Billets qui ont 'philosophie' comme mot-clé ou genre.

Le conflit comme responsabilité

S'il [un homme] récusait sa tâche particulière sous prétexte qu'elle est en conflit, ou au moins en concurrence avec les intérêts que d'autres représentent, il trahirait des frères et des enfants, il abandonnerait sa fonction, particulière mais nécessaire à tous — et cela au nom d'un universalisme utopique. En cessant de cultiver la portion de terre qui lui est confiée et en croyant mieux travailler ainsi pour tous, il cesserait tout travail puisqu'il n'y a de travail que particulier. Pour éviter les tensions qu'entraînent ses devoirs envers quelques-uns et pour reconnaître ainsi les droits de tous, il poserait comme principe d'une charité (ou d'une justice) universelle idéale la négation de la charité effective due à son prochain immédiat. A se vouloir le témoin de l'universel, il se prendrait pour un Dieu responsable du tout, alors qu'il est seulement responsable de la part que lui alloue sa condition d'homme. Les hommes sont en conflit précisément parce qu'ils ne sont pas des dieux: tout ne dépend pas de chacun d'eux, mais seulement cela.

Michel de Certeau, L'Etranger (ou l'union dans la différence), p.24-25, Desclée de Brouwer, Paris 1991

De Narnia à Hegel en un coup

Selon l'évidence énoncée par Platon, on ne reconnaît que ce que l'on a déjà rencontré : ainsi la dimension christique des Chroniques de Narnia ne peut-elle être perceptible qu'à un chrétien :
Le nom de Dieu y est tu. Mais le silence qui est fait sur son nom libère aussi le champ d'une reconnaissance. L'œuvre contraint ainsi l'interprétation théologique. Elle peut être lue athéologiquement par celui que nulle connaissance du monde de la foi n'habilite à reconnaître, dans le monde de la féerie, un reflet du monde de la foi. Mais ce ne sera pas une lecture plénière ; celle-ci exige en effet une fusion des horizons (comme l'exige toute lecture), et c'est bien l'horizon du monde de la foi (et non pas simplement celui du monde de la vie, ou de la conscience de l'homme contemporain, etc.) qui doit s'y fondre avec celui de l'œuvre. Le Christ pseudonyme de Lewis, et son Dieu anonyme, ne sont déchiffrables que si les noms de Dieu et du Christ ont déjà été prononcés.

Jean-Yves Lacoste, Narnia, monde théologique ?, p.27
Ce qui est vrai pour un conte de fée l'est aussi pour un texte philosophique. Entre avènement de la raison et Parousie, quel écart ? Lire Hegel quand on est chrétien c'est se trouver sur un chemin balisé de signes de reconnaissance, signes invisibles à celui qui ne les connaît pas.
Un parallèle peut être éclairant, quoiqu'un peu peu surprenant. Nul ne peut aujourd'hui douter que la théologie trinitaire et la christologie soient le secret de la Logique de Hegel. Le principe de sa dialectique de l'être, de l'essence et du concept (qui décrit la vie concrète de l'esprit) est la médiation, qui est réconciliation. Et le fond de la médiation logique, la dernière instance de la fondation, est bel et bien l'œuvre trinitaire et christologique dans laquelle l'Absolu pose dans l'être l'autre que lui, et se le (ré-)concilie. Il importe peu que la théologie d Hegel ait ses déficits. Il importe en revanche qu'une structure christologique et trinitaire puisse être déployée sans que le savoir positif de la foi ne soit explicitement convoqué au lieu de ce déploiement. Du coup, la Logique s'expose elle aussi à une lecture athéologique : un bref coup d'œil à l'histoire des études hégéliennes suffit à le monter.

Ibid., p.27

La philosophie

«Die Philosophie aber muss sich hüten erbaulich sein zu wollen», écrit Hegel dans la préface de sa Phénoménologie de l'Esprit; mais y eut-il jamais philosophie qui voulut s'en garder vraiment? Enseigner n'est ce pas déjà édifier? Et «le plus important», est-ce bien un objet d'enseignement?

Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, "Sur les rives de l'Ilissus", éd Non Lieu, 2017, p.21

La foi de Jonas et d'Arendt

Nous eûmes par la suite une conversation que je n'ai jamais oubliée. Nous passions la soirée chez elle, Lore et moi, avec Mary McCarthy et une amie à elle qui vivait à Rome, catholique croyante comme il apparut bientôt. Elle s'intéressait vivement à moi et me provoqua en me demandant à brûle-pourpoint: «Croyez-vous en dieu?» On ne m'avait jamais posé la question de manière aussi directe — et cela venant d'une presque étrangère! Je la considérai d'abord perplexe, je réfléchis puis dis — à ma propre surprise: «Oui!» Hannah [Arendt] sursauta — je me souviens de son regard presque épouvanté sur moi. «Vraiment?» Et je répliquai: «Oui. Finalement oui. Quel qu'en soit le sens, la réponse "oui" se rapproche plus de la vérité que le "non".» Peu de temps après je me trouvais seul avec Hannah. La conversation revint sur dieu et elle déclara: «Je n'ai jamais douté d'un dieu personnel.» Sur quoi je dis: «Mais Hannah, je ne le savais pas du tout! Et je ne comprends pas pourquoi, l'autre soir, tu as eu l'air tellement stupéfaite.» Elle répondit: «J'étais très ébranlée d'entendre cela de ta bouche, car je ne l'aurais jamais pensé.» Ainsi nous nous étions surpris l'un l'autre par cet aveu.

Hans Jonas, Souvenirs, p.259

Philosophie buissonnière

Quelques notes de Cerisy (en espérant ne pas être indiscrètes, sinon je mettrai ce billet hors ligne).

Jean Greisch écrit désormais des contes pour enfants de sept à soixante-dix-sept ans: «j'ai commencé l'école buissonnière une fois à la retraite», dit-il, ce qui évidemment enlève ou ajoute de la difficulté à cette activité.

Ce soir dans la bibliothèque, il nous donne quelques éléments pour éclairer sa démarche: «J'ai écrit des contes comme Schérérazade qui, dit Genette dans Figures III, raconte pour faire reculer la mort. Je n'en ai pas écrit mille mais dix-neuf, c'est un début».
Platon dans le Sophiste dit que pour commencer à penser il faut renoncer à raconter (phrase citée par Heidegger) : de mythos à logos. Mais si l'on y regarde de près, comme bien souvent les philosophes il n'a pas vraiment ni souvent respecté sa propre injonction (le mythe de la caverne, le mythe de Phèdre, etc).
Il s'agit, comme dit Ricœur, de raconter plus pour comprendre mieux.

Cette citation est reprise dans le conte dont nous entendu ensuite la lecture. Il y a toujours une ou deux citations cachées, intégrées invisiblement dans chaque conte. Ce soir dans Minerva la chouette sera cité entre autres Hegel: «gris sur gris», expression prise dans l'introduction à la philosophie du droit.

Incommensurable

Une discussion sur FB à propos de la différence homme/femme (différence incommensurable ou pas?) m'a rappelé quelques réflexions lors de ma lecture de Taubes durant l'été 2013, réflexions ébauchées et mal assurées que je n'avais pas alors pris la peine de mettre par écrit.
Je vais donc les livrer maintenant, après avoir au préalable cité Taubes puisque ma réflexion s'appuie sur la sienne.

Il s'agit d'un texte qui apparaît dans les annexes du livre La théologie politique de Paul qui est lui-même un livre posthume, transcription de conférences données par Jacob Taubes dans le cadre d'un colloque en février 1987, peu avant sa mort.

Ce texte s'intitule «La religion et l'avenir de la psychanalyse»1. Les passages en italique sont des citations de Freud. J'ajoute des sauts de lignes entre les paragraphes pour faciliter la lecture à l'écran.
[…] Et dans la mesure où la généalogie de la culpabilité représente aussi l'histoire de l'origine de la société humaine, Freud se voit obligé, contre sa propre idéologie, de décrire le rôle décisif joué par la religion dans les origines de la société et ses formes historiques. La structure de la société se fonde sur un crime originel et sur la pérennité de rites et de coutumes qui en symbolisent l'expiation. «Le totem passa d'une part pour l'ancêtre physique et l'esprit protecteur du clan, il devait être vénéré et ménagé; d'autre part, il fut institué un jour de fête où on lui réserva le destin qu'avait trouvé le père primitif. Il fut tué et dévoré en commun par tous les membres du clan (repas totémique, selon Robertson Smith). Ce grand jour de fête était en réalité une célébration triomphale de la victoire des fils associés sur le père2

Même si le destin originel du Père primitif a bien été oublié au cours des milliers de siècles, l'acte originel survit encore, selon Freud, dans l'inconscient de l'humanité sous des formes déguisées et réprimées. Depuis que cet acte originel a été commis, l'homme est hanté par la culpabilité, et «qu'on ait mis à mort le père ou qu'on se soit abstenu de l'acte, cela n'est vraiment pas décisif, dans les deux cas on ne peut que se trouver coupable3». Ainsi, l'histoire de l'humanité apparaît-elle comme une histoire de la «culpabilité originelle» de l'homme. La société doit susciter et cultiver un sentiment de plus en plus grand de culpabilité. «Ce qui fut commencé avec le père s'achève avec la masse. Si la culture est le parcours de développement nécessaire menant de la famille à l'humanité, alors est indissolublement lié à elle, comme une conséquence du conflit d'ambivalence inné, comme conséquence de l'éternel désaccord entre amour et tendance à la mort, l'accroissement du sentiment de culpabilité, porté peut-être à des hauteurs que l'individu trouve difficilement supportable4

III


Depuis Paul et Augustin, jamais un théologien n'avait défendu une théorie du péché originel aussi radicale que celle de Freud. Depuis Paul, personne n'a poursuivi plus clairement ni souligné plus fortement que Freud la nécessité d'expier le péché originel.

Ce n'est pas de la spécultation que de dire que Freud a élaboré son œuvre, sa théorie et sa thérapie par analogie avec le message que Paul a délivré aux païens. «Paul, juif romain de Tarse, s'empara de ce sentiment de culpabilité et le ramena correctement à sa source historique primitive. Il nomma celle-ci le "péché originel"; c'était un crime contre Dieu qui ne pouvait être expié que par la mort. Par le péché originel, la mort était entrée dans le monde. En réalité, ce crime digne de mort avait été le meurtre du père primitif, plus tard divinisé. Mais on ne rappela pas l'acte du meurtre; à sa place on fantasma son expiation, et c'est pourquoi ce fantasme pouvait être salué comme une nouvelle de rédemption (évangile)5

Freud pénètre profondément la dialectique entre faute et expiation, qui constitue l'un des motifs centraux de la théologie de Paul. Selon Freud, Paul était «au sens le plus propre du mot, un homme religieux; les traces obscurs du passé guettaient dans son âme, prêtes à faire une percée dans des régions plus conscientes6».

Alors que la religion mosaïque n'allait guère au-delà de la reconnaissance du Père ancestral, Paul, en poursuivant le développement de la religion mosaïque, est devenu son destructeur. La religion mosaïque avait été une religion du Père, alors que Paul a été le fondateur d'une religion du Fils. «Il dut certainement son succès en premier lieu au fait que, par l'idée de rédemption, il conjura le sentiment de culpabilité de l'humanité7».

Ce n'est sans doute pas par hasard que Freud, chaque fois qu'il discute le message de Paul, se place du côté de l'apôtre en «justifiant» son message de rédemption. Dans la religion de Moïse (qui, pour Freud, représente le cas typique de la religion en tant qu'autorité), il n'y a nulle place pour «une expression directe de la haine meurtrière du père8».

C'est la raison pour laquelle la religion de Moïse et des prophètes n'a fait qu'accroître la culpabilité de la communauté. «La Loi et les prophètes» ont chargé l'homme du sentiment de culpabilité. Ce que Freud trouvait significatif, c'était donc que l'éclairage du poids de la culpabilité procède d'un juif. «Si nous laissons de côté toutes les approximations et préparations qui eurent lieu ça et là, ce fut quand même un homme juif, Saul de Tarse, qui se nommait Paul en tant que citoyen romain, dans l'esprit duquel la découverte se fraya un chemin pour la première fois: " Nous sommes si malheureux parce que nous avons tué Dieu le Père." Et on comprend sans peine qu'il ne put appréhender cette part de vérité autrement que sous le déguisement illusoire de la Bonne Nouvelle […]. Cette formulation ne mentionnait bien entendu pas la mise à mort de Dieu, mais un crime qui devait être expié par le sacrifice d'une vie ne pouvait avoir été qu'un meurtre. Et l'assurance que la victime avait été le fils de Dieu constituait le chaînon intermédiaire entre l'illusion et la vérité historique, cette foi nouvelle renversa tous les obstacles9».

Ce qui fascinait Freud dans le message de Paul, c'est l'aveu implicite de culpabilité contenu dans la Bonne Nouvelle. L'Evangile était en même temps un dysangile, la mauvaise nouvelle du crime originel commis par l'homme. […]

Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil 1999, trad. Mira Köller et Dominique Séglard, p.183-185.

D'autre part en 1928 Freud écrit un article, Dostojewski und die Vatertötung, soutenant que les plus grandes œuvres de la littérature occidentale traitent de parricide: Œdipe, Hamlet, Les frères Karamazov.

Ma thèse est que si l'on accepte l'hypothèse freudienne — et paulinienne? — d'un homme tenu par la culpabilité originelle du meurtre du père, alors la femme n'est tenue par aucune culpabilité originelle.
(Remarque: il n'est pas possible dans le contexte antique ou juif de soutenir que "homme" vaut pour "homme et femme".)

«Si le destin originel du Père primitif a bien été oublié au cours des milliers de siècles, l'acte originel survit encore, selon Freud, dans l'inconscient de l'humanité», et dans ce cas, ce qui survit également dans les inconscients, c'est que la femme n'est coupable originellement de rien, ce qui expliquerait le ressentiment de l'homme à son égard, ressentiment qui s'apparenterait à de la jalousie: en se retirant des enjeux de pouvoir, la femme s'est également retiré du lieu du crime. Nul besoin pour elle de tuer le père, elle n'était pas concernée.

Cependant, si elle n'est pas originellement coupable, elle peut le devenir, et cela, non dans une responsabilité par rapport au Père, mais par rapport au Fils (ou aux enfants — puisque sa condition est toujours au présent, il est possible de l'actualiser selon les modalités contemporaines): c'est en donnant naissance que la femme devient coupable, coupable d'apporter la mort en même temps que la vie, coupable de donner la vie à un être condamné à mourir. Notons que cette responsabilité écrasante se vit au quotidien et non plus sur le mode fantasmatique, contrairement au meurtre du père: si la femme n'est pas originellement coupable, en devenant mère elle devient réellement coupable, contrairement à l'homme dont la culpabilité originelle demeure virtuelle.

Incommensurabilité des culpabilités: l'homme originellement coupable du meurtre fanstasmé du père, la femme conjoncturellement coupable de la naissance réelle de l'enfant.

Cela expliquerait aussi l'empressement des hommes, pour ne pas dire la nécessité pour eux, que la femme ait des enfants: il s'agira pour eux de la rendre à son tour coupable afin de "l'alourdir", de ne pas lui laisser sa légèreté; il s'agira d'une revanche (vengeance?)
Car une femme sans enfant (c'est-à-dire dans les sociétés pré-contraceptives, une vierge, ou à la limite une femme stérile) est une femme libre, que ni les lois de la société ni les lois de la nature ne peuvent entraver, et cela aussi la littérature, lieu des résurgences inconscientes, le montre à de nombreuses reprises.

Je choisis pour exemple ces quelques lignes de L'Alouette d'Anouilh:
Warwick : — Et moi qui venez vous féliciter! Heureuse issue en somme de ce procès. Je le disais à Cauchon, je suis très heureux que vous ayez coupé au bûcher. Ma symapthie personnelle pour vous, mise à part — on souffre horriblement, vous savez, et c'est toujours inutile la souffrance, et inélégant — je crois que nous avons tous intérêt à vous avoir évité le martyre. Je vous félicite bien sincèrement. Malgré votre petite extraction, vous avez eu un réflexe de classe. Un gentleman est toujours prêt à mourir, quand il le faut, pour son honneur ou pour son roi, mais il n'y a que les gens du petit peuple qui se font tuer pour rien. Et puis, cela m'amusait de vous voir damer le pion à cet inquisiteur. Sinistre figure! Ces intellectuels sont ce que je déteste le plus au monde. Ces gens sans chair, quels animaux répugnants! Vous êtes vraiment vierge?
Jeanne : — Oui.
Warwick : — Oui, bien sûr. Une femme n'aurait pas parlé comme vous. Ma fiancée, en Angleterre, qui est une fille très pure, raisonne tout à fait comme un garçon elle aussi. Elle est indomptable comme vous. Savez-vous qu'un proverbe indien dit qu'une fille peut marcher sur l'eau?
Il rit un peu.
Quand elle sera Lady Warwick, nous verrons si elle continuera! C'est un état de grâce d'être pucelle. Nous adorons cela et, malheureusement, dès que nous en rencontrons une, nous nous dépêchons d'en faire une femme — et nous voudrions que le miracle continue… Nous sommes des fous!

Jean Anouilh, L'Alouette, p.211-212, La Table ronde, 1953.




1 : Publié d'abord en anglais, Religion and the Future of Psychoanalysis, in B. Nelson (éd.), Psychoaanalysis and the Future. A Centenary of the Birth of Sigmund Freud, Psychonalanysis 4, nos 4-5, New York, p.136-142, et en allemand in E Nase, J.Scharfenberg (éd.), Psychoanalyse und Religion, Darmstadt, 1977 et repris in J.Taubes, Vom Kult zur Kultur, Fink, 1996, p.371-378. Nous remercions les éditions Fink de nous avoir autorisés à publier une traduction de ce texte.

2 : Freud, L'Homme Moïse et la Religion monothéiste, p.173, trad. fr. C. Heim, Gallimard, 1986

3 : Id., Malaise dans la culture, in Œuvres complètes, PUF, t.XVIII, p.320

4 : Ibid.

5 : Freud, L'Homme Moïse…, op.cit., p.177-178

6 : Ibid., p.178

7 : Ibid., p.180

8 : Ibid., p.240

9 : Ibid., p.241-242

Max Weber et Karl Marx philosophes

Le propre de Weber est de n'avoir fait «école» à aucun égard1. Les écrits de Marx ont donné à toute une classe de l'humanité actuelle la conscience d'être investie d'une mission relevant de l'histoire de l'homme et en sont venus à exercer, à travers Lénine, une influence sur l'histoire mondiale. Quant à Max Weber, peu de temps après sa mort, il fait déjà figure d'un représentant du «libéralisme» politique et scientifique, qui aurait survécu à ce même libéralisme. Il apparaît comme le représentant traversé de contradictions d'une époque de la bourgeoisie qui a atteint son terme, comme l'homme qui «toujours revient lorsqu'une époque, tendant à son terme, rassemble encore une dernière fois ses valeurs».

Mais ce manque d'efficience et de portée apparent n'empêche pas que le travail fragmentaire de Weber, accompli une vie durant, tout comme son existence, embrassent la totalité de notre époque. Comme Marx, il traita des masses prodigieuses de matériaux scientifiques et il suivit avec une passion semblable les événements politiques du jour. Tous deux disposaient de la capacité d'agir et d'écrire avec démagogie, mais tous deux étaient aussi, dans le même temps, des auteurs d'ouvrages presqu'illisibles où la progression de la pensée semble souvent se perdre dans les sables tant elle est submergée par le matériau et les annotations. C'est avec une minutie excessive et impitoyable que Weber suit les théories de n'importe lequel de ses contemporains, si médiocre soit-il, et que Marx enfume le nid de guêpes de la «sainte famille». Dans un cas comme dans l'autre, une acribie scientifique et une agressivité personnelle s'abattent sur un détail apparemment insignifiant. De courts articles deviennent des livres inachevés, de sorte que l'on s'interroge: quel est ce nerf de la vie qui donne lieu à une telle véhémence, toujours égale, qu'il s'agisse d'une procédure quotidienne ou d'une nomination académique, de la critique d'un livre ou de l'avenir de l'Allemagne; qu'il s'agisse d'un différend avec les services de la censure de l'Etat du Rhin ou avec un certain «Monsieur Vogt», qu'il s'agisse de Lassalle ou de Bakounine, ou encore du destin du prolétariat dans le monde? Apparemment, ce nerf de la vie venait de ce qu'à chaque fois il en allait d'un «tout» et, pour cette raison, de toujours la même chose — chez Weber, du sauvetage de la «dignité» humaine; chez Marx, de la cause du prolétariat; dans les deux cas donc, de quelque chose qui ressemblerait à une «émancipation» de l'homme. La passion présente dans leur attitude critique et l'impulsion à l'origine de leur recherche scientifique étaient, en même temps, leur objectivité2. C'est par une référence à Prométhée: «contre tous les dieux célestes et terrestres» que Marx clôt l'avant-propos de sa dissertation; quant à l'attitude critique de Weber à l'égard des tendances religieuses du cercle de Stefan George3, elle aussi trouvait sa justification dans la responsabilité de soi — et, cependant, pour Marx et Weber, l'«athéisme» était quelque chose de fondamentalement différent. Ce qui, pour tous les deux, était en dernière instance déterminant dans leur travail scientifique procédait d'une impulsion parfaitement transcendante à la la science en tant que telle, et cela, pas seulement chez Marx qui fut conduit par le projet d'être «habilité» à intervenir dans le champ politique, mais chez Weber également dont le parcours, à l'inverse, le conduisit de la politique à la science. La signification séculière de la prophétie a été l'un des thèmes spécifiques des recherches scientifiques de Weber. Ce qui ne l'empêche pas de rejeter le Manifeste communiste, puisque celui-ci entendait se différencier de tout socialisme «utopiste» en ce que, précisément, il prophétisait à partir d'une intelligence des choses (Einsicht) purement «scientifique». Lui qui, en tout premier lieu, accédait à une compréhension de lui-même en se référant à l'analyse de la prophétie du judaïsme antique4, rejetait le Manifeste précisément dans la mesure où, à ces yeux, il représentait un «document prophétique» et non une simple «contribution scientifique de premier rang»5. Dans les deux cas, l'impulsion à proprement parler de leurs recherches «historiques» était la prise (Ergreifen) directe sur les «réalités» contemporaines, orientée en fonction des chances d'une emprise (Eingreifen) politique. Chez ces deux auteurs, le charisme du «prophète» était lié à ces facultés de «journaliste», d'«avocat» et de «démagogue» que Weber définissait comme les qualités spécifiques du politicien de métier de la modernité. Mais alors que, pour Weber, «science» et «politique» étaient dissociées — et, dans le fond, il les dépassait toutes deux, l'une en tant que science spécialisée, l'autre en tant que politique partisane, tout en défendant néanmoins le point de vue du «spécialiste» à l'intérieur de chacune d'elles — pour Marx, elles s'appariaient dans l'unité du «socialisme scientifique», dans l'unité d'une pratique théorique et d'une théorie pratique6. Empreints de la conscience de cette division et de cette unité de la science et de la politique, Weber comme Marx embrassaient le tout du comportement pratique et théorique et étaient de cette manière précisément, dans le même temps, quelque chose d'autre et de plus que de purs théoriciens, même s'ils n'en étaient pas moins, l'un comme l'autre, homme de «science». Ce que le jeune Marx disait de lui-même: «Les idées que notre esprit conquiert, au contact desquelles l'entendement a forgé notre conscience, sont des chaînes dont on ne s'arrache pas sans se déchirer le cœur, ce sont des démons que l'homme ne peut vaincre qu'en se soumettant à eux7», Weber, qui n'a eu de cesse de suivre son «démon», aurait pu, lui aussi, le dire à son propre sujet. Parce qu'ils étaient des hommes de science, dont l'entendement s'était forgé en se soumettant à l'exigence de leur conscience, on a pu leur donner le nom de «philosophes» entendu dans un sens inusité et inhabituel: ils n'étaient pas amants de la «sagesse». Que tous deux aient été — sans le vouloir — des philosophes en un sens particulier vient de ce qu'ils présumaient que la philosophie académique était soit de la «logique» soit de la «théorie de la connaissance», c'est-à-dire, de manière générale, une «philosophie de disciplines spécialisées».

«Pour beaucoup d'entre nous, Max Weber apparaissait comme un philosophe […]. Cependant, s'il était un philosophe, alors il était peut-être le seul philosophe de notre temps et il l'était dans un sens différent de celui dans lequel n'importe qui d'autre peut être philosophe aujourd'hui […]. Dans sa personnalité, toute l'époque était présente, son mouvement, sa problématique; en elle, les forces de l'époque prenaient une vitalité extrêmement déterminée et une clarté inhabituelle. Il était représentatif de ce que fut notre temps et l'était d'une manière substantielle […]. Sa présence nous faisait prendre conscience de ce que, aujourd'hui aussi, l'esprit pouvait exister sous des formes accédant à un degré suprême8

Et, tout comme le faisait ce contemporain à propos de Weber, un contemporain du jeune Marx énonçait à propos de ce dernier le jugement suivant:

«Ce fut là une apparition qui, bien que j'évolue précisément dans le même domaine, m'a fait une très forte impression; succintement, tu peux te préparer à faire la connaissance du plus grand, peut-être de l'unique philosophe authentique vivant aujourd'hui qui, prochainement, lorsqu'il fera publiquement son entrée en scène (à traver des écrits ou depuis une chaire), attirera sur lui tous les regards de l'Allemagne […]. J'ai toujours souhaité voir un tel homme devenir professeur de philosophie, je commence seulement à sentir à quel point je suis un néophyte en matière de philosophie vraie9

Pour tous deux, la sociologie n'était pas une discipline cantonnée à l'intérieur d'une science spécialisée. Il serait par conséquent parfaitement absurbe de vouloir reverser l'universalité originelle de leur questionnement sociologique dans un «sociologisme» qui outrepasserait les limites de la sociologie spécialisée: ce questionnement, en réalité, exprime la métamorphose de la philosophie de l'esprit objectif de Hegel devenue analyse de la société humaine. Et, à vrai dire, le Capital prétendait n'être rien d'autre qu'une critique de «l'économie politique» bourgeoise et la sociologie de Weber, qu'une science spécialisée.

«Mais c'est une science spécialisée merveilleuse: elle est sans domaine de matière propre, car toute sa matière a, auparavant, déjà été travaillée par d'autres sciences qui, elles, ne sont effectifement que spécialisées; c'est une science spécialisée qui devient effectivement universelle puisque, comme le faisait autrefois la grande philosophie, elle fait travailler pour elle toutes les autres sciences et les fait fructifier — dans la mesure où celles-ci ont quelque chose à voir avec l'homme […]. [Cette sociologie est] la forme scientifique que tend à prendre la connaissance de soi (en tant qu'elle est connaissance de soi sociale) dans le monde présent […]. La conception matérialiste de l'histoire de Marx qui a représenté le premier pas dans la connaissance de soi du capitalisme, Max Weber l'a admirée parce qu'il voyait en elle une découverte scientifique et il en a tiré un enseignement décisif10

Ainsi tous deux étaient-ils des sociologues en un sens supérieur, c'est-à-dire des sociologues philosophes, et cela, non parce qu'ils auraient fondé une «philosophie sociale» particulière, mais parce que, en réalité et conformément à leur premier motif de recherche, sous le titre de «capitalisme», tous deux mettaient en question sur un plan scintifique les conditions de vie présentes au vu d'une problématique factuelle de notre existence humaine. Tous deux — Marx de manière directe et Weber de manière indirecte — fournissaient une analyse critique de l'homme contemporain de la société bourgeoise en suivant comme un fil conducteur l'étude de l'économie capitaliste et bourgeoise fondée sur ce savoir éprouvé par l'expérience que l'«économie» est devenue un «destin» de l'homme. Exactement de la même manière que Weber se conformait à une vision globale de la tendance propre à l'évolution universelle de la culture occidentale et disait: «Et ainsi en va-t-il aussi de la puissance qui pèse le plus comme un destin sur notre vie moderne: le capitalisme» (Sociologie des religions, p.4, fr: p.493), Marx se demandait dans L'Idéologie allemande: «Comment se fait-il que le commerce, qui n'est rien de plus que l'échange de produits isolés issus de différents individus et pays […], domine le monde tout entier — en une relation qui […], semblable au destin antique, plane sur la terre et qui, d'une main invisible, fonde des empires, détruit des empires, fait naître et disparaître des peuples»11. A cette question, évidemment, Marx a aussitôt apporté une réponse en indiquant un chemin sur lequel les hommes doivent «reprendre en leur pouvoir leur mode de comportement réciproque» — quand Weber, lui, n'a su opposer qu'un «diagnostic» à cette thérapie12. Cette différence inhérente à leur interprétation du capitalisme se manifeste dans le fait que Weber l'analyse du point de vue, neutre en soi et cependant équivoque dans l'appréciation qu'il en propose, d'une «rationalisation» universelle et inéluctable. Marx, à l'inverse, l'analyse du point de vue nettement négatif d'une «aliénation de soi» universelle et cependant susceptible d'être inversée.

