Billets qui ont 'musique' comme genre.

E. Régniez à la maison de la poésie

Notre château "marche" bien, avec maintes critiques positives sur les blogs et par les libraires, dont celle-ci sur France-Culture.

Pour ma part, no spoil, je ne dirai que quelques mots: une atmosphère proche du Tour d'écrou dans les premières pages, beaucoup de travail sur le rythme et le son qui fait qu'il n'est pas étonnant que la maison de la poésie ait proposée une lecture en musique du livre.

J'arrive en retard (comme d'hab) mais à temps (comme souvent). Le spectacle est en train de commencer: un violoncelle, Sébastien Maire, un synthétiseur (à double clavier, nous fera-t-on remarquer plus tard), Julien Jolly, et une voix, Lucie Elpe. La lecture commence par «jeudi 31 mars», c'est-à-dire exactement aujourd'hui: bravo, Emmanuel Régniez, ce n'était possible que tous les six ans!

J'ai lu le livre il y a plus d'un mois. Je reconnais les mots, j'ai des sensations de manque sans être capable de repérer toutes les coupures. Y a-t-il eu ce que j'appelle in petto "le père d'Hamlet", la cigarette dans la bibliothèque? et le scandale du mensonge, a-t-il été mis en scène? Cinq jours plus tard (j'écris cinq jours plus tard) je ne sais plus, impressions fantômatiques d'un livre fantômatique, obsessions renforcées par la musique obsessionnelle. C'était une lecture très réussie, l'harmonie entre texte et musique était parfaitement réalisée (est-ce enregistré ou perdu à jamais?), lecture qui a pris garde de s'arrêter au deux tiers du livre, de ne pas dévoiler la fin, de ne pas mettre sur la piste.

La lumière se rallume. La salle est remplie et je suis surprise de la jeunesse du public: voilà qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps (voire jamais arrivé). Quelques questions. Nous apprenons que Lucie Elpe travaille au Tripode et paraît avoir un caractère bien trempé (rires dans la salle). Julien Jolly habituellement batteur travaille avec Olivier Py. Frédéric Martin monte sur scène pour dire quelques mots, E. Régniez se prête aux questions avec sa gentillesse coutumière (un peu surprise que le "gueuloir" n'évoque rien à certains). Il parle d'Eakins — les photos de la fin du livre —, de Couperin et de la musique de Barry Lyndon.

Un verre de vin plus tard, je m'éclipse.

Aller à Bayreuth

Depuis le temps que Daniel Ferrer nous en parlait, je n'ai pas résisté à ce livre trouvé par hasard à deux pas du mont des Arts à Bruxelles. La préface a des accents larbaldiens: Ô saisons! Ô châteaux !
Le progrès hérétique n'a, pour ainsi dire, eu aucune prise sur eux [Bayreuth et son festival]. Peu de choses y ont changé, dans l'esprit du moins si ce n'est dans la lettre, depuis qu'Albert Lavignac parcourait cette petite ville de Franconie, à la recherche d'anecdotes susceptibles d'égayer les arides leçons de son Voyage artistique à Bayreuth, qui, comme chacun sait, est, nonobstant sa couverture de guide touristique, tout à la fois un livre de piété pour entretenir les ferveurs des nouveaux adeptes et un catéchisme pour aguerrir les âmes récalcitrantes à la belle et grande religion naissante du wagnérisme.

Cependant, qui aujourd'hui se laisserait encore abuser sur les buts secrets de ce charmant livre, quand l'auteur lui-même, dès les premières lignes ou ayant écarté la trop moderne bicyclette, vous invite à vous rendre à Bayreuth à genoux. Vous avez, bien entendu, toute latitude pour vous soustraire à ce commode moyen de transport qui, s'il n'est pas en commun, a pourtant l'avantage, quand on y ajoute une véritable contrition, de vous faire gagner votre « ciel artistique » en vous lavant de tous vos péchés véniels occasionnés par vos débordements brahmsiens. Dans ce cas vous prendrez, sans génuflexion, tout bonnement le train, ce qui est un tantinet plus prosaïque mais n'en demande pas moins de recueillement. Car on ne prend pas à la gare de l'Est un train pour Bayreuth comme on saute dans n'importe quel tortillard. Vous vous en rendrez vite compte, dès que vous tenterez d'éclaircir auprès de cette digne et noble profession que forment les agents de la S.N.C.F. les mystères impénétrables des horaires, des correspondances et des tarifs de cette ligne privilégiée ; mystères auprès desquels ceux du Graal sont la limpidité même.

Nous n'entrerons donc pas dans le détail du prix du billet, qui, par les diverses fortunes de la monnaie et les subtiles fluctuations du coût de la vie, est passé de 111,75 francs (aller simple) en 1896 à 450 francs en 1980 ; ni ne tomberons dans le piège du billet mixte que sournoisement Albert Lavignac, n'ayant pas réussi à vous mettre à genoux, vous propose de prendre. Cette combinaison de deux tarifs différents permet d'effectuer en première classe le trajet jusqu'à la frontière et, ensuite, le reste du voyage en seconde ; ce qui, étant donné l'heure à laquelle vous saluerez la douane, implique de votre part un petit transbordement nocturne ou, avec un peu de chance, vous pourrez à loisir jouer les somnambules sur la voie ferrée. Hommages détournés mais non moins touchants pour cela au Signore Vincenzo Bellini, dont le Maître goûtait tant la musique.

