Billets qui ont 'colloque' comme genre.

Dernier colloque des Invalides

Jean-Jacques Lefrère, l'organisateur parisien, est mort en 2015 (tandis que Michel Pierssens est au Canada et Jean-Paul Goujon à Séville… cela ne simplifie pas l'organisation); d'autre part le centre culturel canadien ferme pour deux ans et rouvrira ses portes dans le VIIIe: plus d'organisateur et plus de site parisiens, c'est a priori le dernier "colloque des Invalides", sorte de Blitz-discours sur un thème imposé. Les actes des années précédentes sont disponibles aux éditions du Lérot.

Je tente moi-même de faire un Blitz-billet en résumant ce que j'ai compris des interventions en une phrase (il m'en manque une ou deux, somnolence d'après déjeuner, quelle honte).

Olivier Bessard-Banquy: Les « fous de livres » de Charles Nodier à Léo Larguier : une intervention sur les bibliophiles et les bibliomanes, ceux qui cherchent des trésors et ceux qui amassent;

Julien Bogousslavsky: Apollinaire et ses intimes : autour d’une "Offrande" : une lettre très intéressante (impressionnante) au dos de laquelle se trouvent griffonés plusieurs portraits d'Apollinaire et ses deux amis les plus proches (je n'ai pas noté les noms);

Élisabeth Chamontin: Aurel, femmes de lettres: c'est le nom sur une plaque dans la rue où habite le petit-fils de l'intervenante, qui regrette de ne pas s'être renseignée davantage avant de proposer ce sujet, car la littérature de cette femme est insupportable (car E Chamontin, vaillamment, a lu deux opus de cette écrivain);

Marc Decimo: Croatioupipiskiousi ! intervention drôlatique qui a dû nécessiter de l'entrainement, à propos d'un auteur (Dupont de Nemours?) qui a traduit les chants et cris des animaux;

Philippe Di Folco: Thomas Chatterton : la construction du mythe et sa récupération par Vigny qui l'a enjolivé à sa façon;

Philippe Didion: Les auditeurs ont la parole : synthèse de la gestion du temps et des thèmes par les différents intervenants depuis quinze ans que P.Didion assiste au colloque;

Éric Dussert: Séductions d’HSF: lecture durant cinq minutes (le temps de l'intervention) d'Au mouton pourrissant dans les ruines d'Oppède d'Henri-Simon Faurt;

Aude Fauvel: Tous zoophiles! Morceaux choisis de folies animales: le mot ne désignait au départ que l'amour des animaux, pour glisser vers la description par les hommes de comportements qu'ils jugent excessifs chez les femmes au XIXe et XXe

Jean-Pierre Goldenstein: Le troisième homme. Marius Hanot et Blaise Cendrars: Hanot, celui que personne ne connaît, sauf d'un point de vue politique (et quelqu'un que personne ne connaisse, devant cet auditoire, c'est très très très rare, comme le soulignait Philippe Didion un peu plus tôt);

Michel Golfier: Jeanne Marni, une irrégulière si discrète : ce fut surtout l'exposé de ses ascendants, sans que je comprenne si c'était l'intention de l'intervenant ou si celui-ci s'est fait surprendre par le temps;

Olivier Justafré: Jules Ravier : de la Patache (physique) au père Lachaise: biographie d'un gardien d'octroi qui avait la folie de la description en vers (à retrouver sur Gallica?)

Henri Béhar: Marcel Proust parlait-il yiddish, comme tout le monde ?: pas très probant, mais cette question curieuse: bordel se traduit-il par "pièrdac" en yiddish?

Alain Zalmanski: Contribution à l’étude d’un système usuel d’unités de mesures, valorisant le jugement et l’approximation: du pouyem au froid de canard, un exposé rapide de tout ce qui à mon sens rend une langue impossible à apprendre quand on n'est pas né dedans (mon dieu que de raffinements); Jean-Paul Morel : La serendipity, ou comment trouver ce qu’on ne cherche pas: histoire du mot, de son apparition en France, de son étude;

Paul Schneebeli: L’aérostière de Pierrot le Fou: j'ai décroché un peu. Il me semble que cette femme a eu de multiples activités;

Alain Chevrier : une couronne de sonnets haïtienne: de la rareté des couronnes en général, et des couronnes doubles en particulier. Présentation de la métrique et de la thématique de la couronne d'Emile Roumer;

Martine Lavaud: Lièvres et tortues: éloge de la lenteur, regret de l'époque moderne qui va trop vite;

Benoît Noël: Claudine, Louÿs, Damia et le sirop de la rue: un peu confus, entre les petites-filles et les nièces de Louÿs, qui est qui, quand les parentèles ne sont pas sûres. J'ai retenu par ailleurs (un intervenant dans la salle) que Claude Farrère a écrit un roman à clé où Narcisse Cousin est Pierre Louÿs;

Jacques Ponzio: Ce que disait Leborgne: je ne spoile pas, mais mais mais… des photos très intéressantes et vaguement répugantes;

Julien Schuh: Jarry à la carte: (je ne me souviens pas)

Éric Walbecq: Quelques nouvelles ducasseries: chasse aux évocations de Lautréamont, qui se terminent par une carte postale (Vendée ou Normandie) et un modèle de tricot, le paletot Maldoror;

Marc Zammit: Le rideau de la Méduse: (une histoire de théâtre et de fantômes? je ne me souviens pas)

Daniel Zinszner: Le titre c’est le titre: une méthode mnémotechnique pour se souvenir des titres d'un auteur en composant un seul long titre avec les titres de ses œuvres.


J'ai oublié, déformé, et autres, j'en suis navrée (j'espère qu'aucun intervenant ne tombera sur ce billet en googueulisant), tout cela est entièrement subjectif.
Nous nous sommes bien amusés et nous avons beaucoup ri.
Rendez-vous dans un an ou moins pour les actes aux éditions du Lérot.

Oubliettes et Revenants, XIXe colloque des Invalides

Tandis que commençait le colloque des Invalides (le XIXe), je pensais à cette phrase de Micheline Tison-Braun: «La critique universitaire consiste en grande partie à mettre les farfelus à la portée des innocents.» Quelque chose de ce genre se joue ici: ce colloque consiste à mettre les farfelus dans la même pièce, en laissant l'entrée libre aux innocents de ma sorte.

Le programme est ici, le thème de cette année était "Oubliettes et Revenants" ou les fluctuations de la gloire et la reconnaissance littéraire. Trois vidéos sont en ligne (1, 2, 3) et le texte de l'intervention d'Elisabeth Chamontin est ici.

Ces vidéos vous permettront d'attendre la sortie des actes aux éditions du Lérot.


En attendant, voici quelques anecdotes (je n'ai pris que quelques mots en notes, sachant que tout était filmé), toutes retrouvables dans les vidéos.

Lors de la première discussion (trois à quatre intervenants exposent leurs travaux, puis la salle discute un quart d'heure à vingt minutes. Ce qui est impressionnant, c'est qu'alors qu'on a l'impression que l'intervenant vient de parler d'un parfait inconnu, toute la salle paraît connaître celui-ci — sauf vous (les farfelus et l'innocent))— lors de la première intervention, donc, Françoise Gaillard rappelle l'heureux temps où les recherches ne se faisaient pas sur internet mais à la bibliothèque Richelieu et que le chercheur était à la merci des erreurs des manutentionnaires qui vous apportaient les livres.
C'est ainsi qu'elle a eu entre les mains la brochure d'un chimiste de génie : il avait découvert la formule de l'odeur de sainteté, et même des odeurs de sainteté, celles-ci variant d'un saint à l'autre (ce qui paraît logique quand on y pense).
J'ai cru comprendre que ce chimiste avait déposé un brevet. Qu'attend-on pour fabriquer ce précieux parfum?

L'intervention de Bérengère Levet porte sur Adolphe d'Ennery. D'une certaine manière nous lui devrions Proust puisque c'est lui qui a développé Cabourg et les bains de mer. Nous lui devons également la thématique des deux orphelines, tant exploitée par le cinéma et le théâtre américain. C'était un homme très fin, nous dit-on, qui prenait garde de trop faire état de sa finesse. Il avait épousé une fort belle actrice qui le surveillait jalousement. On rapporte l'échange suivant au sortir du théâtre ou d'un salon, alors que son épouse vieillissante l'apostrophait ainsi:
— Viens donc, vieux cocu!
— Plus maintenant.

Dans la salle se tenait le président de l'association des amis d'Adolphe d'Ennery, un tout jeune homme très proustement vêtu. L'association n'a que cinq mois d'existence et déjà dix adhérents venus spontanément, sans aucune publicité. A bon entendeur…
(Ceci sera l'occasion pour Michel Pierssens1 de dire plus tard à propos de Georges Ohnet : «il n'existe pas d'association, sinon le président serait dans la salle».)

David Christoffel émettra l'hypothèse (très entre autres) que le mari d'Angela Merkel soit le dernier avatar en date du fantôme (d'un des fantômes) de l'opéra (puisqu'on l'aperçoit parfois accompagnant sa femme à des représentations de Wagner).

Laure Darcq plaidera pour la redécouverte du "vrai" Peladan, Joséphin de son prénom, écrasé par l'image du Sar Peladan, rosicrucien.

Eric Walbecq nous présente un livre trouvé par hasard aux puces, L'homme-grenouille de Max Lagrange: un livre de nouvelles fantastiques sur des phénomènes de foire. (Typiquement un livre pour Tlön.)
En poursuivant ses recherches, Walbecq a trouvé un autre livre de Lagrange: Carnet secret de l'amour à Paris, recueil de petites annonces avec lexique des abréviations.

Le mot le plus long de la langue française est dévoilé par Paul Scheebeli : la peur du chiffre 666 (hexakosioihexekontahexaphobie). Il y a quelques autres mots très longs, à chercher en particulier du côté de Rabelais.

Aude Fauvel nous présente l'autre Mae West, la Mae West inconnue, celle qui écrivait ses textes, peu traduits car caractéristiques d'un certain langage et d'une certaine Amérique. Elle fut scandaleuse dans ses attitudes mais aussi (ou surtout: le premier scandale permettant aux censeurs de mieux dissimuler le second) par ses combats d'avant-garde, les droits des femmes, des noirs, des homosexuels. Le code Hays qui prit effet à la fin de la prohibition, un puritanisme chassant l'autre, a été écrit sur mesure contre elle. (A l'époque, elle était la deuxième personne la mieux payée des Etats-Unis.)
Soit la phrase de Che Guevara : «la révolution c'est comme une bicyclette, si elle n'avance pas elle tombe». Remplacez "révolution" par "sexe" et c'est une citation de Mae West. Che Guerava le savait-il, est-ce une citation malicieuse ou inconsciente?
Aude Fauvel nous raconte que ce code tomba progressivement en désuétude à partir de 1965, à la suite d'un film de Sydney Lumet (La colline des hommes perdus?) dans lequel une poitrine dénudée ne fut pas censurée: c'était une poitrine noire, cela ne "comptait" pas…
Les cinéastes s'engouffrèrent dans la brèche et le code fut aboli peu après.