Karl Löwith, Max Weber et Karl Marx, 1932, p.48-55 dans l'édition Payot (2009).





1 : Cf. Paul Honigsheim, «Der Max-Weber-Kreis in Heildeberg», dans Kölner Vierteljahrshefte für Soziologie, V, 3, 1956.

2 : Dans les conférences sur la science et la politique comme profession et vocation, Weber fait lui-même référence de manière répétée au rapport intime qu'il y a entre passion et objectivité (Gesammelte politische Schriften, Munich, Drei Masken Verlag, 1921, p.404, 435; La Science, profession & vocation, éd. et trad. par Isabelle Kalinowski, éd. Agone, Marseille, 2005, (fr.) p.20-23). L'interprétation de ce rapport est donnée par Hegel dans l'Introduction à la philosophie de l'histoire.

3 : Poète charismatique, Stefan George (1868-1933) avait constitué un cercle autour de lui, qui se considérait comme une Ecclesia invisiblis. La constitution de son cercle fut un acte totalement religieux, comme le souligna Weber. Le sociologue, qui décrivait Stefan George comme un «prophète de l'art», censé défendre l'idée pour elle-même, dénonçait dans le même temps chez les membres de ce cercle leur tendance à briguer des positions académiques, qui en faisait en réalité des «prophète de valeurs» «rentiers», légitimant les hiérarchies traditionnelles du mondes social (voir Isabelle Kalinowski, La Science, profession & vocation, op. cit., p.181-183) (N.d.T.).

4 : Cf., sur ce sujet, la dissertation de Christophe Steding de 1931, Politik und Wissenschaft bei Max Weber (Wilhelm Gottlieb Korn, Breslau, 1932), dans laquelle est notamment établie de manière convaincante quelleétait la compréhension historique que Weber se forgeait de lui-même en se référant à l'interprétation de la prophétie dans le judaïsme antique (voir par exemple Religionssoziologie III, Mohr, Tübingen, 1923, p.319 sq.).

5 : Cf. «Le socialisme», dans Œuvres politiques (1895-1919), éd. par Elisabeth Kaufmann, trad. par Elisabeth Kaufmann, Jean-Philippe Mathieu et Marie-Ange Roy, Albin Michel, Paris 2004, p.474.>).

6 : Cf. sur le sujet Iwan Luppol, Lenin und die Philosophie, «Marxistische Bibliothek», vol.15, Verlag für Literatur und Politik, Vienne et Berlin, 1929, p.8 et sq.

7 : Gazette rhénane, 16 octobre 1842 (N.d.T.).

8 : Extrait du discours commémoratif sur Max Weber de Karl Jaspers à Tübingen en 1921. Karl Jaspers, «Max Weber», dans: Rechenschaft und Ausblick, Piper, Munich, 1951, p.4.

9 : Extrait d'une lettre de Moses Hess, rédigée en 1841, au moment où il fondait la Gazette rhénane et adressée à Berthold Auerbach, Marx-Engels Gesamteausgabe, Berlin, I, 1/2, p.260 sq.

10 : Karl Jaspers, «Max Weber», op. cit.

11 : Tout comme Marx, Lassale définit aussi les lois du marché comme «le froid destin antique du monde bourgeois».

12 : Cf. Erich Wolf, «Max Webers ethischer Kritiszismus und das Problem der Metapysik», Logos 1930, p.359-375.

Vivre

Il consacra ainsi son testament philosophique à Paul Valéry […]. Dans les remarques et dans les vers de ce «penseur sans foi», Löwith avait vu le reflet de sa propre image et, au-delà, le doute qu'il avait élu, depuis toujours peut-être, comme l'étoile polaire de sa recherche. Il avait trouvé chez Valéry cette question qui […] aurait pu lui servir d'emblème: «Est-il possible de vivre et d'agir humainement sans croire à quelque choses et espérer en quelque chose?1».

Préface de Enrico Donaggio à Max Weber et Karl Marx de Karl Löwith (1932), p.23 - traduction de Marianne Dautrey - Payot 2009.



1 : K. Löwith, Paul Valéry. Grundzüge seines philosophischen Denkens, in Sämtliche Schriften, vol. IX metzler, Stuttgart, 1986, p309.

Quatrième méditation

La soif de connaissance de Descartes m'émeut. Quelle lutte contre la frustration. Non, il ne reproche pas à Dieu de l'avoir créé faillible et non pas parfait, mais c'est par un effort qu'il se retient de le faire.
Et je n'ai aucun droit de me plaindre, si Dieu, m'ayant mis au monde, n'a pas voulu me mettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites; […]
Méditation quatrième, §15
Quelle est la source de mes erreurs ? Ma liberté est infinie (semblable à celle de Dieu), mais ma compréhension, mon intelligence, est limitée (quoique je puisse l'utiliser sans limite, aussi longtemps que je le souhaite en l'appliquant à tous les objets que je souhaite):
C'est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas; auxquelles étant de soi indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche.
Méditation quatrième, §10
Tout le raisonnement tient du "ils sont trop verts": si j'avais été tout seul, j'aurais pu être parfait (Dieu m'aurait peut-être accordé la perfection), mais nous sommes si nombreux qu'un peu de diversité due aux erreurs (imperfections, défauts) des uns et des autres, c'est sans doute "mieux" malgré tout, plus parfait du point de vue divin:
Et je remarque bien qu'en tant que je me considère tout seul, comme s'il n'y avait que moi au monde, j'aurais été beaucoup plus parfait que je ne suis, si Dieu m'avait créé tel que je ne faillisse jamais. Mais je ne puis pas pour cela nier que ce ne soit en quelque façon une plus grande perfection dans tout l'Univers, de ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas exemptes de défauts, que si elles étaient toutes semblables.
Méditation quatrième, §15
Ce sont véritablement des méditations et véritablement un exercice spirituel:
Car quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une même pensée, je puis toutefois, par une méditation attentive et souvent réitérée, me l'imprimer si fortement en la mémoire, que je ne manque jamais de m'en ressouvenir, toutes les fois que j'en aurai besoin, et acquérir de cette façon l'habitude de ne point faillir.
Méditation quatrième, §15
«Car quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une même pensée»: toute personne contemporaine qui "pratique" la méditation sait que ce flot de pensées continuel, c'est ce que tente d'interrompre la méditation.
Mais Descartes ne veut pas l'interrompre pour "faire le vide", non, il souhaite se concentrer sur une seule pensée, imprimer une seule pensée en sa mémoire: ne jamais donner son jugement que sur les choses qu'il conçoit parfaitement en vérité.

La force de son désir me remplit d'admiration.

La religion comme terreur : Epicure

C'est en cherchant comment éviter la peur qu'Epicure fut conduit à la philosophie théorique. Il soutenait que les deux grandes sources de la peur étaient la religion et la terreur de la mort qui étaient liées puisque la religion encourage la croyance que les morts sont malheureux. Il rechercha donc une métaphysique qui prouverait que les dieux ne se mêlent pas des affaires humaines et que l'âme périt avec le corps. La plupart des hommes modernes pensent à la religion comme à une consolation mais, pour Epicure, c'était le contraire. Le surnatuel intervenant dans le cours naturel des choses lui paraissait une source de terreur et il considérait l'immortalité comme fatale à l'espoir d'être soulagé de la souffrance.
[…]
La haine de la religion exprimée par Epicure et Lucrèce n'est pas très aisée à comprendre si l'on fait crédit aux rapports conventionnels qui insistent sur l'allégresse qui émanait de la religion et des rites grecs. […]
Jane Harrisson a montré d'une manière convaincante que les Grecs avaient, à côté du culte officiel rendu à Zeus et à sa famille, d'autres croyances plus primitives et plus ou moins associées à des rites barbares. Ceux-ci furent en partie incorporés dans l'orphisme qui devint la religion dominante des hommes de tempérament religieux. On a parfois supposé que l'Enfer était une invention chrétienne, mais c'est une erreur. Le christianisme n'a fait que systématiser les croyances populaires. Dès le début de la République de Platon il est visible que la crainte de la punition après la mort était déjà communément ressentie à Athènes au Ve siècle, et il n'est guère probable qu'elle ait pu diminuer dans l'intervalle qui sépare Socrate d'Epicure. […] Pour ma part, je crois que la littérature et l'art grecs donnent une fausse idée des croyances populaires. Que saurions-nous du méthodisme de la fin du XVIIIe si aucune relation de cette époque ne nous était parvenue en dehors des livres et des descriptions émanant des classes cultivées? L'influence du méthodisme, comme celle de la religion de l'âge hellénistique, s'est développée par le bas. Il était déjà puissant au temps de Boswell et de Sir Joshua Reynolds et pourtant les allusions qu'ils en font ne rendent pas compte de l'étendue de son influence. Nous ne devons donc pas juger de la religion de la masse en Grèce, d'après les descriptions que nous en trouvons dans l'Urne grecque ou d'après les œuvres des poètes et des philosophes de l'aristocratie. Epicure n'était pas un aristocrate, ni de naissance, ni dans ses amitiés; peut-être ce fait explique-t-il son hostilité exceptionnelle contre la religion.

C'est grâce aux poèmes de Lucrèce que la philosophie d'Epicure a été révélée aux lecteurs depuis la Renaissance. Ce qui a le plus impressionnés, du moins ceux d'entre eux qui n'étaient pas philosophes de profession, c'est le contraste qu'ils présentent avec la croyance chrétienne sur le matérialisme, la négation de la Providence, le rejet de l'immortalité. Ce qui frappe surtout le lecteur moderne c'est le fait que ces idées, qui sont à présent généralement regardées comme tristes et déprimantes, ont pu être présentées alors comme un évangile de libération, le salut devant le pesant fardeau de la peur.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, p.302-304 tome 1 (Les Belles Lettres 2011)

Méthode pour lire les philosophes

[…] l'étude d'un philosophe ne doit comporter ni vénération, ni mépris, mais, avant tout, une sorte de sympathie hypothétique jusqu'à ce qu'il soit possible de connaître l'impression exacte ressentie devant ses théories. C'est alors que l'attitude critique reprend tous ses droits, mais dans l'état d'esprit de quelqu'un qui abandonnerait les opinions qu'il a jusqu'ici défendues. Dans cette méthode, le mépris intervient au début, le respect ensuite.

Il est nécessaire de se souvenir de deux choses. 1° Un homme, dont les opinions et les théories valent la peine d'être étudiées, peut être présumé intelligent. 2° Aucun homme n'a jamais pu, vraisemblablement, atteindre la vérité entière et définitive sur un sujet quelconque.

Quand un être intelligent exprime un point de vue qui nous semble manifestement absurde, nous ne cherchons pas à prouver qu'il puisse, peut-être, avoir raison, mais nous devons essayer de comprendre comment il est arrivé à paraître vrai. Cet exercice mental, historique et psychologique, élargit immédiatement le champ de notre pensée et nous aide à réaliser combien absurdes paraîtront, peut-être, nos préjugés les plus chers à une époque qui aura une tournure d'esprit différente de la nôtre.

Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, p.65-66, Les Belles Lettres, 2011

Une mesure du génie

Ses paroles [d'Héraclite], comme celles de tous les philosophes antérieurs à Platon, ne sont connues que par les citations qu'en font Platon ou Aristote dans le but de les réfuter. Quand on pense à ce qui adviendrait d'un philosophe contemporain s'il n'était connu que par la critique de ses rivaux, on se rend mieux compte du génie admirable des philosophes pré-socratiques qui paraissent encore si grands au travers du voile détracteur tendu par leurs ennemis.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, p.71-72 (Les Belles Lettres, 2011)

Enchaînements

J'enchaîne Les frères Karamazov à la suite de Taubes: je lisais Taubes parce que c'était un vieux désir, je lis Dostoïevski parce que Gwendoline m'a rappelé de façon fortuite que j'avais à le lire pour la fin du mois.

C'est ainsi que je lis à la suite deux livres dont le premier se termine par :
«Paul, juif romain de Tarse, s'empara de ce sentiment de culpabilité et le ramena correctement à sa source historique primitive. Il nomma celle-ci le "péché originel"; c'était un crime contre Dieu qui ne pouvait être expié que par la mort. Par le péché originel, la mort était entrée dans le monde. En réalité, ce crime digne de mort avait été le meurtre du père primitif, plus tard divinisé. Mais on ne rappela pas l'acte du meurtre; à sa place on fantasma son expiation, et c'est pourquoi ce fantasme pouvait être salué comme une nouvelle de rédemption (évangile)

Freud, L'Homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard 1986 p. 177-178, cité par Taubes dans son article "La religion et l'avenir de la psychanalyse" paru en anglais à New York en 1957 et repris à la fin du livre de Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil, p.184.
et le deuxième commence par:
[Avril 1878] […]
A cette époque, deux hommes ont une influence sur sa pensée: ce sont Vladimir Soloviev, alors tout jeune, et Nicolas Fedorov. Soloviev faisait cette année-là un cours sur l'humanité divine que Dostoïevski suivait assidûment. Fedorov exposait un système philosophique destiné à restaurer l'unité parmi le hommes: il faut, dit-il, supprimer le conflit entre les générations et c'est aux fils de «ressusciter leurs pères». Le parricide, motif central des Frères Karamazov, est l'image même de la désunion qui empêche l'humanité d'accomplir sa mission rédemptrice. On trouve dans les carnets de Dostoïevski des notes qui ont trait à cette idée.

"L'élaboration des frères Karamazov" par Sylvie Luneau, p. XIX dans Les Frères Karamazov de Dostoievski, Gallimard Pléiade 1952.


(En 1928, Freud écrit un article, Dostojewski und die Vatertötung, soutenant que les plus grandes œuvres de la littérature occidentale traite de parricide: Œdipe, Hamlet, Les frères Karamazov.)

Coeur, raison, conscience

Premier stade : primauté au cœur, de bonne foi.
Cependant, avec l'âge, l'expérience, la connaissance, il apparaît que la raison doit primer sur le cœur (ce qui transparaît dans «l'enfer est pavé de bonnes intentions», par exemple (ce qui rend si dangereuse cette manie de légiférer en réaction à l'émotion)). Ce faisant, les choix pourront paraître "durs", manquant de douceur. Ce sont des choix privilégiant la raison, donc le long terme.
(Oui, je généralise quelque chose qui paraît ne concerner que la foi. Mais Valensin est jésuite, il est dans l'application perpétuelle du "discernement" qui va permettre de choisir l'action adéquate pour "une plus grande gloire de Dieu"; ou plus simplement, pour les athées, pour plus de justice et de rectitude).
Moi aussi, j'ai dit: si l'on croit, la logique est de tout laisser, etc. Et c'est le raisonnement du cœur, lequel n'est pas mauvais. Le raisonnement de la Raison est différent: si l'on croit, la logique est de faire la volonté de Dieu. Entre le cœur et la Raison, on ne peut être approuvé de donner la préférence au cœur (en cas de conflit) qu'à une condition: c'est de ne pas se rendre compte de la faute que l'on commet; elle devient alors le contraire d'une faute et Dieu accepte ce qu'on lui offre. Mais pour celui qui à compris la suprématie absolue de la Raison, celle-ci étant entendue au sens le plus large du mot, il n'y a pas d'hésitation possible: le cœur doit aimer ce que veut la Raison; en dehors de là, il n'y a plus de sentiment, mais du sentimentalisme.

Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier, Aubier, 1961, p.232
Quelques pages plus loin, Valensin s'en prend à la recherche de preuves métaphysiques de Dieu.
Supposons-le [un enfant] éveillé comme intelligence et réclamant une preuve métaphysique: étant donné son bagage philosophique, il ne peut être question de lui administrer un argument savant; on lui dira simplement que le monde n'a pas pu se faire tout seul. Le voilà satisfait; c'est bien; mais fier aussi: et c'est ridicule ou navrant. Il se compare aux autres qui n'ont pour eux que leur conscience; lui, il croit avoir avec lui sa Raison. Mais combien de temps cela va-t-il durer?

Arrivé en classe de philo, il s'aperçoit que la peuve sur laquelle il s'appuyait est un peu simpliste… Il cherche quelque chose de plus rigoureux; mais comme les exigences de rigueur croissent avec la culture, il faut attendre que sa formation soit achevée pour que son choix soit définitif. Bienheureux, encore, s'il tombe sur les bonnes preuves! Et s'il rate les vraies preuves, les preuves satisfaisantes; si, de ce fait, il reste en détresse, tant pis pour lui! C'est à soi-même qu'il doit s'en prendre. Dans une question tragique sérieuse, de vie ou de mort, où il joue tout, alors qu'on ne lui demandait qu'être «une conscience», il a voulu être «un cerveau»; mais le salut est promis aux justes et non pas aux savants.

Ibid, p.236-237
La décision droite se trouve donc dans la conscience par-delà la Raison, d'où la hiérarchie cœur < Raison < conscience. Le mystère, c'est que cette conscience, cet instinct du bien et du mal, est présente dès le début chez l'enfant; c'est la Raison qui aura tendance à vouloir l'étouffer. La conscience n'est pas le cœur, elle n'est pas guidée par l'apitoiement ou la compassion, mais par la justice.
Ces lignes de Valensin datent de 1931. Comment ne pas penser à la montée de l'hitlérisme, aux mesures d'euthanasie contre les handicapés sous prétexte de pitié ou de calcul rationnel?

La douceur de Dieu dans la Création

Lecture de Genèse 1-3. Deux récits de création, classiquement appelés "Création" et "Eden", liés par un étrange verset, Gn 2,4 (scindé en 2,4a et 2,4b).
A priori (je vous épargne les débats exégétiques qui durent depuis cinquante ans), le deuxième texte (Eden) a été écrit avant le premier (en suivant des mythes mésopotamiens), et le premier mis en avant lors de sa rédaction (après le retour d'exil à Babylone, vers -550), mais selon une traditon juive que je ne cesse d'admirer, sans effacer (nous dirions censurer) le deuxième.

A nous lecteurs de nous débrouiller avec cela (et je ris en pensant à Kinbote).

Je découvre une création qui ne mange que de l'herbe (Gn 1,29 Dieu dit : Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence: ce sera votre nourriture. 30 A toutes les bêtes sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui rampe sur la terre et qui est animé de vie, je donne pour nourriture toute la verdure des plantes et il en fut ainsi) et je me demande in petto si tous les créationnistes fondamentalistes sont végétaliens (pourquoi ne puis-je me les imaginer que carnivores, genre Sarah Palin le couteau entre les dents?)

Exégèse de Paul Beauchamp, s.j.:
la douceur de l'homme envers l'animal, douceur exigée par son régime alimentaire, est le signe de l'absence de guerre entre les hommes et […] ceci est le point principal qui constitue l'homme à l'image de Dieu

Paul Beauchamp, "Création et fondation de la loi en Gn 1,1-2,4a", in La Création dans l'Orient ancien, p.142, (Paris, Cerf, 1987)
Plus tard, parce que j'ai parlé de la définition de la sagesse selon Levinas (un savoir qui n'a pas besoin de connaître par expérience) à mon voisin, je rouvre Quatre lectures talmudiques et tombe sur ce passage qui fait écho à mes questions sur la Bible:
Cela m'a fait relire les Euménides. J'y ai été très sensible, j'en ai même été attristé: dans cette œuvre qu'on lit dans sa jeunesse, témoin d'un monde qui avait ignoré les Ecritures, j'ai trouvé une élévation qui me prouvait que tout a dû être de tous temps pensé. Après avoir lu les Euménides, on peut légitimement se demander ce qui reste encore à lire. Une lutte oppose la justice de Zeus à la justice des Euménides, la justice avec pardon à la justice de la vengeance implacable. Zeus est déjà le «dieu des suppliants et des persécutés» et son œil voit tout. Décidément, je me rapproche du problème que nous débattons.
Le judaïsme est-il nécessaire au monde? Ne peut-on se contenter d'Eschyle? Tous les problèmes essentiels y sont abordés.
[…]
Notre apport juif au monde est donc dans ce monde vieux comme lui-même. «Vieux comme le monde», titre que je donnais à ce petit commentaire est donc une exclamation, un cri de découragement. Il n'y aurait donc rien d'inédit dans notre sagesse! Le texte des Euménides est de cinq siècles au moins plus vieux que la Michna qui ouvre mon texte.
Il est cependant de trois siècles plus jeune que les prophètes de la Bible. Et ce fut là ma première consolation.

Emmanuel Levinas, Quatre lectures talmuldiques, p 165-166 (Paris, Minuit, 1968)

Le temps presse

«Oui, il est certain que dans la démarche d'Ahmadenijad, il y a une vision eschatologique: augmenter le chaos pour accélérer le retour du Mâhdi et provoquer la fin du monde.»

Cette remarque de la professeur spécialiste de l'islam m'a plongée dans la stupéfaction. J'en trouve confirmation sur quelques sites: alors il s'agirait bien d'une guerre sainte, mais d'une toute autre dimension que celle qu'imaginent (que sont capables d'imaginer) la plupart des Occidentaux: une guerre non pour la domination ou le pouvoir politique, mais une guerre pour hâter la fin du monde. C'est vraiment autre chose.

Il devient urgent que je lise Eschatologie occidentale de Taubes.

Leo Strauss contre Jacob Taubes

Je prépare mentalement les livres de cet été: les envies, les promesses, ceux que je n'ai pas lus jusqu'au bout cette année et que je me suis promis de reprendre (par exemple Ellul). Je contemple ma bibliothèque, ouvre Taubes au hasard (Taubes et Strauss, les deux favoris de mes rêves de lectures d'été).

Et c'est ainsi que je découvre dans la préface à Eschatologie occidentale que si Taubes n'est pas très connu aujourd'hui et n'a pas fait carrière aux Etats-Unis, c'est sans doute à imputer à Strauss et à Scholem qui lui ont fait obstacle avec détermination.

L'aveu de Heidegger

Puis il y eut cette matinée d'été. Nous étions dans le jardin et parlions de la Grèce. Je luis dis soudain, avec une vivacité à laquelle l'esprit malin du vin de Bade n'était pas étranger, que son engagement désastreux en 1933 avait plongé ses amis français dans un bel embarras. Pourquoi à cette époque avait-il fait cela? Je me souviens que Mme Heidegger me regarda, pétrifiée. Surpris, après un moment de silence, Heidegger se pencha vers moi avec l'expression grave de quelqu'un qui s'apprête à livrer un grand secret: «Dummheit». Par stupidité.

Je songeai à une phrase que m'avait dite un jour Ernst Jünger et qui renversait singulièrement la perspective: «Ce n'est pas tant Heidegger qui devait passer le reste de sa vie à demander pardon pour s'être engagé quelques mois en 1933, mais plutôt Hitler qui devrait se mettre à genoux dans sa tombe et implorer son pardon pour l'avoir trompé et mystifié à ce point.»

Frédéric de Towarnicki, À la rencontre de Heidegger - Souvenirs d'un messager de la Forêt-Noire, p 25 (Gallimard - Arcades)

Platon révolutionnaire et tyrannique

§ 11 - Portrait du philosophe accompli

Il vit entièrement dans les abstractions les plus pures, ne voit ni n'entend plus rien, n'estime plus rien de ce que les hommes estiment, il hait le monde réel et cherche à propager son mépris. Il vit comme dans une caverne, après qu'il a vu la lumière du jour et les véritables onta [étant]: il est inévitable que les autres hommes le tiennent pour insensé lorsqu'il leur recommande de ne plus croire à la réalité des choses qu'ils voient et entendent. L'homme platonicien est très différent du socratique; car Socrate dit (Xénophon, Mémorables, III 9): «Le meilleur citoyen et celui que les dieux chérissent le plus, est celui qui, agriculteur, accomplit bien les devoirs de l'agriculteur, médecin, accomplit bien les devoirs de l'art médical, et qui dans la vie politique remplit bien ses devoirs envers l'État. Mais l'homme qui ne fait rien de bon n'est ni utile ni agréable aux dieux». Socrate était un bon citoyen, Platon un mauvais, comme Niebuhr a osé le dire. Cela veut dire que Platon a livré un combat à mort contre les conditions politiques en place et qu'il était un révolutionnaire extrêmemnt radical. L'exigence de former des concepts exacts de toutes les choses paraît inoffensive: mais le philosophe, qui croit les avoir trouvés, traite tous les autres hommes de fous et de dépravés et toutes leurs institutions de folies et d'obstacles à la pensée véritable. L'homme aux concepts exacts veut juger et régner: croire posséder la vérité rend fanatique. Cette philosophie est partie du mépris de la réalité effective et des hommes: très vite, elle manifeste une tendance tyrannique. Platon semble, si l'on se fonde sur l'Apologie de Socrate, avoir conçu la pensée décisive concernant la manière dont un philosophe doit se comporter envers les hommes: comme leur médecin, un frein sur la nuque des hommes. Il renforce l'idéal et saisit les pensées: la science doit régner: celui qui sait, qui est le plus proche des dieux, doit être législateur et fondateur d'Etats. Les moyens qu'il emploie sont: liaison avec les pythagoriciens, recherches pratiques à Syracuse, fondation de l'Académie, activité d'écrivain et combat inlassable contre son temps.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.42-43 (éditions de l'éclat, 2e édition, 1998)

La logique

La pensée logique comme fondement de la morale, la représentation et l'opinion comme fondement de l'immoralité.

Friedrich Nietzsche, Introduction à la lecture des dialogues de Platon, p.41 (éditons de l'éclat, 2e édition, 1998)

Vivre en philosophe

Les anciens philosophes grecs, comme Épicure, Zénon, Socrate, etc., sont restés plus fidèles à la véritable Idée du philosophe que cela ne s'est fait dans les temps modernes.
Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement, disait Platon à un vieillard qui lui racontait qu'il écoutait des leçons sur la vertu. — Il ne s'agit pas de spéculer toujours, mais il faut aussi une bonne fois penser à l'application. Mais aujourd'hui on prend pour un rêveur celui qui vit d'une manière conforme à ce qu'il enseigne.