Préface de Pierre Combescot à la réédition en 1980 du Voyage artistique à Bayreuth d'Albert Lavignac aux éditions Stock
C'est un guide de voyage (photos et gravures incluses) et une présentation et une analyse musicale de chaque opéra. Je ne peux m'empêcher d'imaginer Gide circuler dans Bayreuth le Lavignac à la main… A la fin du livre se trouve cette chose extraordinaire, année par année de 1876 à 1896, la liste des Français ayant assisté aux différentes représentations à Bayreuth (liste "approximative", prévient honnêtement le livre).

La sonate de Vinteuil

Dans une dédicace du Côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle en 1918, Proust énumère une longue série de modèles: la Première Sonate pour piano et violon opus 75 (1885) de Saint-Saëns; Wagner, pour L'Enchantement du Vendredi saint de Parsifal; la Sonate pour piano et violon de Franck (1886) par Enesco; le prélude de Lohengrin; une chose de Schubert; enfin «un ravissant morceau de piano de Fauré1». Selon une lettre à l'automne de 1915 à Antoine Bibesco, il s'agirait de la ''Ballade'':
…la Sonate de Vinteuil n'est pas celle de Franck. Si cela peut t'intéresser (mais je ne pense pas!) je te dirai l'exemplaire en mains, toutes les œuvres (parfois fort médiocres) qui ont «posé» [pour] ma Sonate. Ainsi la «petite phrase» est une phrase d'une sonate [pour] piano et violon de Saint-Saëns que je te chanterai (tremble!) l'agitation des trémolos au-dessus d'elle est dans un Prélude de Wagner, son début gémissant et alterné est de la Sonate de Franck, ses mouvement espacés Ballade de Fauré, etc. etc. etc.2
Proust songe peut-être à la Ballade lorsque Swann, entendant la Sonate chez les Verdurin, dans «Un amour de Swann», se souvient de la première audition qu'il en a faite un an auparavant:
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet…3
L'analyse paraît fidèle au rytme lent de la Ballade, à la course imprévue du premier thème, exposé trois fois, la troisième en un simple rappel après l'exposition du deuxième thème. Le rapprochement permet en outre de comprendre que la sonate de Vinteuil est le plus souvent jouée au piano seul dans la Recherche du temps perdu. En effet, avant la version de 1881 de la Ballade, pour piano et orchestre, Fauré avait composé en 1879 une version pour piano seul.
Or, la Ballade est sans aucun doute l'œuvre la plus originale de la jeunesse de Fauré. Dans son intérêt pour elle, il faut croire que Proust fut sensible à sa structure formelle. Voici de que Fauré en disait à son amie Mme Clerc en septembre 1879, sur le chemin de Munich, au cours d'un voyage où il devait entendre la Tétralogie:
…les morceaux de piano n°2 et n°3 ont pris une importance plus considérable grâce à un n°5 qui est un trait d'alliance entre le 2 et le 3. C'est-à-dire que par des procédés nouveaux quoique anciens j'ai trouvé le moyen de développer, dans une sorte d'intermède, les phrases du n°2 et de donner les prémices du n°3 de façon que les trois morceaux n'en font qu'un. Cela est donc devenu une Fantaisie un peu en dehors de ce qui se fait, je voudrais du moins en être sûr.4
L'équivoque de l'ancien et du nouveau est de celles que Proust soulignera souvent, chez Baudelaire par exemple. Mais le plus important est le souci d'unité dont témoigne le musicien, en des termes voisins de ceux auxquels Proust aura recours pour définir l'unité de son roman. Fauré rend compte de la construction élaborée de la Ballade: il y eut d'abord une suite de fragments ou de morceaux séparés, avant que ceux-ci trouvent leur unité. Les trois morceaux disjoints auxquels il fait allusion correspondent aux trois thèmes, un point d'orgue subsistant dans l'œuvre entre les deux premiers.
Le premier mouvement, andante cantabile, introduit lentement le thème A: souple, gracieux, ingénu, sur accompagnement d'accords, il serait celui que Proust décrit lorsque Swann se remémore, chez les Verdurin, sa première audition de la sonate de Vinteuil. Le thème B, allegro moderato, apparaît après un point d'orgue. «C'est un motif descendant, une sorte de gamme qui emprunte tout à coup des contours compliqués très "fin de siècle", écrit Jean-Micle Nectoux5. Les thèmes A et B sont ensuite développés. Suit une brève transition, andante, sur un thème d'appel C, servant à introduire le second mouvement, l'allegro central de la pièce. Son thème C' est une variation rythmique et une transformation expressive du thème d'appel C, et il le développe avec le thème B: c'est la «sorte d'intermède» qu'évoque Fauré dans sa lettre. Un court andante réintroduit alors le thème C, qui sera véritablement développé dans le troisième mouvement, l'allegro moderato final, où il s'épanouit dans des trilles, qui, bien que nullement réalistes ni descriptifs, suggèrent des chants d'oiseaux et des feuilles agitées. A cause de cette impression de forêt, l'œuvre fut rattachée à l'esthétique impressionniste. Proust ne l'ignore pas, et la première description de la sonate de Vinteuil, ou plutôt de son effet sur Swann, rappelle évidemment l'impressionnisme, en particulier dans la comparaison coloriste entre la partie de piano et «la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune6». Mais Swann va au-delà de l'impression fin de siècle et pénètre la composition élaborée de la pièce: «Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique7». De l'impressionnisme au formalisme: sachant apprécier le chef-d'œuvre de jeunesse de Fauré, datant de 1879, Proust annonce en fait les goûts de l'entre-deux-guerres, période avant laquelle la conception neuve de la Ballade de Fauré resta incomprise, ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Nectoux8. Appartenant au XIXe siècle, présentée par Fauré lui-même avec modestie, peut-être pusillanimité et sûrement ambiguïté, comme le résultat de «procédés nouveaux quoique anciens», la Ballade n'en est pas moins l'une des premières œuvres annonçant le XXe siècle: elle invente sa propre forme sans schéma préconçu, elle adopte une stucture convergente, A-B-C'-B'-C, le mouvement central développant les thèmes exposés dans les mouvements extrêmes. Ainsi l'exposition du thème C dans le finale succède à son développement dans l'allegro central. La Ballade de Fauré échappe résolument aux critiques de Proust contre l'absence de conception et d'unité des œuvres du XIXe siècle, telles qu'il les exprime dans La Prisonnière.

Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, p.58 et suivantes.



Notes :

1 : Contre Sainte-Beuve, Pléiade p.565
2 : Correspondance, t.XIV, p.234-236)
3 : Pléiade Tadié, t.I, p.207
4 : Fauré, Correspondance, Flammarion, p.96
5 : Fauré, Seuil, p.38
6 : RTP, Tadié, t.I p.205
7 : Ibid, p.250
8 : Fauré, op.cit., p.40

Trois vœux

Comme ce sont les vacances et que Paris est vide, comme ce sont les vacances scolaires et que je n'ai plus d'horaire fixe le matin, comme il fait froid, comme je n'ai pas un gros moral en ce moment, je n'ai pas courage de prendre le RER, je pars de plus en plus tard et en voiture.

L'inconvénient c'est que je ne peux pas lire. L'avantage c'est que je peux écouter la radio.
C'est pourquoi vers 19 heures j'écoutais France-Musique en sourdine, doucement en train de m'endormir dans les bouchons rue Saint-Honoré.

Il s'agissait d'une émission de jazz. Le présentateur a parlé d'une baronne, la baronne Pannonica de Koenigswarter (Quel nom! Le nom d'un papillon, ai-je entendu. Trop beau pour être vrai, on dirait du Nabokov)), qui fut mécène de nombreux jazzmen. Elle les ramenait chez elle, les photographiait et leur demandait quels seraient leurs trois vœux, si ceux-ci devaient se réaliser immédiatement (cet immédiatement me paraît une condition importante). Tout cela a été réuni en un livre chez Buchet-Chastel: Les musiciens de jazz et leur trois vœux. Apparemment il est en cours de réimpression (il devrait être à nouveau disponible vers le 7 janvier 2007).

Le présentateur a joliment commenté: «Certains vœux sont d'une grande banalité, d'autres nous font entrer dans une extraordinaire intimité avec les musiciens, trois vœux suffisent à dessiner une personnalité.»

Le coup des trois vœux m'a toujours fascinée. Tous les contes de fée prouvent qu'il faut être préparé à cette question, sinon on ne répond que des bêtises et on laisse passer sa chance.
Pendant des années j'ai eu ma liste de vœux prête, révisée régulièrement.
Je n'ai croisé nulle fée, ni crapaud, ni prince charmant.
Donc ce soir, au lieu de m'endormir dans ma voiture, j'ai refait ma liste. Elle a beaucoup changé. Finalement, je ne souhaite plus que des choses que je peux obtenir sans fée ni crapaud (mais pas mal d'efforts et d'organisation, tout de même). Sagesse ou résignation?

Élargir le champ de ses goûts musicaux (Onslow, Berwald, Pesson, Bontempo)

J’aimerais d’abord revenir sur quelque chose que j’ai dit la semaine dernière et qui m’a un peu tarabusté entretemps : à propos de Toulet dont j’ai dit qu’il était antisémite —je ne reviens pas là-dessus, c’est incontestable—, mais j’ai ajouté que c’était le cas de la plupart des écrivains français de son temps, c’est assez peu contestable également — je voudrais tout de même préciser qu’il y a quelques notables et brillantes exceptions.

Ce point réglé, nous allons passer à des domaines bien éloignés. J’aimerais parler de celui ou de celle qui essaie délibérément d’élargir le champ de ses goûts musicaux et de ses connaissances. Et celui-là ou celle-ci, il faut bien le reconnaître, n’est pas sans rencontrer quelques déconvenues en chemin, parce que très souvent on voudrait aimer tel ou tel, et peut-être qu’en musique il y a moins de grands compositeurs méconnus qu’il n’y a en peinture de grands peintres. J’ai toute une liste de grands peintres dont je trouve qu’ils sont extrêmement sous-estimés, mettons, je ne sais pas, Ravier, peintre de l’école lyonnaise, ou bien Cecco Bravo, peintre florentin du XVIIe siècle pour qui j’ai la plus grande admiration, ou bien, plus connu mais tout de même pas à sa juste place, Valentin de Boulogne, enfin peu importe, toujours est-il que, en musique, ils me semblent moins nombreux, en tout cas, dans l’époque classique et romantique, peut-être qu’aux temps baroques il y a tant de musiciens et si nombreux qu’on peut faire des rencontres passionnantes. On peut en faire également à l’époque romantique mais elles sont moins fréquentes.

Je pourrais dire que, personnellement, par exemple, j’avais toutes les raisons du monde d’aimer ou, plus exactement, de vouloir aimer George Onslow. Il se trouve qu’il est, « comme moi », si j’ose dire, auvergnat, il est même enterré à côté de mon arrière-grand-père, ce qui fait que lorsque j’étais enfant et qu’on allait sur la tombe de cet aïeul, je voyais constamment la tombe d’Onslow, qui m’intriguait ; surtout il a beaucoup vécu dans un château qui était jadis absolument extraordinaire qui s’appelle le château d’Aulteribe près de Courpière, qui était entouré de grands bois très profonds et très sombres ; il a été un peu débroussaillé aujourd’hui et d’ailleurs il est maintenant ouvert au public et je crois qu’on y voit des manuscrits et des souvenirs divers d’Onslow. J’avais vraiment toutes les raisons du monde d’aimer Onslow, en plus il y avais toutes sortes d’histoires bizarres, pourquoi s’était-il, avec ce nom anglais, cette origine anglaise, fixé en Auvergne, et c’était à la suite d’une histoire de mœurs, disent mystérieusement les biographies. Les histoires de mœurs, en général, c’est plutôt du genre sympathique, de son père d’ailleurs, pas de lui-même. Enfin vraiment j’étais très désireux d’aimer Onslow et je dois reconnaître, j’ai beau me battre les flancs, je n’arrive pas tout à fait à m’exciter très profondément sur les œuvres de George Onslow.

