Billets qui ont 'voyage' comme mot-clé.

En lune de miel avec mon frère

Ce livre apparaît à la fin de cette liste. Comme celle-ci n'était pas trop décalée par rapport à mes appréciations, j'ai décidé de tenter la lecture. (Apparemment il n'est pas encore traduit).

L'auteur a été "abandonné (planté?) au pied de l'autel" par sa fiancée. Comme les invités avaient déjà réservés, ils sont venus malgré tout et le frère de l'auteur a organisé à la place du mariage une fête de consolation. De fil en aiguille, les deux frères sont partis pour un tour du monde.
En réalité, le livre n'est pas un récit de voyage très précis. Il présente des vignettes. C'est aussi un livre d'introspection et de découvertes des autres (qui suis-je, qui est mon frère, que veux-je vraiment). C'est à la fois un livre attachant, tonique, qui n'offre pas cependant de grandes découvertes autre que celle de se rendre compte une fois de plus que nous connaissons déjà les lois de la sagesse. Le problème serait plutôt de les appliquer.
At the end of a lasagna dinner on our last night in Banos, Kurt asked Dean if he had any final words of wisdom.
"Do what's right", he answered without pause.
Pow. Simple. Sane. Stronger than a self-help book or a twelve-step program. Dean didn't bother to elaborate. He tore off a chunk of bread knowing there was no room for misinterpretation.
As we left Banos the next morning, Kurt unzipped his bag and grabbed a hotel towel. He stared at it, then threw it on the floor.
"Goddam Dean", he said. "I won't be able to lift anything from hotel again".

Franz Wisner, Honeymoon with my brother, vers la fin du chapitre 19


A la fin d'un dîner de lasagnes lors de notre dernière nuit à Banos, Kurt demanda à Dean s'il avait un ultime précepte de sagesse.
«Faites ce qui est juste» répondit-il sans marquer de temps de réflexion.
Pouh. Simple. Sage. Plus sûr qu'un livre de self-help ou un programme en douze étapes. Dean ne prit pas la peine de développer. Il rompit un morceau de pain, sachant qu'il n'y avait aucune confusion possible.
Alors que nous quittions Banos le matin suivant, Kurt ouvrit son sac et attrapa une serviette de toilette de l'hôtel. Il la fixa puis la jeta à terre.
«Maudit Dean, dit-il. Je ne vais plus arriver à emporter quoi que ce soit des hôtels».
Le voyage se termine en Afrique, le continent réputé pour être le plus dur aux voyageurs. L'auteur résume ses conclusions :
In fact, if you limited me to just one adjective to describe the world, I'd use poor.
[…] They'd [American children] recognized that poverty doesn't automatically equate unhappiness. Some of the biggest smiles we've seen have been in areas where people have the least.

Ibid, vers la fin du chapitre 25


En fait, si vous me demandiez de décrire le monde en un mot, je répondrais: pauvre.
[…] [Les enfants américains qui viendraient ici] apprendraient que pauvreté ne signifie pas automatiquement tristesse. Certains des plus larges sourires que nous avons vus venaient des endroits où les gens possèdaient le moins.
Enfin, je ne résiste pas au plaisir de transcrire cette conversation, qui me fait penser à H. refusant d'aller dans le Bronx ou aux gens nous disant de ne pas vadrouiller seuls à la Nouvelle Orléans.
In Kenya, we decided we needed a movie fix. Kurt opted for AH, while I went to Training Day, with a plan to meet in the lobby afterward. After Denzel's downfall, I finished my popcorn by the door and started to chat with a couple of Kenyans who'd seen the film. No way they'd go to the United States, they said. Too dangerous. Too many killings on the streets. Here we were in Nairobi, one of the most crime-ridden cities of the planet, and thes guys were petrified about Nebraska, Graceland, Highway 1, and the rest of America, thanks to Hollywood. I tried to explain it wasn't all that bad, but ended up confusing everyone. Including me.
"Sure, we have a lot of crime, but mostly it's centered in certain areas."
"Same as here."
"Here seems much more dangerous".
"How can it be? We have knives. You have expensive guns."