Kant, Vorlesungen über die philosophische Encyclopädie, dans Kants gesammelte Schriften, XXIX, Berlin, Akademie, 1980, p.8 et 12, cité par Pierre Hadot en exergue à Qu'est-ce que la philosophie antique?
Contexte: En 1945 Hans Jonas entre en Allemagne en soldat. Il apprend la mort de sa mère à Auschwitz, fait face au déni de ses voisins, rencontre son éditeur, son ancien directeur de thèse et enfin un professeur de philosophie qu'il connaissait avant la guerre.
A Marbourg, je rendis encore visite à quelqu'un d'autre. Bultmann me dit une fois: «Vous avez bien été aussi l'élève de Julius Ebbinghaus?» Et de fait, déjà à Fribourg — peu après ma digression en agriculture, Heidegger étant alors à Marbourg —, je m'étais inscrit à des cours magistraux et à un séminaire du kantien Ebbinghaus. Nous nous sommes même querellés alors. C'était un kantien orthodoxe combatif qui, partant de Hegel, était remonté à la source authentique de la vérité — Kant. Je me trouvais avec lui dans un rapport nécessairement critique, car il n'admettait aucune opinion qui divergeât de Kant, et c'était en l'occurrence un interprète de la doctrine kantienne un peu forcené mais extraordinairement sagace, clair et précis. «Vous devriez aller le voir, me dit Bultmann, c'est l'un de ceux qui se sont réellement conduits magnifiquement.» […]
Nous nous saluâmes cordialement et je lui exprimai mon estime pour sa constance durant l'époque nazie, Bultmann m'ayant raconté qu'il avait gardé une attitude sans compromis, même lorsqu'on ne pouvait pas parler aussi librement. Là-dessus, Ebbinghaus déclara ce que je n'ai jamais oublié: «Oui, Jonas, mais je vais vous dire une chose — sans Kant, il m'eût été impossible de traverser ainsi cette époque.» Ce fut comme si un chrétien disait: «Sans le Seigneur Jésus-Christ, je n'en aurais pas été capable.» Je compris soudain ce qu'est la philosophie vécue. En face de cela Heidegger disparaît, lui, le penseur et philosophe, bien plus important, bien plus original. Que la philosophie oblige aussi à un certain type d'existence et de comportement publiquement éprouvé, c'est ce que le kantien avait saisi, et non pas le philosophe existentialiste.

Hans Jonas, Souvenirs, p 179-180, Payot-Rivages, Paris, 2005.

Prendre conscience de son être dans le Tout

Je lis Qu'est-ce que la philosophie antique? parce que je le dois, et Pereira prétend parce qu'il était à côté du Fil de l'horizon à la bibliothèque, livre cité par RC dans Élégies pour quelques-uns.
Il dansa cette valse presque avec transport, comme si son ventre et toute sa chair avaient disparu par enchantement. Tout en dansant, il regardait le ciel au-dessus des ampoules colorées de Praça da Alegria, et il se sentit minuscule, fondu dans l'univers. Il y a un gros homme d'un certain âge qui danse avec une jeune fille sur une quelconque place de l'univers, pensa-t-il, et dans le même temps les astres tournent, l'univers est en mouvement, et peut-être que quelqu'un nous regarde depuis un observatoire infini.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.31 (Folio imprimé en 1998)

Dans toutes les écoles qui le pratiquent, cet exercice de la pensée et de l'imagination consiste finalement, pour le philosophe, à prendre conscience de son être dans le Tout, comme point minuscule et de faible durée, mais capable de se dilater dans le champ immense de l'espace infini, et de saisir en une seule intuition la totalité de la réalité. Le moi éprouvera ainsi un double sentiment, celui de sa petitesse, en voyant son individualité corporelle perdue dans l'infini de l'espace et du temps, celui de sa grandeur en éprouvant son pouvoir d'embrasser la totalité des choses1.

Pierre Hadot, Quest-ce que la philosophie antique?, p.313 (Folio imprimé en 2011)
Parfois j'ai l'impression (de plus en plus souvent j'ai l'impression) de lire un seul et même livre, continu de livres en livres.


Note
1 : Cf. Pierre Hadot, La Citadelle intérieure, p 195-198

Une journée bien remplie

Journal de Goethe. Une personne qui ne tient pas de journal est dans une position fausse à l'égard du journal d'un autre. S'il lit, dans le Journal de Goethe, par exemple: «II.I.1787. — Passé toutes la journée chez moi à prendre diverses dispositions», il lui semble qu'il ne lui est encore jamais arrivé de faire aussi peu de choses en une journée.

Franz Kafka, Journal, p.57, Poche biblio imprimé en 1982 (copyright 1954).


Je n'ay rien fait d'aujourd'huy. — Quoy? avez vous pas vescu? C'est non seulement la fondamentale mais la plus illustre de vos occupations.

Montaigne, Essais, III, 13, Paris, Gallimard, Pléiade, 1962, p.1088, cité par Pierre Hadot en exergue de Qu'est-ce que la philosophie antique?

Witggenstein de livre en livre

Lu en juin.
Même s'il n'arrivait plus à la supporter, c'était sans conteste une bonne toile, l'impression de vie donnée par l'écrivain était stupéfiante, il aurait été stupide de jouer la modestie. De là à ce qu'elle vaille douze millions d'euros c'était une autre affaire, sur laquelle il avait toujours refusé de se prononcer, lâchant juste une fois, à un journaliste particulièrement insistant: «Il ne faut pas chercher de sens à ce qui n'en a aucun», retrouvant ainsi sans en être pleinement conscient la conclusion du Tractatus de Wiggenstein. «Sur ce dont je ne peux parler, j'ai l'obligation de me taire

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, p.395



Il ne s'agit pas d'opposer d'une part la philosophie comme un discours philosophique théorique et d'autre part la sagesse comme le mode de vie silencieux, qui serait pratiqué à partir du moment où le discours aurait atteint son achèvement et sa perfection; c'est le schéma que propose E. Weil1 quand il écrit:
Le philosophe n'est pas «sage»: il n'a pas (ou n'est pas) la sagesse, il parle et quand bien même son discours n'aurait pour seul but que de se supprimer, n'empêche qu'il parlera jusqu'au moment où il aura abouti et en dehors des instants parfaits où il aura abouti.
Il y aurait là une situation analogue à celle du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, où le discours du Tractatus se dépasse finalement en une sagesse silencieuse.

Pierre Hadot, Quest-ce que la philosophie antique?, Folio, Paris, 1995, p.19



Ce que l'on ne peut tuer, il faut le laisser vivant.

Emmanuel Régniez, L'ABC du gothique, p.122


1 : E. Weil, Logique de la philosophie, Paris, 1950, p.13

Histoire de la philosophie occidentale, de Bertand Russell

Remarque étonnée: Le nom de Wittgenstein n'apparaît pas dans l'index.

Deux tomes, dont l'un, le plus gros, est presque entièrement consacré à la philosophie antique.

C'est une histoire philosophique intime, ou intimiste, commentée avec irrespect selon des angles inhabituels en philosophie, mais qui sont ma pente:

Il y a, chez Aristote, une absence complète de ce qui pourrait être appelé bienveillance ou philanthropie. Les souffrances de l'humanité, pour autant qu'il les remarque, ne l'impressionnent pas; il les tient, intellectuellement, pour un mal mais il n'y a aucune raison de croire qu'elles l'émeuvent, sauf lorsque ceux qui souffrent sont ses amis.
On remarque aussi souvent, chez Aristote, un manque de sensibilité qui ne se retrouve pas au même degré chez les premiers. Il y a quelque chose de par trop confortable et satisfait dans ses spéculations sur les affaires humaines. Tout ce qui peut éveiller chez l'homme un vif intérêt pour autrui paraît oublié. Même son étude sur l'amitié est froide; il ne paraît avoir fait aucune des expériences qui rendent difficile de conserver un jugement impartial. De plus, il paraît ignorer tous les aspects profonds de la vie morale; il laisse de côté tout le domaine de l'expérience qui touche à la religion. Ce qu'il a à dire serait utile à des hommes jouissant de tous les biens terrestres et n'ayant que peu de passions. Mais il n'a rien à dire à ceux qui sont possédés par un dieu ou un démon, ni à ceux que le malheur entraîne au désespoir. Pour toutes ces raisons, à mon avis, la morale d'Aristote, malgré sa grande réputation, manque de pénétration.

Bertrand Russel, Histoire de la philosophie occidentale, "la morale d'Aristote", p.229

Une tolérance intolérable

Pour donner une idée de la façon dont la tolérance est majoritairement entendue à cette date, il suffit de citer la définition qu'en donne la première édition du Dictionnaire de l'Académie française en 1694: «condescendance, indulgence pour ce que l'on ne peut empêcher.»

Michel Gros, introduction à Pierre Bayle, De la tolérance, p.15, Presses-Pocket 1992


Mais, messieurs, ce n'est pas même la tolérance que je réclame; c'est la liberté. La tolérance! le support! le pardon! la clémence! idées souverainement injustes envers les dissidents, tant qu'il sera vrai que la différence de religion, que la différence d'opinion n'est pas un crime.

Rabaut Saint-Etienne, discours prononcé à l'occasion du vote de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 août 1789)


César : Il m'a répondu sans respect… Et même grossièrement.
Césariot : Il t'a injurié?
César : Pire que ça. Il m'a dit: «Je te croyais plus tolérant.»
Césariot : Et alors?
César : Alors, tu penses!
Césariot, étonné : Non, je ne pense pas du tout.
César : Comment: «Tolérant»? Maison de tolérance, voyons! Tolérant! Moi, tolérant! (Il prend une colère subite, comme si Marius était encore devant lui.) Et c'est à ton père que tu dis ça? Espèce de petit saligaud! […]
Césariot : Écoute-moi! Tolérant!…
César : Toi aussi?
Césariot : Tolérant, ça veut dire large d'esprit, plein d'indulgence, plein de bienveillance pour les fautes des autres.
César, inquiet : Allons donc, Je connais la langue française.
Césariot : Mal. Tu la connais mal.

Marcel Pagnol, César


Je ne peux pas m'empêcher de rapprocher cela de la discrimination positive.

Bouveresse répond au Nouvel Obs à propos de philosophie

D'autre part, je trouve particulièrement inquiétante la tendance que l'on a aujourd'hui de plus en plus à oublier que la célébrité médiatique et la célébrité tout court ne constituent pas une preuve suffisante de la qualité et de l'importance, et n'en sont pas non plus une condition nécessaire. Le fait d'être inconnu ou peu connu n'a jamais constitué et ne constituera jamais par lui-même un argument sérieux à utiliser contre un intellectuel. Enfin, je remarque que votre journal se contentait jusqu'à présent d'ignorer ostensiblement à peu près tout ce qu'écrivent les philosophes qui, en France, se rattachent de près ou de loin à la tradition analytique en philosophie. Je ne pensais pas, je vous l'avoue, en être réduit à penser un jour, comme cela a été le cas lorsque j'ai lu votre article, que c'était peut-être, tout compte fait, encore ce qui pouvait leur arriver de plus supportable.

Jacques Bouveresse, "Poussée de nationalisme philosophique à la rue d’Ulm", article publié sur le blog des éditions Agone

Professions de foi de deux collections

Je trouve ces jours-ci des définitions du travail et de la liberté qui servent, l'une à l'exergue d'une collection, l'autre à une sorte de postface.

Seuil, collection "Des Travaux"
La définition est en exergue et entre guillemets, mais aucune source n'est indiquée. J'aime beaucoup l'évocation du plaisir, si souvent oublié quand on parle de travail, alors qu'il en est en fait la seule motivation et le grand bonheur.
« Travail : ce qui est susceptible d'introduire une différence significative dans le champ du savoir, au prix d'une certaine peine pour l'auteur et le lecteur, et avec l'éventuelle récompense d'un certain plaisir, c'est-à-dire d'un accès à une autre figure de la vérité.»

Calman-Lévy, collection "Liberté de l'esprit"
La liberté est un de ces mots qu'aucun parti n'abandonne volontiers à ses adversaires. Aussi, sait-on moins que jamais ce qu'est la liberté dont tout le monde se réclame et que chacun revendique.

Que tous les citoyens aient le droit de voter pour les coandidats de leur choix, que les journaux expriment des opinions cotnradictoires, que les chefs soient critiqués et non acclamés, voilà des faits simples, difficilement discutables, qui permettent, semble-t-il, de reconnaître les régimes politiques de liberté. Illusion, vous répondront de profonds penseurs. Il s'agit là de libertés formelles, plus apparentes que réelles dont ne profitent que les privilégiés? Qu'importe au chômeur, la multiplicité des opinions, des journaux, des partis? Qu'importe à l'ouvrier le droit d'exprimer sans danger ses désirs ou ses jugements? Le prolétaire est esclave du capitaliste, quel que soit le camouflage sous lequel le capitaliste essaie de dissimuler cet esclavage.

Les hommes profitent inégalement des libertés que laissent les démocraties bourgeoises, on le reconnaîtra avec regrets, mais sans réticences. On ne nie pas l'insuffisance des libertés formelles, on met en doute que l'on puisse parler de liberté réelle lorsque ces libertés formelles ont disparu. On dira que les sociétés ne sont pas libres qui interdisent de discuter l'essence de la liberté. Une classe, un parti, un pays, qui prétend au monopole de la liberté et entend que la définition de ce mot soit soustraite à toute controverse est certainement exclu du camp de la liberté.

L'esprit libre refuse les marchands de sommeil, pour reprendre l'expression d'Alain, comme les sociétés libres refusent une orthodoxie imposée par l'État. L'esprit libre n'est pas celui qui promène sur les choses et sur les êtres un regard indifférent. Il avoue franchement les valeurs qu'il respecte, il ne fait pas mystère de ses préférences , de ses affections et de son hostilité, mais il ne soumet pas les événements à une interprétation toute faite à l'avance. Il est assez sûr de sa volonté pour ne pas avoir besoin que le monde la confirme chaque jour. Il n'attend pas que l'Histoire ou quelque autre idole ancienne ou nouvelle lui donne raison.

On a reproché à la collection d'être «orientée». A coup sûr, elle est orientée si l'on entend par là que tous les auteurs appartiennent à une famille. Je ne songe pas, sous prétexte de libéralisme, à accueillir ceux qui refuseraient la discussion ou qui déformeraient les faits pour les plier à leur système.

Le fanatisme aveugle, mais le scepticisme n'est pas une condition de la liberté. Auguste Comte disait qu'il n'y a pas de grande intelligence sans générosité. Peut-être la suprême vertu, en notre siècle, serait-elle de regarder en face l'inhumanité sans perdre la foi dans les hommes.1

Raymon Aron
Les deux livres dans lesquels ont été puisées ces citations sont Alain de Libera, La querelle des universaux et Carl Schmitt, La notion de politique.


Note
1 : Ce texte inédit de Raymond Aron a été rédigé peu après la création de la collection «Liberté de l'esprit», en 1947. Nous remercions Mmes Raymond Aron et Dominique Schnapper d'avoir bien voulu nous autoriser à le publier.

Jacob Taubes, En divergent accord- À propos de Carl Schmitt

Le livre est si petit qu'il n'y a rien à en dire sous peine de le recopier. Il présente en quelques textes les rapports que Taubes a entretenu avec Schmitt: un texte, deux lettres, la transcription de réponses orales lors de colloques, transcriptions non remaniées, ce qui leur garde leur vivacité et leur humour, sans le côté plus formel de textes totalement écrits. A lire cela à la suite du livre de Tristan Storme j'ai un peu perdu pied, ne sachant plus si Taubes se répétait de texte en texte ou si j'étais en train de confondre les sources et leur citation… Confusion non désagréable, circularité et références internes.

Je ne fais pas de compte rendu (lisez-le, ça demande très peu de temps); je me contente d'aligner quelques réflexions dépeignées et enthousiastes.


* Définition de «pur».

Cela m'amuse. Définir est sans doute un problème central, et en droit peut-être le problème central.
Je me souviens d'avoir cherché la définition de canonique avant d'aller à un colloque de patristique pour m'apercevoir sur place que c'était finalement l'un des sujets du colloque, d'avoir demandé tout à trac ce que voulait dire théologique à un docteur en théologie (qui n'a pas répondu), de ne jamais utiliser le mot culture, d'utiliser le moins possible de mots généraux à la définition floue (à commencer par "amour"), ce qui présente l'inconvénient d'un concret du discours (un manque d'abstraction) menant à un certain nombre de malentendus.

De quoi parle-t-on exactement?
Donc il y a une gigantomachie que j'ai concentré avec le mot pur, autour du mot pur. Que ce mot pur joue un grand rôle en philosophie, cela ne peut vous avoir échappé entièrement, dès lors que vous pensez à un des titres les plus importants de la philosophie allemande, Critique de la raison pure. Et on se demanderace que cela veut dire au juste, qu'est-ce qui est si pur, que signifie «impur». Comment la raison peut-elle être donc être «pure», «pure» de quoi, qui l'a ainsi lavée? Oui, voilà de drôles de questions, mais je pense très concrètement. «Pur» signifie donc afrranchi de l'expérience, affranchi du langage, affranchi de l'histoire. Ce fut déjà un combat entre Kant et Hamann. Il se peut que quelques-uns d'entre vous aient déjà entendu ce nom sous lequel je ne mets pas le Amam du rôle d'Esther, mais Johann Georg Hamann. Schmitt s'est battu contre une chose: la pure théorie du droit. La pure théorie juridique était en effet celle sans aucun égard pour l'histoire réelle.

Jacob Taubes, En divergent accord - À propos de Carl Schmitt, p.90
(Plus loin (page 102) Taubes se demandera ce que signifie la loi.)


* Temps, décision, moralité

Surprise de voir liés moralité, décision et temps (so camusien1, ou plutôt, RC si souvent so schmittien, avec sa conception développée et instinctive de "l'ennemi" (Mais bon. Je me méfie de ma tendance au kinbotisme)):
Le décisif pour moi, c'est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait jamais été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique aupraravant. […]

La question majeure est en effet celle de la moralité, et là je conteste tout ce qu'a dit Monsieur Sontheimer, et ce pour la raison de principe que voici: il n'a pas seulement défini d'un point de vue moral l'immoralité de la décision, mais il a aussi oublié une réalité foncièrement humaine, à savoir que l'homme, quoi qu'il fasse et dise, agit dans le temps. Par exemple, nous avons une controverse et mon président de séance déclare qu'il faut en terminer à un moment donné. Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le terme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini. Il faut qu'à un moment quelconque du processus au Parlement […] peu importe si le prince s'entretient avec ses conseillers secrets ou le Parlement lui-même, tous s'entretiennent dans le temps, il faut donc qu'à un quelconque moment ils agissent. Et quiconque le nie est immoral, ne comprend effectivement pas la situation humaine, qui est finitude et, parce que finitude, doit céder la place, c'est-à-dire oblige à décider. Donc, je conteste que vous jugiez à partir d'une morale, vous faites de la sorte à partir d'une ignorance de la situation humaine.

Ibid., p.96-97
Nous assistons donc à l'inscription de la décision au cœur de la politique et de la philosophie, et c'est reposant, ou enthousiasmant. Ce merveilleux esprit concret ne manque cependant pas d'élévation: mais que peut bien vouloir dire «[Carl Schmitt] saute la phase mystique, donc la phase démocratique […]» (p.105)? Je ne comprends pas mais cette incompréhension est bien plus joyeuse qu'une saisie immédiate. Ravissement de la pensée à concevoir la démocratie comme [une] mystique.


* Apocalypse

Tout bien pesé, si la pensée, l'écriture, de Taubes, me paraissent si naturelles, si immédiatement ''congenial'' (familières, intimes?), c'est peut-être parce que je partage exactement cette opinion:
Je peux m'imaginer en apocalyptique: le monde, qu'il périsse. I have no spiritual investment in the world as it is. Mais je comprends qu'un autre, lui, investisse dans ce monde et voie dans l'apocalypse, sous quelque forme que ce soit, le principe adverse et qu'il fasse tout le possible pour le subjuguer et le réprimer, parce que venant de là peuvent se déchaîner des forces que nous ne sommes pas en situation de surmonter.

Ibid., p.111
«Le monde, qu'il périsse.» Oui, ça me plaît.


Note
1 : Vaisseaux brûlés, §125 : 125. Avant même d’être une incapacité à gérer l’espace, le désordre domestique (au moins dans mon cas) me paraît être une incapacité à gérer le temps (796-797) : on sait bien qu’avant d’entreprendre ceci, il faudrait en finir avec cela, ranger ses vêtements de la veille avant d’enfiler ceux du jour, clore ce dossier avant d’aborder cet autre, finir cette phrase avant d’ouvrir cette parenthèse, ou de lui infliger cette note. Mais l’urgence vous tenaille (ne serait-ce que sous la forme du désir : on est impatient de faire ceci, de faire cela, on se dit que mieux vaut profiter de cette envie que l’on a de cet accomplissement particulier à ce moment donné pour se débarrasser du labeur qu’il implique, on saute les préliminaires, on choisit de les ignorer (ainsi, m’installant à Plieux (105, 179, 577, 639, 649-650, 732-765, 775, 777, 797), dans ce qui était une ruine, ou peu s’en faut, je n’ai rien fait de ce dont n’importe qui dans son bon sens eût estimé qu’il était essentiel d’y procéder avant toute chose — s’assurer un toit étanche, par exemple, ou revoir entièrement les murs. Tout cela, tous ces préliminaires indispensables, eussent impliqué que j’attendisse, remisse à plus tard l’essentiel, qui me semblait être (ne serait-ce que pour le bien même du bâtiment) d’habiter, de m’installer, d’aménager coûte que coûte un appartement utilisable — on verrait après. Et sans doute les raisonnables, eussent-ils eu à juger de mes actions, se fussent montrés fort désapprobateurs (ils se sont). Mais les raisonnables, de toute façon (surtout ne disposant que des moyens dont je disposais) n’auraient jamais entrepris d’habiter le château de Plieux, et de le restaurer (844). Ou bien, se fussent-ils lancés dans cette entreprise, ils eussent procédés selon les règles et les lois du bon sens, et ils ne seraient toujours pas dans les lieux. (Barthes, qui connaissait cela par ses travaux sur Michelet, disait que ma devise devrait être celle des ducs de Bourgogne (ou bien seulement du Téméraire ?) : J’ai hâte !)), on effectue ce que nous invite à effectuer la détermination idoine que nous trouvons en nous, on se dit que ce sera toujours cela de fait), le téléphone retentit, quelqu’un sonne à la porte, vous allez être en retard à votre rendez-vous — et vous ne pouvez pas laisser partir le courrier sans avoir répondu à ce malheureux réfugié algérien qui sollicite votre aide, ni écrit aux Duchemin qui viennent de perdre leur mère : tant pis, vous rangerez vos chaussures après, vous plierez plus tard ce pull-over abandonné, vous remettrez une autre fois ce disque dans son coffret (quant à faire votre lit, n’en parlons même pas !).

Des fauteuils club

Dans un commentaire qu'il fit du célèbre poème cosmologique de son ami Theodor Däubler, portant le titre énigmatique de Nordlicht [aurore boréale], Carl Schmitt recourt expressément à l'imagerie vétérotestamentaire:

« Ils [les hommes de l'époque] veulent le ciel sur la terre, le ciel comme résultat de l'industrie et du commerce; il doit se trouver ici sur terre, à Berlin, Paris ou New York, un ciel avec des bains, des automobiles et des fauteuils club, dont le livre sacré serait le guide du voyageur. Ils ne veulent pas le Dieu de l'amour et de la gâce, et puisqu'ils ont déjà réalisé tant de choses étonnantes, pourquoi ne «fabriqueraient-ils pas» [machen] la tour [Turmbau, allusion à la construction de la tour de Babel] d'un ciel terrestre?»1

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.61



Note
1 : Cité par M. Weyembergh, «Carl Schmitt et le problème de la technique», dans P. Chabot, G. Hottois (éd.), Les philosophes et la Technique, p.158. Les remarques entre crochets sont de Maurice Weyembergh.

Pour une lecture schmittienne de Facebook ?

Évidemment, ça dépend de l'habilité de chacun à paramétrer son compte Facebook pour définir une hiérarchie parmi les personnes qui ont accès à ses données.
Tout comme la distinction entre l'ami et l'ennemi, le dogme théologique fondamental affirmant le péché du monde et l'homme pécheur aboutit (tant que la théologie ne s'est pas dégradée en morale normative pure ou en pédagogie, et le dogme en pure discipline) à répartir les hommes en catégories, à marquer les distances, et il rend impossible l'optimisme indifférencié propre aux conceptions courantes de l'homme.

C. Schmitt, La Notion de politique, p.108-109 Flammarion, 2004, cité par Tristan Storme dans Carl Schmitt et le marcionisme p.47 (C'est Tristan Storme qui souligne).

Au-delà de la boutade, il reste que je me prends à rêvasser sur ce que pourrait être une nation "hors sol", sans notion de territoire, constituée d'amis virtuels mais réels, réels mais virtuels (beau sujet de science-fiction?).
Je me demande quelle forme ont pris les appels à la résistance ou au soulèvement sur FB, en ce qui concerne les événements actuels dans les pays arabes: des groupes, des pages, le compte personnel d'un leader?
Les relations d'amitié — la constitution de groupes amis, prépolitiques, — ne sont pas définies par l'émergence de l'ennemi; elle s'établissent au sein de l'état de nature et représentent le réquisit indispensable d'une incrémentation politique ultérieure. Il n'y a d'ennemi politique que s'il lui préexiste une entité groupale, une collectivité prédisposée à devenir politique, à discriminer l'ennemi, s'étant déjà elle-même homogénéisée. (Tristan Storme, opus cité, p.48)
[…]
C'est à travers l'«apparition» soudaine de l'ennemi, à travers son surgissement, que la politicité de l'amitié groupale, ce la nation homogène, devient efficiente. (''Ibid'', p.50)
[…]
[L'ennemi] menace de mettre à mort l'amitié, par le biais d'une lutte armée, d'une lutte possiblement réelle. Cette tension entre possibilité et effectivité, entre virtualité et réalité, permet au groupe ami, à la nation, d'atteindre le status politicus; elle vient consolider l'amitié homogène dans son critère extrême d'association, et en attiser la conscience. (p.51)

complément le 26 avril 2011
Je suis un peu embarrassée par l'éventuelle publicité faite à ce billet. Il va de soi que ce n'était qu'une pochade, quelque chose comme une tentative de lecture kinbotienne (ie, une illustration de la façon dont une grille de lecture ou un parti pris peut déformer une interprétation).
Ce billet intervenait tôt dans le livre de Storme, c'est-à-dire au cours de la lecture du chapitre décrivant la philosophie de "Schmitt jeune".
En poursuivant la lecture (chapitre "Schmitt nazi"), Facebook pourrait être comparé à la mer (l'absence de frontières, la fin de la représentation, l'individu et l'individualisme du libéralisme). Plus loin (le Schmitt de l'après-guerre, qui ne rencontre que des Juifs allemands et pas d'Américains), on pourrait se dire qu'il n'est pas surprenant que FB ait été mis au point par Mark Zuckerberg…

Exemples d'universaux

Mais la haine peut être ressentie contre les classes.
Aristote

Il nous arrive, par la volonté, d'aimer ou de haïr quelque chose en général.
Thomas d'Aquin

J'aime les pommes en général.
Jacques Chirac

Alain de Libera, La querelle des universaux, exergues

Dialogue

Si vous le pouvez, trouvez un ami complaisant qui accepte de lire le livre en même temps que vous, et avec qui vous pourrez ainsi discuter les points les plus délicats. Toute conversation est un atout extraordinaire pour aplanir une difficulté. En ce qui me concerne, s'il m'arrive de rencontrer, en logique ou dans toute autre matière un peu ardue, un point que je sois absolument incapable de comprendre, je trouve idéal d'en parler à haute voix même si je suis tout seul. Il est si facile de se donne à à soi-même des explications! Et puis, vous comprenez, on est si patient avec soi-même! Jamais on ne s'irrite de sa propre stupidité!

Lewis Carroll, Logique sans peine p.50, «à l'adresse des débutants»

La Grèce antique à la découverte de la liberté, par Jacqueline de Romilly

Billet commencé le 17 décembre : je regrette que mon retard à l'écrire ne l'ai transformé en hommage. Il est désormais avant tout un moyen de mettre des citations en ligne, avec toujours le même espoir: susciter l'envie (le besoin) de lire le livre lui-même.

En finissant de copier les citations de ce billet, je me dis qu'il n'est sans doute pas insignifiant que le mot "gentil" soit désormais interprété comme "condescendant", et le mot "libéralité" considéré comme une marque de paternalisme. La générosité et la gratuité ne provoquent plus que méfiance quand le goût effréné, un peu fou, de la liberté est perdu.