Cela dit, on fait tout de même quelquefois des découvertes, qui quelquefois n’intéressent pas les œuvres entières : par exemple je me souviens que les premières mesures de la sonate pour violon et piano d’Alexis de Castillon sont une des œuvres — un des passages les plus beaux que je connaisse en musique ; mais toute l’œuvre n’est pas tout à fait à la hauteur de ce début.

J’aimerais vous faire entendre néanmoins une œuvre relativement peu connue, et même on peut dire très peu connue, d’un compositeur exotique puisqu’il est suédois, Franz Berwald, qui a vécu de 1796 à 1868. Cette œuvre est le quintet n°1 en ut mineur et je trouve que c’est une œuvre très belle de bout en bout. C’est une œuvre extrêmement intelligente, ce qui n’est peut-être pas le plus grand compliment qu’on puisse faire en musique, c’est une œuvre qui est constamment allusive, qui a une aspiration très large et généreuse, mais qui ne se répète pas, qui passe constamment d’un thème à l’autre, qui n’insiste jamais, qui a un côté extrêmement pudique, élégant, et je trouve, oui, intelligent. Et c’est une œuvre aussi, encore une fois, de très riche et belle inspiration, qui d’ailleurs inspirait à Listz une très très grande admiration.

Enfin je vous en laisse juger, comme d’habitude. Voici donc le premier quintette en ut mineur de Franz Berwald par le quatuor Benthien.
Encore un mot cependant, il y a évidemment un inconvénient quant aux œuvres peu connues, c’est que les enregistrements ne sont pas toujours les meilleurs. Les plus grands musiciens ne jouent pas forcément les œuvres les moins connues. Là le quatuor Benthien n’est pas en cause, ils sont tout à fait excellents, mais l’enregistrement est un peu ancien et il n’est pas, je crois, en stéréophonie, ce qui fait que l’œuvre n’est pas exactement telle qu’on aimerait l’entendre, mais je pense que vous pourrez quand même en avoir une impression suffisante pour en juger.

[musique]

Nous venons d’entendre le premier quintette en ut mineur de Franz Berwald par le quatuor Benthien avec au piano Robert Riefling.

Je suis obligé de convenir qu’il ne s’agit guère d’une cavatine ; mais le rôle obligé de la cavatine dans cette série d’émissions va être tenu par une œuvre du jeune compositeur Gérard Pesson, Le Gel, par jeu dont l’auteur lui-même déclare qu’il s’agit d’une danse macabre — danse macabre moderne, pour flûte, clarinette, cor, marimba basse, violon et violoncelle. Le titre est emprunté à un vers d’Emily Dickinson, «The frost beheads it at its play».
Le Gel, par jeu est ici interprété par Dominique My et l’ensemble Fa qui sont les dédicataires de l’œuvre.

[musique]

Et ce Geister Sextuor, ce sextuor des Esprits, cette danse macabre pour flûte, clarinette, cor, marimba basse, violon et violoncelle, musique spectrale à sa manière puisqu’y défilent des fantômes, c’était Le Gel, par jeu de Gérard Pesson, interprété par l’ensemble Fa sous la direction de Dominique My.

Depuis plusieurs semaines j’ai une dette en votre endroit à propos du requiem de Bontempo que je n’ai pu vous faire entendre en entier ; or ce Requiem de Bontempo, Requiem à la mémoire de Camoëns, pour parler très vulgairement, a fait un malheur auprès des auditeurs de France-Musique, et j’en suis évidemment très heureux pour nos amis portugais d’une part, et également pour la mémoire de Joao Domingos Bontempo dont j’espère qu’elle s’en réjouit.

De toutes les lettre que nous a valu la diffusion de ce Requiem à la mémoire de Camoëns, la plus émouvante est certainement celle d’une dame qui s’inquiétait de savoir, une auditrice de Nantes, Madame Evelyne Guillou, qui s’inquiétait de savoir comment elle pouvait se procurer trois exemplaires de ce disque, ce qui nous a beaucoup intrigués. Renseignement pris, et renseignement donné, j’espère, nous avons appris qu’elle avait entendu cette œuvre par coïncidence alors qu’avec trois autres personnes en voiture elles revenaient de l’enterrement de quelqu’un qui leur était cher.
C’est un exemple sans doute extrêmement mélancolique, mais néanmoins favorable, malgré tout, musicalement en tout cas, de ce que j’appelle l’archi-auditeur: voilà une œuvre qui cette fois a certainement trouvé son auditeur ou son auditrice presque idéal, même si encore une fois, c’est dans de très mélancoliques circonstances.

Voici donc le dernier mouvement que nous n’avions pu diffuser il y a quelques semaines, le dernier mouvement Agnus Dei du Requiem en do mineur opus 23 à la mémoire de Camoëns de Joao Domingos Bontempo. Il est interprété par l’orchestre et le chœur de la radio de Berlin sous la direction de Heinz Rögner.