Liste d'auteurs publiée par Breton et Aragon, établie par vote : Lisez, ne lisez pas.




Note
1 : Je n'ai pas osé lui dire combien j'étais heureuse de croiser en chair et en os l'auteur de La tour de babil.

Calvin et Carol Wojtyla

Je passe à la bibliothèque rendre des livre en me promettant de ne pas en reprendre.

Je repars avec Une amitié qui a changé l'histoire, Jean-Paul II et son ami juif de Jerzy Kluger et Calvin insolite pour Patrick, les actes d'un colloque qui s'est tenu à Florence en 2009.

Ce dernier livre est très lourd, mais Patrick n'aura pas tout à lire: une bonne partie des interventions est en italien. En le feuilletant, j'ai la surprise de découvrir le nom de Franck Lestringant qui intervient avec un article intitulé "Calvin, personnage de la Mappe-Monde Nouvelle Papistique (Genève, 1566).

Je lis l'autre livre en diagonale pendant mon trajet de retour. L'écriture est fade, mais l'histoire pleine de rebondissements: comme toutes les vies des survivants qui ne sont pas passés dans les camps sont rocambolesques, pleines de voyages et de détours inattendus! Jerzy Kluger était le meilleur ami de Karol Wojtila à l'école primaire et au collège à Cracovie, ils sont séparés après le bac (l'équivalent du bac) au moment où la guerre se rapprochait. Les hommes de la famille ont fui devant les nazis, laissant les femmes derrière eux («les femmes ne craignent rien, ils ne s'en prendront pas aux femmes»). Jerzy Kluger a passé plusieurs mois en Sibérie, est devenu soldat dans l'armée rouge, s'est marié en Egypte avec une Irlandaise catholique, a combatu en Italie et après avoir appris que sa famille avait été exterminée en Pologne, s'est installé à Rome.

Le récit d'une vie permet de mieux rendre compte de la simultanéité des événements que les approches thématiques, je n'avais pas pris conscience de la proximité temporelle de la construction du mur du Berlin et de l'annonce du concile Vatican II.

Tout le monde ne souhaitait pas la tenue de Vatican II. Bon nombre des pères du concile s'y étaient opposés dès le départ, disant qu'il n'était pas nécessaire de réunir un concile œcuménique avant qu'un siècle se soit écoulé depuis le premier concile du Vatican. Le pape Pie IX avait convoqué Vatican I en 1868, concile dont l'un des résultats avait été le dogme de l'infaillibilité pontificale en matière de foi et de morale. Quand Jean XXIII mourut en 1963, moins d'un an après l'ouverture du concile, ses opposants réclamèrent que celui-ci soit dissous. Mais le nouvel évêque de Rome, le pape Paul VI, s'y opposa, disant que les «fenêtres devaient s'ouvrir pour laisser un air nouveau entrer dans l'Eglise». (Phrase que ne manque jamais de citer notre professeur de synoptiques quand nous aérons la salle de cours, me rappelant Mauriac citant invariablement Jammes le jour de Pâques.)

La troisième session de Vatican II était en cours, et l'article qui avait attiré l'attention de Kurt rapportait le discours d'un jeune archevêque polonais, d'une teneur très différente de ce qui avait été dit jusqu'alors. Alors que les autres pères du concile ne voulaient prêcher l'Evangile qu'aux fidèles et s'opposaient à tout changement, le jeune archevêque proclamait que l'Eglise devait s'ouvrir aux pays athées et commnunistes.

— Il est courageux, cet archevêque polonais, commenta Kurt tout en lisant, mais cela m'étonnerait qu'on l'écoute.
— Comment le sais-tu? demandai-je.
— Simple question de bon sens. Il est polonais et progressiste!
—Quelle différence?
J'étais un peu perdu.
— La curie romaine est conservatrice et traditionnaliste, et elle fera tout ce qu'elle peut pour bloquer certaines réformes.
— Mais ce sont les évêques du concile qui décideront, pas la curie. Et ils sont des milliers, venus du monde entier.
— Ouais, ouais.
Kurt était sûr de lui.
— Mais tu vas voir. Les conservateurs se lèveront de leur siège —et ils ont les meilleurs de la maison—, et c'est qu'ils savent parler, ces théologiens, ces prêcheurs, ces types respectables habitués à se la couler douce à l'évêché! Ils arriveront à convaincre tout le monde que le changement, l'innovation, l'ouverture au monde, tout cela ce n'est que billevesées, et que les seuls enseignements valides sont ceux qui sont établis de longue date. Y compris celui qui dit que le pape n'a jamais tort. Tu verras, ce concile sera exactement comme les autres.
Je restai silencieux un instant, bien près de partager le pessimisme de mon ami. Puis je dis:
— Tu as peut-être raison, mais est cet archevêque polonais dont tu me parlais? Comment s'appelle-t-il?
Kurt rouvrit le journal.
— Karol Wojtyla.

Jerzy Kluger, Une amitié qui a changé l'histoire, Jean-Paul II et son ami juif, p94-95 éd Salvator, 2013
Kluger téléphone à tous les couvents de Rome jusqu'à retrouver son ami qui le croyait mort.

Le reste est le déroulé des conséquences politiques de cette amitié, déroulé vu de l'intérieur de cette amitié: pélerinages du pape à Auschwitz et Jérusalem, reconnaissance par le Vatican de l'Etat d'Israël, visite de la synagogue de Rome, etc.


Note pour mémoire : ajouter une citation du journal de Congar

La lettre de Walter Benjamin à Carl Schmitt

La théologie politique de Paul est la transcription d'un colloque intervenu en février 1987. C'est la traduction critique (dans le sens où elle opère quelques modifications et corrige des erreurs) de la transcription allemande parue chez Fink. Elle y ajoute les références bibliographiques des textes parus en français et des annexes.

La première annexe est intitulée "L'histoire de la relation Jacob Taubes-Carl Schmitt". Elle commence par ces mots: «Je [Jacob Taubes] voudrais faire une remarque préliminaire», mais je ne comprends pas préliminaire à quoi: cette remarque (p.143) est-elle intervenue avant l'introduction (p.17) — et dans ce cas pourquoi cela n'a-t-il pas été mise au début du livre — ou en cours de colloque — mais dans ce cas pourquoi n'a-t-elle pas été placée au fil du texte, ou au moins appelée en note de bas de page au cours du texte?

Quoi qu'il en soit, je copie un extrait du début, qui cite la lettre de Benjamin à Schmitt, une «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar» (sans compter le plaisir de voir Adorno appelé "Teddy"):
Mais le problème est plus fondamental. La division en «gauche» et «droite», qui est mortelle depuis 1933, mortelle pour la gauche […1], lorsque, après la guerre, la guerre civile s'est poursuivie sur le plan intellectuel (en tout cas, je viens d'une ville2 où la première question est toujours: est-il de gauche ou de droite? Je ne cacherai pas que j'ai du mal à m'y faire). […]

On voit très bien que ce schéma gauche-droite ne tient pas la route, et en effet, l'ancienne Ecole de Francfort était en rapport étroit avec Schmitt, si nous considérons non pas seulement les chefs officiels de l'Ecole, à savoir M. Horkheimer et le «musicien» Adorno, mais également Walter Benjamin, un esprit plus profond qui, en décembre 1930, écrit encore une lettre à Carl Schmitt et lui envoie son livre sur le Drame baroque accompagné de la remarque suivante: «Vous remarquerez très vite combien ce livre vous doit dans sa présentation de la doctrine de la souveraineté au XVIIe. Permettez-moi de vous dire, en outre, que grâce à vos méthodes de recherche en philosophie de l'Etat j'ai trouvé, dans vos œuvres ultérieures, particulièrement La Dictature, une confirmation de mes méthodes de recherche en philosophie de l'art.» Quand j'ai eu cette lettre en main, j'ai appelé Adorno et je lui ai demandé: «Il y a deux volumes de correspondance de Benjamin. Pourquoi cette lettre n'a-t-elle pas été publiée?» Sa réponse a été que cette lettre n'existait pas. J'ai alors répliqué: «Teddy, je reconnais les caractères d'imprimerie, je connais la machine avec laquelle Benjamin écrivait, ne me racontez pas d'histoires, j'ai le texte en main.» Adorno a alors dit que cela n'était pas possible. C'est une réponse typiquement allemande3. J'en ai alors fait une copie et la lui ai envoyée à Francfort. Un archiviste, M. Tiedemann, s'y trouvait encore. Et Adorno m'a rappelé en disant: «Oui, cette lettre existe bien. Mais elle a été perdue.» J'en suis resté là!

Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil 1999, annexe 1 p.143-144





1 Un passage n'a pas pu être enregistré.
2 Rappelons que Taubes arrive de Berlin, où il enseigne. [N.d.T.]
3 Allusion sans doute à ce vers célèbre du poème de Christian Morgenstern: «Weil nicht sein kann, was dicht sein darf» (car ce qui ne doit pas être ne peut pas être). [N.d.T.]

Une heure au colloque des Invalides le 16 novembre

Je dédie ce post à Pierre Cormary qui semble tombé dans l'absinthe depuis quelques jours.

Vendredi dernier (une semaine, déjà), je ne suis restée qu'une heure au colloque des Invalides, le temps de glaner quelques notes que je livre en vrac, avec quelques recherches google mais sans remise en forme.

Le thème de cette année était l'alcool.
La particularité de ce colloque est la durée des interventions: cinq minutes, égrenées par un minuteur. Lorsque retentit la sonnerie, l'intervenant devrait en théorie s'arrêter. En pratique, une tolérance lui permet de montrer en accéléré ses dernières images ou de lire ses cinq phrases de conclusion.
Je ne sais pourquoi, peut-être parce que j'avais entendu à son propos le mot de blitzkrieg, je m'attendais à quelque chose d'assez remuant et controversé, limite potache; mais en fait, pour le peu que j'en ai vu, il s'agit d'interventions très sérieuses et très documentées, et par la force des choses très ramassées (les intervenants ont la possibilité de développer dans les Actes tout ce qu'ils n'ont pas dit durant leur cinq minutes.) C'est le royaume de l'érudition fine, des domaines étranges et inétudiés (l'année dernière, à propos de "Films et plumes", une intervention a traité... des coiffes des indiens d'Amérique dans les films), des savants inconnus, des auteurs sans succès.

Quelques notes en vrac (c'est décousu et sans lien logique, au fil de la plume):

J'arrive alors que l'intervention de Marie-Claude Delahaye est commencée. Elle fait défiler des affiches vantant l'absinthe. C'est très beau. J'apprendrai plus tard qu'elle a ouvert à Auvers-sur-Oise le musée de l'absinthe «à partir de ses collection personnelles», dit-elle.