Ce livre est un livre de vulgarisation, et a ce titre possède une voix particulière, un peu didactique. C'est une sorte de cours d'histoire accéléré, dégageant les grandes tendances qu'il restera ensuite à enrichir par des lectures plus précises.
Jacqueline de Romilly a pour projet d'étudier l'émergence de la notion de liberté sous ses différents aspects dans les textes du Ve et du IVe siècle avant Jésus Christ (c'est donc très précis). Elle souhaite se concentrer sur ces deux siècles, mais elle a si bien conscience que ce qu'elle amène au jour appelle un discours du type «Ah, mais c'est comme aujourd'hui, comme…», elle craint tant les récupérations hâtives donc fautives, qu'elle tente de les anticiper. D'une part elle indique les pistes de réflexion effectivement ouvertes par ces textes, d'autre part elle insiste sur les différences dues au temps, à l'épaisseur de temps et d'expérience accumulée depuis cette lointaine époque.

Cette étude de l'histoire, de la philosophie, de l'histoire de la philosophie politique s'appuie entièrement sur une attention infinie et concentrée aux mots, les contextes historique et textuel dans lesquels ils apparaissent pour la première fois, et leur changement de sens, de valeur (au sens de valeur d'une couleur ou d'un son). C'est en fait une étude philologique du mot liberté.

Le parcours ressemble à une promenade, d'abord chronologique, historique, retraçant l'histoire des cités (Athènes, Spartes, Thèbes, sont celles qui sont surtout citées), ensuite plus intérieure, se rapprochant des philosophes.

Il y a cette merveilleuse découverte des Grecs, qui suffit à tout: la liberté ne vaut que par la loi, respecter la loi permet d'être libre (ce qui me fait penser, sans doute trop vite, que le rapport au droit des Anglo-Saxons doit être plutôt grec et celui des Latins davantage romain):
Jason explique ainsi à Médée qu'en quittant le pays barbare pour la Grèce, elle a appris à «vivre selon la loi, non au gré de la force» (Médée, 538). Et Tyndare dans Oreste donne comme un trait grec et non barbare «de ne pas vouloir être au-dessus des lois» (457).

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.52
Et la loi était pour la première fois écrite:
Mais, dans le texte d'Euripide, cette critique amène une opposition, non plus seulement avec la loi, mais avec la démocratie: celle-ci naît grâce à la loi. «Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l'insulte du fort, et le petit, s'il a raison,vaincre le grand. Quand à la liberté, elle est dans ces paroles:" Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie?" Alors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on rêver plus belle égalité?" (433-441).
Ibid., p.63
Ce que tente de nous faire ressentir Romilly, c'est son émerveillement, c'est la nouveauté que cela pouvait représenter, et également son immédiateté. Étudier la naissance des lois écrites, c'est remonter au moment d'avant leur apparition, au moment où elles n'existaient pas, et que même leur idée n'existait pas; puis revenir vers nous, après leur apparition: rien, puis quelque chose, et toujours cette surprise de quelque chose là où il n'y avait rien:
Quand on vit avec des lois écrites depuis des dizaines de siècles, quand elles se sont multipliées sans fin dans tous les domaines, quand enfin il faut, pour avoir affaire à elles, des intermédiaires de toutes sortes, on oublie aisément l'importance de ce pas franchi une fois pour toutes et l'exaltation qu'il inspirait alors. Le lien de la liberté et de la loi reprend plus d'éclat dans ce contexte historique.
Et de même la démocratie. À l'époque où écrit Euripide, elle a tout juste un siècle. Elle s'est, pendant ce siècle, affirmée et précisée, grâce à diverses réformes de détail, allant toutes dans le même sens. Les grands-parents des contemporains d'Euripide devaient garder des souvenirs d'avant la démocratie.
Ibid., p.67-68
Mais le droit ne remplace pas la morale, il lui donne forme. Ce qui prime, c'est la dignité que l'on doit à soi-même.
En fait, le droit et la morale se rejoignent ici; et l'important est que se soit alors répandue cette conscience encore vague et incertaine, mais tenace, des égards dus aux autres, quand justement ils sont en position de faiblesse ou de danger.
Ce qui a pu masquer cette importance des aspirations grecques et athéniennes à ce droit des gens, indépendamment de toute appartenance à une cité, est sans doute une différence de formulation, dont la portée mérite d'être relevée. En effet, là où le monde moderne parle de droits, les Grecs, eux, parlaient de devoirs.
Ibid., p.98
(C'est moi qui souligne.)

Comment concilier liberté et autonomie, comment, dans une fédération des villes grecques, indispensable face aux barbares, comment protéger chaque cité de la tendance naturellement expansionniste d'Athènes, si sûre d'elle? Romilly note les hésitations, les tentatives, la cruauté de l'histoire qui peut effacer en quelques semaines des mois de réflexion. Qu'il s'agisse de noter que la génération des grands-parents d'Euripide ne connaissait pas la loi écrite ou que des accords longuement pesés allaient être réduits à néant, c'est le temps que gomme Jacqueline de Romilly, non en le rapportant à notre époque mais en nous transportant au IVe siècle, en effaçant toute tentation comparatiste (il ne s'agit pas de comparer, il s'agit de tirer des enseignements).
Il est en un sens pathétique de penser que ces discussions juridiques minutieuses se tenaient en 337, au lendemain de la descente foudroyante de Philippe en Grèce et de sa victoire de Chéronée, et que, l'année suivante, Alexandre devait lui succéder. En 335, ni Athènes, ni aucune des autres cités, ne comptait plus.
Ibid., p.119
La liberté est un exercice difficile, c'est un équilibre introuvable, elle peut être détruite aussi sûrement par des ennemis extérieurs que par ses propres abus. (Le livre suit ainsi la chronologie comme une démonstration: en cela il est simplificateur, étant évident, comme il le note à quelques reprises, que tous les courants ont existé à chaque époque.)
Le siècle des philosophes va naître de ces tensions internes aux conséquences contradictoires de la liberté:
Très tôt, en effet, les Athéniens ont perçu les inconvénients ou les problèmes de la liberté démocratique. Des textes, contemporains de ceux que nous avons cités pour illustrer les beautés de cette liberté, en disaient déjà les dangers. mais, à cette époque, leurs voix étaient moins nombreuses et moins éclatantes que les autres. Et, surtout, elles ne disaient pas que ces dangers se retournaient contre la liberté elle-même. […]
[…]
Si la victoire sur le Perses avait été une expérience dans un sens, ces trente années [de guerre] qui achèvent le Ve siècle en constituaient une autre, inverse et non moins importante. L'une avait avivé les enthousiasmes, l'autre fut le point de départ des réflexions. Ce n'est pas un hasard si le IVe siècle, dans cette Athènes vaincue et désormais ramenée à un rôle moins actif, fut et reste pou nous le siècle des philosophes. […]
Au début, quand les Athéniens s'aperçurent que leur démocratie comportait des aspects fâcheux, leur première réaction fut d'incriminer des individus: les démagogues. C'était leur faute. Ils voulaient plaire au peuple et pour cela le flattaient, donc lui mentaient.
[…]
De même Aristophane, dans Les Cavaliers, instaure une sorte de compétition d'ignorance et de malhonnêteté entre ceux qui vont diriger les affaires; et il montre les deux candidats flattant le peuple tant qu'ils peuvent. […]
Enfin Thucydide, quand il oppose Périclès à ses successeurs, ne retient qu'un trait: Périclès était assez sûr de sa supériorité pour parler toujours raison au peuple. Au contraire, les hommes qui suivirent étaient, «par eux-mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place; ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires» (II, 65, 10). Aussi pratiquèrent-ils «les intrigues personnelles, à qui serait chef du peuple».
[…]
Pourtant on remarque que de tels chefs ne laissent plus guère de place au débat, qui était bel et bien l'essence de la liberté politique? Cléon, dans Thucydide, parle des belles paroles et des paradoxes dont on abreuve le peuple; et son adversaire rétorque qu'il y a pire: il y a ceux qui usent de la calomnie et qui intimident ainsi leurs adversaires. Résultat: ils se taisent, «et la cité est ainsi privée des avis de ses conseillers, que retient la peur» (III, 42).
Ibid., p.123-126
Les pages qui suivent montre la liberté mise à mal par les excès de ceux qui pratiquent une liberté sans frein. C'est la loi et le respect de la loi qui sont les remparts de la liberté.
La gravité de ce divorce entre la liberté et la loi apparaît bien si l'on considère la conduite des citoyens les uns envers les autres. […] La réalité concrète — nous la connaissons encore —c'est la criminalité et l'insécurité.
[…] Mais soudain on retrouve chez lui [Démosthène] la même ardeur triomphante qui marquait nos premiers textes. Car, au lieu de dire que le mépris des lois est cause de ces désordres, il rappelle avec fougue que la force des lois est le seul remède, le seul garant et de la sécurité et de l'ordre démocratique. […] Et qu'est-ce qui fait la force de ces lois, qui ne sont qu'un simple texte écrit? A cela Démosthène répond: «Vous-mêmes, à condition de les maintenir fermes et de mettre, en toute occasion, leur puissance souveraine au service de l'homme qui les réclame. Ainsi les lois font votre force et vous la leur.»
Ibid., p.132-133
Dans la page suivante, Jacqueline de Romilly évoque le célèbre texte de La République aux pages 557 b et suivante. Mais ce qui m'émeut, c'est une note: Il arrive que la cité démocratique, assoiffée de liberté, «trouve à sa tête de mauvais échansons et se grise à l'excès de cette liberté pure». (Ibid., p.134)
Et la note précise: les Grecs buvaient leur vin coupé d'eau, jamais pur. Ainsi, le «pur» appliqué à cette liberté est celui qu'on utilise pour du vin trop fort. Existe-t-il deux mots en grec, un "pur, sans tâche" et un "pur, trop fort"? Nous dépendons entièrement de lecteurs comme Jacqueline de Romilly ou Pierre Hadot pour nous le dire. Et cette attention si précise, si entièrement absorbée en elle-même est ce qui m'émeut le plus.
(De façon plus détachée (mais pourquoi faut-il donc être toujours détaché?), disons que la philologie est indispensable.)

Ce livre m'a fait découvrit un martyr de la liberté moins connu que Socrate, un personnage de plus à ne pas oublier (qu'avons-nous donc à leur offrir que notre mémoire? Je songe au père de Sébastian Haffner):
Et, s'il est courant de reprocher à la démocratie athénienne la mort de Socrate, peu de textes au monde témoignent mieux de ce qu'est une mise à mort par un pouvoir arbitraire que le récit, laissé par Xénophon, de la mort de ce Théramène, qui, à deux reprises, avait fait partie de l'oligarchie et s'en était séparé. Dans Les Helléniques, Xénophon rapporte comment le chef des oligarques traduisit Théramène devant le Conseil, le dénonça comme ennemi du régime, et comment celui-ci se défendit, expliquant pourquoi, à plusieurs reprises, il avait protesté. Son adversaire sachant qu'il fallait un vote pour obtenir la mort d'un des Trois Mille, trancha alors: «Eh bien, moi — ce furent ses paroles — j'efface de la liste Théramène que voici, avec votre assentiment à tous. Et cet homme, ajouta-t-il, nous le faisons exécuté» (II, 3, 51). Ce fut fait, bien que Théramène se fût aussitôt réfugié auprès de l'autel. Il en fut arraché par des gardes armés de poignards — cela, c'était, cinq ans avant la mort de Socrate, la mort sous l'oligarchie.
Ibid., p.144
La démocratie change de sens, elle perd de sa fougue, de sa folie théorique, pour se domestiquer (et par delà les siècles, j'en éprouve du regret.) L'essentiel se perd, s'est perdu, au profit du quotidien.
C'est dans ce bouillonnement de recherches qu'apparaît la politeia d'Aristote — mot qu'on traduit parfois par «république»; et elle n'est pas sans rapport avec le vieux rêve des modérés.
[…]
Il est certain qu'alors les textes changent de ton. On ne parle plus tant de la liberté (eleutheria): on parle davantage de droits. On emploie beaucoup le mot kurios, qui désigne tout ensemble la haute main pratique de celui qui est maître des affaires (kurios tôn pragmatôn), et tel droit de détail reconnu par les textes […]. La grande soif d'affranchissement a donc été remplacée par un monnayage de droits, qui sont inscrits dans des textes et ne sont pas nécessairement liés à la liberté politique.
Ibid., p.149-150
Finalement, ce sont moins les lois que la façon dont elles sont envisagées qui est important. Isocrate appelle à la vertu. (Le schéma est toujours le même: une catastrophe survient et provoque la réflexion: comment cela a-t-il pu arriver? Comment y remédier, éviter que cela se reproduise?)
Si la crise était venue de l'ambition des démagogues, de la légèreté du peuple, du manque d'esprit critique des uns et des autres, si les valeurs avaient été secouées et faussées, si l'on avait perdu le respect des parents et de maîtres, si l'on avait pris l'habitude de transgresser les lois, ce qu'il fallait était remédier à ces dispositions.
[…]
[…]; il n'empêche qu'en insistant sur la vertu plus que sur les institutions, Isocrate défendait des vues qui rejoignaient l'orientation majeure de Platon, et qui allaient mettre leur marque sur les analyses de tous — en passant par Cicéron et Montesquieu. Faut-il s'en étonner? Peut-on nier qu'un régime a finalement le sort que lui préparent les gens chargés de l'éducation de tous? Cette idée est évidente, mais trop souvent perdue de vue.
Il faut enfin ajouter que cette réforme de la vie de tous les jours, des habitudes civiques et de la morale a tellement la priorité sur le reste que les réformateurs y sont plus attachés qu'aux institutions elles-mêmes. Isocrate a dit que le régime politique était «l''âme» de la cité. Il a aussi dit: «Ce n'est pas par les décrets, mais par les mœurs que les cités sont bien réglées»; l'obéissance aux lois, enfin, dépend moins de la façon dont elles sont rédigées que les habitudes morales léguées par l'éducation.
Ibid., p.150-151
Jacqueline de Romilly fait remarquer que cet appel à la vertu paraît bien loin de la liberté; cependant, c'est un tort, car il est arrivé une fois dans l'histoire grecque qu'une prédication morale sauvât Athènes et l'idée de liberté: ce fut l'instauration de la «concorde» pour sortir de la guerre civile. Réconciliation, interdiction d'évoquer le passé. Et Romilly de conclure: «Athènes ne réussit peut-être pas à améliorer son régime, mais elle réussit sur ce point essentiel: elle n'eut plus de guerres civiles, jamais.» (p.152-153) Peu à peu le livre se détourne des principes gouvernant la cité pour observer l'individu (est-ce le mot, est-ce anachronique?)
Et de même qu'Athènes, arrogante dans sa liberté, se sentait le devoir de protéger le faible ou l'étranger, l'homme libre se caractérise par sa générosité, sa libéralité. La liberté forge un caractère, certains caractères ne peuvent qu'être libres:
En même temps, l'élargissement de la notion aboutit à l'apparition de mots nouveaux, qui, eux, n'ont bientôt plus que cette valeur morale.
Un des contraires de «libre» est le mot grec aneleutheros. Or, à un exemple près, il ne se rencontre qu'à partir de la fin du Ve siècle, et avec une valeur toujours morale. Platon, Xénophon, Aristote, l'emploient dans le sens d'«indigne d'un homme libre», pour désigner la mesquinerie et la servilité. Puis apparaissent eleutherios et eleutheriorès, qui servent à désigner cette liberté d'allure, ou d'esprit, qui va avec le courage et la générosité. L'adjectif existait auparavant, mais il était réservé à Zeux: Zeux Libérateur. Désormais, à partir de Xénophon ou de Démocrite, c'est-à-dire à partir du début du IVe siècle, voici qu'il désigne les hommes qui ont des façons d'hommes libres, ou qui pratiquent, selon la formule traditionnelle quine correspond pourtant plus à nos habitudes de vocabulaire modernes, la «libéralité».
Ibid., p.158
C'est finalement par rapport à soi-même qu'il faut être libre, mais cette prise de conscience met longtemps à apparaître dans les textes.
De fait, ce vocabulaire de la liberté que nous cherchions en vain dans la réflexion politique de l'époque se retrouve soudain, enrichi et transposé, dans un domaine nouveau. […]
Cette évolution, ou plutôt cette translation, ne se marque pas seulement dans l'emploi des mots ou des jugements de valeur: elle se traduit aussi, et surtout, par une analyse morale nouvelle, montrant que les passions sont pour l'homme une servitude. […]
Un mot rend bien compte de ce combat à mener: c'est le mot ''kreittôn'', «qui l'emporte sur». On peut l'emporter sur l'argent: c'est ce que Thucydide dit de Périclès, parce qu'il est inaccessible à ces tentations; et plusieurs passages d'Euripide emploient la même expression. On peut aussi l'emporter sur la colère. Peu à peu l'âme apparaît avec ses divisions, ses batailles, ses succès et ses défaites. Des parties de l'âme commencent à se distinguer les unes des autres.
Vers les dernières années du Ve siècle, cette idée du combat intérieur se précise et se renforce.
Ibid., p.160-161

La raison, en somme, est gage de liberté.
Elle l'est aussi en d'autres sens. Car la tyrannie des passions n'est qu'un aspect des pressions qu'exercent sur l'homme les circonstances extérieures. Or il faut, d'une façon générale, se laisser le moins possible influencer par ces dernières, qu'elle soient.
Ibid., p.164
La liberté est aussi d'accepter l'inévitable:
Il est même remarquable de penser que, chez Eschyle, la jeune Iphigénie devait être tenue, et bâillonée, qu'elle se débattait et refusait la mort: les victimes d'Euripide, elles, donnent leur accord à l'avance; et, dans l'exécution même, elles refusent toute contrainte.
Ibid., p.164

Peu à peu apparaît l'idée d'une liberté qui serait comme un noyau vivant et irréductible mettant l'homme à part des circonstances.
On voit se multiplier les conseils prêchant la sérénité.
Ibid., p.165
Hommage à Socrate (et précisions, pour éviter les anachronismes):
Et naturellement, parmi ces hommes, au même moment, il y avait Socrate — Socrate plaidant pour une âme raisonnable, Socrate capable de résister à toutes les fatigues, Socrate restant ferme contre les tentatives de séduction du bel Alcibiade, Socrate refusant de quitter la ville à la veille de son exécution, Socrate mourant dans une sérénité souveraine, dont Platon a retracé, pour toujours, le souvenir. Il l'a montré philosophant jusqu'au dernier moment sans se laisser atteindre par le sort.
Socrate n'est pas mort parce qu'il choisissait d'accéder ainsi à une forme de liberté. Rien ne permet de mettre sa mort en relation avec les suicides de philosophes qui se répandirent peu à peu. Il n'a même pas dit qu'il mourrait «libre». Mais on comprend que la perspective de ses derniers moments ait exercé une fascination sur ses disciples, et qu'elle ait pu être parfois considérée comme le début de cette liberté nouvelle, qui ne se trouve que dans les âmes.
Le mot de conscience serait ici trop moderne. Et c'est pourtant bien de cela qu'il s'agit. De fait, après Socrate, on voit un certain nombre de ses disciples, ou de ses continuateurs, prêcher cette nouvelle liberté, dont l'idée avait mûri doucement au cours des dernières années du Ve siècle. Ils emploient, eux, le mot de liberté. Et ils l'appliquent désormais à un idéal qui ne relève plus des cadres de la cité, ni même de la société.
Ibid., p.166
Dernières pages sur le destin:
Mais surtout — il faut le dire avec force —, jamais, avec les Grecs, il n'a été réduit à l'état d'instrument aveugle et passif entre les mains du destin.
Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière? Nous avons remplacé le destin par le poids de l'histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l'enfance; mais les choses en sont-elles plus claires?
Pourtant, si le dosage entre la liberté et le destin, pour les Grecs, est variable et incertain, jamais ce dernier ne s'est imposé seul.
Dans de remarquables analyses, répétées à plusieurs reprises, un savant autrichien a exposé de façon magistrale ce que l'on appelle la «double causalité», chez Homère ou dans la tragédie. Le principe est que tout s'explique à la fois par l'action divine et par la volonté humaine.
[…]
On cherche à plaire aux dieux; on les redoute; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l'homme.
Ibid., p.191

Gouverner la foule

Périclès s'opposait à lui, tout comme Démosthène devait plus tard l'accabler de reproches: la liberté politique du peuple passe par l'admonestation, et non par le mensonge ou la flatterie; et c'est en tenant la foule bien en main que Périclès assurait le mieux, en fin de compte, cette liberté.

Pourquoi tant d'autres craignaient-ils de le faire? Ici, nous découvrons une autre entrave à la liberté; et elle vient du peuple lui-même. Pour s'opposer à lui, en effet, il faut parfois du courage. Et les orateurs qui se taisent ne craignent tant la calomnie que parce qu'ils craignent la colère du peuple. De fait, on s'aperçoit, dans Euripide et dans Thucydide, cet autre trait qui veut que la foule soit, par nature, excessive et violente, si bien que ceux qui devraient la guider ont peur d'elle. Comment ne pas rappeler que, dans Euripide, Ménélas et Agamemnon avouent tous deux ce sentiment? Dans Oreste, Ménélas voudrait bien faire quelque chose pour le jeune homme, mais il n'ose pas — pas ouvertement: «C'est que le peuple au plus ardent de sa colère est pareil à un feu trop vif pour être éteint» (696-697); et Agamemnon déclare dans Iphigénie à Aulis: «Nous sommes esclaves de la multitude.» Il imagine l'armée se dressant contre lui, furieuse de n'avoir pas obtenu le sacrifice d'Iphigénie et prête à le poursuivre jusque chez lui pour y exercer les pires vengeances. Quand, au lieu de parler du dèmos, on se met à parler de «la multitude» ou de «la foule», la terreur commence…

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.128

A quoi tiennent les choses

Platon, on le sait, fut, à l'issue de son premier voyage en Sicile, arrêté et vendu sur le marché d'Égine: s'il n'avait pas été racheté et libéré par un homme de Cyrène, c'en était fait du platonisme.

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.29 (éditions de Fallois, 1989)

Oulipo, hier

La neige m'a fait hésiter un peu, mais l'affaire Botul1 m'a décidée : je n'allais pas prendre le risque de rater du croustillant.

La séance du jour tourna autour de la rumination, c'est-à-dire des réflexions sur des contraintes non abouties, encore en cours de gestation, régurgitation, remâchages (avec force borborygmes autour du micro dont j'ai mal identifié les sources: Roubaud et Bénabou?).

Mise à jour : la séance est désormais en ligne.

Première apparition de Michèle Audin, hésitante et souriante.

Dans l'ensemble, les oulipiens sont très discrets, seul Roubaud se permet une allusion à BHL. Déçue? Non, pas vraiment, non en fait, pas du tout; j'aime cette retenue, cette capacité à ne pas hurler avec les loups. Seul Hervé Le Tellier jouera de la situation, mais sa connaissance particulière de Botul (cf. la vidéo) l'y autorisait.
Le Tellier nous a donc présenté une variation de l'"Autoportrait de l'homme au repos : Le descendeur" de Paul Fournel (Les athlètes dans leur tête).

Il est très difficile de rendre compte d'une séance de l'Oulipo car l'à-peu-près est impossible: ce n'est pas le sens qu'il faut restituer, mais chaque mot, chaque construction. Je ne peux donc que faire une évocation. A partir du texte de Paul Fournel dont je vous donne le début (voir la suite sur Fatrazie, imaginez la variation possible sur le cas B-H L:
Mon métier consiste à descendre du haut de la montagne jusqu'en bas. À descendre le plus vite possible. C'est un métier d'homme. D'abord parce que lorsqu'il est en haut l'homme a envie de descendre en bas le plus vite possible, ensuite parce que lorsqu'il y a plusieurs hommes en haut ils veulent tous descendre plus vite les uns que les autres.
Un métier humain.
Je suis descendeur.
Il y a eu Toni Sailer, il y a eu Jean Vuarnet, il y a eu Jean-Claude Killy, il y a eu Franz Klammer, il y a eu les Canadiens et, maintenant il y a moi. Je serai cette année champion du monde et aux prochains jeux olympiques j’aurai la médaille d'or.
Je suis l'homme le plus équilibré de la montagne, le plus calme, le plus concentré, et mon travail consiste à fabriquer du déséquilibre.

Ce qui donna des choses comme «Un métier humain: je suis philosophe télévisuel. Mon métier consiste à fabriquer du grosconcept, du grosconcept visible du plus loin possible. C'est un métier d'homme… Je grosconcepte à temps plein… je souris au cameraman car je sais qu'il m'aidera à grosconcepter,… Un jour, l'essentiel devient la position de votre bouton de chemise. C'est le bouton de chemise qui fait le philosophe télévisuel… vous avez changé quatorze fois de lessive…
Et puis il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos du philosophe télévisuel.

Et Le Tellier terminera par «... vous obligeant à faire preuve d'un humour qu'on ne vous connaissait pas.»




Note
1 : Il est possible que dans deux siècles Botul existe et BHL n'existe plus. Mais après tout, on n'a pas vraiment de preuve d'existence de Socrate, sinon par Platon.

Foi et philosophie

Vous avez même réussi à réchauffer et à adoucir mon cœur froid et dur — spécialement par le chapitre 41 où vous me rendez accessible votre message en révélant les sources de choses comme quelques smirot d'erev shabbat [hymnes de la veille du shabbat] que j'avais coutume de chanter enfant dans l'ignorance totale de leur «arrière-plan». J'ai compris peut-être pour la première fois l'attrait infini exercé par ce monde profond et riche, votre domaine, qui unit de manière énigmatique et indissoluble l'universel et le particulier l'humain et le juif — qui dépasse tout moralisme et esprit de condamnation, sans se perdre dans l'esthétisme ou quelque chose de semblable. Vous êtes un homme béni pour avoir réalisé une harmonie entre l'esprit et le cœur à un un si haut niveau et vous êtes une bénédiction pour tout Juif vivant aujourd'hui. En conséquence, vous avez le droit et le devoir de parler haut. Malheureusement, je suis congénitalement incapable de vous suivre — ou si vous voulez, moi aussi j'ai juré à un drapeau, le serment au drapeau étant (dans le splendide latin arabique créé par certains de nos ancêtres, qui semblerait à Cicéron in ultimatate turpitudinis [le comble de la honte]): moriatur anima mea mortem philosophorum [que mon âme meure de la mort des philosophes!] Je comprends pourquoi la pensée des philosophes vous apparaît pauvre, étroite et stérile. Car si ce que vous dites explicitement à leur sujet n'est pas tout à fait adéquat (voir p.133 [tr. fr. 117-118] — comment Rambam aurait-il pu avoir examiné en détail l'opinion «pessimiste» de Razi si le mal n'était pas «réel»; comment la providence en tant que rétribution serait-elle possible si le mal n'était pas «réel»), il est en effet vrai que la philosophie est, en tant que telle, au-delà de la souffrance, plus parente de la comédie que de la tragédie, du côté du moshav letzim2 [où se retrouvent habituellement les moqueurs]. Mais c'est peut-être là un point mineur. La seule difficulté que j'ai encore concerne la vérité. Cette difficulté est dissimulée, je le soupçonne, par les mots «mythe» et «symbole»: il se peut que certaines choses ne puissent être convenablement exprimées que de manière mythique ou symbolique, mais cela présuppose tout d'abord une vérité non mythique et non symbolique. Vous-même, je suppose, ne diriez pas que l'affirmation «Dieu est » est un mythe, ou que Dieu est un symbole.

Leo Strauss à Gershom Scholem, Cabale et philosophie le 22 novembre 1960 (correspondance), p.101 à 103


Note
1: de La Kabbale et la symbolique.
2: voir Psaume I, verset I.

Production corruptrice

Je persiste dans ma *** [corruption de la jeunesse (les dieux de la cité et le reste)], d'ailleurs davantage à l'oral qu'à l'écrit. Je publie justement un petit ouvrage La Persécution et l'art d'écrire, contenant des essais que vous connaissez déjà et que je crois devoir rassembler l'âge venant dans la perspective d'un éventuel vengeur qui pourrait naître de mes ossa [ossements] spirituels. Je vous enverrai donc ce petit livre (et d'autres choses qui pourraient paraître, notamment un petit livre sur le droit naturel et un essai sur Machiavel). Naturellement, je m'estimerai très heureux de recevoir vos propres productions «corruptrices» puisque les extrêmes se touchent et même de temps à autres s'attirent.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 5 février 1952

Anticipation joyeuse

Leo Strauss annonce à Scholem qu'il pourra sans doute venir enseigner un an à Jérusalem:
Dans l'humeur du fameux vieux cheval de cavalerie au son de la trompette, je vous envoie mes salutations les plus chaleureuses de notre part à tous les deux.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 13 mars 1953

Profession de foi

J'espère que vous savez que je ne suis pas un philosophe : je suis professeur de Polical Philosophy.