[musique]

Domaine privé : Quatuor à cordes, fétiche et cavatine - Chostakovitch

Bonsoir. Je remarque que mes illustres collègues de promotion du Domaine privé se sont bien gardés de communiquer à l’avance leur programme comme on leur demandait, alors que moi, discipliné, j’ai donné un programme, et maintenant je m’en mords les doigts, parce que l’émission que j’avais prévu pour la date du 2 avril étant essentiellement ordonnée autour du quinzième quatuor de Chostakovitch, je dois dire que si j’avais su qu’elle serait diffusée du Grand Palais, j’aurais certainement pensé à autre chose, car c’est une œuvre peu faite pour des espaces aussi grands, à cause de son caractère on ne peut plus intime.

On dit généralement des quatuors à cordes que c’est une conversation entre les instruments, mais là, il n’y a même pas de conversation. On est dans le registre de la confidence, et même peut-être, de la confidence à soi-même. D’ailleurs elle fait penser aux moments les plus intimes de l’existence, et même elle peut leur servir, peut-être aux moments d’amour. Il est toujours difficile de trouver la musique pour l’amour, peut-être que celle-là qui est pourtant au premier chef une musique pour la mort est également une musique pour l’amour. Je dirais même, puisque notre ami Vincent a parlé l’autre jour de l’orgasme, que celle-ci est assez post-orgasmique, ou post-coïtale.

C’est une musique évidemment désespérée, c’est aussi une musique du non-désir, mais éventuellement au sens positif du terme. Espoir et désir sont toujours espoir et désir d’ailleurs, d’autre chose, de quelque chose qui n’est pas là, qui n’est pas encore là, ils sont désir de métaphore, de ce qui va nous porter ailleurs, tandis que ce quatuor, ce quinzième quatuor de Chostakovitch, le dernier, lui, est pure cavatine. Il creuse l’ici. Libérés du désir, nous sommes rendus à la présence.
Camus disait qu’il n’y a rien de pire que l’espoir, peut-être qu’il n’y a rien de pire en ce sens que le désir [xxx] en ce sens uniquement, toujours est-il que là, nous n’aspirons plus à quelque chose d’autre, nous sommes peut-être, enfin, pleinement, ici. Peut-être également que l’intemporalité stylistique dont il témoigne —c’est une œuvre qui date de 1974, mais elle serait pour quelqu’un qui viendrait de la Lune bien difficile à dater— peut-être que cette intemporalité stylistique a quelque chose à voir avec ce temps retrouvé qu’elle nous donne, cette présence exceptionnelle où elle nous rend ce moment, nous ne sommes plus portés par le désir vers autre chose, nous sommes rendus à nous-mêmes ou à l’autre peut-être, mais en tout cas au présent.

J’ai un autre regret, léger regret, celui d’avoir choisi cette œuvre peut-être pour aujourd’hui, mais peu importe parce qu’au fond, l’archi-auditeur dont j’ai parlé un jour, l’auditeur idéal auquel je me rends compte on songe quand on présente des émissions à la radio, cet auditeur idéal est peut-être perdu dans quelque campagne dans l’attente, toujours plus longue en cette saison Dieu merci, de la nuit. Mon autre regret porte sur le fétiche auquel pour une fois je ne me suis pas abandonné, j’ai fait entendre cette œuvre en entier, et peut-être qu’elle est trop longue pour une écoute pleinement attentive de bout en bout. Je n’en sais rien, moi, je ne parle que de ma propre expérience.

Je crois, je l’avais déjà dit, qu’il n’y a que le fétiche qui voit bien, et bien sûr qui écoute bien, ce qui sélectionne. Les gens sans fétiche ne savent pas décrire, les gens qui ne sont pas fétichistes, quand ils vous parlent par exemple de quelqu’un qu’ils désirent, ne vous en donne aucune idée, ou plutôt ne vous en donnent qu’une idée mais aucune image. Quand elles sont poussées dans leurs derniers retranchements, elles disent « c’est tout un ensemble ». Là j’ai un investissement particulier, bien sûr, sur certains mouvements de cette œuvre, en particulier, ça tombe bien, le premier. Le premier mouvement, qui est un adagio, comme tous les mouvements de cette œuvre —cette œuvre est bizarrement, comme Les sept paroles du Christ de Haydn, que nous entendrons en partie vendredi prochain, à l’occasion du Vendredi Saint, cette œuvre est composée, c’est une rareté, de six adagios. A mon avis, le premier est peut-être le plus beau, encore que je me permets de vous recommander tout particulièrement également le nocturne, parce que les nocturnes sont très liés, je crois que nous l’avons établi au cours de cette série d’émissions, à la cavatine, le nocturne qui est je crois le cinquième, qui intervient à peu près vingt minutes après le début de l’œuvre.

Donc il faudrait écouter de manière fétichiste chacun des mouvements de ce quatuor, mais, si ce n’est pas possible, je vous souhaite tout de même des moments de plaisir particuliers. Donc voici le quinzième quatuor en mi bémol mineur de Dimitri Chostakovitch par les vaillants archets du quatuor Borodine, à qui la gloire de Chostakovitch et la gloire de sa musique de chambre doivent beaucoup.

Voilà, nous passons notre temps à remettre à plus tard de vivre pleinement, quand nous aurons fini notre livre, quand les travaux de la maisons seront terminés, quand les enfants seront pleinement élevés, quand Adélaïde ou Pierre-Antoine nous aimera, quand la belle saison sera revenue ; cette musique qui, elle, n’attend plus rien, cette musique d’au-delà du désir, c’était donc le quinzième quatuor de Dimitri Chostakovitch en mi bémol mineur par le quatuor Borodine.

