Billets qui ont 'article' comme genre.

Procrastiner efficace

En 2009, Elena Bodnar a gagné l'IgNobel (le Nobel des trucs bizarres qui vous font rire avant de vous faire réfléchir) dans la catégorie santé publique avec un soutien-gorge pouvant se tranformer en deux masques.

En parcourant la liste de l'œil, je suis tombée sur cet article qui m'a intriguée (je souffre de procratination aiguë). C'est de John Perry, gagnant 2011 dans la catégorie littérature.

Traduction à la volée, comme d'habitude.

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« N'importe qui est capable d'abattre n'importe quelle quantité de travail, à condition que ce ne soit pas le travail qu'il serait censé être en train de faire à cet instant précis1
Robert Benchley in Chips off the Old Benchley, 1949

Cela fait des mois que j'ai l'intention de rédiger cet article. Pourquoi suis-je finalement en train de m'y mettre? Parce que j'ai enfin dégagé un peu de temps libre? Non. J'ai des copies à corriger, des livres à commander, une demande de bourse à examiner, des projets de thèses à lire. Si je travaille à cet article, c'est pour éviter de me mettre à toutes ces tâches. C'est l'essence de ce que j'appelle la procrastination structurée, une stratégie extraordinaire que j'ai découverte et qui transforme un procrastinateur en un personne efficace, respectée et admirée pour tout ce qu'elle est capable d'accomplir par unusage rationnel de son temps.
Tous les procrastinateurs remettent à plus tard ce qu'ils ont à faire. La procrastination structurée est l'art de mettre ce défaut à profit. L'idée-clé est que procrastiner ne signifie pas ne rien faire du tout. Il est rare qu'un procrastinateur ne fasse absolument rien; il effectue des tâches utiles à la marge, comme jardiner, tailler ses crayons ou dessiner le diagramme de la future réorganisation de ses dossiers quand il s'y mettra.
Pourquoi le procrastinateur s'attelle-t-il à ces tâches? Parce qu'elles sont un moyen de ne pas faire quelque chose de plus important. Si la seule tâche qui restait au procrastinateur était de tailler ses crayons, aucune force au monde ne parviendrait à l'y obliger. En revanche, le procrastinateur peut être amené à effectuer une tâche difficile et importante à point nommé à condition que cela lui évite de s'atteler à quelque chose de plus important encore.

La procrastination structurée consiste à organiser votre to-do-list de façon à exploiter ce constat. La liste que vous avez en tête est sans doute hiérarchisée par ordre d'importance. Les tâches qui paraissent les plus urgentes et les plus importantes apparaissent en tête. Mais il faut ajouter en dessous des tâches utiles. Effectuer ces tâches est une façon de ne pas s'occuper de celles plus haut dans la liste. Cette structure repensé de to-do-list transforme le procrastinateur en citoyen précieux. En fait, le procrastinateur peut même acquérir, comme c'est mon cas, la réputation d'abattre une grande quantité de travail.

Mon expérience la plus parfaite de procrastination structurée, je l'ai connue quand ma femme et moi étions chercheurs en résidence à Soto House, un dortoir de Stanford. Dans la soirée, confronté à des copies à corriger, des conférences à rédiger, des réunions à préparer, je quittais notre cottage proche du dortoir et j'allais dans la salle commune jouer au ping-pong avec les pensionnaires, ou discuter dans leur chambre, ou juste m'assoir là pour lire les journaux. J'acquis ainsi la réputation d'être un terrifique chercheur en résidence et l'un des rares professeurs du campus à passer du temps avec les lycéens et à les connaître. Quelle ironie: jouer au ping-pong pour ne rien faire de plus important et acquérir la réputation de Mr Chips.

Les procrastinateurs ont souvent un mauvais réflexe. Ils essaient de réduire leurs engagements en supposant que s'ils n'ont plus que quelques tâches à effectuer, ils arrêteront de procrastiner et s'y attèleront. Mais cela va à l'encontre de la nature primordiale du procrastinateur et élimine leur source première de motivation. Les quelques tâches de leur liste seront par définition les plus importantes, et la seule façon de les éviter sera de ne rien faire du tout. Cette méthode amène à devenir une larve sur canapé, non une personne efficace.