Ibid, vers la fin du chapitre 25


Au Kenya, nous avons décidé que nous avions besoin d'une dose de cinéma. Kurt choisit AH et moi Training day, avec l'intention de nous retrouver dans le hall après la séance. Après la chute de Denzel, je finis mon popcorn à la porte et commença à discuter avec un couple de Kenyans qui avaient vu le film. Rien au monde ne les ferait aller aux Etats-Unis, disaient-ils. Trop dangereux. Trop de meurtres dans les rues. Nous étions ici à Nairobi, l'une des villes de la planète la plus dévastée par le crime, et ces gens étaient terrorisés par le Nebraska, Graceland, la Highway 1 et le reste de l'Amérique grâce à Hollywood. Je tentai d'expliquer que ce n'était pas si terrible, mais finis par embrouiller tout le monde. Moi compris.
«Bien sûr, il y a beaucoup de crimes, mais en grande partie concentrés dans quelques quartiers.
— Pareil ici.
— Ici, ça paraît beaucoup plus dangereux.
— Difficile à croire. Nous avons des couteaux. Vous avez des armes à feu hors de prix.»

Les livres

Faire ses valises !

Il existe plusieurs écoles de pensée en ce domaine. Certains commencent à préparer leurs bagages entre une semaine et quinze jours à l'avance. D'autres rassemblent quelques affaires à la va-vite une demi-heure avant le départ. Il y a les soigneux, qui n'ont jamais assez de papier de soie; il y a ceux qui méprisent le papier de soie et jettent leurs vêtements au hasard en espérant que tout se passera bien, ceux qui oublient presque tout ce dont ils auraient besoin et enfin ceux qui emportent des quantités invraisemblables d'affaires dont ils ne se serviront jamais.

Une chose est certaine en ce qui concerne les bagages d'un archéologue: il s'agit principalement de livres. Lesquels prendre impérativement? Lesquels pourraient éventuellement être emportés? De quelle place dispose-t-on pour les livres? Lesquels doit-on laisser à la maison — avec quel déchirement! J'ai la ferme conviction que tous les archéologues procèdent de la manière suivant: ils décident de rassembler le nombre maximum de valises autorisé par la Compagnie des wagons-lits, qu'ils martyrisent depuis si longtemps. Puis ils les remplissent à ras bord de livres. Alors seulement, à contrecœur, ils en retirent quelques-uns et les remplacent par une chemise, un pyjama, des chaussettes, etc.

En jetant un coup d'œil dans la chambre de Max, j'ai l'impression que la pièce déborde de livres! Par un interstice dans cette muraille de reliures j'aperçois le visage inquiet de mon époux.
«Crois-tu que j'aurai assez de place pour tous?» me demande-t-il.
La réponse est si manifestement négative que la lui donner semblerait relever de la cruauté.

A seize heures trente, Max fait son apparition dans ma chambre et me demande avec espoir:
«Reste-t-il de la place dans tes bagages?»
Une longue expérience aurait dû m'intimer l'ordre de répondre «Non» d'un ton ferme, mais j'hésite, et cette faiblesse m'est aussitôt fatale.
«Si tu pouvais seulement prendre une chose ou deux… ajoute-t-il.
— Pas des livres
Max, légèrement surpris, me répond:
«Bien sûr que si! De quoi d'autre pourrait-il s'agir?»

Agatha Christie Mallowan, La romancière et l'archéologue, p.23 à 26 (Petite bibliothèque Payot 2006 - première parution 1946)

La vie vous est-elle douce ?

Agatha Christie suit son mari en Mésopotamie (lecture pour me délasser après les archéologues fou furieux de La Bible dévoilée).

« La vie vous est-elle douce ?
— Oui. L'est-elle pour vous ?
— Oui. Alors remercions Dieu ! »
Il s'assied à nos côtés. Un long silence s'installe, ce silence courtois des gens bien élevés qui est si reposant après la précipitation occidentale. Enfin, le vieillard demande son nom à Max. Celui-ci lui répond. L'homme réféchit à voix haute.
« Milwan, répète-t-il, Milwan… Quelle légèreté! Quel éclat! Quelle beauté!»
Il reste assi avec nous encore un moment. Puis il nous quitte, aussi calmement qu'il est venu. Nous ne le reverrons jamais.