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem le 13 mars 1953

Les deux qualités essentielles du philosophe

Strauss donne son avis sur le successeur à donner à Guttman à l'université de Jérusalem.
Aucun des trois candidats que vous évoquez ne remplit les deux conditions essentielles: a) le fait que nous ne pouvons rien savoir ne les affecte pas au plus profond d'eux-mêmes; b) ils ne sont pas du tout exposés à la tentation de la superstition [à bon entendeur salut]!

Cabale et philosophie, Leo Strauss à Gershom Scholem, le 10 mai 1950

Sauver son âme / sauver sa peau

La morale de la survie a pris la place de l'héroïsme au sommet de l'échelle des qualités qu'on admire.

Allan Bloom, ''L'âme désarmée'', p.92 (1987)

Lire

Seuls ceux qui sont disposés à courir des risques et prêts à croire à l'improbable sont aptes désormais à tenter l'aventure du livre.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.69 (1987)

Adams et Mencken

Il faut être un maboul ou un bouffon (je pense respectivement à Henry Adams et à Henry Louis Mencken) pour attirer l'attention du public en disant qu'on ne croit pas à la démocratie.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.57 (1987)

Le Père Noël

Alors que j'étais jeune professeur à Cornwell, j'ai eu un jour une discussion sur l'éducation avec un professeur de psychologie. Sa fonction, me disait-il, consistait à venir à bout des préjugés de ses élèves, il les abattait comme des quilles! J'ai commencé alors à me demander par quoi il remplaçait ces préjugés; mais il ne paraissait pas avoir la moindre idée de ce que pouvait être le contraire d'un préjugé. Il me faisait penser au petit garçon qui, quand j'avais quatre ans, m'avait gravement informé que le Père Noël n'existait pas: il souhaitait m'inonder de la brillante lumière de la vérité. Est-ce que le professeur avec qui je discutais à Cornell savait ce que ces préjugés représentaient pour ses élèves et quel effet produirait sur eux le fait d'en être privés? S'imaginait-il qu'il existe des vérités qui puissent les guider dans leur existence comme le faisaient les préjugés? Avait-il envisagé de leur inspirer l'amour de la vérité nécessaire pour rechercher des croyances sans préjugés, ou avait-il l'intention de les rendre passifs, indifférents et soumis à des autorités telles que leur professeur ou ce qu'il y a de meilleur dans la pensée contemporaine? Le gamin qui m'avait informé de l'inexistence du Père Noël se contentait, lui, de faire de l'esbroufe pour montrer sa supériorité à mon égard; et après tout, je ne pense pas qu'il était si malin que ça. Il fallait bien que quelqu'un eut inventé le Père Noël pour qu'il puisse, lui, en nier l'existence! Pensons plutôt à tout ce que nous apprenons sur le monde en nous fondant sur la croyance des hommes au Père Noël; songeons à tout ce que nous apprenons sur l'âme de ceux qui y croient. Si l'on ampute l'âme de l'imagination qui projette sur les murs de la caverne les dieux et les héros, on n'en favorise pas la connaissance; on se contente de lobotimiser l'âme et d'estropier ses pouvoirs.

>J'ai donc répondu au professeur de psychologie qui était mon interlocuteur que, quant à moi, j'essayais au contraire d' ''enseigner'' à mes élèves des préjugés, car à l'heure actuelle, compte tenu du succès général de sa méthode, ils avaient appris à douter de toutes les croyances avant de croire eux-mêmes à quoi que ce fût. Sans moi, l'excellement professeur se serait retrouver au chômage! Avant d'entreprendre de douter systématiquement et radicalement de tout , Descartes disposait de tout un monde merveilleux de vieilles croyances, d'expériences préscientifiques et d'interprétations du monde, convictions auxquelles il était fermement et même fanatiquement attaché. Il faut avoir fait l'expérience de la vraie croyance pour pouvoir jouir de l'expérience de la libération. J'ai donc proposé à mon collègue une division du travail selon laquelle j'aiderais à faire pousser les fleurs dans les prairies, après quoi il pourrait les faucher.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.43 (1987)
Alph a trouvé note de lecture à propos du Père Noël supplicié de Claude Lévi-Strauss.

Opinions et vérité

Le fait qu'il y ait eu à différentes époques et en différents lieux des opinions diverses sur le bien et le mal ne prouve nullement qu'aucun de ces opinions n'est vraie ni supérieure aux autres. Dire une chose pareille, c'est aussi absurde que de prétendre que la diversité des points de vue exprimés lors d'une d'une discussion universitaire à bâtons rompus démontre qu'il n'existe pas de vérité.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.40 (Julliard 1987)

A la recherche du bien

Allan Bloom explore les vices de raisonnement qui sous-tendent les changements de l'éducation des jeunes Américains à partir des années 60 : une volonté de tolérance à tout prix et l'abandon de la recherche du bien commun.
[…] Ainsi le refus de distinguer devient-il un impératif moral, parce qu'il s'oppose à la discrimination. Cette idée délirante signifie qu'il n'est pas permis à l'homme de rechercher ce qui est naturellement bon pour lui et de l'admirer quand il l'aura trouvé, car une telle recherche aboutit à la découverte de ce qui est mauvais et débouche sur le mépris.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.29

Dangereuse vérité

Allan Bloom explore les vices de raisonnement qui sous-tendent les changements de l'éducation des jeunes Américains à partir des années 60 : une volonté de tolérance à tout prix et l'abandon de la recherche du bien commun.
Autrefois le monde entier était aliéné; les hommes croyaient toujours avoir raison et cela a conduit aux guerres, aux persécutions, à l'esclavage, à la xénophobie, au chauvinisme et au racisme. L'objectif n'est pas de corriger ces erreurs et d'avoir vraiment raison, mais de ne pas s'imaginer qu'on a raison. Celui qui croit à la vérité représente un danger.

Allan Bloom, L'âme désarmée, p.24

Cabale et philosophie

Le livre de Gershom Scholem que je voulais emprunter n'était pas disponible (inondation des réserves de la bibliothèque... Ça fait peur). Je suis repartie avec Cabale et philosophie, correspondance entre Scholem et Léo Strauss, de 1933 à 1973 (ce que ne disait pas le titre). A croire que dernièrement je suis condamnée aux correspondances.

Il manque le début, le récit de leur rencontre, les raisons de leur rapprochement assez improbable vu leurs objets d'étude respectifs. Une interrogation les unit, "qu'est-ce qu'être juif?" (et quelle âme acorder au sionisme?) (mais cela nous est davantage expliqué par l'introduction que par la lecture de la correspondance elle-même), mais aussi la passion d'une même rigueur, d'une même intransigeance dans l'étude.
Les premières lettres échangées nous montrent Strauss compter sur Scholem pour appuyer sa candidature à l'université de Jérusalem. Cependant, Strauss ne cache pas ses opinions, comme nous l'apprend une note de bas de page:

Dans une lettre du 29 mars 1935 à Walter Benjamin, Scholem écrit: «Ces jours-ci, à l'occasion de la célébration de la naissance de Maïmonide, paraît chez Schocken un livre de Leo Strauss (pour qui je me suis donné beaucoup de mal afin qu'il soit nommé à Jérusalem), lequel (avec un courage admirable pour un auteur que tous doivent considérer comme candidat pour Jérusalem) commence par une profession d'athéisme ouverte et argumentée de manière détaillée (bien que complètement folle), déclarant que l'athéisme est le principal mot d'ordre juif!... j'admire cette moralité et je déplore le suicide évidemment conscient et délibéré d'un esprit aussi brillant.»
Ibid., note en bas de la page 37

«J'admire et je déplore...»



Le reste de la correspondance est un réel plaisir et une petite déception. Petite déception, parce que c'est surtout Strauss qui écrit: lecteur attentif de Scholem, il pose des questions précises, et nous, lecteurs avides, nous attendons les réponses: Scholem expliquant Scholem, quelle promesse... mais les réponses manquent, et nous restons sur notre faim. Réel plaisir, parce que deux esprits communiquent vite, rapidement, sachant si exactement de quoi ils parlent qu'ils se permettent d'être allusifs sans même s'en apercevoir. Jugement sur Spinoza ("ce vieil apostat"), sur Buber ("ce parfumeur"), sur Heidegger ("une âme kitsch"), philosophie et nihilisme, définition du romantisme... La vivacité et les jugements tranchés se mêlent et je sais qu'il va me falloir acheter ce livre qui me manque déjà.

Je prends comme exemple des questions de Strauss sa lettre sans doute la plus difficile concernant "l'un des textes les plus énigmatiques de Scholem" (la note est du traducteur):

Chicago, le 23 mars 1959 [en anglais]
Cher Scholem,
Vous semblez penser, et je crois avec raison, que le temps est désormais venu de laisser la chatte — ou plutôt ses dix chatons invisibles — sortir de votre sac de vieux sorcier. J'aime les auras et les ronrons imperceptibles de ceux que j'ai pu voir, mais ils ne se sentent pas bien avec moi parce que je ne sais pas comment les nourrir, et même si je le savais, je suis presque sûr que je ne pourrais pas obtenir la nourriture convenable pour eux. Je me trouve parfaitement bien avec eux parce que les chiens et les lièvres qui sont mes maîtres m'avaient déjà enseigné les choses stimulantes avec lesquelles vos chatons tentent de me taquiner.
Où des gens comme moi doivent-ils commencer pour comprendre? Quel est le terrain commun possible qui vous apparaît nécessairement comme totalement «élémentaire» au sens où Scherlock Holmes emploie ce terme? «Ils désiraient une transfiguration (Verklaerung) mystique du peuple juif et de la vie juive.» «La Torah est le milieu dans lequel tous les êtres savent ce qu'ils savent.» Quel est le statut de la prémisse juive dans la mystique juive par rapport aux prémisses différentes des autres mystiques? la remarque faite au bas de la page 214 et en haut de la page 215 est-elle censée être la réponse[1]? Cela ne serait guère suffisant. Ou pour dire autrement la même chose, qu'est-ce qui donne la certitude qu'un Qui, en tant que disctinct d'un Quoi, est «le dernier mot de toute théorie»?
Question de pure information: qu'est-ce que le «nominalisme mystique»?
Avec affection et gratitude,
Leo Strauss

Exemple d'une remarque affectueuse et taquine de Scholem:

Je vois que vous êtes parti pour écrire un commentaire complet de tous les classiques de la philosophie politique, que je suppose n'être pas trop nombreux à vos yeux.
Gersholm Scholem, le 12 juin 1964

Les lettres de la fin: Leo Strauss, malade, considère la mort en face:

Mais il semble que je sois au premier rang de ceux qui doivent sauter dans la fosse [Grube] (dans la tombe [Grab] ou s'en approcher de beaucoup. J'aurais aimé terminer ceci ou cela, mais ce n'est qu'un faux prétexte.
Leo Strauss, le 21 septembre 1973

Dieu ou pas Dieu? En attendant, travailler jusqu'au bout, alors que Strauss fatigué écrit désormais de façon quasi illisible...

Néanmoins, j'ai terminé un essai sur Par delà bien et mal, un autre sur «les dieux chers à Thucydide» et encore un autre sur L'Anabase de Xénophon[2]. Assez apiquorsic [mécréant], mais j'ai le sentiment que le Boss ne me condamnera pas **[3][parce qu'il est un Dieu miséricordieux] et qu'il sait mieux que nous quel genre d'êtres sont nécessaires pour faire du ** un ** [pour faire du monde un monde.]
Leo Strauss, le 30 septembre 1973

Et la dernière question de Gersholm Scholem à Mme Strauss après la mort de son mari me paraît la plus émouvante des questions, la seule qui vale et prouve l'attachement et l'intérêt réels portés à un ami philosophe ou écrivain:

Avez-vous pris une décision sur ce qu'il adviendra de ses manuscrits?
Gersholm Scholem, 13 décembre 1973



Notes

[1] Strauss évoque ici l'un des textes les plus énimagtiques de Scholem, paru en 1958 dans un volume en hommage à Daniel Brody:«Dix proposition anhistoriques sur la cabale», tr. fr. J.-M. Mandosio, dans David Biale;Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, cit. D'où l'allusion aux «dix chatons invisibles» que Scholem laisse sortir de son «sac de vieux sorcier». Les phrasees entre guillemets sont d'ailleurs extraites de ce texte. la remarque faite au bas de la page 214 correspond à la neuvième proposition: «Les totalités ne sont transmissibles que de manière occulte. On peut évoquer le nom de Dieu, mais nn le prononcer. Car c'est seulement en ce qu'elle a de fragmentaire que la langue peut être parlée. la "vraie" langue ne peut pas être parlée, pas plus que ne peut être accompli le concret absolu.»

[2] réunis en français sous le titre Etude de philosophie platonicienne, éditions Belin, 1992

[3] J'indique ainsi des mots en hébreu.

Vacances

Je m'efforce de profiter des vacances jusqu'au dernier moment pour terminer mon travail.

Cabale et philosophie, lettre de Scholem, le 4 septembre 1954

Heidegger

Après de longues années, j'ai compris ce qui était faux chez lui. Une intelligence phénoménale qui repose sur une âme kitsch; je peux le démontrer.

Cabale et philosophie, Leo Strauss le 7 juillet 1973

La retraite

Peut-être parce que la retraite ressemble à l'esclavage, puisque dans les deux cas les dieux vous enlèvent la moitié de la vertu et de l'entendement.

Cabale et philosophie, lettre de Strauss, le 6 septembre 1972

Philosophie et nihilisme

Strauss à Scholem:
Cependant, vous confirmez mon diagnostic à votre égard en employant comme synonymes «philosophique» et «nihiliste»: ce que vous appelez nihil [néant], les falâsifa l'appellent physis [nature]. Point.

Cabale et philosophie, p.104

Un pape chrétien

Dédié à quelques amis FB.

Mon attention fut, très simplement et sans équivoque, attirées sur elles [deux questions] par une femme de chambre romaine: «Madame, me dit-elle, ce pape [Jean XXIII] était un vrai chrétien. Comment est-ce possible? Comment peut-il se faire qu'un vrai chrétien aient pu s'asseoir sur le siège de saint Pierre? Ne fallait-il pas qu'il soit d'abord ordonné évêque, et archevêque et cardinal, avant d'être finalement élu pape? Quelqu'un a-t-il conscience de qui il était?» Eh bien, la réponse à la dernière de ces trois questions semble devoir être: «Non.»

[...] Bien sûr, l'Eglise avait prêché l' imitatio Christi pendant près de deux cents ans, et nul ne sait combien de curés de paroisse, combien de moine, obscurs au travers des siècles, ont pu dire comme le jeune Roncalli: «Lors ceci est mon modèle: Jésus-Christ» — tout en sachant parfaitement bien, même à dix-huit ans, que «ressembler au bon Jésus» signifiait être «traité de fou»: «On dit et l'on croit que je suis un naïf. Je le suis peut-être, mais mon amour-propre ne voudrait pas le croire. Et c'est là l'intérêt du jeu.» Mais l'Eglise est une institution, et surtout depuis la Contre-Réforme, plus soucieuse du maintien du dogme que de la simplicité de la foi, elle n'ouvrait pas la carrière ecclésiastique aux hommes qui avaient pris à la lettre l'invitation: «Suis-moi.» Non qu'elle eût consciemment craint les éléments clairement anarchiques d'un genre de vie purement et authentiquement chrétien; elle aurait simplement pensé que «souffrir et être méprisé pour le Christ et avec le Christ» était de mauvaise politique. Et c'était là ce que Roncalli voulait avec passion et enthousiasme, citant les paroles de saint Jean de la Croix encore et toujours. [...]

La répugnance de l'Eglise à confier des charges élevées aux rares personnes dont l'unique ambition fut d'imiter Jésus de Nazareth n'est pas difficile à comprendre. Il put y avoir un temps où la hiérarchie ecclésiastique avait pour lignes directrices de sa pensée celles du Grand Inquisiteur de Dostoïevski et craignait que, selon les paroles de Luther, «le destin le plus permanent de la parole de dieu (soit) que pour son salut, le monde soit mis en rumeur. Car le sermon de Dieu vient pour changer et vivifier la terre entière aussi loin qu'il l'atteint.»
Mais de tels temps étaient depuis longtemps passés. Ils avaient oublié «l'humilité et la douceur (...), douceur qui n'a rien de la pusillaminité», comme Roncalli le nota une fois. C'est précisément ce qu'ils allaient découvrir: que l'humilité devant Dieu et la soumission devant les hommes ne sont pas la même chose; et si grande que fût l'hostilité, dans certains milieux ecclésiastiques, contre ce pape unique, cela parle en faveur de l'Eglise et de la hiérarchie qu'elle n'ait pas été plus grande, et que tant de hauts dignitaires, princes de l'Eglise, aient pu être vaincu par lui.

Hannah Arendt, Vies politiques, "Angelo Guiseppe Roncalli", collection Tel Gallimard, p.69-71



P.S. Notons pour mémoire que tout ce chapitre se développe autour de l'étude d'un paradoxe: comment Journal d'une âme, le livre de réflexions spirituelles de Monseigneur Roncalli, l'un des papes qui a marqué le XXe siècle, peut-il être aussi décevant et ennuyant? C'est que Monseigneur Roncalli n'avait rien d'extraordinaire, rien d'autre que sa volonté d'obéir à Dieu.

L'autorité contre les Lumières, de Jean-Yves Pranchère

ou : A la poursuite de la cohérence impossible.

Karl Jasper, dans Introduction à la philosophie, propose de choisir un philosophe et de l'étudier à fond — en le resituant dans son contexte historique, en lisant ses commentateurs, ses détracteurs, etc. Il prétend qu'ainsi on couvre à plus ou moins long terme tout le champ philosophique.
Jean-Yves Pranchère semble confirmer le bien-fondé de cette démarche: en étudiant l'œuvre de Maistre, il nous présente l'ensemble des idées depuis Saint Augustin jusqu'aux Lumières (en poussant à l'occasion jusqu'à Carl Schmitt), dans les champs de la philosophie politique et de l'histoire.


Cette étude (à l'origine une thèse: ce livre en est la réduction à des proportions plus ordinaires) porte sur l'ensemble de l'œuvre de Joseph de Maistre. Il s'agit de prouver, en dépit de l'apparence souvent contradictoire de ses écrits, la cohérence de cet écrivain contre-révolutionnaire prolifique, ou plus exactement, d'établir à partir de quelles hypothèses il convient de le lire pour ne pas se heurter aux contradictions qui ont si souvent étonné les interprètes, tant et si bien qu'il existe sur l'œuvre de Maistre des lectures tout à fait divergentes, voire opposées.

Le plan suivi pour chaque idée étudiée est à peu près celui-ci: exposé rapide ou résumé de la thèse de Maistre, récapitulatif des interprétations données au cours du temps par différents commentateurs (interprétations contradictoires ou se chevauchant), et démontage/remontage des positions maistriennes pour en exposer les articulations et les conditions de validité (explicitation des hypothèses implicites ou disséminées dans l'ensemble de l'œuvre, remise en perspective dans les contextes historiques et philosophiques). Il s'agit donc d'un travail d'organisation et de mise en ordre logique.

Maistre était horrifié par les conséquences des idées de la Révolution française, il souhaitait un retour à l'autorité de la tradition s'appuyant sur le roi et le pape, et donc sur Dieu.
S'il est possible d'articuler rationnellement ses thèses et d'en démontrer un certain bien-fondé au vu de leur objectif (une vie paisible pour tous, la paix, le repos des citoyens, y compris au prix du sacrifice d'innocents), dans le même mouvement ce travail d'articulation met cruellement en lumière les deux ou trois apories majeures auxquelles s'est heurté Maistre, concernant la souveraineté ou la marche de Dieu dans l'histoire.



Le plaisir de ce livre n'est pas qu'un plaisir de contenu, c'est également un plaisir de style et de procédé.
JY Pranchère s'attache à isoler les nuances, à identifier les différences ou les ressemblances entre deux arguments maistriens, ou les arguments de deux philosophes, et à prendre le lecteur à contre-pied en retournant une argumentation, tant il est vrai que toute idée poussée à son paroxysme finit par rejoindre son contraire[1]. Il naît un grand plaisir de lecture à ce jeu sur les paradoxes et les glissements continuels de sens, glissements qui permettent selon les moments de défendre Maistre contre ses détracteurs ou de l'attaquer quand il semble avoir trop facilement raison (et Pranchère semble se prendre lui aussi au jeu de la contradiction, prenant un malin plaisir à établir la liste des interprétations qui ont couru sur tel ou tel point de la doctrine maistrienne, pour à son tour les contester).



Exemple : la théorie maistrienne du langage

Cet exemple est représentatif de la façon dont l'étude de Maistre permet de balayer l'ensemble des théories sur un sujet. Il dégage en quelques pages les différences et les articulations entre les différentes réflexions sur le langage, de Platon à Steiner.
Je choisis cet exemple d'une part parce qu'il est court (choisir la souveraineté reviendrait à copier la moitié du livre), d'autre part parce qu'il m'intéresse de déposer ici ce condensé sur le langage afin de pouvoir le retrouver facilement, enfin, parce qu'il montre que même sur un sujet secondaire, le langage (secondaire par rapport aux grands thèmes de la souveraineté et de l'histoire), cette étude menée sur les théories de Maistre ne nous fait grâce d'aucune analyse.

L'ennui est que l'argumentation est si serrée qu'il est difficile de ne pas tout recopier. Je mets cependant quelques passages entre crochets. Avantage colatéral, les notes de bas de page fournissent pour leur part une première bibliographie sur le thème.

[…] ; lorsque Maistre déclare que « Dieu seul a le droit de donner un nom » (OC I p.290 [2]) et que les noms expriment les essences, il semble bien admettre une nature magique du mot, d’après laquelle le mot serait en lui-même donation de l’essence de la chose et donc pouvoir sur la chose. […]

[…] Du point de vue de ce savoir linguistique, la thèse maistrienne selon laquelle «le nom de tout être exprime ce qu'il est, et dans ce genre il n'y a rien d'arbitraire» (EPL[3], OC I p.291) exprime soit une erreur — la croyance dans un lien interne et naturel entre la chose et son nom — soit une tautologie sans conséquence, qui est que, dans chaque langue, chaque être porte le nom qu'il porte. Mais, d'un autre côté, dans la mesure où elle distingue la chose (le référent) de l'idée (du signifié) et affirme l'identité de la pensée et de la parole, la négation maistrienne de l'arbitraire du signe semble rencontrer une des intuitions les plus fortes de la linguistique issue de Saussure: l'intuition formulée par Benveniste qu'«entre le signifiant et le signifié, le lien n'est pas arbitraire»[4]; intuition qu'exprime d'ailleurs le terme même de «signifiant», pourvu qu'on lui garde sa valeur de participe présent. On sait que Benveniste a été précédé sur ce point par Humboldt, qui a fortement critiqué la conception d'après laquelle les mots ne sont que des signes arbitraires des choses; aussi certains commentateurs ont-ils pensé que Maistre, par son refus de la thèse de l'arbitraire des mots, pouvait être rapproché de Humboldt[5]. La tentation surgit ici de faire apparaître Maistre, non plus comme un penseur dépassé par les surgissements de la linguistique, mais au contraire comme le précurseur d'une pensée attentive à l'intrication de la pensée et du langage.

Il faut cependant résister à cette tentation. La thèse du lien nécessaire du signifiant et du signifié, telle que l’a soutenue Benveniste, ne fait que reformuler l’intuition saussurienne de l’indissociabilité du son et de la pensée ; pour cette raison même, elle ne contredit pas la thèse saussurienne de l’arbitraire du langage. Il faut souligner ici que la thèse de l’arbitraire, au sens de Saussure, n’est pas une prise de parti dans le débat inauguré par le Cratyle de Platon autour de la question de savoir si le langage est naturel ou conventionnel ; elle est bien plutôt la récusation de ce débat : que les signes linguistiques soient arbitraires signifie qu’ils ne procèdent ni d’une mythique ressemblance aux choses, ni d’une impossible convention qu’auraient passée entre eux des hommes décidant d’inventer le langage, mais qu’ils sont à la fois contingents par rapport à la nature et historiquement déterminés La linguistique saussurienne récuse la question de l’origine du langage, ou situe cette origine dans le fonctionnement même du langage [6], pour pouvoir étudier les systèmes de signes linguistiques dans les transformations historiques de leurs usages. La ressemblance avec la théorie maistrienne du langage n’est que ponctuelle : elle tient à ce que maistre reconnaît l’historicité du langage dans la mesure où il nie que celui-ci puisse être d’origine conventionnelle. Lorsque Maistre déclare que « nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre » (SSP, 2[7], OC IV p.87), il rencontre l’enseignement de la linguistique en récusant la question de l’origine du langage, telle qu’elle a été posée par la philosophie des Lumières, pour poser que le langage a son origine en lui-même et ne peut pas être compris à partir de la nature ou de l’artifice.

Cette position ne peut cependant pas être confondue avec la thèse fondatrice de la linguistique situant l’origine du langage dans son fonctionnement même. Si Maistre récuse la question de l’origine du langage, c’est uniquement au sens où cette question vise une origine humaine. Ce refus ne signifie pas que le langage humain est à lui-même sa propre origine ; il signifie bien plutôt que le langage humain porte en lui-même sa propre origine transcendante, qui est le langage lui-même compris comme l’Origine absolue — le Logos ou le Verbe divin. Cette origine est interne au langage, puisqu’elle est le langage même, et en ce sens elle n’est pas antécédente au langage ; mais elle est antérieure au langage humain, en tant que celui-ci n’est qu'une émanation ou une création du Verbe primitif. « Les langues ont commencé ; mais la parole jamais, et pas même avec l’homme. L’un a nécessairement précédé l’autre ; car la parole n’est possible que par le VERBE » (SSP, 2, OC IV p.99). La récusation de la question de l’origine des langues n’a donc pas chez Maistre le sens qu’elle aura dans la linguistique — et qu’elle avait déjà chez Rousseau butant dans son second Discours sur le fait que la langue, la tradition, la pensée et la société « se précèdent l’une l’autre, se postulent et se produisent réciproquement »[8] : le cercle logique de la précession du langagepar lui-même délimitait alors le champ de l’autonomie du langage comme objet d’étude. Maistre se réfère à l’occasion aux « embarras de l’origine des langues » reconnus par Rousseau ; mais il lui semble que ces embarras ne peuvent conduire qu’à une seule conclusion : si les langues n’ont pas pu être inventées par l’homme, c’est que la « force qui préside à la formation des langues » n’est pas humaine, mais divine (OC IV p.87-89). Parce que le langage est divin, les langues sont l’œuvre de Dieu. Le refus de l’origine conventionnelle du langage qui semblait rapprocher Maistre de la linguistique, le rejette aux antipodes de celle-ci : alors que la linguistique affirme à travers l’arbitraire du signe l’historicité et la contingence naturelle du langage, Maistre affirme à travers l’origine divine des langues que le langage a dans son historicité même le caractère d’une nécessité naturelle. Non seulement le langage est naturel à l’homme, mais les langues mêmes ne naissent ni ne se développent au hasard ; leur nécessité est divine.