Parvenu à ce point, vous vous demandez peut-être : «Que devient la tâche en haut de liste, celle que personne ne fait jamais?»
Je reconnais que se présente ici un potentiel problème.

L'astuce est de choisir le bon type de projet pour le haut de la liste. Le type idéal a deux caractéristiques: d'une part il paraît avoir une dealine précise (mais en réalité ce n'est pas le cas); d'autre part il paraît terriblement important (mais en fait non). Heureusement, la vie abonde de cette sorte de tâches. A l'université, une large majorité de tâches appartiennent à cette catégorie, et je suis persuadé que c'est le cas dans la plupart des vastes institutions.
Prenons par exemple ce qui se trouve en haut de ma liste aujourd'hui. Il s'agit de finir un article pour un volume de philosophie du langage. Il était à rendre il y a onze mois. J'ai abattu un énorme nombre de travaux afin d'éviter d'y travailler. Il y a quelques mois, rongé de remord, j'ai écrit une lettre à l'éditeur pour m'excuser d'être aussi en retard et l'assurer de mon intention de me mettre au travail. Ecrire cette lettre était bien sûr une façon de ne pas travailler à l'article. Il se trouva alors que je n'étais pas beaucoup plus en retard que tous les autres. Et dans quelle mesure cet article est-il important? Pas si important qu'à un moment donné quelque chose qui paraisse plus important ne surgisse. Alors je me mettrai à y travailler.

Autre exemple, cette commande de livres que je dois passer pour mes élèves. Je suis en train d'écrire en juin. En octobre, je dois donner un cours d'épistémologie. J'aurais déjà dû passer la commande à la librairie.
Il est facile de considérer que c'est une tâche importante avec une deadline urgente (pour vous, les non-procrastinateurs, je ferai remarquer qu'une deadline devient vraiment urgente lorsqu'elle est dépassée d'une ou deux semaines.) Je reçois des rappels quasi quotidiens de la secrétaire du département, des étudiants me demandent parfois ce qu'ils doivent lire, et le bon de commande se trouve en plein milieu de mon bureau, juste en dessous de l'emballage du sandwich que j'ai mangé mercredi dernier. Cette tâche est presque en haut de ma liste; elle me tracasse et me motive pour me consacrer à d'autres corvées utiles mais quelque peu moins importantes.
En réalité, la librairie est très occupée à traiter les commandes passées par les non-procrastinateurs. Si je donne la mienne mi-août, tout se passera bien. Il faut juste que je choisisse des livres réputés et connus publiés chez des éditeurs compétents. Entre aujourd'hui et disons le premier août, je vais prendre un autre engagement plus important en apparence. Alors ma psyché remplira le bon de commande avec plaisir afin d'éviter de s'atteler à cette nouvelle tâche.

Parvenu à ce point, le lecteur observateur peut se dire que la procrastination structurée exige une certaine capacité à s'auto-berner, puisque que l'on est perpétuellement en train de monter une pyramide de Ponzi contre soi-même.
Tout à fait. Il faut être capable d'identifier et de s'investir dans des tâches à l'importance surévaluée et aux deadlines illusoires tout en se faisant croire qu'elles sont importantes et urgentes. Ce n'est pas un problème, car pratiquement tous les procrastinateurs ont d'excellentes capacités à s'auto-berner. Et quoi de plus noble que d'utiliser un défaut de son caractère pour estomper les conséquences d'un autre défaut?



Note
1 : ce qui est exactement ce que je suis en train de faire en effectuant cette traduction.