Agatha Christie Mallowan, La romancière et l'archéologue, p.66 (Petite bibliothèque Payot 2006, paru en 1946)

Amsterdam

— J'aimerais beaucoup y aller. Ce doit être si calme, si paisible.
— Au contraire, je puis vous assurer que c'est une des plus dangereuses villes d'Europe.
— Vraiment?
— Oui. Si profond que soit mon attachement pour Amsterdam, je soutiendrai toujours que cette ville a trois inconvénients funestes. En premier lieu, les escaliers sont si abrupts dans nombre de maisons qu'il faut louer un montagnard professionnel pour en effectuer l'ascension sans risque d'arrêt du cœur ou de se casser le cou. Ensuite il y a les cyclistes, lesquels infestent littéralement les rues, et semblent se faire un point d'honneur de rouler sans témoigner la moindre considération pour la vie humaine. Pas plus tard que ce matin, je ne l'ai échappé que d'extrême justesse. Troisièmement, enfin, il y a les canaux. En été, vous savez… des plus malsains… Oui, des plus malsains… Je ne saurais vous exprimer ce que j'en ai souffert: les maux de gorge me duraient des semaines d'affilé.

Christopher Isherwood, ''Mr. Norris change de train'', p.24-25, traduction Léo Dillé (coll 10/18, 1964)
(Le livre est paru en 1935.)

Le pardon

Selon le colonel Yate, le nom de Gazur Gah (lieu de blanchiment) s'expliquerait par cette inscription: «Sa tombe est un lavoir où le divin pardon blanchit le noir passé des hommes.»

Ella Maillart, La voie cruelle, p.200 (petite bibliothèque Payot)

Les regrets vivants

Je lis Ella Maillart, moitié pour des raisons suisses, moitié pour des raisons camusiennes (cf. Fendre l'air).
Vers le sud, haut placée dans une échancrure de rochers, la fière forteresse du vieux Bayezid dominait la contrée avec son minaret semblable à un phare d'où l'on pouvait épier la venue des barbares. Depuis que je l'avais aperçu de la route deux ans plu tôt, ce château était devenu un regret vivant qui m'appelait à travers la distance.

Ella Maillart, La voie cruelle, p.96


Quand on revient du cap Nord proprement dit, encore plus au nord, donc, on aperçoit, si l'on a de la chance, ou de la malchance, un minuscule panneau routier, pas du tout officiel, de confection tout à fait approximative au contraire, qui désigne une route étroite pour un hameau nommé Gjesvær, au bout d'une autre pointe de la péninsule, plus à l'ouest que le cap Nord officiel. Sous le nom de ce village, une inscription en anglais, peinte, en lettres bousculées, adjure:

«Ne partez pas sans avoir vu Gjesvær!»

Peut-être même est-il question de l'autre cap Nord, je ne me souviens plus. Toujours est-il que c'est une phrase terrible. Il était quatre ou cinq heures de l'après-midi quand nous l'avons dépassée, s'y plier aurait pris au moins deux heures car les kilomètres sont interminables sur cette presqu'île déchiquetée, nous voulions arriver le soir à Alta, la première ville, que nous n'avons atteinte qu'à minuit ou presque. Le détour de Gjesvær était impossible. Mais il me hante. J'ai l'impression de ne pas avoir vraiment vu le cap Nord, qu'il n'y a qu'à Gjesvær, où personne ne va, qu'il est vraiment lui-même. Ah, il me faut retourner là-bas!

Renaud Camus, Parti pris, p.508

La douceur de vivre

Il [Valery Larbaud] a joué un rôle très important dans la publication d'Ulysses, par exemple. Il était très riche, c'était l'héritier des eaux de Vichy. Il a beaucoup voyagé, sa poésie est pleine de lieux, de noms de lieux, de pays traversés. Quand il avait seize ou dix-sept ans il est allé en Russie, j'aimais beaucoup ces vers:

J'ai connu pour la première fois toute la douceur de vivre
Dans un wagon du Nord-Express, entre Wirballen et Pskow.

Renaud Camus, Journal de Travers, p.1098

Eboulis de silex

Arkona par lui-même était alors un endroit parfaitement désert et désolé; nous passâmes la nuit dans une grange à Purgaten, le plus proche village de ses environs. Nous nous levâmes de bonne heure et partîmes pour cette pointe la plus extrême, au nord, de la terre allemande, où l'horizon est formé aux trois quarts par la grande, la libre mer baltique, où l'on peut distinguer, dans le brumeux lointain, à l'ouest, les parois crayeuses de Moën, l'île danoise. Tout à l'opposé de la Subbenkammer, Arkona est aussi vaste et plat et désolé que la première est haute, boisée et de formes en constante rupture. Cette longue ligne de murs crayeux aux bizarres anfractuosités, couverts par endroits de myriade de nids de sternes, la large grève où s'amplifiait le bruit, avec ses éboulis de silex à perte de vue, et la vaste surface grise de la mer: tout cela me donnait l'étrange impression d'une nature primordiale intacte et authentique.