On comprend alors que le refus de l’arbitraire du signe puisse déboucher chez Maistre dans un étymologisme qui soutient non seulement que « les langues renferment une métaphysique cachée et profonde » (OC VII p.445), mais encore que « chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l’origine » (OC IV p.97). L’autorité de l’étymologie se fonde sur la proximité de l’origine des mots avec l'Origine des origines, la parole divine. L'étymologie est vraie, comme les idées innées sont vraies, parce que les noms sont faits par Dieu et que Dieu n’est pas trompeur : puisque les noms relèvent, comme les constitutions politiques, de la « juridiction immédiate » de Dieu, l’origine des noms doit nous rapprocher du Langage de l’origine qui est à l’origine du langage. On ne reviendra pas sur les étymologies fantaisistes du deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, venues en droite ligne d’Isidore de Séville, qui ont suscité les moqueries des philologues. On doit en revanche remarquer la disproportion qu’il y a entre les remarques étymologiques de Maistre — du type : « beffroi vient de Bel EFFROI » — et la thèse métaphysique que ces descriptions doivent illustrer, celle d'un écho de la puissance créatrice du verbe divin dans la formation des langues humaines. Cette disproportion interne à l'étymologisme maistrien signale le paradoxe constitutif de la théorie maistrienne du langage, qui tire argument du fait que les signifiants ont une histoire — ce qui est l’arbitraire du signe au sens de Saussure — pour affirmer que les signes "ne sont pas" arbitraires. L’histoire des mots est mobilisée pour manifester l’anhistoricité de l’origine divine : alors même qu’elle montre qu’il n’y a pas de sens propre des mots, puisque les mots se transforment les uns dans les autres, l’étymologie est prise pour l’indication du sens vrai [9]. Ce paradoxe ne fait qu’exprimer la structure même de l’historicisme maistrien, d’après lequel l’historicité elle-même est fondée dans l’éternité divine : comme toute œuvre providentielle, le langage est simultanément nature et histoire.

La comparaison de Maistre avec Humboldt peut ici être éclairante : loin que l’on puisse rapprocher les deux auteurs, il faut constater que tout les oppose[10]. La linguistique de Humboldt s’oppose au « logocratisme » de Maistre comme une "anthropologie" des "discours" à une "métaphysique" des "noms". Selon Maistre, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont l’œuvre de Dieu, la parole humaine ne pouvant avoir d’autre origine que l’expansion du Verbe divin ; pour Humboldt, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont, selon sa propre expression, « l’œuvre de l’homme »[11]. Lorsque Humboldt pose que les mots ne sont pas arbitraires, il veut précisément dire que les mots "ne sont pas seulement des signes" et que le modèle du signe ne rend compte que de certains usages du langage et non du langage lui-même.Tout signe est arbitraire, puisque ce qu’il désigne est indépendant de lui ; mais les mots ne sont pas des signes, parce qu’ils forment avec la pensée qu’ils évoquent un tout indissoluble : la « dépendance mutuelle et complémentaire de la pensée et du mot » fait que les mots signifient la pensée comme seuls ils peuvent la signifier. Cette unité indissoluble de la pensée et des mots n’est pas une identité : le langage est « l’organe formateur de la pensée » selon le régime d’une "interaction". La pensée ne serait rien sans le langage, où elle trouve son achèvement et hors duquel elle ne serait pas mêmepossible ; mais l’interprétation de la pensée et des mots ne se résout pas dans une identité ou une transparence qui abolirait leur différence. Une des thèses les plus célèbres de Humboldt est que « nul ne donne au mot exactement la même valeur qu’autrui », de sorte que « toute compréhension est toujours en même temps non-compréhension »[12] : cette thèse, qui exprime exactement ce par quoi le mot ne relève pas du signe, implique en même temps que la signification des mots reste toujours en partie indéterminée, libérant ainsi l’espace de jeu où la spontanéité de la pensée s’exerce et agit en retour sur le langage. Ainsi le langage et la pensée se transforment-ils ensemble, témoignant à la fois de la nécessité de leur lien et de la contingence historique de leur unité. Rien n’est plus éloigné de la nostalgie maistrienne pour la langue d’avant Babel que cette théorie qui implique que la diversité des langues est un bienfait permettant une interaction plus riche entre les hommes.

Sans doute Maistre semble-t-il se rapprocher de Humboldt lorsqu’il déclare : « nous ne lisons pas du tout les mêmes choses dans les mêmes livres. » Mais le commentaire même que Maistre donne de cette formule montre la distance qui le sépare de Humboldt : si nous ne comprenons pas tous les mêmes phrases de la même façon, ce n’est pas parce que les mêmes signifiants ont pour chacun une valeur différente, autrement dit une historicité spécifique ; c’est parce que les idées innées ne sont pas activées en chacun de nous avec la même acuité : « quoiqu’il y ait des notions originelles communes à tous les hommes, et qui sont en conséquence accessibles, ou plutôt naturelles à tous les esprits, il s’en faut néanmoins qu’elles le soient toutes au même point. Il en est, au contraire, qui sont plus ou moins assoupies, et d’autres plus ou moins dominantes dans chaque esprit » (SSP, 7, OC V p.55). Aussi bien la thèse maistrienne de l’identité de la pensée et de la parole est-elle l’absolue antithèse de la thèse humboldtienne que pensée et parole se transforment l’une l’autre dans leur interaction. Humboldt décrit le langage et la pensée comme deux termes formant ensemble une unité indissoluble ; Maistre voit la parole et la pensée comme une seule et même réalité — ce qui veut aussi bien dire que le langage n’a aucune pesanteur propre. Maistre ne pense pas, comme Humboldt, que le langage forme la pensée ; tout au contraire, il ne voit rien d’autre dans le mot que le signe de la pensée préexistante : « la pensée préexiste nécessairement aux mots qui ne sont que les signes physiques de la pensée » (SSP, 2, OC IV p.102). Humboldt pense que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est fait de signes, Maistre pense l’inverse : que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est absolument signe et qu’il est par là même absolument transparent à ce dont il est le signe. Cette pensée s’exprime à sa limite dans la thèse proprement insoutenable que c’est « la même chose de demander la définition, l’ essence ou le nom d’une chose » (OC VI p.106). La parole est la pensée parce qu’elle n’est que la pensée ; le nom est l’idée parce qu’il n’est que le signe de l’idée et qu’il n’y a rien d’autre en lui que l’idée dont il est le signe. C’est pour finir l’évanescence même du signe devant la chose — l’extrême de son arbitraire — qui fait sa nécessité ; c’est en tant qu’il est purement signe que le signe est magie, c’est-à-dire révélation de l’essence de la chose mise à disposition dans le nom. Le paradoxe est alors que la thèse du caractère nécessaire des noms — thèse qui, reliant toute nomination à la nomination originelle et créatrice du Verbe divin, porte en elle la croyance antique dans le pouvoir des noms — est absolument identique à la réduction du langage à un simple ensemble de signes désignant les idées innées mises en nous par Dieu. C’est précisément parce que le langage n’est que l’ensemble des signes des idées innées que « c’est une folie égale de croire qu’il y ait un signe pour une pensée qui n’existe pas, ou qu’une pensée manque d’un signe pour se manifester » (SSP, 2, OC IV p.106). C’est donc pour finir vers une linguistique cartésienne que fait signe la théorie maistrienne du langage : si mystiques que soit les accents de la « théorie des noms », cette théorie est cartésienne en ce qu’elle affirme simplement, d’une part, l’existence d’une grammaire universelle du langage, grammaire identique aux structures fondamentales de la pensée (identité de la parole et de la pensée fondées dans la forme unique du Verbe divin), et, d’autre part, l’existence d’une sémantique universelle, toute langue n’étant qu’un ensemble de signes désignant un même ensemble de significations premières et universelles, constituées par les idées innées (la langue édénique étant la nomenclature parfaite des idées innées.

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.322 à 329

Tout est là: l'exposé initial (le nom comme essence magique), le balayage du champ de la linguistique (et son grand partage entre les défenseurs de l'arbitraire du signe et ceux qui pensent l'inverse), le retour à la position initiale, mais une position déplacée: il ne s'agit plus d'une essence magique mais d'idées innées, c'est Descartes et la raison qui sont convoquées, comme signe d'un Verbe divin. On voit par ces quelques lignes combien la lecture Maistre/Pranchère mène à des conclusions tout à la fois connues d'avance et inattendues.



Manuel de philosophie politique

Le contexte et les définitions sont à chaque moment primordiaux, et le livre peut servir de manuel de philosophie politique.

Par habitude et manie de l'indexation (mon souci étant toujours de "retrouver vite"), je copie ici quelques points de repère, qui sont des définitions ou des balisages me permettant d'utiliser mon exemplaire comme dictionnaire de notions.
Attention, c'est totalement subjectif et incomplet, les pages indiquées sont des points de départ ou des conclusions, ce n'est qu'un outil à ma main (sachant que la table des matières très détaillée est une aide précieuse en cours de lecture).

idéologie (tradition marxiste et Hannah Arendt) : p.15
traditionalisme (Bonald) p.31
réforme (restauration) p.62
libéralisme (définition la plus générale) p.65
système p.109
loi p.149
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Bonald) p.155
justice et résistance p.157
un droit (Le Mercier de la Rivière) p.190, note 7
liberté (selon Montesquieu) p.190-191
libéralisme p.193
légitimité politique p.195
liberté individuelle, droits de l'homme, droits du citoyen (démocrates/libéraux) p.195
société (selon Burke) p.198, note 18
démocratie / république p.202
volonté générale / volonté de tous p.203-204
théocratie (Saint-Just, Saint-Martin, Rousseau) p.211
préjugé (Voltaire, Maistre) p.216
despotisme (Montesquieu, Maistre) p.218
religion p.223
augustinisme politique p.235, note 70
gallicanisme politique et religieux p.237
Déclaration du clergé gallican sur le pouvoir de l'église en 1682 (Bossuet. 4 articles) p.238, note 73
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Maistre) p.240
droits de l'homme (thomisme / moderne) p.249
souveraineté (Hobbes, Puddendorf, Kant) p.258 (Popper p.267)
dénégation p.268 et 254
historicisme p.270 (Fichte, Feuerbach, Haym p.272-273)
nihilisme ou rienisme p.283
protestantisme (selon Maistre) p.287
interprétation, (Charron) cercle herméneutique (modernes) p.289
double origine de la science p.293
positivisme (Comte) p.299
philosophie (Lumières, Descartes, Malebranche) p.303
individualisme (selon Maistre) p.305
rationalisme et traditionalisme p.311
raison p.315, p.321
trois preuves de l'existence de Dieu (analysées et détruites par Kant) p.316
idée innée p.319 chez Kant p.320
arbitraire du signe chez Saussure p.324
thèse de Humboldt p.327
traditionalisme de Bonald p.329 et 332
traditionalisme (thèse catholique orthodoxe) p.333 (révélation et raison)
nature / histoire (Les Lumières) p.353
historicisme p.357
fait / droit, droit naturel / droit positif p.357
traditionalisme de Bonald p.329, 332
histoire (le tout de ce qui est) p.358
loi naturelle chez Locke p.362
loi naturelle dans la tradition jusnaturaliste p.364
loi naturelle selon Maistre p.364
finalisme thomiste p.365
nature pour Maistre p.365-366
finalité thomiste / maistrienne p.367, 368
loi naturelle (transcendante) / loi de la nature p.368
liberté / volonté p.376
occasionalisme p.377
causes secondes (thomisme / Malebranche) p.378
philosophie de l'histoire p.389
travail comme drogue : Voltaire p.396
mal pour Leibniz p.398 => jugement de Hegel p.399
souveraineté p.430-431
modernité p.434-435
dialectique des Lumières p.436
autoritarisme dogmatique p.443
le droit (Kant, Philonenko) p.445



Notes

[1] cf. le titre du livre: Maistre a utilisé les arguments des penseurs des Lumières contre la Révolution.

[2] Œuvres complètes, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hindelsheim, 1984, tome I p.290.

[3] Essai sur le principe générateur des constitutions politiques

[4] E. Benveniste, «Nature du signe linguistique», in Problèmes de linguistique générale 1 Tel/Gallimard, 1976, p.51. La thèse de Benveniste ne doit pas être confondue avec celle de Jakobson. Jakobson refuse l'arbitraire du signe au nom de la motivation naturelle du langage. Benveniste maintient la thèse de l'arbitraire du signe en tant qu'elle affirme l'historicité du langage (son absence de motivation naturelle); mais il souligne que le signe est nécessaire 1° en tant que chaque signifiant signifie son signifié et 2° en tant que chaque signifiant est porteur d'une valeur qui contribue à son sens et qui est motivée par l'ensemble du système des signes.

[5] E. Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico, New York, 1937, p.182

[6] Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, Gallimard, paris 1975, p.123sq, 208sq.

[7] Les Soirées de Saint-Pétesbourg, 1809-1821, éd. posthume 1821

[8] J. Derrida, « Le cercle linguistique de Genève », in Marges de la philosophie, Minuit, Paris, p.175. J. Derrida étudie la pensée de Rousseau à la lumière de la logique paradoxale du supplément. Celle-ci est aussi à l’œuvre chez Maistre (la foi est le supplément qui permet à la raison d’être elle-même) ; c’est encore l’un des fils qui relie Maistre à Rousseau.

[9] C’est le paradoxe étudié par Jean Paulhan dans "La preuve par l’étymologie" (Œuvres complètes III, Cercle du livre précieux, paris 1967, p.263sq).

[10] On peut en revanche penser avec Georges Steiner (« Logocrats (A note on de Maistre, Heidegger and Pierre Boutang)» in "Langage and Politics", Bruyklant, Bruxelles, 1982, p.70-71) que la théorie maistrienne du langage contient la théorie heideggerienne « "in nuce" » ; mais c’est précisément dans la mesure où la pensée de Heidegger, au contraire de Humboldt, est marquée par l’étymologisme, par la réduction du langage au nom et par la facination pour le sacré, pour "la coincidentia oppositorum" dont la figure de rhétorique est l’oxymore. Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, op. cit. p.373sq et Le langage Heidegger, Puf, Paris, 1990

[11] J. Trabant, "Humboldt ou le sens du langage", Mardaga, Liège, 1992, p.67. Nous suivons dans ce qui suit les analyses de ce livre remarquable.

[12] W. von Humboldt, "Einleitung zum Kawi-Werk", p.14, in "Schriften zu Sprache", Reclam, Stuggart, 1985, p.59.

Choisir entre l'art et l'histoire

Quelques notes sur La naissance de la tragédie, de Nietzsche

- L'appel de Nietzsche en 1872: Retrouvons la force du mythe! Que l'âme allemande ranime le mythe, en luttant contre les éléments étrangers (et d'abord les Latins?) et que les Allemands deviennent les Grecs de l'Europe.
Ainsi, au moment même où l'Allemagne vient de gagner la guerre de 1870 contre la France, Nietzsche semble inquiet d'une dissolution de la spécificité de l'âme allemande dans une tendance européenne qui serait le règne de la raison abstraite, de la critique et de l'histoire (l'Histoire, dernier recours de l'âme affamée de mythes ne trouvant où se nourrir).

Que note-t-on à la fin du XIXe siècle ?
- l'unification allemande
- une science triomphante forte de ses découvertes
- les développements de la révolution industrielle
- l'effervescence socialiste

=> déclin du goût pour l'art, et même du besoin de l'art, de l'aspiration à l'art. Eclosion d'une humanité auto-suffisante, ne cherchant rien d'autre que la raison et le confort.

Deux problèmes peut-être pas antagonistes, mais en sens inverse:
- Lutter contre le "dégoût" de vivre de Schopenhauer, contre le déclin du Vouloir vivre, contre l'ascétisme. Réhabiliter la joie, la puissance de l'instinct de vivre.
- Lutter contre la satisfaction béate et matérialiste apportée par la science et la raison, qui se contentent d'elles-mêmes en oubliant toute aspiration métaphysique. Démontrer la nécessité de l'art.

Ou encore : Socrate a détruit le mythe en accordant toute la place à la raison, l'homme a quitté l'éternité métaphysique pour entrer dans l'histoire et vivre au présent.
Ou encore : comment accepter/supporter de vivre dans un monde où la raison triomphante n'apporte pas d'explication ni de solution à la douleur de nos vies?

Une même solution : réhabiliter le mythe, retrouver le souffle de Dionysos dompté dans le formalisme d'Apollon.



Nietzsche relève les deux façons habituelles de présenter les effets de la tragédie (chapitres 22 et 23) :
- soit la purge des passions, la catharsis d'Aristote, qu'il nomme "pathologique" (pathologische Entladung, die Katharsis des Aristoteles)
- soit le raffermissement de la bonne conscience morale, confortée par le destin des héros sacrifiés.

Nietzsche admet que ce sont effectivement les effets de la tragédie sur la plupart des gens.
Il se présente donc comme le porte-parole d'une troisième catégorie non discernée à ce jour, et pourtant selon lui la seule héritière véritable des spectateurs grecs de l'Antiquité: ceux qui ressentent une intense joie esthétique devant le spectacle de la tragédie.
Cette intense joie se joue dans un espace intemporel et éternel, un espace métaphysique qui permet d'échapper au temps, donc à l'histoire.

Nietzsche s'interroge ensuite sur la fascination que nous éprouvons à contempler le destin de héros malheureux:

Mais d'où provient alors cette impulsion, en soi énigmatique, qui fait que le malheur dans la destinée du héros, les victoires douloureuses, la sagesse de Silène, ou, exprimé esthétiquement, l'horrible et le monstrueux, soient représentés avec une telle prédilection[1], toujours de nouveau, sous d'innombrables aspects, et juste à l'époque la plus juvénile et la plus exubérante de la vie d'un peuple, si de tout ce spectacle même ne résulte pas une joie plus haute?
[...] Mais que transfigure [l'art] en exposant à nos yeux le monde phénoménal sous l'image du héros malheureux? Rien moins que la «réalité» de ce monde phénoménal, puisqu'il nous dit justement: «Voyez! Regardez bien! Voilà votre vie! Voilà l'aiguille qui marque les heures à l'horloge de votre existence!»
Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.171, chapitre 24 - Classique de poche, dépôt légal 2005)

Ainsi, Nietzsche voit dans le spectacle du malheur du héros la source de la joie — esthétique — la plus haute.
J'aurais pour ma part une interprétation divergente: ce n'est pas de la joie que nous éprouverions devant les épreuves du héros, mais de la compassion, de l'apaisement et de la consolation, une sorte de reconnaissance, dans les deux sens du terme.
En effet, l'histoire du héros échappe souvent à la morale, en ce qu'il n'est à l'origine coupable de rien[2], mais l'enjeu d'un pari entre dieux, ou d'une rivalité, ou de jalousie, ou d'une prédiction, etc. Pauvre humain placé devant des choix qu'il n'a pas réellement suscités mais qui lui sont imposés par des "raisons" (politiques ou divines) externes, sa seule grandeur est de ne pas se plaindre, de ne pas abandonner, mais d'essayer de vivre jusqu'au bout de la façon la plus digne et la plus humaine — par opposition à bestiale — possible.
Ce qui caractérise le héros de tragédie grecque, c'est sa dignité dans le malheur incompréhensible.

En cela, le héros de tragédie est un modèle. A la question que nous nous posons parfois, «Pourquoi moi?» («Pourquoi lui, pourquoi cela?»), la réponse est «Qu'importe! Faisons face de notre mieux.»

Avant de procurer une joie esthétique inégalée, comme le pensait Nietzsche, la tragédie grecque était peut-être source de courage de vivre.

Notes

[1] C'est moi qui souligne.

[2] Par exemple, Œdipe est innocent quand il est abandonné bébé dans la forêt par ses parents.

On ne peut jamais compter sur personne.

Maistre s'est moqué de l'affirmation de Rousseau que l'état de société commençante «était le meilleur à l'homme» et que celui-ci n'en est sorti «que par quelques funestes hasard qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver» [1] : «en sorte que voilà une être intelligent qui était fait (par Dieu apparemment) pour la vie des sauvages et qu'un funeste hasard a précipité dans la civilisation (malgré Dieu apparemment). Ce funeste hasard aurait bien dû ne pas arriver, ou Dieu aurait bien dû s'y opposer; mais personne ne fait son devoir» [2].

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.257



Mais personne ne fait son devoir.

A ajouter à mes citations favorites, ces citations qui n'en ont pas l'air et dont le plaisir vient de la connaissance du contexte initial.

Notes

[1] Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine des inégalités, in Œuvres complètes III, Gallimard Pléiade, 1964, p.171

[2] De l'Etat de Nature, p.65, (1795; éd. posthume, 1870), édité par J. L. Darcel, Revue des études maistriennes, 2/1976 (édition in Œuvres complètes VII p.518, sous le titre Examen d'un écrit de Jean-Jacques Rousseau, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hildesheim, 1984).

La mort de Michael Jackson

Oui, il serait historiquement possible de démontrer que toute période féconde en chansons populaires fut aussi au plus haut point tourmentée par des courants dionysiens que nous devons toujours considérer comme une cause latente et condition préalable de la chanson populaire.

Nietzsche, La naissance de la tragédie, début du chapitre 6. Classique de poche, traduction Jean Marnold et Jacques Morland, revue par Angèle Kremer-Marietti.

La discussion précédente sur l'état de la culture générale (j'en remercie chaleureusement les participants) coïncidant avec la mort de Michael Jackson et ma lecture de La naissance de la tragédie m'a rappelée une lecture ancienne d'Allan Bloom, universitaire américain élève de Léo Strauss, traducteur de Platon et Rousseau et ami de Saül Bellow, déplorant l'écoute intensive par ses élèves du rock dès leur plus jeune âge.

Le propos d'Allan Bloom est essentiellement pédagogique: comment devons-nous élever au mieux les enfants pour qu'ils mènent une vie à la fois utile (pour la société) et heureuse (pour eux-mêmes)?
Je cite ici son chapitre sur la musique.

Après avoir décrit l'évolution qu'il a constatée au cours de ses années de professorat (d'une époque où ses élèves en savaient plus que lui en musique classique à celle où il leur fait découvrir Mozart), après avoir raconté l'indignation de ses élèves découvrant la condamnation de la musique par Platon et avoir décrit l'addiction à Mike Jagger remplacé progressivement par Boy George, Michael Jackson ou Prince (nous sommes en 1987) sans qu'aucun contempteur de la société capitaliste ne s'offusque, il termine son chapitre sur la musique ainsi:

Mon souci, ce sont les effet [de cette musique] sur l'éducation; mon principal reproche à son égard, c'est qu'elle abîme l'imagination des jeunes gens et suscite en eux une difficulté insurmontable à établir une relation passionnée avec l'art et la pensée qui sont la substance même de la culture générale. Les premières expériences des sens sont décisives pour déterminer le goût qui durera toutes la vie, et elles constituent le lien entre ce qu'il y a d'animal et ce qu'il y a de spirituel en nous. Jusqu'à présent, la période de formation de la sensualité a toujours servi à la sublimation, au sens de «rendre sublime»; elle a toujours servi à associer les inclinations et les aspirations à une musique, à des images et à des histoires qui assurent la transition vers l'accomplissement des tâches humaines et la satisfaction des plaisirs humains. Parlant de la sculpture grecque, Lessing a dit: «De beaux hommes faisaient de belles statues, et la ville avait de belles statues en partie pour exprimer sa reconnaissance d'avoir de beaux citoyens.» Cette formule résume le principe fondamental de l'éducation esthétique de l'homme. Les jeunes gens et les jeunes femmes étaient séduits par la beauté de héros dont les corps mêmes expimaient la noblesse. Une compréhension plus profonde de la signification de la noblesse vient plus tard, mais elle est préparée par l'expérience sensuelle et, en fait, elle est déjà contenue dans celle-ci. Ainsi, ce à quoi les sens aspirent et ce que la raison considère plus tard comme bon ne sont pas en conflit l'un avec l'autre. L'éducation ne consiste pas à faire aux enfants des sermons qui vont contre leurs instincts et leurs plaisirs; elle consiste à assurer une continuité naturelle entre ce qu'ils ressentent et ce qu'ils peuvent et doivent être. C'est là un art qui s'est perdu. Maintenant, on en est arrivé au poin où l'on fait exactement le contraire. La musique rock donne aux passions une tournure et fournit des modèles qui n'ont aucun rapport avec la vie que les jeunes gens destinés aux études universitaires pourront éventuellement mener, ni avec le genre d'admiration qu'encouragent les études littéraires. Et sans la coopération des sentiments, toute éducation autre que technique reste lettre morte.

La musique rock propose des extases prématurées et, à cet égard, elle est analogue aux drogues dont elle est l'alliée. [...] A ma connaissance, les étudiants qui ont sérieusement tâté de la drogue — et qui en sont revenus — éprouvent de la difficulté à s'enthousiasmer pour quelque chose ou à nourrir de grandes espérances. Tout se passe comme si l'on avait retiré de leurs vies la couleur et qu'ils voyaient désormais toute chose en noir et blanc. [...] Je soupçonne que l'accoutumance au rock, surtout en l'absence d'un autre pôle puissant d'intérêt, a un effet similaire à celui des drogues. Bien sûr, les étudiants se désintoxiqueront de cette musique ou du moins de leur passion exclusive pour elle. Mais ils le feront de la même façon que, selon Freud, les hommes acceptent le principe de réalité: comme quelque chose de dur, de maussade et d'essentiellement sans séduction, comme une simple nécessité. Ces étudiant-là apprendront avec assuidité l'économie ou se formeront aux professions libérales et tous les oripeaux de Michael Jackson tomberont pour dévoiler le strict costume trois-pièces qui se trouve dessous. Ils auront le désir de faire leur chemin et de vivre confortablement. Mais cette vie sera aussi fausse et vide que celle qu'ils ont laissé derrière eux. Qu'ils n'ont pas à choisir entre des paradis artificiels et une vie bien réglée et ennuyeuse, c'est ce que sont censés leur enseigner des études de culture générale. Mais tant qu'ils ont leur walkman sur la tête, ils ne peuvent entendre ce que la grande tradition a à leur dire. Et quand ils enlèvent leur casque après l'avoir porté trop longtemps, c'est pour s'apercevoir qu'ils sont sourds.

Allan Bloom, L'âme désarmée, (sous-titre: Essai sur le déclin de la culture générale), p.88-89
Titre anglais : The Closing of the American Mind

complément le 9 juillet :

- une traduction enlevée de Platon par Badiou:
Pour vous allécher, je copie le début: «Parmi tes copines et tes copains, dit Socrate, j’en connais qui déambulent nuit et jour les écouteurs vissés sur l’étroit conduit des oreilles, tel un entonnoir pour y faire couler le tam-tam hypnotique de leurs musiques chéries.»

- plus contemporain, plus léger, sans grand rapport avec ce qui précède si ce n'est le problème de l'éducation et l'air du temps, je mets un lien vers cela parce que ça me fait plaisir.

L'attente de Dieu, de Simone Weil

J'ai ouvert un peu par hasard ce livre trouvé dans une bibliothèque inconnue, un jour où je n'avais pas emmené de livre avec moi.

Il s'agit d'une collection de lettres et de réflexions de Simone Weil écrites peu avant sa mort, dans les mois de tribulations entre la France, les Etats-Unis et l'Angleterre. Elle y aborde différents sujets spirituels: sa rencontre avec le Christ, sa décision de ne pas entrer dans l'Eglise, l'importance du désir dans le travail (et en particulier le travail intellectuel), le malheur comme totale aliénation à l'humanité.
Elle place au plus haut cette vertu qui m'est si chère: la probité intellectuelle.
Ce qui touche étrangement, c'est la façon dont ces textes sont proches, claires, simples, tandis que les sujets abordés semblent des plus lointains ou des plus obscurs, ayant souvent provoqué l'emphase ou le sentimentalisme sous d'autres plumes.

Je reprends différents thèmes de ce livre, non pour les résumer ou en faire un compte-rendu, mais pour relever ce qui me touche et pouvoir le retrouver le moment venu.
Le texte intégral est ici.

