Billets qui ont 'film' comme genre.

Le dernier des injustes de Claude Lanzmann

Serge en avait dit du bien, Marie déteste Lanzmann, et moi j'ai le plus grand respect pour Shoah (qui est aussi une douleur pour des raisons personnelles).

Je suis donc allée voir Le dernier des injustes. C'est un film poignant, pas uniquement parce qu'il raconte l'histoire de Murmelstein et de Theresienstadt, mais parce qu'il met en scène le temps qui passe à l'échelle humaine, le Lanzmann de 2012 conversant avec le Lanzmann de 1980. Le temps devient visible, nous le contemplons dans le miroir de la caméra, et ce n'est sans doute pas le moindre mérite du film de nous faire ressentir quasi physiquement, matériellement, tout ce que nous aurions perdu si Claude Lanzmann n'avait pas mené à bien son projet dans les années 70, projet qui a abouti à Shoah.

Le vide. C'est le mot qui me vient à l'esprit quand je pense à ce film. Vide laissé par les personnages manquants, les témoins à interroger qui ne sont pas là — mais où sont-ils?
Ils sont morts, et l'on regarde les cheveux blancs de Lanzmann, sa voix traînante quand il lit les premières feuilles de son texte sur le quai de la gare de Theresienstadt (je ne suis plus si sûre que c'était cette gare), son pas lourd quand il gravit interminablement les escaliers d'une des grandes bâtisses de la ville "offerte aux Juifs" en nous racontant les vieillards jetés ici sous les toits, devant descendre et remonter dans le noir pour trouver un peu d'eau ou des latrines, désorientés et ne retrouvant plus leur bâtiment…
Et si Murmelstein fut le dernier des injustes, ou plus exactement le seul doyen de ghetto qui ait survécu à la guerre, Lanzmann est le dernier des témoins: il n'y a plus que lui désormais, tous les hommes qu'il a filmés sont morts un à un, il est le dernier écho, il marche devant la caméra, il tient la caméra, il est le dernier, il est seul, et déjà il n'est presque plus là, il est en train de s'effacer, là, devant les murs de la forteresse, tandis qu'il lit.

Il y a l'histoire de Murmelstein et il y a l'histoire de Therensienstadt, et la façon dont l'un finit par se confondre avec l'autre, aboutissant à l'aveu: «Je savais que je vivrais tant que vivrait le ghetto». Et donc Murmelstein a tout fait pour que vive Theresienstadt. Ce "donc" est-il de trop? En aurait-il fait autant si sa vie n'en avait pas dépendu? A l'inverse, en a-t-il fait trop justement pour protéger sa vie? Et de quel droit juger, nous qui sommes assis dans des fauteuils de spectateurs cinquante ou soixante ans après, et surtout, avec quels éléments?

C'est ce que nous propose Lanzmann: nous donner des éléments pour juger — à cela près que les éléments ne peuvent être présentés de façon neutre et que le spectateur sait qu'ils sont présentés dans un sens à décharge.
Comment le sait-il? Je ne me souviens plus, il me semble que je le savais par les quelques lignes que j'avais lu sur le film avant d'entrer dans la salle. Peut-être aussi étais-je favorablement influencé dans ce que j'avais lu dans Hilberg (La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, 1988), la position impossible des "doyens" des ghettos, placés "entre le marteau et l'enclume", selon les termes de Murmelstein. Je conservais le souvenir du suicide d'Adam Czerniaków; il me semblait que tous les doyens avaient fini par mourir en se suicidant ou en accompagnant un convoi d'orphelins, quand ils se résignaient enfin à ne rien pouvoir faire pour sauver les enfants (la grande obsession semble d'avoir été de sauver les enfants: en cela Murmelstein diffère, son obsession était de protéger les vieillards). J'avais oublié des figures comme le "roi" du ghetto de Lodz. (Récit de Murmelstein: «Il [un Allemand] m'a demandé: "Ça ne vous plairait pas d'être le roi des Juifs?" J'ai répondu que le dernier avait fini sur une croix, il n'a pas compris.»)

Lanzmann raconte, mais il y a des manques. On sait bien, si on a vu Shoah, que vingt ou trente ans plus tôt, qu'il serait parti à la recherche de témoins, de contradicteurs, qu'il aurait essayé de trouver des preuves "vivantes" de ce que raconte Murmelstein.
Mais il est trop tard, il ne reste que les kilomètres de bobine à monter.

Dernier séminaire

Ce dernier séminaire réunit Jean-Louis Jeannelle, Franck Lestringant, Antoine et Compagnon et Jean Rouaud (dans cet ordre devant nous). Ils vont prendre la parole tour à tour, rebondir sur un mot ou un autre.

Mes notes sont minimales, rien de très neuf n'est ressorti.