Ce programme va se continuer avec une œuvre également dés-espérée, d’au-delà de l’espoir, qui est un lamento, genre bien connu —sa référence absolue étant évidemment le lamento d’Ariane de Monteverdi— ce lamento-ci qui est un lamento d’Olympia est lui tout à fait contemporain. C’est l’œuvre d’un compositeur dont pour commencer j’aime beaucoup le nom : il s’appelle Sigismondo d’India. Sigismondo d’India est tout à fait contemporain de Monteverdi, encore qu’il soit né après lui, mais il est mort avant lui ; il a vécu beaucoup moins longtemps, de 1582 à 1629, c’est un compositeur palermitain, donc ici nous passons de Mantoue à la Sicile, un aristocrate qui a vécu de cour en cour et qui a achevé sa vie à la cour du duc de Savoie à Turin.

Olympia, qui a également inspiré Monteverdi d’ailleurs, parce qu’il existe un lamento d’Olympia de Monteverdi, Olympia est un personnage du Tasse, de La Jérusalem délivrée, ici interviennent tous ces beaux noms et toutes ces géographies imaginaires, folles, constamment déplacées dont a parlé merveilleusement en son temps dans une préface à l’Arioste et non pas au Tasse Italo Calvino.

Olympia est la fille d’un roi de Frise, je crois, et elle aime un certain Bireno, où j’aime à retrouver peut-être à tort, je n’en sais rien, le nom de Biron car tous les noms des paladins, des chevaliers, des villages et des châteaux de France défilent dans l’Arioste et le Tasse souvent très bizarrement transformés, comme ce Rinaldo di Chiaramonte dans lequel il est un peu difficile de retrouver notre plus familier Renaud de Montauban.

A propos de cette géographie imaginaire, ici la pauvre Olympia est abandonnée, elle, sur une île de la côte occidentale de l’Ecosse, îles qui sont absolument superbes. J’ai un souvenir lointain de les avoir vues, de les avoir vues souvent dans mon adolescence, Rome, Iona, des îles totalement inhabitées et magnifiques et Olympia est abandonnée là. Il s’agit évidemment d’une variante du thème d’Ariane ou de celui d’Andromède, ou encore d’Angélique chez Robbe-Grillet. D’ailleurs Robbe-Grillet qui s’est tellement intéressé à l’Andromède d’Ingres, —comme quoi nous revenons à Montauban, Ingres le peintre de Montauban—, aurait beaucoup aimé la couverture de ce disque qui est un de ses agréments, je dois dire. C’est peut-être ce qui m’a séduit dans cette musique : elle est en soit très belle mais elle apporte avec elle toutes sortes d’autres plaisirs poétiques : Sigismondo d’India, son nom, ses géographies imaginaires, les îles de l’Ouest de l’Ecosse et ce très beau tableau, très étrange, qui est reproduit sur la couverture de ce disque qui est l’œuvre d’un peintre dont je dois reconnaître qu’il m’est totalement inconnu, qui peignait sans doute vers le milieu du XIXe siècle. Il s’agit de Daniel Maclise, le tableau qui s’appelle the Origin of the Harp est au musée de Manchester.

Olympia est ici interprétée par Emma Kirkby qui est accompagnée par Anthony Rooley, et donc, elle regrette désespérément, abandonnée sur son île, le départ de Bireno Bireno qu’elle appelle constamment, son nom revient très fréquemment et elle parle aussi du van disio, du vain désir ; donc une autre œuvre d’au-delà du désir, d’au-delà de l’attente, le lamento d’Olympia de Sigismondo d’India.

Domaine privé : Premier concerto pour violon de Szymanowski

Bonsoir.
Qui n’a jamais vu Michel Larigauderie interpréter dans le vide, sans violon, le cantabile de Paganini qui sert d’indicatif à cette émission n’a jamais rien vu. Et pour le remercier de superviser avec tellement de gentillesse et de patience à mon égard cette série d’émissions, nous allons lui donner une œuvre pour violon on ne peut plus violonistique — on dit ça ? — qui est certainement un des grands concertos de violon du XXe siècle. (Je crois que pour les concertos du XXe siècle, le pluriel est concertos tandis que pour les concertos baroques le pluriel est concerti, n’est-ce pas? Il me semble que c’est ça la règle.) Enfin, c’est un des grands concertos de violon du XXe siècle, le concerto de Karol Szymanowski, qui date de 1915.

C’est une œuvre qui commence avec un tout petit peu d’agressivité, encore que très très mesurée, mais qui ensuite tombe dans un lyrisme absolument échevelé, auquel, personnellement, je suis, je dois le dire, extrêmement sensible. Il n’est pas exclu que quelques fois elle soit au bord de ce que nous appellerions le too much, mais dans l’ensemble c’est une œuvre extrêmement tenue que je trouve très émouvante. Ce n’est pas une cavatine, non, ce n’est pas une cavatine. C’est l’objet d’une élection fétichiste de ma part, certainement, parce que c’est une œuvre que j’entends souvent avec beaucoup de plaisir, et pour rester dans la cohérence de cette série d’émissions, c’est tout de même un nocturne, puisqu’elle est inspirée par un poème de Micinsky qui s’appelle Une nuit en mai.