Carl Gustave Carus, Voyage à l'île de Rügen, p.56-57, éditions Premières Pierres, traduction Nicole Taubes

En Patagonie, de Bruce Chatwin

Arrivée au milieu de la lecture d'En Patagonie, j'en ai vérifié la date de publication (1977), prise d'un doute: dans la Patagonie de Chatwin, la légende de l'Ouest croise les révolutions européennes des années 10 à 30, il n'y a qu'une ou deux allusions aux années postérieures à 1940.

En Patagonie est la quête d'une touffe de poils roux dans une grotte loin au sud, la poursuite obstinée d'un rêve d'enfant. C'est l'exposition éclatée, de témoin en témoin, de l'histoire de l'Europe venue s'exiler là, directement ou en passant par la case Western. Les témoignages oraux sont recoupés par la littérature et sont évoquées toutes les épopées, d'Ulysse à Gulliver; soudain des sectes qui paraissaient nées de l'imagination de Borgès trouvent une confirmation dans les légendes locales. Toutes les vies deviennent légendaires. C'est une errance terrestre — de la marche à pied sur un terrain difficile — terriblement littéraire, maritime et onirique.
Il ne reste plus d'indiens, ou bien peu. Chatwin déteste Darwin, l'homme blanc qui se croyait supérieur.
L'indien, nomade et chasseur, sédentarisé de force par les missionnaires afin qu'il se plie à la malédiction divine "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front".
L'homme blanc, incapable d'apprécier une liberté qui ne se soucie pas de confort.

Si j'ai finalement décidé de faire un billet sur ce livre, c'est à cause de ces quelques lignes sur le langage que j'aimerais conserver et qui m'ont rappelé Ezra Pound sur les idéogrammes.
Bridges a travaillé toute sa vie à un dictionnaire anglais-yaghan :
Le dilemme de Bridges est assez commun. En constatant dans les langues «primitives» une pénurie de mots pour les idées morales, nombreux furent ceux qui en conclurent que ces idées n’existaient pas. Mais les concepts de «bon» ou «beau», si essentiels dans la pensée occidentale, sont sans signification s’ils ne plongent pas leurs racines dans les choses. Les premiers locuteurs d’une langue prenaient les matériaux bruts de leur milieu et les transposaient en métaphores pour exprimer des idées abstraites. Le langage yaghan — et par déduction toute langue — agit à la manière d’un système de navigation. Les choses nommées sont les points fixes, alignés ou comparés, qui permettent à celui qui parle de préparer l'étape suivante. Si Bridges avait découvert la portée de la métaphore yaghan, son travail n'aurait jamais été achevé. Il nous en est parvenu cependant suffisamment pour ressusciter la subtilité de leur entendement.
Que penser d'un peuple qui définissait la «monotonie» comme une «absence de camarades»? Ou qui utilisait pour «dépression» le mot qui décrivait la phase vulnérable du cycle saisonnier du crabe, celle où l'animal, dépouillé de sa vieille carcasse, attend que la nouvelle se forme? Ou qui faisait dériver «paresseux» du nom du manchot? Et «adultère» du nom du hobereau, un petit faucon qui volette ça et là pour s'arrêter, immobile, au-dessus de sa prochaine victime?

Bruce Chatwin, En Patagonie, p.171-172 (in Œuvres complètes chez Grasset)

Séminaire n°3 : Reconnaissance et déambulations

Je continue le cours cette deuxième heure puisqu'il n'y a pas d'invité aujourd'hui.

Mémoire et reconnaissance
Comme le livre possède une dimension spatiale, il y a déambulation. On marche dans un livre, il y a un rapport certain entre littérature et géographie.
Comment s'oriente-on dans la littérature? Il s'agit d'un territoire semblable à un pays, et nous n'avons pas tous la même perception du terrain, ni les même repères.