Les actes du diable

Parce que je lis Nadler, Le philosophe, le prêtre et le peintre et les déboires de Descartes face aux théologiens, je souris en trouvant cet article du Monde: qu'auraient pensé les théologiens, est-ce très orthodoxe d'attribuer les catastrophes naturelles à Dieu?
«[…] Il y a trois grandes familles de riques. Dans notre jargon d'assureurs, nous parlons en anglais des «acts of God», des «acts of men» et enfin des «acts of evil». Les «acts of God», ce sont les catastrophes naturelles. La Terre est imparfaite, les rivières débordent, la terre secoue, les volcans entrent en étuption, les côtes sont submergées par des raz de marée. les phénomènes naturels ont toujorus été extrêmement prégnants. […] Ils représentent en moyenne 75% à 80% des destructions par an. La Terre reste la principale source de risque pour l'humanité.

Les «acts of men», ce sont les risques technologiques. Nous les créons et nous en créons beaucoup. Lorsqu'on a développé le nucléaire, nous avons créé des risques nucléaires. C'est la même chose pour à peu près tous les risques. […] Le progrès crée à peu près autant de risques qu'il en résout. La technologie, à l'heure actuelle, est en train d'être un pourvoyeur de risque extraordinaire. […]

Enfin, il y a des «actes du diable». Ce sont des destructions volontaires, intentionnelles de richesses et d'hommes. C'est ce que nous avons vécu ces jours-ci. […] Ce qui nous fait peur, c'est que les terroristes utilisent la technologie pour pouvoir y arriver, qu'ils n'utilisent non plus comme à l'heure actuelle des armes traditionnelles, mais recurent à d'autres moyens, comme par exemple le développent de virus bactériologiques, ou le nucléaire. Dans ce cas-là; on passerait de l'ère du terrorisme à l'ère de l'hyper-terrorisme. Cette phase, si elle survenait, créerait cette fois-ci une vulnérabilité mondiale aux conséquences considérables à l'échelle de l'humanité, puisqu'on peut imaginer, dans certains scénarios, des centaines de milliers de morts et des centaines de milliards de dégâts en une seule opération. […] les assureurs travaillent à l'heure actuelle sur le risque d'hyper-terrorisme.»

La menace d'un état terroriste : «Faisons attention: pour éviter de passer du terrorisme actuel à l'hyper-terrorisme, il faut absolument éviter que le terrorisme devienne un terrorisme d'Etat. C'est, à mon avis, l'enjeu de la phase qui s'ouvre, parce que si le terrorisme est appuyé par des Etats en matière de financement, de recherche, de moyens logistiques, on entrerait dans une ère d'hyper-terrorisme. […] C'est pourqoi il est fondamental que «l'Etat islamique», «Daesh», ne devienne pas un Etat en tant que tel, avec les moyens d'un Etat.»

Denis Kessler interrogé par Alain Franchon et Vincent Giret. Le Monde du 19 novembre 2015

"Charlie" met la main sur le Front national

En fouillant dans mes archives, je retrouve cet article de Charlie hebdo de janvier 1999, et je me souviens de mon ravissement devant la pureté du procédé quand j'avais entendu évoquée cette affaire du fond de mon lit par le radio-réveil. (C'était avant le 11 septembre 2001, le mur était tombé, l'apartheid était fini, nous espérions un monde meilleur, certains parlaient de "fin de l'histoire" et les méchants, c'était résolument l'extrême-droite qui, nous l'espérions tous, n'en avait plus pour très longtemps.)

Je recopie l'article sur deux colonnes et un encadré.

Article : «Charlie met la main sur le Front national»
Au tribunal, Charlie en invité surprise
Soudain, l'avocat de Le Pen s'est mis à bredouiller. Me Laviolette-Slanka avait tout prévu: les arguties des mégrétistes, la bataille (sordide) sur le règlement intérieur du parti facho, les engueulades (minables) sur le congrès extraordinaire. Mais pas ça.

Mardi 12 janvier [1999], Le Pen faisait aux mégrétistes un procès en référé pour leur interdire l'utilisation «Front national». L'audience était prévu à 9h30. Mais, à 9h25, surprise. L'avocat de Charlie Hebdo, Me Malka et celui des résistants, Me Borker, déboulaient chez le président pour déposer des «conclusions volontaires»: revendiquer la dénomination «Front national» et intervenir à l'audience.