Henri Béhar nous livre quelques statistiques sur la fréquence du mot "absinthe" dans la base de texte Frantext. Il apparaît dès 1600 et est le plus utilisé après 1800, quand l'absinthe devient un spiritueux.
L'absinthe est interdite en 1915, les cadres de l'armée ayant décrété que l'on ne pouvait rien faire avec des soldats qui avaient trop bu.

Je tente de noter quelques-unes des fréquences qui apparaissent derrière le dos de Béhar, mais je suis un peu loin et ce n'est pas facile car elles sont représentées par des étoiles que je n'arrive pas à compter. Celui qui utilise le plus le mot est Raoul Ponchon.
Je remarque avec un peu de surprise le nom de Robbe-Grillet: ah, il ne faisait pas que dans le SM, il s'intéressait aussi à l'absinthe?
La sonnerie retentit. Henri Béhar énumère très vite les contextes dans lesquels apparaît le mot "absinthe": la plante, son amertume, le rituel de préparation de la boisson, l'ivresse, la maladie, les thèmes poétiques.


Denis Saint-Amand nous parle du zutisme en commençant par citer Max Weber qui avait analysé les critères permettant d'appartenir à certains cercles au XiXe siècle: éthique, maîtrise de soi et fidélité étaient plus importants que l'excellence dans tel ou tel domaine auquel le cercle se consacrait. Il s'agissait de conduite de vie.
Les zutistes, eux, étaient un cercle potache. Pour y appartenir, il faut savoir rire, de certaines têtes de turcs (François Coppée, Napoléon III), mais aussi de soi-même.
Denis Saint-Amand projette à l'écran Propos du Cercle, poème cacophonique de Léon Valade et J Kech, et le commente.

Propos du Cercle
(Mérat) Cinq sous ! C'est ruineux ! Me demander cinq sous ?
Tas d'insolents !... (Penoutet) Mon vieux ! je viens du café Riche ;
J'ai vu Catulle... (Keck) Moi, je voudrais être riche. —
(Verlaine) Cabaner, de l'eau d'aff !... (H. Cros) Messieurs, vous êtes saoûls !

(Valade) Morbleu, Pas tant de bruit ! La femme d'en dessous
Accouche... (Miret) Avez-vous vu l'article sur l'Autriche
Dans ma revue ?... (Mercier) Horreur ! Messieurs, Cabaner triche
Sur la cantine ! (Cabaner) Je ... ne .. pu..is répondre à tous !

(Gill) Je ne bois rien, je paye ! Allez chercher à boire,
Voilà dix sous ! (Ane Cros) Si ! Si ! Mérat, veuillez m'en croire,
Zutisme est le vrai nom du cercle ! (Ch. Cros) En vérité,

L'autorité, c'est moi ! C'est moi l'autorité...
(Jacquet) Personne au piano ! C'est fâcheux que l'on perde
Son temps, Mercier, jouez le Joyeux Viv....... (Rimbaud) Ah ! merde !


Jean-PierreJean-Paul Morel a mené l'enquête sur les Chansons toxiques, chansons créées entre 1907 et 1946.
Il fait défiler les illustrations accompagnons les chansons à l'écrans et me laisse pantoise en précisant en pensant qu'il possède chacune de ces illustrations («les illustrations s'appauvrissent quand apparaît la photo»).
Il nous montre un tableau qui trônait derrière le bureau de Cocteau mais «si vous allez aujourd'hui à Milly-la-Forêt, vous le verrez par terre près d'une cheminée», ce qui n'est pas du tout ce qu'aurait souhaité Cocteau.
Jules Jouy: un monologue sur la manière de préparer l'absinthe.
Une fois que l'absinthe fut interdite, elle fut remplacée par d'autres substances: cocaïne, morphine, éther.
Sonnerie.
Morel termine très vite en évoquand Saint-Saëns qui aurait commis un texte en 1907 parlant de l'absinthe «source d'inspiration».


Ces quatre interventions sont suivies d'un temps de questions. J'ai appris les choses suivantes:
Jean Lorrain a donné une recette de fraises à l'éther, ce qui n'est peut-être pas si étonnant si l'on considère que les grand-mères se servaient de l'absinthe dans la préparation des cornichons;
en 1988, Michel Rocard a de nouveau autorisé les spiritueux à partir de la plante absinthe, en 2011 le décret de 1915 a été totalement abrogé;
Marie-Claude Delahaye a acheté une licence IV pour son musée de l'absinthe;
la molécule dangereuse de l'absinthe est la tuyone, elle est présente à 60% dans la plante. Aujourd'hui, on autorise les spiritueux dosés à 35 mg/l (aux Etats-Unis 10 mg/l), avant 1915 c'était de l'ordre de 500 mg/l! (un homme de Pontarlier a fait analyser des bouteilles lui restant de son grand-père: elles titrent à 400 mg/l un siècle plus tard). On amis beaucoup de choses sur le compte de l'absinthe, mais l'alcool aussi est hallucinogène;
Robbe-Grillet, Annie Ernaux, Jacques Lanzmann repérés dans Frantext comme utilisant le mot absinthe: il n'y a pas que le spiritueux, mais aussi la plante (sa couleur, son amertume);
Caradec la cite dans La Compagnie des zincs, pour préciser que l'écriture d'une chanson se commence après la deuxième absinthe, puis qu'il faut compter un pernod par couplet;
la couleur de l'absinthe: pratique, car en fait on ne sait pas vraiment ce qu'elle est.


Cela sert de transition à l'intervention d'Alain Chevrier qui nous parle des monochromies en peinture et littérature. Il allait un peu trop vite pour que je puisse noter (deux stratégies s'affrontent: en dire peu, montrer des photos, se dire qu'on développera dans les Actes, ou se dépêcher, essayer d'en dire le maximum en cinq minutes). Alain ralentira ensuite, ayant trouvé son rytme. J'ai noté Charles Cros, L'heure verte (et la lecture du poème me fait penser à un tableau de Monet dans les verts), filtres photographiques, blanc, Gautier, jaune, rouge, Mallarmé, Cros, «le comble étant atteint par le rectangle vert d'Alphonse Allais: "Des souteneurs, encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe, boivent de l’absinthe."»
Sonnerie. Et Alain Chevrier de terminer par un royal «Ah tant mieux, je ne savais pas comment conclure».


Que s'est-il passé ensuite? Il me semble qu'Elisabeth aurait dû prendre la suite, mais il y a eu un problème d'ordinateur (je crois, mes souvenirs sont flous).



Alain Chevrier lisant, Elisabeth Chamontin concentrée

Paul Schneebeli a intitulé son intervention "La mélancolie du dypsomane".
Le dypsomane n'est pas un alcoolique. Il est aliéné avant de boire, l'alccolique est aliéné après avoir bu.
Le dypsomane boit par intervalle avec excès.
Paul Schneebeli nous présente un poème de Georges Fourest, l'auteur de la Négresse blonde.

Vin! Hydromel! Kummel! Whisky! Zythogala!
j'ai bu de tout! parfois saoul comme une bourrique!
l'Archiduc de Weimar jadis me régala
d'un vieux Johannisberg à très-cher la barrique!

Dans le crâne scalpé du sachem Ko-Gor-Roo Boo-Loo,
j'ai puisé l'eau des torrents d'Amérique!
Pour faire un grog vire l'Acide Sulfurique !
Tout petit je suçai le lait d'un kanguroo !

(Mon père est employé dans les pompes funèbres;
c'est un homme puissant! J' attelle quatre zèbres
à mon petit dog-car et je m'en vais au trot!)

Or aujourd'hui, noyé de Picons et d'absinthes,
je meurs plus écœuré que feu Jean des Esseintes
Mon Dieu ! n'avoir jamais goûté de vespetro !

Schneebeli s'est lancé dans la recherche des allusions et des sources contenues dans ce poème (zythogala: mélange de bière et de lait donné contre le choléra (cholé-ra noir, de cholé, bile; et noire, méla, même racine que mélancolie)); Johannisberg: il me semble que cela se rapporte à Nerval à Johannesbourg, mais il faudra attendre les Actes.)
Un travail fouillé et intrigant, comme chaque fois que quelqu'un s'attache à chercher — et trouver — les clés d'un texte, surtout d'un poème qui paraît aussi décousu et fantaisiste que celui-ci (comment lui soupçonner des origines solides?).


Puis vint le tour d'Elisabeth Chamontin qui a intitulé son intervention L'alcool de la comtesse, sachant que nous penserions tous à l'album.
Ce titre mystérieux cache une analyse de l'alcool dans les romans de la Comtesse de Ségur, et je soupçonne Elisabeth de n'avoir choisi ce thème que pour se donner une excuse pour relire tout «Rostopchin-tchin-tchin» (sic).
Elisabeth a préparé évidemment des anagrammes que je n'ai pas eu le temps de noter (toujours ce temps de surprise, d'immobilité, devant une anagramme), sauf «Et sage sur le Médoc» (la comtesse de Ségur).

Il y a beaucoup d'alcool chez la comtesse, de l'eau-de-vie, du vin, du cidre, des liqueurs, tant et si bien qu'il faut se demander si cela procède d'un projet pédagogique.
L'eau-de-vie, la vraie, est bonne. D'ailleurs Nanon (ou Nanou?) en frictionne les bébé.
le cidre est bon aussi, et les enfants de trois et six ans en boivent dans L'Auberge de l'ange gardien ou dans Jean qui rit et Jean qui grogne (les références seront à vérifier dans les Actes, j'ai noté très vite). Mais on peut le couper, alors il devient affreux.
Le vin est excellent (Le Général Doukarine, Mme Fichini (Un bon petit diable) en boivent. Aux enfants on donne de l'eau rougie.
Le champagne est bon.
Quand le vin est fin, les domestique le volent.

Ce qui est mauvais: l'excès, le mélange, le frelatage.
On pardonne à Dilois le cheminot et à Gaspard d'avoir bu (je ne sais plus pourquoi). Mais l'excès est mauvais et l'acool tue, dans Les bons enfants, le père tue des poules avec de l'avoine imbibée d'alcool à titre de démonstration pour ses enfants.
Les mélanges ne tuent pas; ils rendent malades. Le vin rouge et le vin blanc dans Les bons enfants, Alcide se saoûle à l'esprit-de-vin, c'est-à-dire de l'alcool industriel, et d'ailleurs il sera exécuté (Pauvre Blaise?)
Et Elisabeth Chamontin de terminer royalement par: «Y a-t-il un projet pédagogique chez la comtesse de Ségur? je pense que oui, car mon premier livre sans image à quatre ans était un comtesse de Ségur, et depuis, je bois!»

