Billets qui ont 'conte' comme genre.

Philosophie buissonnière

Quelques notes de Cerisy (en espérant ne pas être indiscrètes, sinon je mettrai ce billet hors ligne).

Jean Greisch écrit désormais des contes pour enfants de sept à soixante-dix-sept ans: «j'ai commencé l'école buissonnière une fois à la retraite», dit-il, ce qui évidemment enlève ou ajoute de la difficulté à cette activité.

Ce soir dans la bibliothèque, il nous donne quelques éléments pour éclairer sa démarche: «J'ai écrit des contes comme Schérérazade qui, dit Genette dans Figures III, raconte pour faire reculer la mort. Je n'en ai pas écrit mille mais dix-neuf, c'est un début».
Platon dans le Sophiste dit que pour commencer à penser il faut renoncer à raconter (phrase citée par Heidegger) : de mythos à logos. Mais si l'on y regarde de près, comme bien souvent les philosophes il n'a pas vraiment ni souvent respecté sa propre injonction (le mythe de la caverne, le mythe de Phèdre, etc).
Il s'agit, comme dit Ricœur, de raconter plus pour comprendre mieux.

Cette citation est reprise dans le conte dont nous entendu ensuite la lecture. Il y a toujours une ou deux citations cachées, intégrées invisiblement dans chaque conte. Ce soir dans Minerva la chouette sera cité entre autres Hegel: «gris sur gris», expression prise dans l'introduction à la philosophie du droit.

Contes polonais traduits et adaptés par Agnieszka Macias

Passé à la librairie polonaise pour acheter Gottland.
— Quoi? mais on en a déjà acheté trois ou quatre !
— Je sais, mais on n'en a aucun, je les ai tous offerts.

Près de la caisse sont exposés des livres des éditions L'école des loisirs: Contes polonais, Contes biélorusses et Contes yiddish. Je prends les trois.

La préface des Contes polonais est très intéressante et regorge de noms à peine connus par Wikipedia :
Les collecteurs de contes de la fin du XIXe et du début du XXe parcouraient la Pologne, partagée alors entre trois empires voisins, mais unie par une langue, une histoire et une culture communes.
Ils étaient animés par l'idée romantique, populaire à l'époque dans toute l'Europe, que le conte était un récit remontant à la nuit des temps et donc indépendant de la culture moderne. Leurs recherches ont eu pour effet de préserver le folklore disparaissant peu à peu avec la migration des paysans vers les villes et de fixer la langue du pays que l'on remplaçait souvent par les langues des empires souverains.

Les collectes des ethnographes polonais ont été diffusées en majeure partie dans le dadre des publications de l'Académie des sciences (Akademia Umiejętności) de Cracovie, existant grâce aux relatives libertés accordées aux Polonais vivant sous la domination de l'Empire austro-hongrois.

La plus riche est sans doute celle d'Oskar Kolberg, le plus grand, peut-être, parmi les collecteurs slaves. Son chef-d'œuvre, Le Peuple (Lud), comprenant cinquante volumes, répertorie les contes, mais aussi les croyances, coutumes, mélodies et danses polonaises, région par région.

D'autres collectes, dont les trésors se trouvent dans la présente anthologie, reflètent la culture paysanne de la Petite Pologne — terre natale de Jan Swietek, et terrain de recherche du premier professeur d'anthropologie en Pologne, Izydor Kopernicki —, de la Warmie — région dont le dialecte polonais fut étudié par Augustyn Steffe —, et de la Cujavie, où les quêtes folkloriques furent menées par Aleksander Petrow. Elles furent publiées sous forme de monographies ou dans des revues d'anthropologie et d'ethnographie comme Recueil des connaissances sur l'anthropologie du pays (Zbiór Wiadomości do Antropologii Krajowej), entre autres.

Le lecteur est invité à entrer dans le monde merveilleux, harmonieux et si souvent facétieux des contes polonais.

A.M

Le secret

Il était une fois un célèbre monastère qui passait par des temps difficiles. Ses nombreux bâtiments avaient accuilli de jeunes moines en grand nombre, et sa grande église avait résonné de chants. Maintenant, il était désert. Une poignée de moines traînaient leurs pas dans les cloîtres et louaient Dieu, le cœur gros.

À la lisière du bois du monastère, un vieux rabbi avait construit une petite cabane. Il y allait de temps à autre pour jeûner et prier. Personne ne lui adressait la parole, mais chaque fois qu'il faisait son apparition, les moines se sentaient soutenus par sa présence priante.

Un jour, le père Abbé décida de rendre visite au rabbi et de lui ouvrir son cœur. Les deux hommes s'embrassèrent comme deux frères qui s'étaient perdus de vue depuis longtemps. Le rabbi invita l'Abbé à entrer. Au milieu de la pièce, il y avait une table en bois où était posée une Bible. Ils s'assirent un long moment devant le livre. Alors le rabbi commença à pleurer. L'Abbé ne put se retenir; il couvrit son visage de ses deux mains et se mit à pleurer lui aussi. Les deux hommes se tenaient là comme des enfants perdus.