Jolie séance. Lorsque Richard Malka a déclaré: «Nous sommes très étonnés que ces deux partis se disputent l'utilisation de cette appellation, puisqu'elle nous appartient», il y a eu des rires parmi la presse. Quand il a cité Le Petit Robert (Front national: Mouvement de résistance française à l'occupation allemande, créé en mai 1941»), il y a eu un mouvement étonnant dans la salle. Comme si on ouvrait brutalement la fenêtre pour chasser les miasmes.

Quand Me Borker a rappelé qu'en tant qu'ancien du Front national de la résistance il avait, en 1944, libéré le Palais de justice les armes à la main, il y a eu un silence.

Bilan: vendredi, le tribunal a jugé qu'il n'y avait pas urgence à départager Le Pen et Mégret. Et les a renvoyés à un procès sur le fond. C'était prévisible. Mais la justice a surtout jugé les demandes de Charlie et des résistants aussi recevables que les leurs. Et cela ouvre la porte à une belle bagarre…

Le Pen revendique sa dissolution
Il ne savait plus quoi dire. Alors il a improvisé. Mardi 12 janvier, Me Laviolette-Slanka a indiqué, vaguement, qu'il y avait eu un Front national avant guerre. Le Pen l'avait déjà dit, d'ailleurs. Le premier FN était composé de «partis de droite qui, à partir de 1935, s'opposaient au Front populaire». Le Pen a tout bon. Ce Front-là a bien existé. Et on osait à peine espérer qu'il y ferait référence. D'abord parce qu'on peut difficilement faire plus facho que ce mouvement. Au point que même le colonel de La Rocque, des Croix-de-Feu, refusa qu'un seul de ses hommes y adhère.

Ce «Front National» a été créé peu après le 6 février 1934, date à laquelle les ligues tentèrent de renverser la République. D'emblée, il rassemble tout ce qu'on fait de plus affiné dans le fascisme français: Solidarité française, de François Coty; les Jeunesses patriotes, de Pierre Taittinger, inspirées par Mussolini; les Chemises vertes de Dorgères, prônant une «dictature paysanne». Le tout enrobé avec l'Action française de Charles Maurras. Quand Maurras sort de prison en juillet 37 — il vient de purger six mois pour appel au meurtre, la routine —, le Front national organise une petite boum. A la barre des orateurs: Xavier Vallat et Louis Darquier de Pellepoix — qui se succèderont au poste de commissaire général aux Questions juives, sous Vichy. Darquier est alors fondateur d'un «Club national contre les métèques» et d'un «Comité antijuif» dans lequel il propose que les Juifs soient «expulsés ou bien massacrés». Dans son genre, un précurseur. Bien sûr, ce FN-là s'est perdu dans les tréfonds de la collaboration. Mieux: les ligues qui le composaient furent dissoutes en 1936. En arguant de cette autorité, Le Pen revendique donc son appartenance à des organisations criminelles, illégales et dissoutes… On vous le disait: il a tout bon.


Encadré de bas de page, un résumé : «Rappel de l'affaire»
Le 18 décembre [1998], constatant que le titre «Front national» n'est pas déposé et que l'extrême droite a, de plus, piqué l'appellation à la Résistance antinazie, Charlie dépose le nom à l'Institut national de la propriété industrielle. Le Noël des antifascistes s'annonce guilleret.
Après le réveillon, on continue dans le champagne: avec Charlie, les résistants du Front national, le vrai, l'antifasciste, décident de récupérer la légitime propriété du titre. En face, les fachos s'agitent en une pitoyable défense. Martinez (le mégrétiste) affirme avoir lui aussi déposé le titre… En réponse, les résistants et Charlie tiennent une conférence de presse commune, le 7 janvier, pour dénoncer l'usurpation.
L'affaire s'accélère la semaine dernière. Le 12 janvier, Le Pen demande à la justice d'interdire d'urgence à Mégret et sa bande d'utiliser l'appellation «Front national»… Le tribunal se déclare incompétent. Mais l'avocat de la Résistance et celui de Charlie s'étaient invités au procès. Succès: leurs interventions et leurs demandes sont considérées comme recevables.
Et ce n'est qu'un début…


(Hélas, la plaisanterie prendra fin quelques mois plus tard: Le 11 mai, le Tribunal de Grande Instance de Paris reconnaît au FN de Le Pen le droit exclusif du titre Front National, son logo et le fichier du parti.)