Je m’étais laissé dire, ou j’avais lu dans le défunt Gai Pied, que cette œuvre avait été dédicacée à un violoniste qui était, comment dit-on, l’amant de Szymanowski, en somme. On me dit qu’il n’en est rien, enfin que ce point n’est pas assuré, peu importe. Je dois dire que j’aimais assez cette idée de la dédicace à un être aimé d’un concerto de violon, parce que beaucoup de compositeurs ont dédié ou ont écrit pour les femmes qu’ils aimaient, ou peut-être les hommes, ou les garçons, des œuvres lyriques, des œuvres d’opéra, mais le rapport, le rapport amoureux, ou le rapport aussi physique, impliqué par l’écriture d’une œuvre pour violon, qui concerne en somme le corps tout entier, qui prévoit de prévoir la pose, la situation du corps, les attitudes, me paraissait très émouvante. Enfin, je ne sais ce qu’il en est historiquement de ce point qui est d’une importance, je le reconnais, secondaire.

L’inspiration de l’œuvre est légèrement orientalisante, me semble-t-il, par moments. D’ailleurs Szymanowski est l’auteur de ces merveilleuses chansons d’Hâfiz, qui sont légèrement antérieures au premier concerto. Il y a une tendance à se tenir dans l’extrême aigu du violon qui est un peu… straussienne, enfin, cette façon de se maintenir dans le suraigu fait penser au traitement de la voix, par exemple chez Strauss, mais c’est tout à fait le seul rapport avec Strauss, parce que, à ce point près, cette musique n’a pas grand rapport avec Strauss. Enfin c’est une musique, tout simplement, que je trouve incitatrice à la rêverie, à la rêverie heureuse, d’ailleurs, et que j’ai plaisir à vous faire entendre.
Voici donc le premier concerto pour violon de Karol Szymanowski, par par Wanda Wilkomirska, violon, et l'orchestre national philarmonique de Varsovie.

Les auditeurs de France-Musique sont gavés cette semaine d’Alexandre von Zemlinsky grâce à l’émission de Stéphane Goldet et le concert d’hier soir qui a permis d’entendre justement la Symphonie lyrique retransmise du Concertgebow d’Amsterdam, dans une interprétation qui avait peut-être pris exagérément le… du bon beurre hollandais, moi je trouve que la symphonie lyrique doit conserver euh…. quelque chose que j’appellerais volontiers chlorotique ! : par exemple, madame Julia Varady a un côté vierge folle que je trouve assez satisfaisant, une voix à la fois nerveuse et… en tout cas beaucoup moins épaisse que la chanteuse d’hier, qui chantait bien mais qui me semblait moins adéquate dans ce rôle.

Ce que je voulais vous faire entendre (je l’avais inscrit à ce programme depuis longtemps) était le quatrième mouvement, le quatrième lied de la Symphonie lyrique. Je crois que je vais dire un mot aussi des paroles qui sont magnifiques. Quand j’étais enfant, ma sœur m’avait offert une collection absolument merveilleuse de tous les prix Nobel de littérature, ce qui fait que j’étais fou de gens les plus inattendu, d’un tas de scandinaves genre Verner von Heidenstam, Karl Gjellerup; et dans cette liste il y avait aussi Rabindranath Tagore, qui est l’auteur des poèmes qu’on entend dans la symphonie lyrique, et par exemple de ce que chante la femme dans ce quatrième mouvement, Sprich zu mir Geliebter. Evidemment, ce que je vais vous donnez est retraduit de l’allemand et on est bien loin du bengali: «Parle moi,mon amour, Dis moi les mots que tu chantais, La nuit est sombre, Les étoiles sont perdues dans les nuages, Le vent soupire à travers les feuilles,…» etc, etc

Pourquoi aimes-t-on les œuvres musicales? Pour des raisons qui ne tiennent pas toujours exclusivement à leurs qualités intrinsèques. Je crois qu’on peut élaborer une théorie esthétique de la boule ou du nid d’oiseau : il y a une accumulation d’idées, de caractères, qui sont là, encore, grâce aux vésanies dont je parlais l’autre jour, «ces œuvres chargées de vésanies» selon l’expression de Bachelard. L’œuvre que je vais vous faire entendre maintenant, dont je soupçonne qu’elle ne vous est pas extrêmement familière, n’est pas absolument un chef d’œuvre, encore que ce soit une œuvre de très bonne venue, je trouve, surtout peut-être si l’on considère qu’elle est l’œuvre d’un garçon de dix-sept ans, Luis de Freitas Branco. Elle a été composée (voilà: je trouve que tout ce qu’on peut dire d’elle fait rêver) elle a été composée aux Açores, elle a été achevée le 1er janvier 1908 par ce jeune Freitas Branco, qui l’avait appelée Sur une lecture d’Antero de Quental, la référence étant évidemment Sur une lecture de Dante de Liszt. Freitas Branco avait écrit trois poèmes symphoniques sur une lecture d’écrivains portugais, une sur une lecture de Julio Dinis, une autre sur une lecture de Guerra Junqueiro.

Cet Antero de Quental est l’un de ces merveilleux poètes portugais qui sont des annonciateurs en quelque sorte de la gloire de Fernando Pessoa, tous ces Cesario Verde, Antonio Nobre… Antero de Quental, qui est le grand poète des Açores, qui est à la fois un peu Baudelaire, un peu Nerval, qui s’est suicidé aux Açores… Il en est question, beaucoup, dans ce livre merveilleux de Antonio Tabucchi qui s’appelle Donna di Porto Pim, ce livre tellement larbaldien, qui est à la fois un roman, une méditation sur les voyages, sur les lieux (sur les Açores en l’occurrence), sur la lecture, sur la littérature en général… Je dois dire que toutes ces choses s’accumulent dans le goût que j’ai pour ce poème symphonique Antero de Quental de Luis Freitas Branco, qui est en soi une œuvre évidemment très wagnérienne. C’est la première œuvre du wagnérisme lusitanien et qui, je trouve, est extrêmement émouvante, en raison peut-être de toutes ces associations que j’y apporte moi-même, avec les Açores, avec Tabucchi, avec Antero de Quental, avec Pessoa lointainement…

Voici donc le poème symphonique «Sur une lecture d'Antero de Quental» de Luis de Freitas Branco par l'orchestre philarmonique de Budapest. Avouez que ce caractère inattendu ajoute encore au moins au pittoresque de la chose et de l’œuvre.