Elle présente quelques anagrammes sur l'intitulé du colloque, mais je n'ai rien noté.


Vient le temps des questions et débats. Quasi-dispute autour de la définition de l'esprit-de-vin (métanol? esprit de bois? alcool de betterave?)

Je note très vite cette remarque intéressante: pendant des siècles, l'absinthe a servi aux peintres à lutter contre le saturnisme dû au plomb contenu dans la peinture (céruse): absinthe et élébore étaient les seules remèdes permettant aux peintres de retrouver un peu de leur allant.
L'absinthe fut un apéritif en Suisse (en 1700? 1800?) et il ne faut pas oublier que c'est grâce à l'absinthe que les Français on conquis l'Algérie: c'était un médicament contre la dysenterie.

Alain Chevrier refuse de donner son avis sur le "projet pédagogique" de la comtesse de Ségur. Je mets cela sur le compte de sa timidité et de sa réserve, mais à la fin du temps des questions, nous nous apercevrons qu'il avait tout bonnement la tête ailleurs, en train de rédiger une chanson en trois couplets et un refrain sur le colloque des Invalides, où on ne «boit que de l'eau-ho-ho», ou «du Canada-dry, aïe aïe». (J'espère que nous la verrons arriver sur le net un de ces jours).

Le 1er août à la fondation Joyce

Chaque année la première semaine d'août, la fondation Joyce à Zürich invite les spécialistes de Joyce à se réunir pour échanger sur un thème, ces journées étant davantage axées sur l'échange et la réflexion que sur la conférence professorale. Le thème de cette année était la ponctuation, en 2012 ce sera le mensonge.
Je devais être à Zurich à ce moment-là, et encouragée par Daniel Ferrer j'ai donc demandé s'il était possible que j'assiste à la première journée, alors que l'atelier est normalement réservé aux intervenants. J'ai été très gentiment invitée par retour de mail.
Evidemment, tout cela était très impressionnant, dans la mesure où mon anglais est très hésitant et où j'étais la seule à n'être ni anglophone de naissance, ni professeur de littérature anglaise. Enfin bon. Voici quelques souvenirs. La journée a commencé par un tour de table.

Fritz Senn présente l'atelier, se félicite de la présence d'une Italienne, d'une Française (Français, les grands absents année après année, paraît-il).

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Tout ce qu'il dit est sérieux, tout ce qu'il dit est drôle: «C'est un atelier de travail, la parole se partage, ce n'est pas du football américain, «prends la balle et cours», c'est du football européen (soccer), tout est dans les passes.» Il nous invite à nous présenter et à dire quelques mots sur le sujet de cette année: la ponctuation chez Joyce (ou: la ponctuation de Joyce).

Tim Conley nous fait rire en racontant: «Mes collègues m'ont demandé ce que je faisais pendant mes vacances, j'ai répondu que j'allais en Suisse m'enfermer une semaine pour parler de la ponctuation chez Joyce; ils m'ont regardé comme si j'étais fou.»
Evidemment, vu comme ça… C'est vrai que c'est étrange, venir du Canada pour s'enfermer à Zürich… Faut-il avouer ce que j'éprouve lors de ces assemblées: la pièce fermée n'est pas fermée, elle enfle et prend les proportions de l'univers. Tous les chemins s'y précipitent et en partent, l'univers des possibles se déploie, tout est à portée de main. C'est à pleurer de joie et d'émotion, tant de liberté et de vitesse et de sérénité. Puis l'œil se dépose sur les participants, prend la mesure des chaises et des tables et des étagères, l'esprit se pose mais il reste au cœur une élation qui rend léger.

Quand vient mon tour, je les fais sourire en disant que j'ai grandi non loin de Beaugency (cf. Le Chat et le diable) et je baragouine quelques mots à propos de Proust (l'horreur, c'est que je sais que je fais des fautes, mais que je sais aussi qu'ils sont tous trop polis pour me le dire, et que donc je ne ferai jamais de progrès): «quelqu'un a dit que le plus important dans Proust était peut-être ce qui était contenu dans les parenthèses, donc je me suis dit, la ponctuation chez Joyce, pourquoi pas?»

A dix heures moins le quart, puis à onze, les cloches carillonneront si fort et si longtemps que nous serons obligés de fermer les fenêtres. C'est la fête nationale suisse.

Lors de ce tour de table, je découvre la diversité d'origine des intervenants (Amérique, Australie, Irlande, bien sûr, mais aussi Allemagne, Italie, Roumanie, Pologne, Hongrie).

Je découvre aussi que tous les signes typographiques qui ne sont pas des lettres ont vocation à être appelés "ponctuation": cependant Ben Jonson en exclut les apostrophes.

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Qu'est-ce que la ponctuation? donnée syntaxique, stylistique, musicale, ornementale, qui varie au cours du temps, de pays en pays, et se normalise progressivement avec la diffusion de l'écrit (Fritz Senn remarque (toutes ses remarques sont des semi-boutades: plaisanteries et pistes à explorer) que la ponctuation est née lorsque les incultes se sont mis à lire: les gens cultivés, l'élite, n'avait pas besoin de ponctuation pour comprendre un texte (Serait-ce applicable à Claude Simon?)).
Ben Jonson pensait que la ponctuation régulait le souffle et rendait la phrase plus claire: comme le pensait saint Augustin, la ponctuation était destinée à éliminer de dangereuses ambiguïtés. (In petto je me dis que cela permet aussi d'en créer…) L'une des premières grammaires anglaises parle de la ponctuation comme des articulations du corps, pour Jonson il s'agit du sang.
La ponctuation hiérarchise le sens, elle met en avant ou elle réduit en dépendance des groupes de mots par rapport à d'autres.
Si les signes de ponctuation peuvent facilement être trouvés par ordinateur, la valeur ou la fonction d'un signe de ponctuation sont de l'ordre du ressenti.

Gabler pense que Joyce utilise la ponctuation pour créer le maximum d'ambiguïtés. Cette hypothèse est peut-être valable si l'on considère la façon dont Joyce résistait aux corrections.

Sans transition, mes notes continuent par une intervention de Senn: «Joke is not democratic. If people doesn't understand it, just don't explain it.»
Fritz Senn fait remarquer que la ponctuation est le fait des imprimeurs et des correcteurs qui jouent un rôle normalisateur: «Il faut déjà avoir un nom pour pouvoir imposer sa ponctuation: The Dubliners sont encore ponctués classiquement.»

C'est la mise en page qui est invoquée quand il est fait référence aux conventions de l'écriture théâtrale dans les pièces françaises au XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle. In petto je songe à certains romans de la comtesse de Ségur (Les deux Nigauds), mais je me tais, découragée par ce qu'il faudrait expliquer en anglais. Fritz Senn va chercher La Tentation de saint Antoine, où les didascalies envahissent progressivement plusieurs pages. Bref commentaire à propos de Danis Rose, qui gomme la mise en page traditionnelle de "Circé"...

Evocation aussi des problèmes de traduction: que devient la ponctuation dans les alphabets non latins? Et que faire en espagnol, qui indique dès le début de la phrase qu'il s'agit d'une exclamation ou d'une interrogation: faut-il utiliser ces marques conventionnelles, ou les omettre, afin de respecter la surprise de la fin de la phrase prévue par l'auteur?
Hélas, je n'aurai pas les réponses à ces questions fascinantes (ou du moins les réflexions, leur expérience (il me semble que Jolanta Wawrzycka traduisait Joyce en polonais et rencontrait des problèmes particuliers que je n'ai pas bien compris)); je n'aurai pas les réponses et opinions de chacun puisque je ne resterai qu'une journée sur les cinq.
J'ai pris quelques notes, et je n'attribue pas à chacun ce qui lui revient, car mes notes sont décousues. La matinée a été consacrée à des généralités sur la ponctuation (Elizabeth Bonapfel, John Paul Riquelme, Björn Quiring). Je me souviens d'un quiproquo, un "carnivalize" compris comme "cannibalize", et qui a donné lieu à une intéressante réflexion malgré ou grâce à l'erreur d'oreille.

Nous avions été prévenus que tout était fermé à Zürich le jour de la fête nationale, certains se sont chargés de trouver du pain, il restait de la salade de pommes de terre de la veille. Fritz Senn est grand amateur d'une certaine sauce/pâte indienne, dont hélas je n'ai pas noté le nom. Sur les placards, les étagères, de toutes les pièces qui ne sont pas la bibliothèques sont affichées différentes phrases notées dans des hôtels du monde entier, phrases au sens gentiment absurde du fait d'erreurs de syntaxe (le plus souvent) ou de vocabulaire. Dans les toilettes est affichée la lettre de réclamation d'un gentleman protestant contre le départ prématuré d'un train l'ayant obligé à courir après son wagon le pantalon sur les chevilles (à peu près, je résume l'esprit).
Dans la cuisine, la conversation a roulé très naturellement sur le petit-fils, Stephen, grand empoisonneur de la vie des Joyciens.
Au hasard des conversations, j'apprends que Gabler a participé aux ateliers une année sur le thème de la musique dans Joyce, et qu'il a même chanté. «Très bien, d'ailleurs, commente Fritz Senn, ce qui n'est pas le cas de tout le monde, qui de ce fait devrait s'abstenir». (Mais la formulation anglaise était lapidaire, quelque chose comme "and therefore should not" avec conviction et un sourire invisible, je l'ai encore dans l'oreille).

Lorsque nous reprenons l'atelier, une feuille circule pour organiser la journée du mercredi («merci de noter si vous serez là, et si vous serez seul ou à deux. Et si vous choisissez le plat végétarien, merci de vous en souvenir le moment venu!»). Il est prévu une sortie sur les pas de Joyce dans Zürich (mais sa maison a été détruite), un passage au cimetière, un repas au bord du lac. Où serai-je mercredi? J'ai un pincement au cœur.

L'après-midi, Bill Brockman, spécialiste de la correspondance de Joyce, nous présente ses recherches sur la ponctuation de Joyce dans ses lettres, en partant du principe que c'est sans doute le lieu où Joyce se contraint le moins, où sa ponctuation est la plus naturelle.


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Il nous explique quelques points, par exemple que Joyce était hostile aux guillemets pour signaler les citations et aimait les tirets introduits par les Français pour signaler les dialogues.
Bill nous présente un choix de lettres à la ponctuation d'une complexité croissante. Il déchiffre les lettres devant nous, nous en donne le contexte et raconte quelques anecdotes.
J'ai noté deux phrases :
JJ à HS Weaver le 11 juillet 1924: «They set the book [Portrait of the artist] with perveted comas and I insisted to their removal…»
Fritz Senn explique que les jeux sur inverted, converted, reverted sont multiples. Par exemple, perverted Jew renvoie à converted Jew.

Le 21 octobre 1932, à propos d'une menace de chantage (mais je ne souviens pas qui à propos de quoi voulait faire chanter Joyce. Celui-ci répond): "Published and be damned". Affectionately yours. Wellington.