Les trois ordres de l'univers orientant notre action
Il faut distinguer trois domaines. D'abord ce qui ne dépend absolument pas de nous ; cela comprend tous les faits accomplis dans tout l'univers à cet instant-ci, puis tout ce qui est en voie d'accomplissement ou destiné à s'accomplir plus tard hors de notre portée. Dans ce domaine tout ce qui se produit en fait est la volonté de Dieu, sans aucune exception. Il faut donc dans ce domaine aimer absolument tout, dans l'ensemble et dans chaque détail, y compris le mal sous toutes ses formes; […]

Le second domaine est celui qui est placé sous l'empire de la volonté. Il comprend les choses purement naturelles, proches, facilement représentables au moyen de l'intelligence et de l'imagination, parmi lesquelles nous pouvons choisir, disposer et combiner du dehors des moyens déterminés en vue de fins déterminées et finies., Dans ce domaine, il faut exécuter sans défaillance ni délai tout ce qui apparaît manifestement comme un devoir.
Le troisième domaine est celui des choses qui sans être situées sous l'empire de la volonté, sans être relatives aux devoirs naturels, ne sont pourtant pas entièrement indépendantes de nous. Dans ce domaine, nous subissons une contrainte de la part de Dieu, à condition que nous méritions de la subir et dans la mesure exacte où nous le méritons. Dieu récompense l'âme qui pense à lui avec attention et amour, et il la récompense en exerçant sur elle une contrainte rigoureusement, mathématiquement proportionnelle à cette attention et à cet amour. Il faut s'abandonner à cette poussée, courir jusqu'au point précis où elle mène, et ne pas faire un seul pas de plus, même dans le sens du bien.

Simone Weil, Attente de Dieu, collection livre de vie, imprimé en 1977, p.13 à 15

Méfiance envers l'Eglise, puissance sociale
J'aime Dieu, le Christ et la foi catholique autant qu'il appartient à un être aussi misérablement insuffisant de les aimer. J'aime les saints à travers leurs écrits et les récits concernant leur vie - à part quelques-uns qu'il m'est impossible d'aimer pleinement ni de regarder comme des saints. J'aime les six ou sept catholiques d'une spiritualité authentique que le hasard m'a fait rencontrer au cours de ma vie. J'aime la liturgie, les chants, l'architecture, les rites et les cérémonies catholiques. Mais je n'ai à aucun degré l'amour de l'Église à proprement parler, en dehors de son rapport à toutes ces choses que j'aime. je suis capable de sympathiser avec ceux qui ont cet amour, mais moi je ne l'éprouve pas. je sais bien que tous les saints l'ont éprouvé. Mais aussi étaient-ils presque tous nés et élevés dans l'Église. Quoi qu'il en soit, on ne se donne pas un amour par sa volonté propre.
Ibid, p.21

Ce qui me fait peur, c'est l'Église en tant que chose sociale.(Ibid, p.23) […]

Je voudrais appeler votre attention sur un point. C'est qu'il y à un obstacle absolument infranchissable à l'incarnation du christianisme. C 'est l'usage des deux petits mots anathema sit. Non pas leur existence, mais l'usage qu'on en a fait jusqu'ici. C'est cela aussi qui m'empêche de franchir le seuil de l'Église. Je reste aux côtés de toutes les choses qui ne peuvent pas entrer dans l'Église, ce réceptacle universel, à cause de ces deux petits mots. Je reste d'autant plus à leur côté que ma propre intelligence est du nombre.
L'incarnation du christianisme implique une solution harmonieuse du problème des relations entre individus et collectivité. Harmonie au sens pythagoricien ; juste équilibre des contraires. Cette solution est ce dont les hommes ont soif précisément aujourd'hui.
La situation de l'intelligence est la pierre de touche de cette harmonie, parce que l'intelligence est la chose spécifiquement, rigoureusement individuelle. Cette harmonie existe partout où l'intelligence, demeurant à sa place, joue sans entraves et emplit la plénitude de sa fonction. C'est ce que saint Thomas dit admirablement de toutes les parties de l'âme du Christ, à propos de sa sensibilité à la douleur pendant la crucifixion.
La fonction propre de l'intelligence exige une liberté totale, impliquant le droit de tout nier, et aucune domination. Partout où elle usurpe un commandement, il y a un excès d'individualisme. Partout où elle est mal à l'aise, il y a une collectivité oppressive, ou plusieurs.
L'Église et l'État doivent la punir, chacun à sa manière propre, quand elle conseille des actes qu'ils désapprouvent. Quand elle reste dans le domaine de la spéculation purement théorique, ils ont encore le devoir, le cas échéant, de mettre le public en garde, par tous les moyens efficaces, contre le danger d'une influence pratique de certaines spéculations dans la conduite de la vie. Mais quelles que soient ces spéculations théoriques, l'Église et l'État n'ont le droit ni de chercher à les étouffer, ni d'infliger à leurs auteurs aucun dommage matériel ou moral. Notamment on ne doit pas les priver des sacrements s'ils les désirent. Car quoi qu'ils aient dit, quand même ils auraient publiquement nié l'existence de Dieu, ils n'ont peut-être commis aucun péché. En pareil cas, l'Église doit déclarer qu'ils sont dans l'erreur, mais non pas exiger d'eux quoi que ce soit qui ressemble à un désaveu de ce qu'ils ont dit, ni les priver du Pain de vie.
Une collectivité est gardienne du dogme ; et le dogme est un objet de contemplation pour l'amour, la foi et l'intelligence, trois facultés strictement individuelles. D'où un malaise de l'individu dans le christianisme, presque depuis l'origine, et notamment un malaise de l'intelligence. On ne peut le nier.
Le Christ lui-même, qui est la Vérité elle-même, s'il parlait devant une assemblée, telle qu'un concile, ne lui tiendrait pas le langage qu'il tenait en tête-à-tête à son ami bien-aimé, et sans doute en confrontant des phrases on pourrait avec vraisemblance l'accuser de contradiction et de mensonge. […]

Tout le monde sait qu'il n'y a de conversation vraiment intime qu'à deux ou trois. Déjà si l'on est cinq ou six le langage collectif commence à dominer. C'est pourquoi, quand on applique à l'Église la parole « Partout où deux ou trois d'entre vous seront réunis en mon nom, je serai au milieu d'eux », on commet un complet contresens. Le Christ n'a pas dit deux cents, ou cinquante, ou dix. Il a dit deux ou trois. Il a dit exactement qu'il est toujours en tiers dans l'intimité d'une amitié chrétienne, l'intimité du tête-à-tête.
Le Christ a fait des promesses à l'Église, mais aucune de ces promesses n'a la force de l'expression: «Votre Père qui est dans le secret.» La parole de Dieu est la parole secrète. Celui qui n'a pas entendu cette parole, même s'il adhère à tous les dogmes enseignés par l'Église, est sans contact avec la vérité.
La fonction de l'Église comme conservatrice collective du dogme est indispensable. Elle a le droit et le devoir de punir de la privation des sacrements quiconque l'attaque expressément dans le domaine spécifique de cette fonction.
Ainsi, quoique j'ignore presque tout de cette affaire, j'incline à croire, provisoirement, qu'elle a eu raison de punir Luther.
Mais elle commet un abus de pouvoir quand elle prétend contraindre l'amour et l'intelligence à prendre son langage pour norme. Cet abus de pouvoir ne procède pas de Dieu. Il vient de la tendance naturelle de toute collectivité, sans exception, aux abus de pouvoir. […]

L'Église aujourd'hui défend la cause des droits imprescriptibles de l'individu contre l'oppression collective, de la liberté de penser contre la tyrannie. Mais ce sont des causes qu'embrassent volontiers ceux qui se trouvent momentanément ne pas être les plus forts. C'est leur unique moyen de redevenir peut-être un jour les plus forts. Cela est bien connu.
Cette idée vous offensera peut-être. Mais vous auriez tort. Vous n'êtes pas l'Église. Aux périodes des plus atroces abus de pouvoir commis par l'Église, il devait y avoir dans le nombre des prêtres tels que vous. Votre bonne foi n'est pas une garantie, vous fût-elle commune avec tout votre Ordre, Vous ne pouvez pas prévoir comment les choses tourneront.
Pour que l'attitude actuelle de l'Église soit efficace et pénètre vraiment, comme un coin, dans l'existence sociale, il faudrait qu'elle dise ouvertement qu'elle a changé ou veut changer. Autrement, qui pourrait la prendre au sérieux. en se souvenant de l'Inquisition Excusez-moi de parler de l'Inquisition ; c'est une évocation que mon amitié pour vous, qui à travers vous s'étend à votre ordre, rend pour moi très douloureuse. Mais elle a existé. Après la chute de l'Empire romain, qui était totalitaire, c'est l'Église qui la première a établi en Europe, au XIIIe siècle, après la guerre des Albigeois, une ébauche de totalitarisme. Cet arbre a porté beaucoup de fruits.
Et le ressort de ce totalitarisme, c'est l'usage de ces deux petits mots : anathema sit.
C'est d'ailleurs par une judicieuse transposition de cet usage qu'ont été forgés tous les partis qui de nos jours ont fondé des régimes totalitaires. C'est un point d'histoire que j'ai particulièrement étudié.
Ibid, p.55 à 61

L'attention et le désir, clés de l'étude et de la prière
Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ces facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre. Il devient ainsi lui aussi un génie, même si faute de talent ce génie ne peut pas être visible à l'extérieur. Plus tard, quand les maux de tête ont fait peser sur le peu de facultés que je possède une paralysie que très vite j'ai supposée probablement définitive, cette même certitude m'a fait persévérer pendant dix ans dans des efforts d'attention que ne soutenait presque aucun espoir de résultats.
Sous le nom de vérité j'englobais aussi la beauté, la vertu et toute espèce de bien, de sorte qu'il s'agissait pour moi d'une conception du rapport entre la grâce et le désir. La certitude que j'avais reçue, c'était que quand on désire du pain on ne reçoit pas des pierres.
Ibid, p.39

Si on cherche avec une véritable attention la solution d'un problème de géométrie, et si, au bout d'une heure, on n'est pas plus avancé qu'en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu'on le sente, sans qu'on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l'âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard, dans la prière. Il se retrouvera sans doute aussi par surcroît dans un domaine quelconque de l'intelligence, peut-être tout à fait étranger à la mathématique. Peut-être un jour celui qui a donné cet effort inefficace sera-t-il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort. la beauté d'un vers de Racine. Mais que le fruit de cet effort doive se retrouver dans la prière, cela est certain, cela ne fait aucun doute.
Les certitudes de cette espèce sont expérimentales. Mais si l'on n'y croit pas avant de les avoir éprouvées, si du moins on ne se conduit pas comme si l'on y croyait, on ne fera jamais l'expérience qui donne accès à de telles certitudes. Il y a là une espèce de contradiction. Il en est ainsi, à partir d'un certain niveau, pour toutes les connaissances utiles au progrès spirituel. Si on ne les adopte pas comme règle de conduite avant de les avoir vérifiées, si on n'y reste pas attaché pendant longtemps seulement par la foi, une foi d'abord ténébreuse et sans lumière, on ne les transformera jamais en certitudes. La foi est la condition indispensable.
Ibid, p.87

Mettre dans les études cette intention seule à l'exclusion de toute autre est la première condition de leur bon usage spirituel. La seconde condition est de s'astreindre rigoureusement à regarder en face, à contempler avec attention, pendant longtemps, chaque exercice scolaire manqué, dans toute la laideur de sa médiocrité, sans se chercher aucune excuse, sans négliger aucune faute ni aucune correction du professeur, et en essayant de remonter à l'origine de chaque faute. […]
Surtout la vertu d'humilité, trésor infiniment plus précieux que tout progrès scolaire, peut être acquise ainsi. À cet égard la contemplation de sa propre bêtise est plus utile peut-être même que celle du péché. La conscience du péché donne le sentiment qu'on est mauvais, et un certain orgueil y trouve parfois son compte. Quand on se contraint par violence à fixer le regard des yeux et celui de l'âme sur un exercice scolaire bêtement manqué, on sent avec une évidence irrésistible qu'on est quelque chose de médiocre. Il n'y a pas de connaissance plus désirable. Si l'on parvient à connaître cette vérité avec toute l'âme, on est établi solidement dans la véritable voie.
Si ces deux conditions sont parfaitement bien remplies, les études scolaires sont sans doute un chemin vers la sainteté aussi bon que tout autre.
Ibid, p.89 et 90

Le plus souvent on confond avec l'attention une espèce d'effort musculaire. Si on dit à des élèves : « Maintenant vous allez faire attention », on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils font attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n'ont fait attention à rien. Ils n'ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles.
On dépense souvent ce genre d'effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l'impression qu'on a travaillé. C'est une illusion. La fatigue n'a aucun rapport avec le travail. Le travail est l'effort utile, qu'il soit fatigant ou non. […] Mais contrairement à ce que l'on croit d'ordinaire, elle [la volonté] n'a presque aucune place dans l'étude. L'intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie.L'intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d'apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n'y a pas d'étudiants, mais de pauvres caricatures d'apprentis qui au bout de leur apprentissage n'auront même pas de métier.
[…] Vingt minutes d'attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : « J'ai bien travaillé. »
Mais, malgré l'apparence, c'est aussi beaucoup plus difficile. […] L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l'objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu'on est forcé d'utiliser. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer.
Tous les contresens dans les versions, toutes les absurdités dans la solution des problèmes de géométrie, toutes les gaucheries du style et toutes les défectuosités de l'enchaînement des idées dans les devoirs de français, tout cela vient de ce que la pensée s'est précipitée hâtivement sur quelque chose, et étant ainsi prématurément remplie n'a plus été disponible pour la vérité. La cause est toujours qu'on a voulu être actif ; on a voulu chercher. On peut vérifier cela à chaque fois, pour chaque faute, si l'on remonte à la racine. Il n'y a pas de meilleur exercice que cette vérification. Car cette vérité est de celles auxquelles on ne peut croire qu'en les éprouvant cent et mille fois. Il en est ainsi de toutes les vérités essentielles.
Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. Car l'homme ne peut pas les trouver par ses propres forces, et s'il se met à leur recherche, il trouvera à la place des faux biens dont il ne saura pas discerner la fausseté.
La solution d'un problème de géométrie n'est pas en elle-même un bien précieux, mais la même loi s'applique aussi à elle, car elle est l'image d'un bien précieux. Étant un petit fragment de vérité particulière, elle est une image pure de la Vérité unique, éternelle et vivante, cette Vérité qui a dit un jour d'une voix humaine : « Je suis la vérité. »
Pensé ainsi, tout exercice scolaire ressemble à un sacrement.
Ibid, p.91 à 94

La descendance de Noé
Chapitres sur le malheur, l'amour du Christ, sur l'amitié. Etonnantes réflexions à partir des fils de Noé, établissant une généalogie entre les plus vieux mythes méditerranéens et le christianisme. Seul Israël a refusé ces traditions, préférant une religion qui leur promettait la prospérité. Simone Weil souligne cet endurcissement.
Noé, le premier apparemment, comme Dionysos, planta la vigne. « Il but de son vin et s'enivra, et se mit à nu au milieu de sa tente. » Le vin se trouve aussi, avec le pain, dans les mains de ce Melchisédech, roi de justice et de paix, prêtre du Dieu suprême, à qui Abraham s'est soumis en lui payant la dîme et en recevant sa bénédiction ; au sujet duquel il est dit dans un psaume : « L'Éternel a dit à mon seigneur: «Assieds-toi à ma droite… Tu es prêtre pour « l'éternité selon l'ordre de Melchisédech » ; au sujet duquel saint Paul écrit: «Roi de la paix, sans père, sans mère, sans généalogie, sans origine à ses jours, sans terme à sa vie, assimilé au Fils de Dieu, demeurant prêtre sans interruption.»
Le vin était interdit au contraire aux Prêtres d'Israël dans le service de Dieu. Mais le Christ, du début à la fin de sa vie publique, but du vin parmi les siens. Il se comparait au cep de la vigne, résidence symbolique de Dionysos aux yeux des Grecs. Son premier acte fut la transmutation de l'eau en vin ; le dernier, la transmutation du vin en sang de Dieu.
Noé, enivré de vin, était nu dans sa tente. Nu comme Adam et Ève avant la faute. Le crime de désobéissance suscita en eux la honte de leur corps, mais davantage la honte de leur âme. Nous tous qui avons part à leur crime avons part aussi à leur honte, et prenons grand soin de maintenir toujours autour de nos âmes le vêtement des pensées charnelles et sociales ; si nous l'écartions un moment nous devrions mourir de honte. Il faudra pourtant le perdre un jour, si l'on en croit Platon, car il dit que tous sont jugés, et que les juges morts et nus contemplent avec l'âme elle-même les âmes elles-mêmes, toutes mortes et nues. Seuls quelques êtres parfaits sont morts et nus ici-bas, de leur vivant. Tels furent saint François d'Assise, qui avait toujours la pensée fixée sur la nudité et la pauvreté du Christ crucifié, saint Jean de la Croix qui ne désira rien au monde sinon la nudité d'esprit. Mais s'ils supportaient d'être nus, c'est qu'ils étaient ivres de vin ; ivres du vin qui coule tous les jours sur l'autel. Ce vin est le seul remède à la honte qui a saisi Adam et Éve.
« Cham vit la nudité de son père et alla dehors l'annoncer à ses deux frères. » Mais eux ne voulurent pas la voir. Ils prirent une couverture, et, marchant à reculons, couvrirent leur père. L'Égypte et la Phénicie sont filles de Cham.
Ibid, p.231-232

La connaissance et l'amour d'une seconde personne divine, autre que le Dieu créateur et puissant et en même temps identique, à la fois sagesse et amour, ordonnatrice de tout l'univers, institutrice des hommes, unissant en soi par l'incarnation la nature humaine à la nature divine, médiatrice, souffrante, rédemptrice des âmes ; voilà ce que les nations ont trouvé à l'ombre de l'arbre merveilleux de la nation fille de Cham. Si c'est là le vin qui enivrait Noé quand Cham le vit ivre et nu, il pouvait bien avoir perdu la honte qui est le partage des fils d'Adam. Les Hellènes, fils de Japhet qui avait refusé de voir la nudité de Noé, arrivèrent ignorants sur la terre sacrée de la Grèce. Cela est manifeste par Hérodote et bien d'autres témoignages. Mais les premiers arrivés d'entre eux, les Achéens, burent avidement l'enseignement qui s'offrait à eux. Ibid, p.235

D'autres peuples issus de Japhet ou de Sem ont reçu tardivement, mais avidement l'enseignement qu'offraient les fils de Cham. Ce fut le cas des Celtes. Ils se soumirent à la doctrine des druides, certainement antérieure à leur arrivée en Gaule, car cette arrivée fut tardive, et une tradition grecque indiquait les druides de Gaule comme une des origines de la philosophie grecque. Le druidisme devait donc être la religion des Ibères. Le peu que nous savons de cette doctrine les rapproche de Pythagore. Les Babyloniens absorbèrent la civilisation de Mésopotamie. Les Assyriens, ce peuple sauvage .. restèrent sans doute à peu près sourds. Les Romains furent complètement sourds et aveugles à tout ce qui est spirituel, jusqu'au jour où ils furent plus ou moins humanisés par le baptême chrétien. Il semble aussi que les peuplades germaniques n'aient reçu qu'avec le baptême chrétien quelque notion du surnaturel. Mais il faut sûrement faire exception pour les Goths, ce peuple de justes, sans doute thrace autant que germain, et apparenté aux Gètes, ces nomades follement épris de l'immortalité et de l'autre monde.
À la révélation surnaturelle Israël opposa un refus, car il ne lui fallait pas un Dieu qui parle à l'âme dans le secret, mais un Dieu présent à la collectivité nationale et protecteur dans la guerre. Il voulait la puissance et la prospérité. Malgré leurs contacts fréquents et prolongés avec l'Égypte, les Hébreux restèrent imperméables à la foi dans Osiris, dans l'immortalité, dans le salut, dans l'identification de l'âme à Dieu par la charité. Ce refus rendit possible la mise à mort du Christ. Il se prolongea après cette mort, dans la dispersion et la souffrance sans fin.
Pourtant Israël reçut par moments des lueurs qui permirent au christianisme de partir de Jérusalem. Job était un Mésopotamien, non un juif, mais ses merveilleuses paroles figurent dans la Bible ; et il y évoque le Médiateur dans cette fonction suprême d'arbitre entre Dieu même et l'homme qu'Hésiode attribue à Prométhée.
Ibid, p.237-238

Le désir

L'intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie.

Simone Weil, "Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l'amour de Dieu" in L'attente de Dieu

Le problème herméneutique chez Pascal, de Pierre Force

La lecture de ce livre est directement issue de la lecture de Du sens. En effet, le livre de Pierre Force y est longuement cité en relation avec Buena Vista Park. Il s’agit une fois encore (mais à l’époque de BVP, ce n’était que la deuxième fois dans l’œuvre camusienne[1]) d’illustrer la bathmologie, c’est-à-dire, entre autres, la façon dont une même opinion (une même opinion en apparence : une opinion s’exprimant avec les mêmes mots) peut avoir un sens et des conséquences très différentes selon l’étape de raisonnement où elle intervient[2].

J’ai donc entrepris de lire Le problème herméneutique chez Pascal. Je m’attendais à un livre de philosophie, il s’agit davantage d’un livre analysant la logique de Pascal et les méthodes qu’il emploie pour convaincre les libertins (sens étroit : ceux qui ne croient pas en Dieu et ne respectent pas les Ecritures) de lire la Bible.
En effet, la conviction de Pascal est que les Ecritures contiennent en elles-même de quoi convaincre les plus rebelles, non par quelque révélation immanente, mais par les mécanismes rigoureux de la lecture et de l’interprétation effectuées selon des règles logiques. « Lisez et vous croirez » serait le credo pascalien.
Pierre Force dégage donc les règles de cette méthode de lecture, méthode qui ne se préoccupe pas de l'authenticité des textes: ce n'est qu'avec Spinoza que cette démarche sera entreprise. Pascal s'inscrit encore dans l'héritage de Saint Augustin en reconnaissant a priori l'autorité des Ecritures.

Pascal suppose que tout texte est nécessairement cohérent. Il applique ce principe à la Bible comme s'il s'agissait de n'importe quel texte. Il en découle que chaque fois qu'une contradiction se présente dans la Bible, il convient de chercher une interprétation des passages considérés, qui ne doivent pas être pris au sens propre, mais figurativement. L'interprétation doit permettre d'accorder le sens des passages avec le plus grand principe: la charité. Tout passage contraire à la charité doit être interprété afin de l'accorder à la charité.
Il s'agit des contradictions internes au texte ("syntagmatiques", dirait Todorov), par opposition à Saint Augustin qui s'attachait aux contradictions entre le monde et les Ecritures ("paradigmatiques").
L'intérêt des critères syntagmatiques, c'est qu'il ne suppose pas de connaissances préalables: tout est présent dans le texte qu'on lit.

La deuxième partie traite de l'interprétation des signes, différente chez Pascal et Saint Thomas.

Revenons à Augustin : chez l'auteur de la Doctrine chrétienne le symbolisme des choses, fondé sur une vision religieuse de l'univers coexiste avec l'allégorie, héritée de la rhétorique païenne. Pour saint Thomas, le symbolisme des mots n'existe pas : l'allégorie est assimilée au sens littéral. Tous les objets de l'univers sont signes de Dieu. Tout est res et signum.
Pascal part du point de vue opposé : pour lui (ou, à tout le moins, pour l'interlocuteur de l'apologiste) il n 'y a pas de signes de Dieu dans la nature. Le monde est silencieux. Seuls les textes parlent. Le message divin ne pourra venir que d'un livre. La preuve de Dieu sera tirée des mots et non des choses.
Pierre Force, Le problème herméneutique chez Pascal, p.112

Le monde est un chiffre et il est à déchiffrer. C'est de cette époque que datent les systèmes ésotériques et les références à la Cabale: Trithème, Kircher, Fludd, espèrent mettre à jour des lois de traduction automatique entre les différentes langues, il n'y a pas de différence entre cryptographie et traduction.

Pascal n'a rien d'ésotérique et s'appuie entièrement sur la logique: un texte doit être intrinséquement cohérent. Il faut s'appuyer sur le sens des mots.
Qu'est-ce que le sens? Dans un premier temps, Pascal pose qu'on peut donner n'importe quel nom à une chose, l'important étant ensuite de toujours désigner la même chose (sens large: objet, idée, etc) par le même mot.
Dans un second temps, il reconnaît qu'il existe un sens courant, un sens commun des mots, et qu'il importe d'utiliser celui-ci pour être clair et compréhensible. (Ici, querelle avec les Jésuites que Pascal accuse de tromper l'auditoire en utilisant les mots dans des sens qui ne sont pas le sens commun, et de changer de sens utilisé d'un discours à l'autre. Analyse des Provinciales, querelle janséniste.)

Selon Pascal, il est très difficile de lire "juste", de penser "juste". L'interprétation est le domaine du jugement faussé, dont il faut se méfier même pour juger son propre travail:

De même qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre, il est aussi difficile d'être son propre juge :
« Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après on n'y entre plus [3]
Le problème semble si difficile à Pascal qu'il le présente comme une énigme :
« Je n'ai jamais jugé d'une chose exactement de même, je ne puis juger d'un ouvrage en le faisant. Il faut que je fasse comme les peintres et que je m'en éloigne, mais non pas trop. De combien donc? Devinez... [4]
Le jugement adéquat, la perception juste, sont un point à trouver entre un trop et un trop peu. Cela est illustré par le rythme de la lecture :
41. « Quand on lit trop vite ou trop doucement on n'entend rien.»
La vérité elle-même est considérée comme un dosage à effectuer entre un excès et un manque :
38. « Trop et trop peu de vin.
Ne lui en donnez pas : il ne peut trouver la vérité.
Donnez-lui en trop : de même.»
Ibid., p.169

Il s'agit donc de se placer au bon endroit, spatial et temporel, pour juger (en art, de la vérité, de la morale). Le Christ est médiateur (thème de Saint Augustin, repris à la Renaissance) tandis que l'homme ne sait trouver sa place.

La vérité a souvent deux faces, ou plus exactement, toute affirmation contient une part de vérité : «Les hérétiques ne seraient pas hérétiques si leur doctrine ne contenait une part de vérité.»[5] Pascal s'attache davantage à montrer ce qui unit les thèses jésuites, jansénistes, calvinistes que ce qui les sépare. Puis il établit une hiérarchie en observant quelle thèse est contenue dans quelle autre. Exemple:

Les propositions pélagiennes sont susceptibles d'une interprétation augustinienne, mais les propositions augustiniennes ne peuvent en aucun cas admettre une interprétation pélagienne. Si la doctine de Pélage est contraire à celle de saint Augustin, la doctrine de saint Augustin est contraire de celle de Pélage; mais si la doctrine de saint Augustin inclut et comprend celle de Pélage, il n'y a aucune réciproque possible. Ibid. p.191

Il est possible de prouver la dissymétrie parce qu'il y a une hiérarchie entre les termes. Il y a irréversibilité des antinomies. L'interprétation consiste à retenir le sens provenant de la thèse supérieure.

Pascal n'essaie pas de défendre la religion chrétienne par une accumulation de preuves. En effet, il applique une méthode, et quelques exemples lui suffisent à l'illustrer. Cette méthode, c'est le principe de non-contradiction interne d'un texte donné. Quand un texte comporte des contradictions, il faut rechercher l'explication qui les résoud toutes avec le plus d'économie de moyens. Concernant les contradictions de la Bible, c'est le Christ, la venue du Christ, qui explique et résoud les contradictions de l'ensemble des prophéties. Un seul principe explicatif résout toutes les contradictions, il s'agit donc de l'explication la plus économe de moyens; il est donc inutile d'en chercher d'autres.

Ensuite, Pierre Force s'attache aux fragments plus "sociaux et politiques". Il s'agit d'expliquer et de justifier le monde comme il va (les signes de pouvoirs, le respect dû aux puissants, etc). Pascal s'appuie sur les traditions stoïcienne et pyronnienne. Il est héritier des stoïciens, qui identifie recherche des causes et compréhension des signes.
D'un point de vue pyrrhonien (qui soutient que la raison humaine ne peut rien avancer avec certitude), toute opinion peut être mise en doute et dépassé par une opinion inverse supérieure. Il y a renversement continuel du «pour» et du «contre».

