper toute la place qu'on leur laisse, quand il y a eu plus de place, il y a eu plus d'objets.

Plaisir de l'autobiographie et de l'autodérision, ensuite: il me paraît évident (même si je peux avoir tort) qu'il s'agit de la description, au moins en partie, de la table de nuit de Nabokov, qui se moque de son propre vieillissement (il publie Ada à soixante-dix ans).

Plaisir de l'ambiguïté et de l'hésitation, enfin: Nabokov avait-il fait le compte de ses battements de cœur (le genre de calcul que je pourrais faire, sachant que j'ai un cœur qui bat très vite et des ancêtres féminines centenaires) ou s'agit-il déjà de nouveau de l'imperceptible glissement vers la fantaisie et la folie qui caractérise le livre à tout moment?

Cette étonnante observation

Karl Rahner commence ainsi un discours dans lequel il va parler du décalage entre les ambitions de la jeunesse et les réalisations de la vieillesse:
Chers amis, elle n'est pas vraiment confortable la «fonction honorifique» que vous m'avez si généreusement confiée pour fêter nos «retrouvailles de l'année d'ordination 321». Après les discours plus agréables et plus amicaux qui puisent dans le passé pour évoquer les anciens et heureux temps, je dois en effet tenir quelque chose comme un «discours plus spirituel»: «Nous ne savons pas nous-mêmes exactement comment nous l'entendons; mais à toi cela doit bien dire quelque chose.» Et me voici comme un pauvre bougre, un peu ému, un peu mélancolique, et pourtant reconnaissant. Reconnaissant de ce que — n'est-ce pas déjà beaucoup? — nous sommes encore les anciens et, dans l'ensemble — je ne veux pas dire de façon rectiligne, et pourtant de façon réelle —, notre chemin nous fait revenir à la cathédrale de notre ordination sacerdotale, où nous nous sommes de nouveau réunis aujourd'hui.

En un moment tel que celui que nous fêtons aujourd'hui, on a tendance à faire briller le passé et le présent de l'éclat agréable des idéaux solennels. Mais c'est dangereux, car cela devient facilement quelque chose de factice. En effet, une fois que l'on a dépassé le faîte de la vie, on n'est plus interrogé sur ses idéaux, mais sur ses réalisations, pas sur ce qu'on voulait, mais sur ce qu'on a fait. Et, à vrai dire, il ne nous reste à cette heure rien d'autre à faire — pour autant que cela soit globalement faisable — qu'une sorte de bilan de notre vie, sobrement et sérieusement. Sans perdre de vue que les années à venir pourraient encore voir des changements dans certains postes. Avec l'inquiétude — est-ce de l'espérance ou de la peur? — que tout puisse encore devenir autre, parce que, bien sûr, nous n'avons pas encore vraiment fouillé tous les recoins de notre chemin de vie et que, malgré toute l'expérience acquise, nous ne savons toujours pas exactement qui nous sommes. Mon Dieu, quelles surprises la vie peut-elle encore nous réserver, pouvons-nous encore nous réserver? Avec la vraisemblance assez forte, à la limite de la certitude — certainement pas plus — que nous serons au moment de mourir ce que nous sommes déjà maintenant et que donc nous sommes vieux. Oui, mes amis, cette étonnante observation que nous sommes vieux sera à peu près tout ce que, en tant que comptable de grâces particulières, je saurai dire pour notre «bilan». Mais il m'apparaît que cet état de fait est assez difficile et sombre pour devoir exiger votre bienveillante attention pendant quelques minutes.

Nous sommes déjà pas mal vieux. Bien sûr, il en est ainsi de l'extérieur, dans la vie civile et professionnelle, il n'y a pas grand-chose à dire là contre. La mort est certes de plus en plus proche de la personne humaine; mais chaque humain ne vit pas aussi près d'elle. Nous sommes déjà acculés à elle, c'est perceptible: nous devenons vieux; nous ne parvenons plus très bien à dépasser les opinions que nous nous étions bâties hier; nous commençons à aimer la tranquillité et nous ressentons les événements inhabituels comme dérangeants; les paroles «enthousiasmantes» nous enthousiasment moins qu'autrefois; et les pensées «profondes» nous laissent parfois une pénible impression de lassitude. Et quand nous déclarons que quelque chose est scandaleux ou effroyable, cette déclaration doit parfois à elle seule tenirtenir lieu de ce qui est scandaleux et effroyable. L'étonnement — ce beau point de départ d'un esprit jeune — s'est transformé pour nous en une vague sensation d'être étranger à tout: tout est connu et a déjà existé et, d'une manière ou d'une autre, tout est parfaitement sans espoir et horriblement sinistre. C'est comme si tout cela, encore maîtrisé et pourtant déjà perceptible, provoquait une crispation de plus en plus forte, une crispation de quelqu'un à qui l'on a posé trop de questions et qui, se sentant maintenant menacé, se referme. Nous n'avons plus de sympathie pour la réalité, qui semble attendre que nous nous retirions peu à peu. Notre esprit continue de fonctionner: on lit, on écoute, on parle, on cherche à étudier encore. Mais, sans se l'avouer vraiment, on en ressent de l'ennui.