C'était passionnant mais j'ai écouté sans prendre beaucoup de notes. Nous nous séparons vers 17 heures («Aucune raison de prolonger la séance si nous avons dit tout ce que nous avions à dire» (FS)). J'achète des cartes postales et, après avoir un peu hésité, je me fais dédicacer Joycean Murmurs. Après tout, pourquoi pas?

Annonces

Les jeudis de l'Oulipo

à la BNF à 19 heures.
Pizzas post-oulipiennes pour les volontaires

- 20 octobre 2011 : Ô les chœurs

- 10 Novembre 2011 : En avant la zizique (hommage à Boris Vian)

- 15 décembre 2011 : Opéra

- 12 Janvier 2012 : L'Oulipo invite l'Ousonmupo

- 9 février 2012 : BWV

- 22 mars 2012 : Couplains et refrets

- 12 avril 2012 : Morceaux en forme de poire

- 10 mai 2012 : Rock and roll

- 7 juin 2012 : Ce soir on improvise

Colloque des Invalides

Le 18 novembre, sur le thème "crimes et délits".
Blitzkrieg : cinq minutes d'exposé, et on coupe (puis on discute).

Structure

Je m'étonne que personne n'ait encore précisé le sens du mot structure qui surgit à tout bout de champ. Son origine est scientifique et plus spécialement chimique. C'est un «système d'organisation spatiale et temporelle des éléments impliqués qui fait de ces éléments un tout dont les propriétés nouvelles sont bien autre chose que la somme des propriétés des parties».

Marcelle Wahl au cours de la discussion suivant l’intervention de Jean Alter au colloque de Cerisy en 1971. Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux tome 1, p.68

Un monde sournois

Le qualificatif que Robbe-Grillet applique le plus volontiers à la vie comme aux êtres est l'adjectif sournois. Non pas absurde, notez-le bien, ni tragique, mais sournois.

intervention de Michel Mansuy au Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux, p.79

La critique universitaire

La critique universitaire consiste en grande partie à mettre les farfelus à la portée des innocents. L'universitaire est un peu l'intermédiaire entre les deux.

Micheline Tison-Braun au cours de la discussion suivant l'intervention de Jean Alter au colloque de Cerisy en 1971. Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux

Le Planétarium

Un titre si ambitieux a impressionné bien des critiques; on lui doit des pages sur les solitudes stellaires sur les populations sarrautiennes ou sur le rôle solaire de Germaine Lemaire.

intervention de Jean Alter au colloque de Cerisy en 1971. Nouveau Roman: hier, aujourd'hui - 1. Problèmes généraux, tome 1, p.49

Patrick Mauriès

J'ai entendu parler pour la première de Patrick Mauriès dans les commentaires quand j'ai parlé de Susan Sontag.

Je l'aurai rencontré moins d'un mois après, au cours du colloque Kitsch et arts scéniques.




toujours une photo de téléphone : Marie Pecorari, Patrick Mauriès, Isabelle Barbéris.

Nous avons assisté à une lecture par David Christoffel d'extraits du Second manifeste Camp, puis d'un court film de Benjamin Bodi et Laurent Charpentier présentant également des citations de ce livre.

Voici quelques notes prises lors de la table "ronde" (cf. photo ci-dessus) qui a suivi. Je vois peu à peu se dessiner une génération d'auteurs ou d'intellectuels que j'appelle "les enfants de Barthes", "les orphelins de Barthes" serait plus exact. Dieu que cet homme aura été et est encore aimé. J'espère qu'il le savait, qu'il l'aura su.



Comme d'habitude je renarrativise: il ne s'agit pas des mots exacts de Patrick Mauriès, mais de ce que j'en ai retenu, avec toutes les inexactitudes qui peuvent s'y être glissées.

L'idée de ce livre est venue à Patrick Mauriès lorsque celui-ci a découvert Candy darling, l'ami trans de Wahrol. C'était un être non assignable.

Pourquoi ce livre: pour garder une distance, pour restituer l'esprit du temps (le livre date de 1979), c'est-à-dire une jubilation, une ironie, une distance, et enfin pour appliquer la sémiologie (l'analyse du signe), qui était la culture du moment.

Ce livre n'est pas une satire, mais c'est malgré tout un jeu. Il développe cette idée devenue commune d'un artiste sans œuvre. Il s'appuie sur un texte de Susan Sontag. Il s'agissait d'un hommage à Susan Sontag, mais elle l'a très mal pris, sans doute parce qu'elle était en train de devenir très sérieuse en se tournant vers la politique. Ça s'est très mal passé (sourire embarrassé et rieur de Patrick Mauriès).

Selon Edward Gorey, le Camp est un vieux mot qui vient de l'argot de théâtre juif new yorkais.

Patrick Mauriès a bricolé son petit meccano (sic) sans intention de le publier et l'a donné à lire à Barthes. Celui-ci a donné le manuscrit aux éditions du Seuil sans même demander son avis à Mauriès.
C'était étonnant car Barthes était sérieux, pétri de culture classique, il n'était pas du tout dans cet esprit camp. Il a apprécié cette remise en cause.

remarque de Marie Pecorari: Pour moi le kitsch est moins ironique et le camp, davantage.

Patrick Mauriès mettrait le kitsh plutôt du côté du sublime, de l'excessif. Si le camp échoue, souvent cet échec est dû à une ambition trop grande.

Pour Isabelle Barbéris: le camp est une construction de l'éthos. Ce serait un très vieux mot français utilisée chez les anglo-saxons avant de revenir sur le continent. Le camp est plus politique que le kitsch. Le kitsch neutralisé glisse vers le dandysme.

Mauriès s'oppose à Sontag puisque pour elle le camp doit être naïf tandis que pour Mauriès il n'est jamais naïf. C'est peut-être une des raisons du mécontentement de Sontag, parce que d'une certaine façon Mauriès la traitait de naïve. Elle prenait tout cela très au sérieux.
Patrick Mauriès en a été très surpris, car les deux livres étaient différents, très liés à l'esprit du temps (1965 pour Sontag et 1979 pour Mauriès.)
Le livre a fait peur à Angelo Rinaldi. Il s'agissait d'une pseudo-philosophie se référant à la sémiologie, développant une idée, celle de la vie comme œuvre (// de l'artiste sans œuvre).

question d'Isabelle Barbéris: quelle place tient ce livre dans votre œuvre?
Patrick Mauriès — Je viens de sortir un tout petit livre Nietzsche à Nice. Il y a des choses qui reviennent, mais l'effet parodique est moins exploité.
Le second manifeste s'intéressait à des objets ordinaires.

remarque de Patrick Cardon: La revue FMR, ce n'était pas vraiment ordinaire !
Mauriès: oui... mais qui se serait intéressé à Capucci, etc ?

Patrick Cardon : Il y a un souci de rester victorien, un attrait pour cette période... La revue Le Promeneur ne s'intéressait quasiment qu'à des Victoriens...
Mauriès: oui... La période victorienne est une période de répression. La sexualité réprimée transparaît dans les lettres.

dans la salle: Y a-t-il eu des critiques qui n'ont pas vu l'ironie?
— Oui, Angelo Rinaldi, par exemple. Il y a eu une bonne réception dans les milieux de la Mode. Karl Lagersfeld commençait à créer. La Mode était en train de devenir un objet culturel, avec Kenzo, Chloé...
Ce sont des années qui ont été jubilatoires. C'était la création en s'amusant.


Le Second manifeste Camp est disponible dans deux ou trois bibliothèques en France et est introuvable. Patrick Mauriès n'a pas semblé opposé à la proposition de Patrick Cardon de le rééditer.

Jean-Yves Pranchère : Une extension de la sociologie bonaldienne ? La guerre des sexes dans la relation conjugale selon Balzac

Le lieu avait été changé au dernier moment, conséquence des manifestations étudiantes, sans doute.
Le public était nombreux pour un colloque se tenant le samedi matin, et pour une fois, plutôt jeune: la plupart des présents étaient étudiants (j'ai cru comprendre que cela faisait partie de leur cursus obligatoire: désillusion).
Quoi qu'il en soit, ce fut une très bonne journée, les intervenants se comportant enfin en professeurs, c'est-à-dire s'adressant à l'auditoire plutôt que s'enfonçant dans leurs notes.

Comme d'habitude, il s'agit de notes plus ou moins renarrativisées. Comme d'habitude, les erreurs sont à m'imputer en attendant les actes du colloque (s'il y en a. Mais je suppose qu'il y en aura.)


Comment utiliser la sociologie bonaldienne pour lire les romans de Balzac sur le mariage, la sociologie bonaldienne s'applique-t-elle?
Concernant les biens1, Balzac partage pleinement les vues de Bonald, mais quand on en vient au mariage, les opinions balzaciennes s'écartent de l'épure bonaldienne au point que la tension atteint la rupture!
Pour Bonald, l'indissolubilité du mariage est le fondement le plus important de notre société. Il a fait voter l'abolition du divorce en 1816.
Car le divorce, c'est la polygamie. On peut envisager que la polygamie soit possible en cas d'une grande austérité de mœurs, mais dans une ambiance de confort et de facilité morale, cela conduit inévitablement à une dissolution morale de la société.
Or il est difficile quand on lit Balzac de soutenir que la première des leçons de La Comédie humaine soit l'horreur du divorce et l'indissolubilité du mariage! Pour Balzac, l'adultère est un phénomène nécessaire dans une société bourgeoise. Il en fait la description à parodique dans la Physiologie du mariage, démontrant par des statistiques fantaisistes qu'il n'y a qu'une femme disponible pour trois hommes : l'adultère est donc inévitable, ce qui permet à une dame très décolletée de soutenir dans Petites misères de la vie conjugale «qu'il n'y a d'heureux que les ménages à quatre.» (Ton malicieux de l'intervenant: je viens de vérifier, la "dame décolletée" apparaît telle quelle dans le texte balzacien.)
Balzac envisage deux solutions aux maux du mariage afin de garantir l'indissolubilité du mariage :
- la fin des dots, qui transforme le mariage en échange de marchandises;
- l'émancipation des jeunes filles: il s'agit de permettre aux jeune filles de vivre librement avant le mariage, d'avoir des expériences sexuelles, afin qu'elles se marient en connaissance de cause et sachent rester fidèles une fois mariées.
Dans La Comédie humaine, la passion est mortifère, en ce qu’elle ne laisse aux individus d’autre choix que de déchoir après elle ou de mourir: voir La Femme abandonnée. Le mariage indissoluble dans les conditions de la société bourgeoise est une fiction ou un mensonge ou une torture2: «Le fait social est qu’il est à peu près inévitable qu’un lien indissoluble, formé entre deux personnes qui n’ont pas eu la possibilité de se connaître et de s’éprouver avant le mariage, et qui doivent s’entendre toute une vie dans le cadre légal d’une stricte hiérarchie qui subordonne la femme au mari, s’avère n’être qu’une fiction, un mensonge ou une torture».
Cela tient au déséquilibre dans les positions des époux: politiquement et socialement, la femme est mineure. Du côté masculin, la fidélité est un luxe inutile. Du point de vue de la femme, l'adultère est le moyen de se venger de son infériorité sociale. C'est ce que l'on voit en suivant Félix Vandenesse dans Une fille d'Eve après l'avoir vu à l'œuvre dans Le Contrat de mariage.
Dans Le Contrat de mariage, Paul a été perdu car il n'a pas su comprendre qu'il fallait mener une véritable politique conjugale. Comme le dit Balzac dans La physiologie du mariage, «la femme mariée est un esclave qu'il faut savoir mettre sur un trône». Tous les mariages balzaciens apparaissent sur fond de guerre civile larvée, la guerre civile étant une guerre menée avec civilité, et «la victoire demeure au plus adroit» (Physiologie du mariage). Bonald peut être considéré comme le premier des sociologues structuralistes. Il est sociologue au sens d’Auguste Comte qui a inventé ce mot: la sociologie suppose un point de vue holiste qui comprend la société à partir de ses structures formelles.
Balzac et Bonald se rejoignent dans le reconnaissance de l'existence d'inégalités fondamentales. Pour Bonald, ces inégalités peuvent être instituées (reconnues et organisées par les institutions) ou désinstituées. La conséquence des régimes de l'inégalité désinstituée, c'est la guerre de tous contre tous.
Bonald attaque violemment le commerce. Il existe des textes bonaldiens datant de 1796 qui rappellent certains textes de Marx et Engels dans les Annales franco-allemandes de 1844.
Cette condamnation du commerce est appliquée par extension au mariage: en désinstituant l'inégalité entre l'homme et la femme, on transforme le mariage en guerre permanente, les femmes deviennent des marchandises en circulation dans un monde où le divorce est possible et le commerce roi.