Ah tiens, un Camus spécialiste de l'extrême-droite

A l'occasion du procès de Breivik, Jean-Yves Camus revient sur le développement de l'islamophobie en Europe :

[…]
L'enquête du journaliste norvégien Oyvind Strommen, La Toile brune (Actes Sud, 206 p., 21 euros), montre bien l'obsession qui s'est emparée depuis le début des années 2000 d'une partie significative des droites radicales xénophobes en Europe occidentale. Il s'agit de la peur d'Eurabia, néologisme forgé en 2006 par l'essayiste Bat Ye'Or, désignant un continent et une culture européens soumis de leur plein gré à l'islam et à son corpus de lois normatives, la charia, ayant renié leurs racines "judéo-chrétiennes" et de surcroît en voie d'être démographiquement submergés par les musulmans, au point que les Européens "de souche" deviendraient bientôt minoritaires.
[…]
Evolution vers un national-patriotisme qui, né sur le rivage de la gauche souverainiste, réduirait désormais la notion de nation à la question identitaire et se retrouverait en accord avec un Front national normalisé ? On peut en tout cas remarquer que le Parti de la liberté néerlandais, comme naguère Pim Fortuyn et les populismes xénophobes scandinaves, a retourné contre l'islam les idées de la gauche émancipatrice des années 1970 : droits des femmes, des homosexuels, des minorités (les juifs notamment) menacés par la répression de la "déviance" que les islamistes au pouvoir mettent en oeuvre.
[…]
Ensuite, cette idée rabaisse le concept de civilisation européenne au niveau d'une réaction de rejet épidermique de l'Autre, sans proposer de projet culturel cohérent susceptible de définir les valeurs auxquelles les musulmans d'Europe seraient tenus de s'intégrer. Elle témoigne des énormes difficultés de la culture européenne à admettre les identités dialogiques en évitant le double écueil du relativisme et de l'uniformisation.
[…]

"Le monde manichéen d'Eurabia", Jean-Yves Camus dans Le Monde, le 29 mai 2012

(Ces théories du complot, c'est tellement bête. Et comment ne pas penser au Protocole des sages de Sion?)

Ici, le "livetweet" du procès Breivik. (Attention, c'est twitter: si vous voulez conserver quelque chose, faites des copies d'écran ou des copier/coller).

Qui parle ?

Le thème dont je voudrais parler emprunte la formulation de Beckett: "Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit qu'importe qui parle."

Michel Foucault, "Qu'est-ce qu'un auteur?" in Dits et écrits 1969

Naïvement

Pourtant, tout au long de ces textes, j'ai utilisé naïvement, c'est-à-dire sauvagement, des noms d'auteurs.

Michel Foucault, "Qu'est-ce qu'un auteur?" in Dits et écrits, 1969

Culture et Tragédie

De tous les genres littéraires, la tragédie est celui qui marque le plus un siècle, lui donne le plus de dignité et de profondeur. Les époques flamboyantes, indiscutées, sont les époques tragiques : cinquième siècle athénien, siècle élisabéthain, dix-septième siècle français. Hors de ces siècles, la tragédie – dans ses formes constituées – se tait. Que se passait-il donc à ces époques, dans ces pays, pour que la tragédie y fût possible, facile même ? Car le terrain paraît y avoir été si fécond que les auteurs tragiques y naissaient par grappes, s'appelant les uns les autres. On sent bien qu'une telle connexion entre la qualité du siècle et sa production tragique n'est pas arbitraire. C'est qu'en réalité ces siècles étaient des siècles de culture.

Mais ici, il nous faut définir la culture non pas comme l'effort d'acquisition d'un plus grand savoir, ni même comme l'entretien fervent d'un patrimoine spirituel, mais avant tout, selon Nietzsche, comme « l'unité du style artistique dans toutes les manifestations vitales d'un peuple ».