Karl Rahner, "Pouvons-nous enore devenir saints", in Existence presbytérale, p.122-123
Que visaient-ils, tous, plus jeunes? devenir saints. Mais nous ne le sommes pas devenus, constate Rahner. S'en suit sur plusieurs pages un jeu de type pascalien (bathmologique pour ceux qui connaissent) entre culpabilité, remords, repentir, grâce, spirale interrompue (au moment où je me disais qu'il n'en sortirait plus) par «Aussi devons-nous prier, et non penser», axiome suivi de l'urgence d'agir, de choisir des actions humbles et non spectaculaires qui permettent d'agir tout de suite sans attendre.



1 : Si j'en crois cette page, ce discours a été prononcé en 1966 (si la date de publication du discours coïncide avec celle de sa prononciation). Rahner avait soixante-trois ans.

La peinture et la mort

Jean-Paul Marcheschi a écrit un tout petit livre, Camille morte, sous-titré Notes sur les Nymphéas.

Il me semble en lisant Marcheschi entendre Barthes. Rarement un style m'aura autant rappelé la voix de Barthes : «Le deuil est un effondrement du temps». (p.35) ou «Les Nymphéas font l'objet d'un réglage extraordinairement savant du point de distance. Ni élévation, ni sublime, ni abaissement en direction du cloqaue, c'est le neutre qui préside à la composition de l'ensemble.» (p.45).

(Il est possible que je sois influencée par mes rares rencontres avec Marcheschi. Je crois que pas une fois il ne m'a pas parlé de Barthes.)


Jean-Paul Marcheschi reprend le parcours pictural de Monet, de la mort de sa femme Camille à ses toutes dernières œuvres, conservées à Marmottan. Travail sur la mort, travail du deuil, travail de dessaisissement. Le peintre regarde la mort en face.

[confidence de Monet à Clemenceau]: « Un jour, me trouvant au chevet d'une morte qui m'avait été, et m'était toujours très chère, je me surpris, les yeux fixés sur la tempe tragique, dans l'acte de chercher machinalement1 la succession, l'appropriation des dégradations des coloris que la mort venait d'imposer à l'immobile visage. Des tons de bleu, de gris, de jaune, que sais-je? Voilà où j'en était venu. Bien naturel, le désir de reproduire la dernière image de celle qui allait nous quitter pour toujours2.» Le mot clé dans ce récit est machinalement. C'est là que s'engouffre toute la déprise qui s'ensuit.
Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.17
Peindre, —et quel que soit l'objet à peindre—, c'est faire l'expérience d'un certain dessaisissement. Aucun des langages fournis par la communauté — l'école, la société, la culture — ne préparent à affronter une telle épreuve. Tout peintre, dès lors qu'il se saisit de son pinceau, entre dans ce vertige, cette fente au sein de la pensée — ruinant nom, mot, langue—, défait instantanément la carte psychique, identitaire, essentiellement verbale qui nous constitue. Le peintre a à affronter cet arasement. Il lui faut se débrouiller avec ça! Cette pauvreté: des pigments, du liant, de l'eau.
Ibid, p.21
Et tandis que je lisais Marcheschi nous parler de Monet, j'entendais Marcheschi nous parler de lui-même, d'un futur lui-même, d'une évolution inévitable et redoutée:
Mais ce qu'il y a à affronter aussi, en cette année 1911 de grande solitude, c'est une autre tragédie, bien peu glorieuse, mal étudiée dans l'art et pourtant tellement riche en expérience et en chefs-d'œuvre: et cette dernière épreuve est celle du vieillir. Dans le vieillir, l'ennemi principal c'est le corps. Sa lente dégradation jusqu'à la chute. C'est l'irrémédiable de la mort. Beuys a bein raison de rappeler — il connaît lui-même à la fin de sa vie un étrange affaiblissement — que, ce que l'art a à sauvegarder, à travailler, à saisir, c'est l'interminable «mourir des lignes de vie». Et son cortège, sinistre, illustré par la lente et inévitable défradation de ces organes que rien ne semble prédisposer à une trop longue vie. Pour ceux que la mort ne consent pas à emporter tout de suite, c'est une microscopique, mais lancinante et industrieuse démolition, qu'il va falloir affronter? Dossier immense à rouvrir d'urgence: celui des effets de styles suscités par le vieillir.
Ibid, p.47-48
D'où vient cet ensauvagement de la touche qui s'empare du vieux Monet dans l'œuvre de Marmottan? Plutôt que des tableaux, ce ne sont plus que départs de tableaux, fragments arrachés, chemins égarés qui ne mènent nulle part, couleurs irradiées, dé-situées, dénaturalisées. Plus l'esseulement augmente, plus le jour tombe, plus le voile s'épaissit, et plus la vue et la matière se solarisent et se désincarcèrent.
C'est sous le spectre de l'extinction, dans la diminution progressive des raisons de vivre et des objets du désir, que se peignent les derniers tableaux du vieux Monet. Lorsque tout alentour meurt et s'éteint, lorsque peindre et mourir finissent par se confondre, vers quel objet peut encore se tourner le langage?
Ibid, p.50