Quand les larmes cessèrent de couler et que le calme fut revenu, le rabbi leva la tête et dit: «Vous et vos frères, vous servez Dieu avec un cœur gros. Vous êtes venu me demander un enseignement. Je vais vous en donner un, mais vous ne pourrez le répéter qu'une seule fois. Après cela, personne ne devra le redire à haute voix.»

Le rabbi regarda l'Abbé droit dans les yeux et lui dit: «Le Messie est parmi vous.»

Le lendemain, le Père Abbé rassembla ses moines et leur dit: «Le rabbi m'a donné un enseigment qui ne devra jamais plus être répété à haute voix. Il m'a dit que l'un de nous était le Messie. »

Les moines tressaillirent. Qu'est-ce que cela peut bien signifier? Est-ce le Frère Jean? Ou le Père Matthieu? Suis-je, moi, le Messie? Ils furent tous fort embarrassés mais n'en parlèrent plus.

Avec le temps, les moines commencèrent à se traiter l'un l'autre avec un respect tout particulier. Il y avait maintenant parmi eux un je ne sais quoi de gentil, de cordial, d'humain. Ils vécurent comme des hommes qui avaient fini par trouver. Ils prièrent comme des hommes qui cherchaient. Avant longtemps, les gens vinrent de tous côtés pour se nourrir de leur prière. Des jeunes demandèrent de nouveau à entrer dans la communauté.

Francis Dorff, Le Don du rabbi, photocopie d'un article de revue, archives d'Oran, dossier 79.01., cité par Pierre Claverie dans Petit traité de la rencontre et du dialogue, Cerf, 2004, p.86-87

Le trésor caché à Bagdad

Pour moi, c'était un récit de Borgès, peut-être venu des Mille et une nuits. Voici une autre source, soufie cette fois (il est entendu que ce n'est pas incompatible).
Un habitant de Bagdad avait gaspillé son héritage et se trouvait dans le dénuement. Après qu'il eut adressé à Dieu d'ardentes prières, il rêva qu'il entendait une voix lui disant qu'il existait dans la ville du Caire un trésor caché à un certain endroit. Arrivé au Caire sans argent, il résolut de mendier, mais il eut honte de le faire avant que la nuit fût tombée. Comme il errait dans les rues, il fut saisi par une patrouille qui le prit pour un voleur et le roua de coups avant qu'il ait pu s'expliquer. Il y parvint enfin, et raconta son rêve avec un tel accent de sincérité qu'il convainquit le lieutenant de police. Celui-ci s'écria: «Je vois que tu n'es pas un voleur, que tu es un brave homme; mais comment as-tu pu être assez stupide pour faire un aussi long voyage en te basant sur un songe? Moi, j'ai rêvé bien souvent d'un trésor caché à Bagdad, dans telle et telle rue, dans la maison d'un tel, et je ne me suis pas mis en route pour cela.» Or, la maison qu'il mentionnait était celle du voyageur. Ce dernier, rendant grâce à Dieu que la cause de sa fortune fut sa propre erreur, retourna à Bagdad où il touva le trésor enfoui dans sa maison.

Mathnawî VI, 4206 s. ; - texte aussi cité dans : Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil coll. "Maîtres spirituels" n°41, 1977, p.16

Conversation

— Vous êtes une personne bien agaçante, dit la fusée, et bien mal élevée. Je déteste les gens qui parlent d'eux-mêmes comme vous, quand on a besoin de parler de soi, comme c'est mon cas. C'est ce qu'on appelle de l'égoïsme et l'égoïsme est une chose détestable, surtout pour quelqu'un de mon caractère, car je suis bien connue pour ma nature sympathique. Vous devriez prendre exemple sur moi.

Oscar Wilde, La fameuse fusée

Sympathie

— Qu'est-ce qu'une personne sensible ? dit la Gerbe à la Chandelle romaine.
— C'est une personne qui, parce qu'elle a elle-même des cors, marche toujours sur les pieds des autres, répondit la Chandelle romaine à voix très basse.
Et la Gerbe faillit éclater de rire.
— Qu'avez-vous donc à rire ? demanda la Fusée. Je ne ris pas, moi.
— Je ris parce que je suis heureuse, répondit la Gerbe.
— C'est là une raison bien égoïste, dit la Fusée d'un ton courroucé. Quel droit avez-vous d'être heureuse? Vous devriez penser aux autres. A la vérité, vous devriez penser à Moi. Moi, je pense toujours à moi, et je demande à tous les autres d'en faire autant. C'est cela qu'on appelle la sympathie. C'est une fort belle vertu et je la possède à un degré éminent. […]

Oscar Wilde, La Fusée remarquable
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