Balzac éclate les différents cas de mariages possibles et les décrit.
Finalement, le mariage heureux, c'est celui de la petite-bourgeoisie, quand le mariage est conçu comme une unité économique. Balzac peut ainsi dés-idéologiser Bonald. Le mariage ne peut se fonder sur le sentiment, il doit se fonder sur des règles sociales. Le héros idéaliste et passionné doit mourir par suicide, et celui qui défend la vérité bonaldienne, c'est le cynique du Marsay (qu'en aurait pensé Bonald?!)

Balzac ne pense pas, à la différence de Bonald, que la loi naturelle recoupe la loi sociale. Le corps est le lieu où lutte la nature, comme il est dit dans Mémoires de deux jeunes mariées. Voilà une idée impossible à trouver dans Bonald.

Balzac et Bonald se rejoignent donc dans la reconnaissance d'une inégalité fondamentale entre l'homme et la femme, et tous deux préfèrent le pacifisme des hiérarchies aux compétitions effrénées de l’individualisme.
Mais à la différence de Bonald, Balzac reconnaît l'existence d'un mouvement spiritualiste, d'une aspiration surnaturelle, il reconnaît également la pression d'une libido que la société n'arrive pas à contenir.
D'autre part, la soumission aux lois sociales entraîne une vie médiocre et plate, tandis que les cruels délices de l'idéal procurent la grandeur.
Bonald a sociologiquement raison, mais le tout de l'existence humaine n'est pas la sociologie. Balzac a dédicacé un peu malicieusement les Mémoires de deux jeunes mariées à Sand, qui l'en a chaleureusement remerciée: (citations très à peu près, je restitue le sens)
Sand : — Je suis très heureuse de cette dédicace, c'est sans doute ce que tu as écrit de plus beau. Cependant, je ne suis pas sûre de partager tes conclusions.
Balzac: — Chère, soyez tranquille, nous sommes d'accord: je préfèrerais passer une heure avec Louise qu'une vie avec Renée!



Notes
1 : La propriété est garante de l'indépendance de la famille, chaque famille cherche à agrandir sa propriété, la famille est la base de la société qui ne fait que la réfléter en plus grand, tandis qu'elle-même est un reflet de la Trinité. (principes exposés durant l'intervention précédente).
2 : phrase exacte fournie par Jean-Yves Pranchère

Bibiographie extensive recueillie à Cerisy

Dans l'ordre d'apparition dans mes notes, reclassés par catégorie.
Cette bibliographie est à la fois moins que complète et plus que complète : quand mes notes étaient floues (titre, auteur), j'ai essayé de préciser les références par des recherches sur internet, si je n'ai rien trouvé, je n'ai pas repris l'article ou l'ouvrage que j'avais noté sur mon cahier; à l'inverse, certains titres proviennent de discussion hors communication.
Il manque les catalogues d'exposition et les livres d'art laissés à notre disposition par Bernardo Schiavetta pour feuilletage. J'ai manqué d'à-propos.


Théorie

- Jean-Louis Shefer, Scénographie d'un tableau.
- Jean Petitot, "Saint-Georges : Remarques sur l'Espace Pictural" in Sémiotique de l'Espace.
- Aristote, Métaphysique.
- Luigi Pareyson, Esthétique. Théorie de la formativité (sans doute le livre le plus important de la communication de Jacinto Lageira).
- Gilbert Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information.
- Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille (L'informe selon Georges Bataille sera toujours cité comme n'étant pas ce dont on parle ici.)
- Paul Valéry, «Degas Danse Dessin».
- Saint Augustin, Les Confessions.
- Georges Bataille, «Dictionnaire critique», article «informe» in Documents.
- Atlas de littérature potentielle.
- La littérature potentielle.
- Marcel Bénabou, «La Règle et la contrainte» in Pratiques.
- Jacques Roubaud, «L'Auteur oulipien» in L'Auteur et le manuscrit.
- Friedrich Schlegel, cité dans L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand.
- Georges Perec, «A propos de la description», dans Espace et représentation. Actes du colloque d'Albi.
- Roland Eluerd, La pragmatique linguistique.
- Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et autres essais.
- Gilles Philippe et coll., Flaubert savait-il écrire ? : une querelle grammaticale (1919-1921) (trouvé dans une liste en fin d'un volume de la même collection).
- Roland Barthes, " Littérature et discontinu " in Essais critiques.
- Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art.
- Leonardo Sciascia, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel.
- Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman.
- Roland Barthes, La chambre claire.
- Jean-Claude Pinson, Habiter en poète.
- Jean Baudrillard, L'autre par lui-même (un article sur l'anagramme? A vérifier).
- Benjamin S. Johnson, "Asimetrias. Una entrevista con César Aira".
- "La nouvelle écriture" - à propos de César Aira.
- Georges Bataille, Œuvres complètes I.
- Mariano Garcia, ''Degeneraciones textuales: Los generos en la obra de César Aira.
- Laurent Jenny, "L'automatisme comme mythe rhétorique." in Une pelle au vent dans les sables du rêve.
- Ruth Lorand, Aesthetic Order.
- Jean-François Lyotard, L'inhumain, causerie sur le temps.
- Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers.
- Jean-Pierre Bobillot, Trois essais sur la poésie littérale.
- Philippe Forest, Histoire de Tel Quel.
- Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?.
- Gérard Genette, Esthétique et poétique.
- Paul Guillaume, La psychologie de la forme.
- Hervé Le Tellier, Esthétique de l'Oulipo.
- Georges Poulet, Les Métamorphoses du cercle.
- Robert Greer Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : Un Coup de dés, traduit par René Arnaud, Les Lettres, 1951.
- Jean-Nicolas Illouz, L'offrande lyrique ou L'éloge lyrique.
- Isidore Isou, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique.
- Isidore Isou, Traité de bave et d'éternité.
- Paul de Man, The Epistemology of Metaphor, in Critical Inquiry, Vol. 5, No. 1, Special Issue on Metaphor (Autumn, 1978), published by The University of Chicago Press.
- Francis Ponge, Pour un Malherbe.
- Gaston Bachelard, L'air et les songes.
- Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie.
- Miguel de Unanumo, Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança.
- Aristote, Mimésis


Prose

- Georges Perec, Je suis né.
- Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance.
- Jacques Roubaud, Le Grand Incendie de Londres. Récit, avec incises et bifurcations.
- Paul Fournel, Besoin de vélo.
- Paul Fournel, Les Athlètes dans leur tête.
- Edouard Levé, Suicide.
- Jacques Jouet, La République de Mek-Ouyes.
- Honoré de Balzac, Eugénie Grandet.
- Jean-Paul Sartre, La Nausée.
- Virginia Woolf, The Waves.
- Georges Perec, Un homme qui dort.
- Peter Handke, L'angoisse du gardien de but au moment du penalty.
- Renaud Camus, Rannoch Moor.
- Renaud Camus, Les Demeures de l'esprit.
- Maurice Roche, Je ne vais pas bien, mais il faut que j'y aille.
- Maurice Roche, Compact (en couleur aux éditions Tristram).
- William Faulkner, The sound and the Fury.
- Robert Musil, L'homme sans qualité.
- Michel Butor, Mobile.
- Harry Mathews, Conversions (conseillé par Christophe Reig, si on ne doit lire qu'un seul Harry Mathews).
- César Aira, Le Manège (conseillé par Chris Andrews, si on ne doit lire qu'un seul César Aira).
- César Aira, Les nuit de Flores.
- François Dufrêne, Le Tombeau de Pierre Larousse.
- Georges Perec, La Vie mode d'emploi.
- Marcel Bénabou, Un aphorisme peut en cacher un autre, BO n° 13, 1980.
- Jacques Jouet, Anet et l'Etna.
- Julien Gracq, La forme d'une ville.
- Jacques Jouet, Navet, linge, Oeil-de-vieux.
- Jacques Jouet, Trois pontes.
- Italo Calvino, Le Baron perché.
- Jacques Jouet, L'amour comme on l'apprend à l'école hôtelière.
- Jean-Marie Gleize, Film à venir.
- Jean-Marie Gleize, Léman.
- Jean-Marie Gleize, Les chiens noirs de la prose.
- Edouard Levé, Autoportrait.
- Miguel de Cervantes, Don Quichotte de la Manche.
- Martianus Capella, Les noces de Philologie et de Mercure.
- Aulu-Gelle, Les Nuits attiques.
- Robert Coover, Noir.
- Antoine Volodine.
- Leonardo Padura Fuente (polars à La Havane. intercours).
- Jean-Bernard Pouy, Le jour de l'urubu (intercours. Roland Brasseur m'a donné trente-six raisons d'assassiner son prochain).
- Peter Carey, La véritable histoire du gang Kelly (intercours. J'ai demandé à Chris Andrews de me conseiller un auteur australien).