La peinture et la mort. Je songeais à notre désarroi à voir Renaud Camus peindre (et Jean-Paul Marcheschi écrire, mais sans doute dans une moindre mesure, puisque ce n'est pas la première fois). Que se passe-t-il?
La lecture de Camille morte me paraît apporter un élément de réponse: Camus et Marcheschi tentent de regarder la mort et d'appréhender la vieillesse, chacun à leur manière, en sortant de leur domaine traditionnel, en s'aventurant dans des contrées nouvelles: «lorsque peindre et mourir finissent par se confondre, vers quel objet peut encore se tourner le langage?»


Comment ne pas avoir remarqué que Renaud Camus a commencé à peindre après la mort de sa mère? (premier tableau photographié le 27 janvier 2010).
Faut-il interpréter cela comme un travail intérieur sur la douleur, sur l'aphasie, comme le besoin de se battre avec la matière? Ou faut-il y voir une libération, une liberté?
(Dernières phrases de Kråkmo : «Sans doute conviendrait-il d'écrire ici un mot sur ma mère, mais je ne m'en sens pas la liberté. […] Paix à son âme inquiète et déçue.»)


Hier, en cherchant une référence pour commenter L'Amour l'Automne, j'ai ouvert Vie du chien Horla et retrouvé cette page:
Il faut dire un mot de l'excrément, hélas. On sait bien que c'est un sujet désagréable, mais ceci n'est pas une hagiographie, encore moins un roman édifiant. Le maître pour sa part trouvait la matière insupportable. Son sentiment sur ce point était peut-être un peu trop fort, même. Il avait un ami peintre qui l'assurait, en ne plaisantant qu'à moitié, que son dégoût exagéré, dans ce domaine, l'empêchait non seulement d'être peintre, ce à quoi il ne songeait guère, mais même d'apprécier tout à fait la peinture pour ce qu'elle est, un art de la sécrétion, des humeurs, des fluides, de la pourriture, des déchets.
Le peintre donnait pour emblème par excellence ce que c'est que de peindre, selon lui, l'exemple de Monet scrutant indéfiniment, le pinceau à la main, le visage et le corps de son épouse morte; et changeant les couleurs sur la toile, en vertu des changements qu'apportait, sur la peau, le travail de la putréfaction. En cette attitude qui a scandalisé, cette manière d'habiter le deuil sur le motif, so to speak, l'ami du maître voyait le geste le plus pieux qui soit sans préciser tout à fait à qui, de la morte ou de la peinture, allait piété si scrupuleuse.
Renaud Camus, Vie du chien Horla, p.37-38
«… ce à quoi il ne songeait guère…» Aurons-nous quelques explications dans le prochain journal?



Notes
1 : C'est nous qui soulignons.
2 : Claude Monet cité par Marianne Alphant, Claude Monet, une vie dans le paysage, Paris, Hazan, 2010.

Les artistes vieillissants

Dossier immense à rouvrir d'urgence: celui des effets de styles suscités par le vieillir. En ce domaine quelque peu abandonné par les historiens de l'art, on ne manquerait pas de rencontrer le plus prestigieux des aréopages, et probablement la plupart des grands noms de la peinture, de la musique et de la littérature. Titien y figurerait en bonne place, mais aussi avant lui Piero della Francesca, mort aveugle lui aussi, Michel-Ange, le Tintoret, Rembrandt — qui fera de cet objet le motif exclusif de l'œuvre ultime à travers les autoportraits —, puis Goya, et Matisse (avec son admirable réponse au cancer que représente la chapelle de Vence, 1951).

Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, p.48

Au seuil de la vieillesse, jeune encore

Ces jours-ci, déjà, j'avais deviné la détresse de maman qui ne m'en avait rien montré. Je la voyais qui se fatiguait avec une sorte de fougue volontaire, comme pour oublier, se donnant corps et âme à ces humbles travaux ménagers. Mais, elle se savait au seuil de la vieillesse, jeune encore et belle, mais pour qui? Et pour quoi, pour qui tant de tendresse au cœur, et une telle soif d'amour?

Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, p.463 (19 août 1940)

Vieillir

Comme c'est fini, fini, fini, le temps où l'on avait le même âge que les jeunes filles!

Louÿs à Valéry, le 12 oct 1898, in Correspondances à trois voix
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