Ainsi comprendra-t-on qu'aux grandes époques tragiques, l'effort des génies et du public portait non pas tellement sur l'enrichissement des connaissances et des expériences que sur un dépouillement toujours plus rigoureux de l'accessoire, la recherche d'une unité de style dans les œuvres de l'esprit. Il fallait obtenir et donner du monde une vision avant tout harmonieuse – mais non pas nécessairement sereine –, c'est à dire abandonner volontairement un certain nombre de nuances, de curiosités, de possibilités, pour présenter l'énigme humaine dans sa maigreur essentielle.

Cette définition permet de penser que la tragédie est la plus parfaite, la plus difficile expression de la culture d'un peuple, c'est-à-dire, encore une fois, de son aptitude à introduire le style là où la vie ne présente que richesses confuses et désordonnées. La tragédie est la plus grande école de style ; elle apprend plus à interpréter le drame humain qu'à le représenter, plus à le mériter qu'à le subir. Dans les grandes époques de la tragédie, l'humanité sut trouver une vision tragique de l'existence et, pour une fois peut-être, ce ne fut pas le théâtre qui imita la vie, mais la vie qui reçut du théâtre une dignité et un style véritablement grands. Ainsi, dans ces époques, par cet échange mutuel de la scène et du monde, se trouva réalisée l'unité de style, qui, selon Nietzsche, définit la culture. Pour mériter la tragédie, il faut que l'âme collective du public ait atteint un certain degré de culture, c'est-à-dire non pas de savoir, mais de style.

Des masses corrumpues par une fausse culture peuvent sentir dans le destin qui les accable le poids du drame ; elles se complaisent dans l'étalage du drame, et poussent ce sentiment jusqu'à mettre du drame jusque dans les plus petits incidents de leur vie. Elles aiment, dans le drame, l'occasion d'un débordement d'égoïsme qui permet de s'apitoyer indéfiniment sur les plus petites particularités de leur propre malheur, de broder avec pathétique sur l'existence d'une injustice supérieure, qui écarte bien à propos toute responsabilité.

En ce sens la tragédie s'oppose au drame ; elle est un genre aristocratique qui suppose une haute compréhension de l'univers, une clarté profonde sur l'essence de l'homme. Les tragédies du théâtre n'ont été possibles que dans des pays et à des époques où le public présentait un caractère éminemment aristocratique, soit par le rang social (dix-septième siècle), soit par une culture populaire originale (chez les Grecs du cinquième siècle). Si le drame (dont le genre décadent fut le mélodrame, et l'un s'éclaire bien par l'autre) procède par un surenchérissement toujours plus débordant sur les malheurs humains, souvent dans ce qu'ils ont de plus pusillanime, la tragédie, elle, n'est qu'un effort ardent pour dépouiller la souffrance de l'homme, la réduire à son essence irréductible, l'appuyer – en la stylisant dans une forme esthétique impeccable – sur le fondement premier du drame humain, présenté dans une nudité que seul l'art peut atteindre.

La tragédie n'est pas tributaire de la vie ; c'est le sentiment tragique de la vie qui est tributaire de la tragédie. Voilà pourquoi les tragédies de théâtre n'ont pas suivi cette sorte d'évolution historique qui fait d'un stade premier sortir un stade second plus perfectionné, et ainsi de suite. Pour cela il eût fallu que la tragédie du théâtre épousât strictement la lente évolution des siècles, imitât la transformation des vies et des mentalités et, dans les époques de fausse culture, préférât se corrompre plutôt que de mourir. La tragédie ne l'a pas fait ; son histoire n'est qu'une succession de morts et de résurrections glorieuses. Elle peut décroître ou disparaître avec autant de sublime désinvolture qu'elle a paru : après Euripide, la tragédie se perd (en admettant qu'Euripide fût un vrai tragique, ce que n'a pas fait Nietzsche). Après Racine, il n'y a que des tragédies mortes, jusqu'à ce que naisse une nouvelle forme tragique – foncièrement distincte, souvent méconnaissable de la première.