La métaphore du voyage est souvent utilisée dans La Recherche et je vais vous raconter deux anecdotes.
Un jour que j'allais assister à un séminaire en Italie, un collègue vint me chercher à la gare pour me conduire à l'endroit où nous étions attendus. Il prit quelques rues et j'eus l'impression que nous allions vers l'Est. Au bout d’un moment, il me sembla qu’on était perdu. Je conseillai que nous nous adressions à une passante car il me semblait qu’on était en train de tourner en rond.
— Vous venez souvent ici ? lui demandé-je.
— Oui, très souvent, au moins cinq fois par an, me répondit-il.
Je demandai alors à ce collègue quel était son domaine de prédilection. Il était spécialiste du roman réaliste (nous confie A. Compagnon, semblant encore éberlué par cet aveu). [un rire discret secoue la salle].
C’est alors que je compris qu’il ne devait pas avoir la même conscience de la ville que moi. De même, nous appelions tous deux Le Père Goriot de Najda, euh, de Balzac, et Najda d’André Breton des « romans », mais cette notion ne devait pas avoir le même sens pour lui et pour moi.

Quand j’aborde un roman, je fais l’expérience d’un certain flottement, je suis désorienté. Il y a une assez forte analogie entre le roman et la carte, entre lire un roman et lire une carte. Il s’agit de filer cette idée qu’un roman est un espace qu’on parcourt et que l’on explore. Chaque lecture est comme une nouvelle promenade. Pour d’autres, cela reste un labyrinthe. (On se rappelle la carte aberrante de Balbec qu’André Perret avait tenté de tracer.)
Le narrateur et le lecteur sont perdus, il y a désorientation. Il y a expérience d’égarement au moins pendant quelques pages, pendant lesquelles on est troublé, on ne comprend pas de quoi il s’agit, on avance dans l’obscurité. Le plus souvent ce sentiment passe au bout de quelques pages, mais on commence toujours par avancer dans l’obscurité : nous pouvons affirmer la dimension de désorientation inaugurale de toute lecture.
Certains livres nous décourageront et nous abandonneront la lecture. Dans d’autres nous ne serons jamais à l’aise et c’est le but.
La Recherche, La Chartreuse de Parme, font partie de ces livres dont le début désoriente profondément. Il faut passer bien des pages dans la Chartreuse de Parme avant de comprendre que son thème est la chasse au bonheur, menée en particulier par Gina et Mosca. Ces débuts sont-ils inutiles ? Stendhal n’a pas cédé à Balzac qui voulait lui faire supprimer tout le début de La Chartreuse, Waterloo, etc. De même, on arrive vraiment à Combray qu’à la page 47. Jusque là on peut être désorienté, car l’ouverture du livre n’est pas située, on assiste à cette étrange assimilation du narrateur à un livre (« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. »[1] (ce qui constitue par ailleurs un exemple de mémoire de livres, de livre qui se souvient de livres)).

La seconde anecdote que je voudrais raconter concerne Un amour de Swann. Un jour un étudiant vint me voir pour me dire qu’il n’avait pas du tout été désorienté car il avait lu la préface que j’avais rédigée pour le livre. D’un côté, en tant qu’auteur de la préface, je ne fus pas mécontent de savoir que j’avais fait œuvre utile, d’un autre côté, je regrettai qu’il n’ait pas fait l’expérience de la désorientation. C’est pourquoi je ne lis jamais les préfaces avant les romans. Il existe une innocence de la première fois qui ne se reproduira jamais.

Il existe donc plusieurs catégories de lecteurs :
- ceux qui lisent les préfaces avant le livre
- ceux qui lisent les livres avant la préface
- ceux qui ne lisent que les préfaces.

La première expérience que nous avons d’un roman est celle de la désorientation, la même désorientation que nous connaissons dans une ville ou une maison inconnues. C’est une expérience des plus ( ? je ne me relis pas : insistantes ?), c’est ainsi que les romans nous séduisent.

Ces deux anedotes nous ont éloignés de Proust.
Dans un roman, nous nous orientons comme dans une ville ou un paysage, c’est l’un des plaisirs de la lecture. Peut-être avez-vous l’impression que nous nous éloignons de Proust, mais je ne le crois pas. Ainsi le narrateur va-t-il à Venise dans La Fugitive : quelle autre ville peut-elle mieux illustrer la désorientation, dans quelle autre ville aucune carte est aussi inutile?