[musique]

Vous venez d’entendre le chef d’œuvre du post-wagnérisme açoréen, le véhément et océanique poème symphonique Sur une lecture d’Antero de Quental composé en 1908 par le jeune Luis de Freitas Branco. Après tout, Richard Wagner lui-même, en 1854 ou 1855, a hésité pendant quelques semaines à accepter la proposition de l’empereur Pierre II du Brésil, qui lui offrait la direction de l’opéra de Rio de Janeiro. Si l’on songe combien la face du monde aurait été changé, le festival de Bayreuth aurait lieu à Rio de Janeiro, ou à Petropolis, ou à Manaos,… Enfin toutes ces supputations font qu’il n’est pas si déplacé, après tout, que des œuvres composées aux Açores au tout début du siècle aient un caractère lointainement parsiphalesque… Pourquoi le château du Graal ne serait-il pas à Porto Pim ?

Voici le quatrième mouvement de la Symphonie lyrique d’Alexandre von Zemlinsky par Julia Varady et l’orchestre philarmonique de Berlin sous la direction de Lorin Maazel.

Ni fétiche ni cavatine

Nous avons placé cette série d’émission sous l’instance du fétiche et de la cavatine. Aujourd’hui, j’aimerais vous faire entendre une œuvre dont on ne pense pas qu’on peut dire qu’elle est une cavatine car elle est trop longue. J’aurais aimé vous la faire entendre en entier, car c’est une œuvre que j’aime de bout en bout, et peut-il y avoir un goût fétichiste pour une œuvre entière? Non probablement pas, parce que le fétiche, par définition, prend la partie pour le tout. Là, il n’y a pas de partie de plaisir, si on peut dire, pour une œuvre assez austère d’inspiration puisqu’il s’agit d’un requiem. C’est donc une œuvre que je trouve magnifique de bout en bout, c’est une œuvre fétiche.

Nous n’aurons pas le temps d’écouter le dernier mouvement. Il s’agit du Requiem à la mémoire de Luis de Camoëns de Joao Domingos Bontempo.

Bontempo est le contemporain presque exact de Beethoven, de Cherubini. Il a vécu de 1775 à 1842. Il a connu de son temps une très grande réputation, à la fois comme pianiste et comme compositeur et il est tombé dans un oubli qui est un peu plus que relatif. Je me sens une très grande responsabilité car je me demande même si ce Requiem à la mémoire de Camoëns ne connaît pas ici et maintenant sa première audition française sur les ondes d’une radio française (enfin, si je me trompe, je suis sûr que quelqu’un se fera un plaisir de me le signaler).

Ce Bontempo a eu une existence qui frappe un peu par des aspects curieusement contemporains, contemporains de nous, je veux dire, qui pose des problèmes qui sont toujours des problèmes d’aujourd’hui. Il a eu la malchance de devoir faire la plus grande partie de sa carrière à l’étranger parce qu’il venait d’un pays, le Portugal, qui n’offrait pas la possibilité de s’exprimer ou tout simplement de trouver ses moyens d’expression. Je pense que le problème se pose encore aujourd’hui, on peut le poser d’ailleurs en terme de champ, comme dirait Pierre Bourdieu, le Portugal de la fin du XVIIIe siècle, en tant que champ culturel et plus spécialement musical, n’était certainement pas favorable à la formation et à l’expression d’un compositeur de niveau international. Il n’y avait pas d’auditeurs assez nombreux, il n’y avait pas d’école qui puisse former un musicien international, donc Bontempo a fait une grande partie de sa carrière à l’étranger, à Paris où il était sous l’Empire. J’aime à penser qu’il a pu entendre en 1804 la fameuse première audition française du Requiem de Mozart (ce sera d’ailleurs la dernière audition avant 1840), et ensuite à Londres.
Autre aspect assez contemporain pour nous de la carrière, ou tout simplement de la vie, de Bontempo : de grands malheurs politiques. Parce qu’il était portugais et ô combien légitimement travaillé par la nostalgie de son pays, la saudad, il a fait plusieurs tentatives pour retourner au Portugal, une en 1814, en 1816, et la 1820, la bonne, ou la mauvaise. En tout cas ensuite il y est resté, mais il a eu beaucoup de malchance, parce qu’il a été pris dans une guerre qui a beaucoup occupé les esprits dans les années 20 du XIXe siècle, on s’en souvient mal aujourd’hui, la guerre civile portugaise entre don Miguel et sa nièce la petite reine Dona Maria, et la lutte des absolutistes et des libéraux. Le pauvre Bontempo, qui avait vécu à Londres, en France, était bien entendu libéral, et il a passé cinq ans de sa vie, c’est ça que je trouve assez moderne, réfugié, enfermé, au consulat de Russie à Lisbonne. Il n’en est sorti qu’en 1833.
L’œuvre que nous allons entendre a été écrite en 1817, 1818. Elle est donc tout à fait contemporaine du Requiem de Cherubini. Il me semble que c’est entre Beethoven et Cherubini qu’il faut placer Bontempo. La musique de Bontempo est moins savante que celle de ces deux maîtres mais elle a un caractère tout à fait particulier de majesté et de poésie, c’est un requiem il ne faut pas oublier, à la mémoire de Camoëns, c’est un grand requiem marin.

Je me permets de dédier cette audition à tous les Portugais de France.
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.