Poésie

- Georges Perec, Quinze variations discrètes sur un poèmes connus (variations sur "Gaspard Hauser chante", de Verlaine).
- Jacques Jouet, Poèmes de métro.
- Jacques Jouet, Poèmes du jour.
- Timothy Steele, The Color Wheel.
- Rebel Angels: 25 Poets of the new formalism.
- Ron Silliman, Albany Blue Carbon.
- Jackson Mac Low, Thing of Beauty: New and Selected Works.
- Christian Bök, Eunoia.
- "Language" Poetries: An anthology, dir. Douglas Messerli.
- Michelle Grangaud, Gestes.
- Michelle Grangaud, Memento-fragments.
- Michelle Grangaud, Stations.
- Michelle Grangaud, Jacques Jouet, Jacques Roubaud, La Bibliothèque de Poitiers.
- Georges Perec, Les Ulcérations.
- Raymond Roussel, Nouvelles impressions d'Afrique (postface de Jacques Sivan aux éditions Al Dante. édition en couleur selon le vœu de Raymond Roussel. «Il ne faut pas couper les pages» assène Hermès Salceda sans que rien n'étaie ses dires. (Je l'ai interrogé sur ce point: il persiste)).
- Dominique Fourcade, Xbo.
- Ian Monk, Plouktown.
- Ivan Ch'Vavar, Höderlin au Mirador.
- Ivan Ch'Vavar, Post-poèmes.
- Jacques Jouet, Fins.
- Dante, Le Paradis.
- Bob Perelman, The Future of Memory d'après le film The Mandchurian candidate.
- Charles Bernstein, Girly Man.
- Charles Bernstein, Islets/Irritations.


Livres d'art et de photos

malheureusement très incomplet
- L'informe, mode d'emploi. Catalogue de l'exposition au centre Pompidou.
- Donald Kuspit, California New Old Masters.
- Denis Roche, Forestière amazonide.
- Denis Roche, Ellipse et laps.
- Denis Roche, Photolalies.
- Thibault Cuisset, La Rue de Paris.
- François Maspero, Les Passagers du Roissy-Express.
- Sophie Calle, Suite vénitienne.
- Edouard Levé, Amérique.
- Edouard Levé, Reconstitutions.
- Edouard Levé, Angoisse.
- Edouard Levé, Fictions.

Remarques préliminaires à des notes prises lors d'un congrès de patristique

Tout cela est sorti d'une discussion animée sur la culture. Les discussions sur la culture m'ennuient, personne ne parle de la même chose et on peut à peu près tout soutenir selon la façon de délimiter le sujet. Personnellement, je bénis la démocratie qui permet de choisir ce qu'on lit, voit, entend, pense (ou de choisir de ne rien lire, ni voir, ni entendre, et de ne pas penser), ce qui ne m'empêche pas de me demander ce qui émergera du XXe siècle français dans cent ou quatre cents ans — mais il n'est pas du tout évident que le monde parvienne jusque là (j'ai l'intime conviction qu'il restera très (très) peu de choses, et j'en ris comme d'une bonne revanche à l'encontre de ces artistes contemporains si prétentieux).
Je bénis la possibilité de pouvoir s'instruire sans fin dès qu'on se donne la peine (ou qu'on a la chance) de trouver les bonnes pistes. Je bénis ces bibliothèques, ces cours de langues anciennes, le Collège de France, les conférences, les expositions, les concerts. Je suis davantage frustrée par l'excès de possibilités que par le manque.

Suite à cette discussion, je proposai par boutade à un blogueur dont je partage à peu près la vision de la "culture" d'assister à ce congrès. A ma grande surprise, il accepta.


Nous avons donc assisté à deux jours et demi de conférences, soit une vingtaine de vingt-cinq minutes, par les spécialistes européens de la question.
Je ne savais rien avant d'y aller: qui étaient les Pères, quelle période cela couvrait-il, etc. J'avais renoncé à chercher, de peur de tomber sur des informations erronées.
J'ai souri en écoutant la conférence d’ouverture de François Dolbeau, La formation du canon des Pères, du IVe au IVe siècle, qui prouvait que mes questions "de base" étaient débattues entre spécialistes (souvent je rappelle aux enfant que ce qu'ils apprennent en deux heures de cours est l'objet d'études d'une vie pour quelques chercheurs (ce qui est à la fois source d'humilité et d'absence de complexes : après tout, il est normal de ne rien savoir ou pas grand chose)).

Après trois jours de conférence, j'ai appris quelques dates, j'ai entendu beaucoup de noms, je suis affolée par mon ignorance et en rage contre l'école, j'essaie d'imaginer ce qu'aurait été le monde des premiers siècles sans le christianisme (les premiers siècles ne se seraient pas appelés premiers siècles), je m'aperçois que jusqu'à la Réforme, ou au moins jusqu'à Saint Thomas, la discussion avec l'Eglise d'Orient était constante, et que Luther (1483 - 1546) a déplacé géographiquement les débats (qui ont changé de contenu) qu'il a poussés jusqu'à la guerre.
Renaissance et Réforme me paraissent ce soir davantage, ou au moins autant, à l'origine du monde actuel que la Révolution française.

Comment est-on passé de Saint Thomas (†1274) à Pascal (1623 - 1662) ? Que s'est-il passé ? (J'ai appris incidemment que Pascal était relecteur d'Augustin au XVIIe siècle comme Machiavel (1469 - 1527) l'avait été au XVe).
Luther, Gutemberg, Christophe Colomb... La Renaissance est-elle avant tout caractérisée par une ouverture (géographique et technique) au monde, comme le soutient H., et non par une redécouverte de la philosophie antique (mais de ces trois jours il ressort qu'elle n'a jamais été oubliée) et un renouveau des techniques artistiques, comme il me semble l'avoir appris entre la primaire et le lycée?


Dans un autre ordre d'idées, les études patristiques ont tout pour me plaire. Très vite, les auteurs du Moyen-Âge vont citer les Pères sans toujours indiquer leurs sources, et une partie des études actuelles est consacrées au repérage de ces citations: qui lisait qui, et pour en dire quoi ou lui faire dire quoi? Qu'a-t-on perdu d'une langue à l'autre (latin/grec), quel malentendu aurait pu être évité, les traductions sont-elles fidèles?
Et où sont les manuscrits, qu'a-t-on conservé?


Je vais mettre en ligne davantage des lambeaux de notes que des notes. C'est difficile de prendre des notes dans un domaine que l'on ne maîtrise pas: il faut tout écrire, chaque mot compte, les références sont données en latin, je ne connaissais pas les titres de la plupart des œuvres alors qu'il aurait fallu que j'ai déjà des abréviations pour chaque titre en connaissant leur auteur...
Je les mets en ligne malgré tout, d'abord parce que cela me fait plaisir, ensuite parce que j'ai l'espoir qu'elles ne soient pas si fausses que ça (incomplètes, lacunaires, ayant parfois manqué l'essentiel pour noter une remarque incidente, mais pas fausses), enfin parce qu'elles pourraient éveiller la curiosité de quelques-uns. (Il y aura sans doute des actes de colloque un jour ou l'autre).

séminaire n°6: Mireille Naturel, les mauvais sujets

Présentation traditionnelle de l'invitée par Antoine Compagnon: Mireille Naturel enseigne à Paris III. C'est une éminente proustienne. Elle a étudié la phrase longue dans Le Temps retrouvé sous la direction de Jean Milly. Elle est un pilier du bulletin Marcel Proust avec, je crois, la publication d'au moins un article par an.
Elle a fait paraître un Proust et Flaubert en 1999, réédité en 2007. Elle est secrétaire générale de la société des amis de Marcel Proust et c'est sous sa direction qu'ont lieu les ventes de nombreux manuscrits.
Elle vient de soutenir une habilitation à soutenir les recherches qui portait sur Proust et le fait littéraire, soutenance que j'ai eu l'honneur de présider. Je pense donc que nous aurons bientôt droit à un livre sur ce sujet.

***


Quand je dis "Les mauvais sujets", je ne veux bien sûr pas parler du sujet choisi cette année par Antoine Compagnon.
Je songe plutôt à Théodore, qui est devenu pour moi le personnage principal de ''La Recherche''. C'est le seul à être officiellement qualifié de mauvais sujet, mais il n'est pas le seul à représenter le mal.

Dans son Mireille Naturel contre Madame Bovary, le procureur Pinard a résumé le roman ainsi: «On l'appelle Madame Bovary; vous pouvez lui donner un autre titre, et l'appeler avec justesse Histoire des adultères d'une femme de province.» Les charges retenues sont de deux ordres: «offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L'offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l'offense à la morale religieuse dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées.»
Le procureur retient quatre scènes pour étayer son propos: «La première, ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe ; la seconde, la transition religieuse entre les deux adultères ; la troisième, ce sera la chute avec Léon, c'est le deuxième adultère, et, enfin, la quatrième, que je veux citer, c'est la mort de madame Bovary.»

Il n'y aura pas eu de procès à propos de Proust, mais étrangement, en 2007, deux livres sont parus faisant état de rapports de police mentionnant le nom de Proust.
Vous, Marcel Proust de Lina Lachgar est le journal imaginaire de Céleste Albaret. Il évoque l'hôtel Marigny rue de l'Arcade, hôtel de passe mentionné dans un rapport de police: «Cet hôtel m'avait été signalé comme un lieu de rendez-vous homosexuels...». Le nom de Proust apparaît dans le rapport de police à la rubrique... beuverie.
L'autre livre est La Loi du genre, de Laure Murat, qui s'intéresse au "troisième sexe".

Voyons comment se construit la représentation du mal dans Combray.
Elle arrive très vite, lors de l'épisode de la lanterne magique (à l'origine, cet épisode devait ouvrir le livre. Ce n'est que plus tard qu'il a été repoussé plus loin dans les premières pages). La lanterne condense la magie des légendes et des vitraux.
La première légende est celle de Geneviève de Brabant. Il s'agit d'un épisode d'"offense à la morale publique": elle est accusée,— à tort, par Golo qui est le premier méchant de La Recherche — d'avoir trompé son mari et est condamnée à mort. On l'abandonne dans la forêt avec son enfant.
C'est une histoire tout à fait différente de Madame Bovary, qui trompe son mari et se désintéresse de sa fille. Dans la légende de Geneviève de Brabant, la femme est blanchie et la mère réhabilitée.