Proust établit une analogie entre la littérature et la promenade, d’une part dans la perception de l’espace, d’autre part dans le rôle qu’il attribue à la mémoire, à l’accoutumance à l’espace et aux chemins.

la perception de l’espace
A Balbec, Albertine et le narrateur font de nombreuses excursions qui sont l’occasion de montrer comment nous prenons possession de l’espace. Il y a une analogie entre le roman et l’excursion. Proust va mener une comparaison entre l’automobile et le train.

Mais l'automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j'avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa) y apercevant la mer d'un terre-plein où nous étions, je demandai comment s'appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m'eût répondu, je reconnus Beaumont, [...]

On est bien dans la comparaison entre le chemin de fer, qui nous emmène au cœur de la ville, et l’automobile qui tourne autour avant d’entrer dans le cœur.
Ici, le narrateur se rend compte que Beaumont est à deux minutes de Parville, de la même façon qu’il prendra plus tard conscience que le côté de Guermantes pouvait être rejoint très simplement à partir du côté de chez Swann.
« Je reconnus Beaumont », exactement comme on dit d’un visage «Ça yest, je vous remets », ce qui rappelle cette autre phrase proustienne : «Comme le monde est petit»[2], ce qui rapproche la mondanité de la géographie.

... je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m'eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d'une grande famille, et dont j'aurais appris qu'il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville,[...]

Remettre quelqu'un, c'est découvrir qu'il est cousin. Dans La Recherche, les Guermantes sont tous cousins.

... ainsi Beaumont, relié tout d'un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l'atmosphère close d'un roman.

Reconnaître Beaumont est une expérience qui ressemble à celle que connaîtra plus tard le narrateur quand il s'apercevra qu'un court chemin inconnu de lui permettait de passer du côté de Guermantes au côté de chez Swann. De même, avec la familiarisation et l'orientation, le mystère disparaît, remplacé par la banalité: on entre dans le cousinage. Le voyage en chemin de fer est féerique parce qu'il ne permet pas le cousinage.

Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche — comme je l’avais fait jusqu’ici — de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles.

Dans le déplacement par chemin de fer, l'emplacement est essentiel, tandis que la voiture respecte les courbes de niveau du paysage, elle permet une toute autre conquête de l'espace.
La gare est un palais qui représente la ville, tandis qu'arriver en voiture, c'est arriver par les coulisses de la ville.

Et sans doute, cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Il [l'automobile était encore masculin à l'époque] nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre; [...]

Les "chassés-croisés" nous rappellent les clochers de Martinville, les "cercles" le dormeur éveillé des premières pages du roman.
On assiste dans ce passage à une forte sexualisation de la prise de possession de cette ville au fond de la vallée. On voit la ville fascinée essayant d'échapper telle un animal, une proie ou une femme dans une parade amoureuse.

Jean-Yves Tadié nous disait la semaine dernière qu'il n'y avait pas beaucoup d'érotisme dans le passage qu'il a commenté. Ici nous voyons l'érotisme de la voiture comparé à la féerie du chemin de fer.

de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre. [3]

L'érotisation de la scène est parfaitement perceptible, "une main plus amoureusement exploratrice".
La reconnaissance prend également un sens militaire, l'auto devenant un "compas" (une boussole, etc), ce qui ramène à l'image de la carte.
(Hmmm. Tlön n'a pas eu l'air de me croire, mais j'avais bu trop de champagne, et je m'endormais en écrivant. Je n'arrive pas à me relire. Il faudra tout reprendre quand les podcasts seront disponibles. Désolée... Il manque ici une ou des phrases de transition.)
On retrouve ici l'opposition géométrie dans l'espace ou le temps/géométrie plane. Dans l'entretien au Temps[4] déjà évoqué, Proust compare la vision des personnages que donnera son roman à celle d'une ville lors d'un voyage en train, vision dans l'espace mais aussi dans le temps: «comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre — au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents — donneront — mais pas cela seulement — la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu'ils étaient dans le volume actuel, différents de ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du reste.»

Par opposition, la plus large ouverture de compas que permet l'automobile transforme le sens de l'espace. On voit dans ce passage l'ébauche du texte sur les trois clochers de Martinville qui reste le modèle de l'écriture proustienne. On est en droit de lire ce roman comme le narrateur découvre la bonne mesure de la terre.
Lire consiste à aligner des points, à découvrir de nouvelles perspectives.