Antoine Compagnon (AC) commence par résumer les différents sémaires. Je note quelques mots sur
auquel je n'ai pas assisté, qui concernait Stendhal: «Mariella di Maïo a montré l'horreur de la campagne de Russie pour Stendhal et le silence qui l'entoure: l'horreur ne peut être relatée». (Compagnon inscrit ainsi cette intervention dans la lignée de celles qui nous ont montré les témoins se taire devant leurs souvenirs.)

Jean Rouaud (JR) intervient presque à contretemps ou contrecourant: — Là où est la souffrance, là est la littérature.
Franck Lestringant (FL) : — La souffrance ne suffit pas à créer le témoin, il faut une cause pour le martyrologue; et pour attester la cause, il faut un procès. Les protestants volaient les preuves et les publiaient, ils retourner les preuves en leur faveur. Sans preuve ni procès, les morts de la Saint-Barthélémy sont des persécutés, pas des martyrs.
AC: — Le témoignage est avant tout judiciaire.
JR: — Le témoignage a une valeur historique. Mais on peut aussi s'en servir pour faire de l'art. Par exemple, j'ai écrit sur la mort de mon père. C'est le pouvoir de l'écrivain de pouvoir mettre l'anonyme en lumière par la force poétique. On voit la différence d'approche quand on considère Germaine Tillion: elle n'est pas là pour utiliser la force poétique, ce n'est pas son approche.
On le voit avec La Trêve de Primo Levi, qui raconte son retour des camps. Il l'a écrit quinze ans plus tard. Il n'était plus dans l'urgence poétique, entre-temps il avait découvert la force poétique. Il y a de véritables pages d'ivresse poétique dans La Trêve. Si c'est un homme est écrit dans l'urgence du témoignage, La Trêve, c'est plus qu'un témoignage.

Jean-Louis Jeannelle: — Mais de quoi parle-t-on? Il s'agit soit d'une posture, soit d'un acte d'énonciation. En lisant les notes de sejan, je me suis rendu compte que l'importance chronologique n'est pas passée.
Il existe des périodes sur lesquelles nous avons beaucoup de témoignages, mais qui ne sont pas reçus: la guerre d'indochine et la guerre d'Algérie. Or les combattant d'Algérie sont nourris des rancoeurs de l'Indochine.
La guerre d'Algérie présente cette particularité que les deux camps ont écrit à peu près autant de témoignages l'un que l'autre. Pour une raison inconnue ou incompréhensible, ces ego-témoignages (égaux-témoignages) ne sont pas exploités.
Les Mémoires sont politiques; les témoignages relèvent de l'éthique.

Ici je ne sais plus qui a parlé.
??? — Qu'y a-t-il comme témoignage littéraire sur les guerres d'Indochine et d'Algérie? Jules Roy pour l'Indochine, Guyotat et Tombeau pour cent mille soldats pour l'Algérie…
JLJ: — Ils ne sont pas beaucoup lus… On les découvrira peut-être dans quelques années… il a fallu du temps avant qu'on lise les lettres des poilus…
AC: — C'est le cinéma, plutôt, qui a témoigné pour l'Algérie et l'Indochine.
JLJ: — Sans beaucoup de succès, d'ailleurs. La bataille d'Alger , c'est formidable, et pourtant cela n'a pas eu beaucoup de succès.
?? : — non… plutôt les films sur l'Indochine.

Le premier souci des survivants, c'est d'oublier. Le témoignage n'est pas un souci esthétique.

Jean Rouaud a visité aux Etats-Unis un musée des cow-boys contenant des tableaux de Remington de toute beauté qui saisissaient l'instant.
Urgence de saisir une civilisation en train de disparaître (= les indiens entre 1875 et 1915) => refus d'une réflexion d'avant-garde sur la peinture. La peinture doit témoigner, c'est le plus urgent.
AC: — Peut-on dire que l'orientalisme français reflète la même urgence, le mêm souci…?
FL: — Je pense aussi aux peintures brésiliennes… à Claude Levi-Strauss… Est-ce Lestringant ou Rouaud qui a continué sur Levi-Strauss?
Levi-Strauss voulait écrire un roman. La première phrase de Tristes tropiques est une phrase de roman.
Mais entretemps était paru L'ère du soupçon, etc : ce n'était plus possible… (AC: — D'où l'embarras des jurés du Goncourt qui aurait voulu lui donner le prix. Cela n'a pas été possible puisqu'il est réservé à "une œuvre d'invention")

JR:— L'autre jour, j'étais assis en compagnie de trois écrivains africains (noms non notés). Tous les trois avaient des pères analphabètes. Pour eux, l'urgence est de témoigner, pas de réfléchir sur la forme1.

JR: — Le témoignage n'intéresse que s'il raconte quelque chose de suffisamment tragique.
AC: — Le témoignage est une incarnation. Mais il y a aussi incarnation par la littérature.


Note
1 : remarque personnelle: Le fond de cela, en fait, est une réflexion sur le langage: à quoi sert-il?
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