Dans Jean Santeuil, Proust avait déjà consacré des pages à la lanterne magique, mais dans ces pages, les histoires racontées par la lanterne tiennent peu de place. C'est surtout le fonctionnement de la lanterne qui est décrit. Barbe-Bleue est nommée, référence à la fois à Charles Perrault et à Anatole France.
Barbe-bleue est nommée une fois dans La recherche du temps perdu, comme si on avait oublié de gommer son nom.
Anatole France a écrit les sept femmes de Barbe-Bleue. Proust l'évoquera en 1906 et 1919 dans des lettres à Reynaldo Hahn.1 Il existe un opéra Barbe-Bleue, d'Offenbach.
Le "cabinet des princesses" dans la version d'Anatole France rappelle le petit cabinet qui sent l'iris au début de La Recherche:
Beaucoup d’habitants de la contrée ne connaissaient M. de Montragoux que sous le nom de la Barbe-Bleue, car c’était le seul que le peuple lui donnât. En effet, sa barbe était bleue, mais elle n’était bleue que parce qu’elle était noire, et c’était à force d’être noire qu’elle était bleue.
On voit ici qu'il n'y a pas que la référence à Balzac qui explique les yeux de Gilberte.
Chez Anatole France, le petit cabinet est un lieu funeste, le lieu dans lequel ses femmes trompent leur mari.
Chez Proust, c'est le lieu du plaisir interdit, c'est aussi l'endroit d'où l'on aperçoit les tours de Roussainville.
Le vitrage de la chambre de l'enfant à des reflets rouges; le sol du cabinet des princesses est rouge, peut-être parce que le ciel se reflète sur les tapisseries. D'autres pensent que c'est la marque du crime, mais le crime de Barbe-Bleue n'est pas prouvé. Quant à la soeur Anne, «elle est mauvaise: elle n’éprouvait de plaisir que dans la cruauté.» Cependant Anatole France trouve bien des excuses aux femmes infidèles:
Hélas! si la dame de Montragoux n’avait attenté qu’à l’honneur de son époux, sans doute, elle encourrait le blâme de la postérité : mais le moraliste le plus austère lui trouverait des excuses, il alléguerait en faveur d’une si jeune femme les moeurs du siècle, les exemples de la ville et de la Cour, les effets trop certains d’une mauvaise éducation, les conseils d’une mère perverse, car la dame Sidonie de Lespoisse favorisait les galanteries de sa fille.
(Parmi les questions qu'on pose à la Société des amis de Marcel Proust, il y a celle du prénom de Mme Verdurin: elle s'appelle Sidonie.)
Le vitrage est rouge et la lanterne a des couleurs de vitrail, c'est le même glissement qui permet de passer de La Mare au diable à François le Champi.

Il me manque des transitions, mais je crois qu'il n'y avait pas beaucoup de transitions dans l'exposé de Mireille Naturel, qui avait tendance à procéder par appositions et collages. Sans transition donc, lecture du premier extrait de la feuille qu'elle nous a fait distribuer.

Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le boeuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules2.
Il y a opposition entre la grosse lampe et la lanterne, l'une rassurante et familière, l'autre inquiétante et magique. La grosse lampe ignore Golo, elle ignore le Mal. L'enfant s'identifie à Golo, au méchant, c'est l'occasion d'un examen de conscience.

On pense également au Golaud dans Pelléas et Mélisande, de Maeterlinck, qui deviendra un opéra de Debussy. Proust en écrira également un pastiche, apvec Reynaldo Hahn et lui-même dans les rôles de Pelléas et Markel.3 L'histoire est simple: dans une forêt Golaud rencontre Mélisande en pleurs. il l'emmène avec lui dans son château, où se trouve son frère, Pelléas. Avec le temps Mélisande et Pelléas tombent amoureux. Ils sont surpris par Golaud qui, fou de jalousie, tue son frère.

Quant à Butor, il sera le premier à identifier Gilbert le Mauvais et Barbe-Bleue dans Les sept femmes de Gilbert le Mauvais. (On songe également au Sept lampes de l'architecture de Ruskin.)
Dans une scène fondamentale, au moment où il le possède, il tue ce qu'il aime, comme le sultan Shéhérazade.
L'intrigue des Mille et une nuits, c'est la mort de femmes adultères plus une, qui ne meurt pas.
Il y a donc deux figures de femmes entrelacées: celle de Geneviève de Brabant, l'innocente figure maternelle, et celle de Shéhérazade, qui représente la culture et les récits.

On se souvient de la lettre de Proust à Albufera dans laquelle il détaille la liste de ses projets, et parmi ses projets se trouve "une étude sur les vitraux".4 Cette étude est un motif romanesque, un leitmotiv. Il est utilisé pour la première fois lorsqu'apparaît un peintre dans l'église de Combray qui copie le vitrail de Gilbert le Mauvais.
Le vitrail se donne à lire, entre le signe et l'image. C'est également le lieu des correspondances des couleurs, à la Baudelaire ou à la Rimbaud.

Qui est Gilbert le Mauvais? Il faut se reporter au chapitre IV du livre Illiers édité en 1907 et réédité en 2004 qui décrit le château d'Illiers. Gilbert le Mauvais a fait brûler l'église primitive d'Illiers.

Proust a quatorze ans quand il répond au célèbre questionnaire que ses écrivains préférés sont George Sand et Augustin Thierry. Quelques années plus tard, il répondra à la même question: Anatole France et Pierre Loti.
Augustin Thierry a décrit sa méthode dans sa préface au Récit des temps mérovingiens : l'unité d'impression pour le lecteur sera assurée par la réapparition de quatre personnages, Frédégonde, Hilperick, Eonius Mummolus et Grégoire de Tours. Frédégonde est décrite comme «l’idéal de la barbarie élémentaire, sans conscience du bien et du mal».
Hilperick, voulant faire comme son frère Sighebert, souhaita épouser une reine et choisit Galeswinthe. Il congédia alors sa maîtresse Frédégonde, mais la reprit peu de temps après comme concubine. La reine Galeswinthe fut étranglée. La fin du texte est la suivante:
On disait qu’une lampe de cristal, suspendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée subitement sans que personne y portât la main, et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s’éteindre. On assurait, pour compléter le miracle, que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière molle, et la lampe s’y enfoncer à demi.
Elle est reprise presque mot pour mot par Proust:
et s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme la trace d’un fossile — avait été creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait mollement céder sous elle ».5
Le prénom de la grand-mère, Bathilde, est celui de l'épouse de Clovis II. Les deux plus jeunes frères du roi s'étant rebellés, Clovis voulait les tuer, mais Bathilde préféra l'énervement (c'est-à-dire leur brûler les nerfs des jambes). On les abandonna sur une barque sur la Seine, ils dérivèrent jusqu'à une abbaye (c'est la légende des énervés de Jumiègne).

Eugène Hyacynthe a écrit en 1832 un Essai sur la peinture sur verre, où il décrit le vitrail de Saint Julien dans la cathédrale de Chartres. Flaubert y fait allusion dans la dernière phrase de La légende de Saint Julien l'Hospitalier: «Et voilà l'histoire de saint Julien-l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve, sur un vitrail d'église, dans mon pays.»
Le meurtre commis par Julien repose sur une méprise, il croit à un amant dans le lit de sa femme alors qu'il s'agit d'un jeu de lumière sur son père et sa mère.

Tante Léonie parle du vitrail avec le curé. Dans une première version, Proust avait comparé la couleur du vitrail à du sang de poulet, ce qui rappelle les «éclaboussures et [les] flaques de sang» chez Flaubert.

Il y a deux figures de la grand-mère: une pour les autres et une pour l'enfant. Ce ne sont pas les mêmes. La figure de la grand-mère vue par les autres est associée à la santé et à l'hygiène, la figure vue par l'enfant est associée à la culture.
Mais dès que j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand’mère, au cours de ces déambulations incessantes, de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire.6
La méchanceté de la tante est à rapprocher du sadisme de Françoise.
Le monde de l'enfance est celui des fleurs.
Le château sans donjon (je laisse de côté l'étude du symbole phallique!) est celui d'Illiers. Roussainville est un lieu secondaire mais c'est un lieu qui sert de point de repère. Il clôt le chapitre de Combray par une longue métaphore biblique:
Devant nous, dans le lointain, terre promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.7
L'adjectif "mauvais" est utilisé dans l'expression "mauvais sujet" mais aussi dans l'expression "mauvais temps". Il y a souvent chez Proust une correspondance entre le temps du ciel et le temps spirituel. On se rappelle le capucin (domaine spirituel) du baromètre (domaine météorologique) qui décidait de la promenade du jour.
La pluie est associée au châtiment, le soleil au pardon, comme la terre est promise ou maudite. Roussainville, ville maudite, c'est Roussainville-Gomorrhe. Et lorsque l'enfant part en promenade, quelle lecture quitte-t-il? L'Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands d'Augustin Thierry.

Les baies, les arbres, représentent le désir. Plus loin le narrateur frappe les arbres de Roussainville: il s'agit des mêmes désirs que ceux ressentis dans le cabinet qui sent l'iris.

Dans Le Temps retrouvé, on apprend de Gilberte que les ruines de Roussainville servait aux enfants pour des jeux non innocents. On apprend le rôle de Théodore et le désir de Gilberte pour le narrateur.
Jean-Pierre Richard a montré que le souterrain était le lieu du refoulé.
J'avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il était bien,!) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage.8
A Combray, Théodore remplissait plusieurs fonctions, dont celle d'enfant de chœur, de garçon de course, de mauvais sujet,... François excuse ses relations avec Legrandin car elle pense que ce sont les coutumes de ce monde-là. Le narrateur découvre que Théodore est celui qui lui a envoyé un mot de compliment pour son article dans Le Figaro. 1/ Le mauvais temps à Combray est associé à un monde cruel. La famille et l'église sont réunis dans la morale populaire de Françoise.
2/ La grand-mère fait montre d'une morale de classe, mais on assiste à un brouillage car Françoise se montre sadique à l'occasion.
3/ La morale est soutenue par la mère et par l'histoire
4/ La morale est l'instrument d'une vision: elle permet l'interprétation du vitrail
5/ La morale, c'est aussi un lieu de représentation plus personnelle. Le clocher permet une échappée. On va vers une expression plus personnelle.

Gilbert le Mauvais s'oppose à l'innocente Geneviève de Brabant. Saint Hilaire, qui est homme et femme (cf.les interprétations du curé sur ce nom), les absout. Saint Hilaire, c'est le glissement vers il/elle, c'est la corruption.


la version de sejan.

Je signale 1: à vérifier, mes notes sont incertaines.
2 : Du côté de chez Swann, Tadié t1, p.10
3 : Pastiches et mélanges, Pléiade p.206
4 : «J'ai en train: / une étude sur la noblesse / un roman parisien / un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert / un essai sur les Femmes / un essai sur la Pédérastie (pas facile à publier) / une étude sur les vitraux / une étude sur les pierres tombales / une étude sur le roman», Lettre à Albufera, 5 ou 6 mai 1908, Correspondance, Ph. Kolb, Plon, t. VIII, p.112-113
5 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.62
6 : Ibid, p.12
7 : Ibid, p.152
8 : Le Temps retrouvé, Clarac t3, p.693
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