Le deuxième aspect de la promenade qui la fait ressembler à la lecture, c'est le rôle de l'accoutumance, de la reconnaissance du terrain.

la reconnaissance du territoire
Le narrateur analyse l'expérience esthétique comme une expérience de mémoire.

Le récit de la première audition de la sonate de Vinteuil explicite ce rôle de la mémoire dans l'expérience esthétique. «Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois.»: il y a désorientation, perte, égarement. Il faut s'initier à l'œuvre, apprendre à y cheminer, on ne s'y repère que peu à peu, à force de pratique :

Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième.

Pour comprendre la sonate, il faut donc l'avoir entendu un certain nombre de fois. Il s'agit d'un passage assez important.

Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.

Proust n'est pas étranger à la récitation par cœur. Il y a une mémoire de l'œil qui joue sur l'accoutumance. La réalité se constitue lentement grâce à la mémoire, on la comprend à l'aide des souvenirs.
Plusieurs élément peuvent être relevés dans ce passage:

Seulement je n’avais encore jusqu’à ce jour, rien entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées.

On pense à l'expression "avoir un nom sur le bout de la langue", qui sert à décrire une reconnaissance qui ne se fait pas. (Pascal Quignard a écrit un livre qui porte ce titre et qui décrit cette situation du nom qui manque.)
Le narrateur décrit le malaise qu'on éprouve à l'écoute d'une œuvre avant d'en être familier.
L'expression "le bout de la langue" figure dans Le côté de Guermantes (puisque tout figure dans La Recherche [quelques rires]), il s'agit du passage où le narrateur demande au Duc de Guermantes qui est un personnage d'un tableau d'Elstir. Le Duc ne parvient pas à retrouver ce nom:

Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux.[5]

On pense évidemment à monsieur Verdurin, et cela ressemble au Duc de ne pas se souvenir du nom d'un roturier.

Pour revenir à la sonate, le plaisir de l'écoute est lié à l'accoutumance.

Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l’entendre) du moment que Madame Swann m’en avait joué la phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes).

La mémoire est liée à l'habitude et inscrit les œuvres dans des schémas. La photographie ne présente qu'un substitut médiocre de la réalité.

Mais bien plus, même quand j’eus écouté la sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette sonate, je ne la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur.

La mémoire permet une fausse reconnaissance, elle n'est qu'un leurre à l'origine de quiproquo. Il ne faut pas s'y fier, il faut retourner dans l'œuvre pour s'y reconnaître et savoir ce que nous y reconnaissons et ce qu'il nous reste à découvrir.

Dans la Sonate de Vinteuil, les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière.

Dans l'œuvre nouvelle, par paresse et habitude, nous allons d'abord vers ce que nous connaissons déjà, mais les aspects les plus difficiles et véritablement nouveaux nous demeurent cachés, nous ne les explorons pas. On retrouve le thème de la passante : «elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue», passante qui ne provoque pas de reconnaissance, qui nous rappelle le «pas mon genre» de Swann. L'analyse de la mémoire est indispensable pour que la reconnaissance prenne place peu à peu, mais la mémoire est mauvaise conseillère, elle n'est pas fiable, sans cesse il faut revenir à l'œuvre.

Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu — comme il me le fallut à moi à l’égard de cette Sonate — pour pénétrer une œuvre un peu profonde n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.[6]

Après avoir décrit l'expérience individuelle, proust réexpose le principe de la reconnaissance et de la mémoire au niveau de l'expérience collective. L'œuvre crée sa propre mémoire et sa propre mémoire: «C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.»

La même remarque pourra s'appliquer à la peinture d'Elstir:

Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d’objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.[7]

Seule la reconnaissance nous permet d'imposer des noms sur la toile et les volumes sur une représentation que d'abord nous ne reconnaissons pas.

Il s'agit toujours d'aller au-devant d'une œuvre qui continue de désorienter jusqu'au bout et n'est jamais réduite par la reconnaissance et la mémoire.


En sortant, Tlön me fera remarquer très justement que ces cours sont davantage le partage d'une méditation que des cours à proprement parler.


Notes

[1] premier paragraphe de Du côté de chez Swann

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.926/ Tadié t3 p.317-318

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.1004/ Tadié t3 p.390-394

[4] merci, Tlön

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.529/ Tadié t1 p.519-523

[7] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.419/ Tadié p.712-713

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