Dans les tragédies du théâtre, l'intérêt n'est pas celui de la curiosité, comme dans les drames. Le public ne suit pas, haletant, les péripéties de l'histoire pour savoir quelle en sera l'issue. Dans les belles tragédies, le dénouement est toujours connu à l'avance ; il ne peut pas être autre que ce qu'il est : ni la puissance de l'homme ni même quelques fois celle du Dieu (et ceci est proprement tragique) ne peuvent améliorer ni modifier le sort du héros. Et pourtant l'âme du spectateur s'attache avec passion à la marche de la pièce. Pourquoi ?

C'est là le miracle de la tragédie ; il nous indique que notre enquête la plus intime ne va pas à l'issue des choses mais à leur pourquoi. Peu importe de savoir comment finira le monde, ce qu'il importe de savoir, c'est ce qu'il est, quel est son véritable sens – non point dans le Temps, puissance fort contestable et contestée, mais dans un univers immédiat, dépouillé des portes mêmes du Temps.

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De toutes les tragédies du théâtre, il se dégagerait alors la leçon suivante – s'il est vrai que l'art puisse jamais enseigner quelque chose : l'homme, ce demi-dieu, a pour marque distinctive dans l'univers sa pensée, son désir et son pouvoir de connaissance, source de richesses sensibles et de subtiles actions. Mais cette puissance élective de la pensée, en distrayant glorieusement l'homme du rythme universel des mondes, sans toutefois l'égaler à l'omnipotence divine, plonge l'âme humaine dans une souffrance indicible et inguérissable. C'est de cette souffrance qu'est formé le monde, notre monde, à nous, hommes.

La tragédie du théâtre nous enseigne à contempler cette souffrance dans la sanglante lumière qu'elle projette sur elle ; ou mieux encore, à approfondir cette souffrance, en la dépouillant, en l'épurant ; à nous plonger dans cette pure souffrance humaine, dont nous sommes charnellement et spirituellement pétris, afin de retrouver en elle non point notre raison d'être, ce qui serait criminel, mais notre essence dernière, et, avec elle, la pleine possession de notre destin d'homme. Nous aurons alors dominé la souffrance imposée et incomprise par la souffrance comprise et consentie ; et immédiatement la souffrance deviendra de la joie. Ainsi Œdipe roi, cœur en proie à la douleur rare d'avoir involontairement tué son père et épousé sa mère, parce qu'il accepte cette douleur sans cesser de la ressentir, parce qu'il la contemple et la médite sans essayer pourtant de s'en détacher, peu à peu se transfigure et rayonne, lui le criminel, d'un éclat surhumain quasi divin (dans Œdipe à Colone).

Sur les scènes grecques, les acteurs portaient des cothurnes qui les surélevaient au-dessus de la taille humaine. Pour que nous ayons le droit de voir la tragédie dans le monde, il faut aussi que ce monde chausse cothurnes et s'élève un peu plus haut que la médiocre coutume.

Tous les peuples, toutes les époques, ne sont pas également dignes de vivre une tragédie. Certes, le drame est généreusement dispensé à travers le monde. La tragédie y est plus rare, car elle n'existe pas à l'état spontané ; elle se crée avec de la souffrance et de l'art ; elle présuppose de la part du peuple une culture profonde, une communion de style entre la vie et l'art. Le propre du héros tragique, c'est qu'il maintient en lui, quand bien même il serait gratuit, « l'illustre acharnement de n'être pas vaincu » (Hugo).

Il faut donc une grande force d'héroïque résistance aux destins, ou, si l'on préfère, d'héroïque acceptation des destins pour pouvoir dire que ce qu'un homme ou un peuple crée dans la vie, c'est de la tragédie.

Ainsi notre époque, par exemple : elle est certainement douloureuse, dramatique même. Mais rien ne dit encore qu'elle soit tragique. Le drame se subit, mais la tragédie se mérite, comme tout ce qui est grand.

Roland Barthes dans Le Monde, mars 1986
Ce texte est cité par Renaud Camus à la page 262 de Journal romain (1985—1986).
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