[...] tout rapport entre signe et signifié peut devenir à son tour signe d'un nouveau signifié. Toute interprétation peut devenir l'objet d'une interprétation qui la dépasse. La marque rhétorique de ces dépassement est l'ironie.
Ibid., p234 [6]

Cependant, le renversement des «pour» et des «contre» peut être hiérarchisé en gradations, qui fait accéder à un point de vue véritablement supérieur. Tout ce développement est cité dans Du sens.

La loi des séries, ou raison des effets, est donc plus complexe qu'une simple loi d'alternance. La raison des effets est constituée par l'itération d'une structure ternaire, dont le dernier élément sert de premier élément à la structure suivante. Tout élément de rang impair représente une opinion du premier ou du troisième degré.Toute opinion de rang pair est une opinion du second degré.

Les éléments de rang impair sont dans la série des points de repos.

Ibid., p239

Cependant, pour celui qui a atteint l'un des degrés, il est difficile d'envisager les autres, sauf à se projeter dans l'esprit de son contradicteur. Pascal remarque qu'une opinion vraie et qu'une opinion fausse peuvent être exprimées en des termes identiques. Pour les départager, il faut connaître le contexte dans lequel elles sont exprimées, et connaître l'ensemble des arguments des parties en présence. La vérité d'une proposition dépend de son sens et non de sa formulation. A contrario, une opinion est ininterprétable si l'on ignore son contexte.

Pierre Force termine son travail par cette remarque:

L'année même où sont publiées les Pensées, paraît à Hambourg le Traité théologico-politique, qui marque la fin du règne de l'exégèse patristique. [...] Montrant à son interlocuteur qu'il est embarqué, et qu'avant qu'il s'en rende compte, il se trouve en situation herméneutique, Pascal décrit l'interprétation comme un mode de notre existence.

Notes

[1] La première fois intervient dans Travers, à propos du bandeau du maréchal Ney et des valises Vuitton, deux illustrations d’ailleurs reprises dans Buena Vista Park.

[2] exemple donné dans Buena Vista Park p.80 : La princesse P., qui avait toujours désiré passionnément une didacture impitoyable, mais qui détestait Mussolini parce qu’il avait été socialiste, put se vanter, en 43, d’avoir été une des premières opposantes, et des plus constantes, au fascisme.

[3] fragment 21 des Pensées selon les éditions complètes Lafuma de 1963

[4] Fragment 558, ibid.

[5] Ibid., p.185

[6] Très intéressant : on voit apparaître l'ironie, redoutable arme camusienne, en plein développement sur la bathmologie (comme ne l'appelle pas Pierre Force).

Herméneutique

— Ça veut dire quoi, herméneutique?
Le jeune homme qui m'a posé cette question m'a tellement surprise (réveillée en plein rêve — en pleine lecture) que j'ai failli en oublier de descendre de la rame de métro. Je crois que j'ai rougi (intérieurement, j'ai rougi) et j'ai balbutié:
— Le sens… il s'agit du sens, de la signification…
Rassemblant deux idées, j'essayai de résumer : — ça concerne l'interprétation des textes.


Et je suis descendue juste à temps de la voiture. Je n'avais pas lu assez loin (heureusement, j'aurais été encore plus confuse). Quelques chapitres plus loin, le mot était défini:
La double communication, de l'inférieur au supérieur et du supérieur vers l'inférieur, caractérise la fonction du médiateur dans la philosophie néo-platonicienne. C'est précisément cette fonction que les néo-platoniciens, comme le remarque Jean Pépin1, nomment «herméneutique». Entre le sensible et l'intelligible, l'âme est un interprète.
Jean Pépin fait remarquer que le verbe «hermeneuein» possède déjà ce sens précis chez Platon, désignant le rôle des démons: «Bref, un double transit, ascendant et descendant, sur lequel la nature démoniaque a pouvoir; or c'est pour traduire cet échange et ce relais que Platon emploie le verbe hermeneuein: ainsi le démon «fait connaître (hermeneuôn et transmet aux dieux ce qui vient des dieux».
Héritiers de cette tradition néo-platonnicienne, les latins traduisent «herméneutes» par «interprète». […] Dans la théologie de la Renaissance, c'est […] le Christ qui, conformément à la doctrine de Saint Augustin, tient le rôle du médiateur-interprète.

Pierre Force, Le problème herméneutique chez Pascal, p.181



Note
1 : Pépin, Jean, «L'herméneutique ancienne», Poétique 23, 1975, pp. 291-300

Penser par soi-même

La méthode correcte, ce n'est pas d'essayer de persuader les gens qu'on a raison, mais de les obliger à penser par eux-mêmes. Il n'y a pas de sujet dans les affaires humaines dont nous puissions parler avec une grande assurance. Même dans les sciences exactes, c'est souvent le cas. S'agissant des affaires humaines, des affaires internationales, tout ce que vous voulez, on peut réunir des preuves, rassembler les choses, les regarder sous un certain angle. La bonne approche, en oubliant ce que l'on fait soi, ou ce que font les autres, consiste seulement à encourager les gens à procéder ainsi.

Noam Chomsky, cité en exergue par Jacques Bouveresse à son livre Bourdieu, savant & politique

Bibiographie extensive recueillie à Cerisy

Dans l'ordre d'apparition dans mes notes, reclassés par catégorie.
Cette bibliographie est à la fois moins que complète et plus que complète : quand mes notes étaient floues (titre, auteur), j'ai essayé de préciser les références par des recherches sur internet, si je n'ai rien trouvé, je n'ai pas repris l'article ou l'ouvrage que j'avais noté sur mon cahier; à l'inverse, certains titres proviennent de discussion hors communication.
Il manque les catalogues d'exposition et les livres d'art laissés à notre disposition par Bernardo Schiavetta pour feuilletage. J'ai manqué d'à-propos.


Théorie

- Jean-Louis Shefer, Scénographie d'un tableau.
- Jean Petitot, "Saint-Georges : Remarques sur l'Espace Pictural" in Sémiotique de l'Espace.
- Aristote, Métaphysique.
- Luigi Pareyson, Esthétique. Théorie de la formativité (sans doute le livre le plus important de la communication de Jacinto Lageira).
- Gilbert Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information.
- Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille (L'informe selon Georges Bataille sera toujours cité comme n'étant pas ce dont on parle ici.)
- Paul Valéry, «Degas Danse Dessin».
- Saint Augustin, Les Confessions.
- Georges Bataille, «Dictionnaire critique», article «informe» in Documents.
- Atlas de littérature potentielle.
- La littérature potentielle.
- Marcel Bénabou, «La Règle et la contrainte» in Pratiques.
- Jacques Roubaud, «L'Auteur oulipien» in L'Auteur et le manuscrit.
- Friedrich Schlegel, cité dans L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand.
- Georges Perec, «A propos de la description», dans Espace et représentation. Actes du colloque d'Albi.
- Roland Eluerd, La pragmatique linguistique.
- Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et autres essais.
- Gilles Philippe et coll., Flaubert savait-il écrire ? : une querelle grammaticale (1919-1921) (trouvé dans une liste en fin d'un volume de la même collection).
- Roland Barthes, " Littérature et discontinu " in Essais critiques.
- Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art.
- Leonardo Sciascia, Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel.
- Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman.
- Roland Barthes, La chambre claire.
- Jean-Claude Pinson, Habiter en poète.
- Jean Baudrillard, L'autre par lui-même (un article sur l'anagramme? A vérifier).
- Benjamin S. Johnson, "Asimetrias. Una entrevista con César Aira".
- "La nouvelle écriture" - à propos de César Aira.
- Georges Bataille, Œuvres complètes I.
- Mariano Garcia, ''Degeneraciones textuales: Los generos en la obra de César Aira.
- Laurent Jenny, "L'automatisme comme mythe rhétorique." in Une pelle au vent dans les sables du rêve.
- Ruth Lorand, Aesthetic Order.
- Jean-François Lyotard, L'inhumain, causerie sur le temps.
- Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers.
- Jean-Pierre Bobillot, Trois essais sur la poésie littérale.
- Philippe Forest, Histoire de Tel Quel.
- Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?.
- Gérard Genette, Esthétique et poétique.
- Paul Guillaume, La psychologie de la forme.
- Hervé Le Tellier, Esthétique de l'Oulipo.
- Georges Poulet, Les Métamorphoses du cercle.
- Robert Greer Cohn, L’Œuvre de Mallarmé : Un Coup de dés, traduit par René Arnaud, Les Lettres, 1951.
- Jean-Nicolas Illouz, L'offrande lyrique ou L'éloge lyrique.
- Isidore Isou, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique.
- Isidore Isou, Traité de bave et d'éternité.
- Paul de Man, The Epistemology of Metaphor, in Critical Inquiry, Vol. 5, No. 1, Special Issue on Metaphor (Autumn, 1978), published by The University of Chicago Press.
- Francis Ponge, Pour un Malherbe.
- Gaston Bachelard, L'air et les songes.
- Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie.
- Miguel de Unanumo, Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança.
- Aristote, Mimésis


Prose

- Georges Perec, Je suis né.
- Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance.
- Jacques Roubaud, Le Grand Incendie de Londres. Récit, avec incises et bifurcations.
- Paul Fournel, Besoin de vélo.
- Paul Fournel, Les Athlètes dans leur tête.
- Edouard Levé, Suicide.
- Jacques Jouet, La République de Mek-Ouyes.
- Honoré de Balzac, Eugénie Grandet.
- Jean-Paul Sartre, La Nausée.
- Virginia Woolf, The Waves.
- Georges Perec, Un homme qui dort.
- Peter Handke, L'angoisse du gardien de but au moment du penalty.
- Renaud Camus, Rannoch Moor.
- Renaud Camus, Les Demeures de l'esprit.
- Maurice Roche, Je ne vais pas bien, mais il faut que j'y aille.
- Maurice Roche, Compact (en couleur aux éditions Tristram).
- William Faulkner, The sound and the Fury.
- Robert Musil, L'homme sans qualité.
- Michel Butor, Mobile.
- Harry Mathews, Conversions (conseillé par Christophe Reig, si on ne doit lire qu'un seul Harry Mathews).
- César Aira, Le Manège (conseillé par Chris Andrews, si on ne doit lire qu'un seul César Aira).
- César Aira, Les nuit de Flores.
- François Dufrêne, Le Tombeau de Pierre Larousse.
- Georges Perec, La Vie mode d'emploi.
- Marcel Bénabou, Un aphorisme peut en cacher un autre, BO n° 13, 1980.
- Jacques Jouet, Anet et l'Etna.
- Julien Gracq, La forme d'une ville.
- Jacques Jouet, Navet, linge, Oeil-de-vieux.
- Jacques Jouet, Trois pontes.
- Italo Calvino, Le Baron perché.
- Jacques Jouet, L'amour comme on l'apprend à l'école hôtelière.
- Jean-Marie Gleize, Film à venir.
- Jean-Marie Gleize, Léman.
- Jean-Marie Gleize, Les chiens noirs de la prose.
- Edouard Levé, Autoportrait.
- Miguel de Cervantes, Don Quichotte de la Manche.
- Martianus Capella, Les noces de Philologie et de Mercure.
- Aulu-Gelle, Les Nuits attiques.
- Robert Coover, Noir.
- Antoine Volodine.
- Leonardo Padura Fuente (polars à La Havane. intercours).
- Jean-Bernard Pouy, Le jour de l'urubu (intercours. Roland Brasseur m'a donné trente-six raisons d'assassiner son prochain).
- Peter Carey, La véritable histoire du gang Kelly (intercours. J'ai demandé à Chris Andrews de me conseiller un auteur australien).


Poésie

- Georges Perec, Quinze variations discrètes sur un poèmes connus (variations sur "Gaspard Hauser chante", de Verlaine).
- Jacques Jouet, Poèmes de métro.
- Jacques Jouet, Poèmes du jour.
- Timothy Steele, The Color Wheel.
- Rebel Angels: 25 Poets of the new formalism.
- Ron Silliman, Albany Blue Carbon.
- Jackson Mac Low, Thing of Beauty: New and Selected Works.
- Christian Bök, Eunoia.
- "Language" Poetries: An anthology, dir. Douglas Messerli.
- Michelle Grangaud, Gestes.
- Michelle Grangaud, Memento-fragments.
- Michelle Grangaud, Stations.
- Michelle Grangaud, Jacques Jouet, Jacques Roubaud, La Bibliothèque de Poitiers.
- Georges Perec, Les Ulcérations.
- Raymond Roussel, Nouvelles impressions d'Afrique (postface de Jacques Sivan aux éditions Al Dante. édition en couleur selon le vœu de Raymond Roussel. «Il ne faut pas couper les pages» assène Hermès Salceda sans que rien n'étaie ses dires. (Je l'ai interrogé sur ce point: il persiste)).
- Dominique Fourcade, Xbo.
- Ian Monk, Plouktown.
- Ivan Ch'Vavar, Höderlin au Mirador.
- Ivan Ch'Vavar, Post-poèmes.
- Jacques Jouet, Fins.
- Dante, Le Paradis.
- Bob Perelman, The Future of Memory d'après le film The Mandchurian candidate.
- Charles Bernstein, Girly Man.
- Charles Bernstein, Islets/Irritations.


Livres d'art et de photos

malheureusement très incomplet
- L'informe, mode d'emploi. Catalogue de l'exposition au centre Pompidou.
- Donald Kuspit, California New Old Masters.
- Denis Roche, Forestière amazonide.
- Denis Roche, Ellipse et laps.
- Denis Roche, Photolalies.
- Thibault Cuisset, La Rue de Paris.
- François Maspero, Les Passagers du Roissy-Express.
- Sophie Calle, Suite vénitienne.
- Edouard Levé, Amérique.
- Edouard Levé, Reconstitutions.
- Edouard Levé, Angoisse.
- Edouard Levé, Fictions.

La morale, encore : Hobbes

[...] la conclusion de Hobbes, qui n'est pas que l'homme serait mauvais par nature, mais qu'une distinction entre le bien et le mal n'a pas de sens, et que la raison, loin d'être une lumière intérieure dévoilant la vérité, est une simple «faculté de calculer les conséquences» ; [...]

Hannah Arendt, "Le concept de l'histoire" in La crise de la culture, Folio p.77

Complétude du présent

Les engouements de nos amis deviennent nos curiosités.
Je lis distraitement un texte de Sollers écrit à l'occasion de la parution de Principes de sagesse et de folie de Clément Rosset.
Quelques lignes font curieusement écho à mes lectures en cours.
Retournant l'expérience de Sartre dans la Nausée, Rosset a raison de dire que «le sentiment de l'existence peut être décrit comme un coup de foudre». On répond à ce «coup» par la nausée, justement (et ses corollaires dépressifs ou mélancoliques : «Tout est de trop!»), ou bien par la jubilation, la surprise. «Le jouisseur d'existence - l'homme heureux - se reconnaît à ceci qu'il ne demande jamais autre chose que ce qui existe pour lui ici et maintenant. " Il " souhaite l'infinie multiplication des choses qui existent».

extrait d'un article de Philipe Sollers sur Clément Rosset dans Le Monde du 6 mars 1992

C'était terrible à dire (il remit son chapeau), mais à son âge, cinquante-trois ans, on avait presque plus besoin des gens. La vie à elle seule, chaque seconde, chaque goutte de vie, l'instant présent, là, maintenant, au soleil, à Regent's Park, cela suffisait. C'était même trop. Une vie entière, c'était trop court pour en faire ressortir, maintenant qu'on en avait la faculté, la pleine saveur. Extraire la moindre once de plaisir, la moindre nuance de sens, devenus, plaisir aussi bien que sens, beaucoup plus tangibles que jadis, beaucoup moins personnels.

Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Folio, p.165

Un blog de veille littéraire, un entretien de Deleuze

Via fabula, découvert ce blog (littéraire, précision pour ceux qui hésitent à cliquer), qui m'a permis de remonter à ce texte de Deleuze sur (ou à propos) des nouveaux philosophes, inaccessible sur le site de multitudes à l'heure où j'écris.

Quatre lectures talmudiques

Comme le rappelle Lévinas en introduction, ce livre se compose des quatre textes de conférences prononcées de 1963 à 1966 aux Colloques annuels d'intellectuels juifs de la section française du Congrès international.
J'avais choisi ce livre rapidement dans les rayons de la librairie L'Harmattan un jour de mars 1999 où la somme de mes achats n'atteignait pas un montant suffisant pour que je paie en carte bleue, j'avais choisi le Lévinas qui me paraissait le plus simple, celui aussi qui parlait d'un objet de constante curiosité, le Talmud.
En réalité, sous couvert de lectures talmudiques, nous sommes directement plongés dans l'actualité de l'époque, qui est encore hélas notre actualité: quel rapport les juifs doivent-ils ou peuvent-ils entretenir avec l'Allemagne et les Allemands, quels droits le peuple juif aurait-il à s'installer sur une terre certes promise, mais déjà occupée, etc.?
Cette découverte spontanément surprenante ne l'est plus quand on se remémore le rôle de tout texte sacré, qui est de nous faire réfléchir à la manière de nous comporter et de vivre dans le monde, notre monde. Je m'en suis voulu d'avoir été surprise.

L'introduction est magnifique. Je vous en livre de larges extraits, et tout d'abord quelques définitions:
Le Talmud est la transcription de la tradition orale d'Israël. Il régit la vie quotidienne et rituelle ainsi que la pensée — exégèse des Ecritures y comprise — des juifs confessant le judaïsme. On y distingue deux niveaux : celui où sont consignés en hébreu les dires des docteurs appelés Tanaïm, sélectionnés par Rabbi Yehouda Hanassi qui les fixa par écrit à la fin du IIe siècle de l'ère vulgaire sous le nom de Michna; les Tanaïm eurent certainement des contacts avec la pensée grecque. La Michna devient l'objet de nouvelles discussions conduites souvent en araméen par les docteurs appelés Amoraïm qui, dans leur enseignement, utilisent notamment les dires des Tanaïm que Rabbi Yehouda Hanassi n'avaient pas retenus dans la Michna. Ces dires «laissés au dehors», appelés Beraïtoth, sont confrontés avec la Michna, servent à l'éclairer. Ils y ouvrent de nouveaux horizons. L'œuvre des Amoraïm se fixe à son tour par écrit vers la fin du Ve siècle et reçoit le nom de Guemara. Les sections de la Michna et de la Guemara, présentés ensemble, l'une comme thème commenté par l'autre, dans les éditions courantes, revêtues de commentaires plus récents de Rachi et des Tossophites constituent le Talmud.
Le Talmud comporte deux versions parallèles: l'une représentant le travail des académies rabbiniques de Palestine, le Talmud de Jérusalem, l'autre, postérieure d'un siècle à peu près, le Talmud de Babylone, consigne l'activité des académies très réputées qui étaient installées en Mésopotamie. Les passages commentés ici sont tous empruntés au Talmud babylonien. Les textes talmudiques peuvent d'autre part se classer sous deux rubriques: Halakhak et Hagadah (sans appartenir toujours exclusivement à l'une ou à l'autre).
La Halakhah réunit les éléments qui, en apparence, ne concerne que les éléments de la vie rituelle, sociale, économique ainsi que le staut personnel des fidèles. […]
Mais la «philosophie», ou l'équivalent de ce que la philosophie est dans la pensée grecque, c'est-à-dire occidentale — si le Talmud n'est pas de la philosophie, ses traités sont une source éminentes de ces expériences dont se nourrissent les philosophies — se présente dans le Talmud aussi sous la forme d'apologues et d'adages. Ce sont les passages qui voisinent avec la Halakhah et qu'on appelle Hagadah. La Hagadah revêt d'emblée un aspect moins sévère pour les profanes ou les débutants et a la réputation — fausse en partie— d'être plus facile. Elle tolère en tout cas des interprétations de niveaux divers. Pour nos quatre leçons nous avons puisé presque exclusivement dans la Hagadah.
Lévinas insiste sur le caractère non définitif de tout commentaire.
En cela l'écriture est un piège, elle solidifie là où il ne devait y avoir que mouvement, tremblement. Il faudrait deux techniques d'écriture, physiquement, visiblement différente et identifiable, l'une qui affirme, l'autre qui expose en attendant d'autres avis, pas forcément contradictoires ni plus justes, mais différents ou complémentaires. Il s'agit de ce mouvement particulier qui permet d'avoir plusieurs vues sur un texte sans qu'il y ait une unique vérité établie, mais toujours une vérité à chercher bien plus qu'à découvrir (d'une certaine façon, rien n'est à découvrir, nous savons déjà tout dans le fond de notre âme, comme le montre à sa manière la deuxième lecture).
Lévinas rappelle également que si les règles de l'interprétation talmudique peuvent paraître fantaisistes à des profanes, c'est qu'il s'agit d'un jeu entre personnes d'un même monde, maîtrisant les mêmes allusions, connaissant la même histoire, éprouvant le même désir.
Comment des procédés fantaisistes — fussent-ils codifiés—, censés rattacher aux versets bibliques les dires des docteurs, peuvent-ils cotoyer une dialectique souveraine? Ces «faiblesses» ne s'expliquent ni par la la piété des auteurs, ni par la crédulité du public. Il s'agit de mouvements allusifs d'esprits hypercritiques qui pensent vite et qui s'adressent à leurs pairs. Ils cheminent par d'autres voies que celles qui justifieraient des extrapolations de docteurs recourant à l'autorité d'une lettre révélée et sollicitée.

Lévinas fait une critique rapide de ceux qui ne savent aborder l'exégèse que par la méthode historique ou l'analyse structuraliste. Il rappelle que «Notre effort consiste donc d'abord à le [le texte] lire dans le respect de ses données et de ses conventions, sans mêler à la signification qui découle de leur conjoncture la question qu'elles posent à l'historien et au philologue.», et ces phrases me rassurent, elles soutiennent ma détestation de ces analyses hautaines et finalement hors sujet qui dessèchent les textes religieux et en font des sortes de légendes pour enfants à rerationaliser d'urgence par des explications plus simplistes que les textes qu'elles méprisent (et Lévinas ne manquera pas de se moquer sans y toucher de la "Modernité"). Lévinas rappelle que Ricœur opposait l'herméneutique à l'analyse structuraliste, et que rien n'est moins «pensée sauvage» que l'interprétation des textes talmudiques. L'introduction se termine par le rappel de l'urgence d'une réflexion juive sur et dans le monde contemporain. Lévinas était cruellement conscient que l'étude et la foi étaient en train de se perdre parmi les juifs. On sent également que ces leçons ont été écrites dans les années 60, vingt ans seulement après l'extermination des juifs d'Europe, et que la douleur et le sentiment des conséquences spirituelles de cette perte ont une acuité matérielle et quotidienne qui se sont sans doute émoussés soixante ans plus tard, où ils sont tristement devenus "le devoir de mémoire", c'est-à-dire un nouveau dogmatisme.
L'introduction se termine donc par un appel à l'étude et renvoie finalement à la question: comment être juif, ou vivre "juivement", dans le monde actuel?
Et je songe que les chrétiens se posent la même question, pour des raisons différentes. N'y auraient-ils que les musulmans pour ne pas douter, ce manque de doute n'est-il pas, toujours, à la source de tout intégrisme?
Nos leçons, malgré leurs défauts, voudraient dessiner le plan où serait possible une lecture du Talmud qui ne se limiterait ni à la philologie, ni à la piété à l'égard d'un passé «cher mais périmé», ni à l'acte religieux d'adoration; mais à une lecture en quête de problèmes et de vérités et qui — non moins que le retour à une vie politique indépendante en Israël — est nécessaire à un Israël désireux de conserver la conscience de soi dans le monde moderne, mais qui peut hésiter devant ce retour qui se voudrait purement politique. Les sages du Talmud ont opposé l'entrée en possession de la terre d'Israël à l'idée d'héritage: celui-ci transmet le patrimoine des pères aux enfants: celle-là ramène le bien des fils aux patriaches, pères de l'histoire sainte, les seuls qui aient droit à la possession. L'histoire de cette terre ne se sépare pas de l'histoire sainte. Le sionisme n'est pas une volonté de puissance. Mais une formulation moderne de la sagesse talmudique est nécessaire aussi à tous ceux qui se voudraient juifs hors de la terre d'Israël. Elle doit enfin être accessible à l'humanité cultivé qui, sans adhérer aux réponses que le judaïsme apporte aux problèmes vitaux de l'heure, est curieuse de la civilisation authentique d'Israël.
Donner à une telle étude toute l'ampleur qu'elle mérite, traduire en moderne la sagesse du Talmud, la confronter aux soucis de notre temps, incombe, parmi ses tâches les plus hautes, à l'université hébraïque de Jérusalem. N'est-ce pas là l'essence du sionisme la plus noble? Qu'est-il d'autre, sinon la solution d'une contradiction qui déchire et les juifs intégrés aux nations libres, et les juifs qui se sentent dispersés? La fidélité à la culture juive fermée au dialogue et à la polémique avec l'Occident voue les juifs au ghetto et à l'extermination physique; l'entrée dans la Cité les fait disparaître dans la civilisation de leurs hôtes. Sous les espèces d'une existence politique et culturelle autonome, le sionisme rend possible partout un juif occidental, juif et grec. Dès lors, la traduction «en grec» de la sagesse du Talmud est la tâche essentielle de l'Université de l'Etat juif, plus digne des ses efforts que la philologie sémitique, à laquelle les universités d'Europe et d'Amérique suffisent. Le judaïsme de la dispora et toute une humanité étonné par la renaissance politique d'Israël attendent la Tora de Jérusalem. La Diaspora, atteinte dans ses forces vives par l'hitlérisme, n'a plus ni le savoir ni le courage nécessaires à la réalisation d'un tel projet.
Mais nous espérons que les lecteurs qui entreverraient dans nos commentaires les sources et les ressources du judaïsme post-chrétiens […] reconnaîtrons aussi les limites de notre entreprise et ne s'imagineront pas, après avoir fermé ce livre, qu'ils connaissent déjà ce qu'ils ne firent qu'entrevoir. Il s'agit d'un monde spirituel infiniment plus complexe et plus raffiné que nos maladroites analyses. Le judaïsme y vit depuis des siècles, même s'il commence à en oublier les fondements. Monde insoupçonné par la société ambiante qui se contentait à son sujet de quelques notions sommaires. Elles la dispensaient de s'interroger sur le secret des hommes qu'ils suffisaient de déclarer étrangers pour rendre compte de leur étrangeté. Les quatre leçons qu'on lira ici ne font qu'appeler de leurs vœux le grand enseignement dont la formulation moderne manque absolument.

La première lecture traite du pardon, des conditions du pardon (péché envers Dieu ou envers les hommes, lequel est le plus grave, mais pécher envers un homme n'est-ce pas toujours blesser Dieu?) pour terminer sur une réflexion sur les rapport entre les juifs et les Allemands, et poser également la question de la responsabilité de Heidegger : n'est-il pas normal d'attendre davantage de ceux qui sont les plus doués?

La deuxième lecture commence par étudier la façon dont le peuple juif est devenu juif: a-t-il réellement eu le choix, toute liberté n'est-elle pas fondée sur une une violence originelle qui impose ce qui n'est donc plus un choix. Le texte définit la sagesse (un savoir qui n'éprouve pas le besoin de faire ses propres expériences), la différence entre la pensée grecque, ie. occidentale, qui aime "la tentation de la tentation", et la pensée juive, qui en principe ignore la tentation mais en pratique déteste le calme des jours rythmés par les rites.%%% Le texte est une réflexion sur la liberté qui entraîne une responsabilité illimitée, envers soi et envers les autres.

La troisième lecture, en étudiant la marche des juifs vers la terre promise après la sortie d'Egypte, s'interroge sur le droit du peuple juif à occuper un pays déjà habité: au nom de quoi le droit d'Israël serait-il supérieur à celui des populations présentes? Et la réponse de Lévinas, qui se bat avec le texte, est loin d'être univoque et définitive: «Maintenant la pensée est plus radicale: même un peuple absolument moral n'aurait aucun droit à la conquête.» (p.143), dit Lévinas à un moment de sa lecture. Puis l'étude continue et la conclusion, éternellement provisoire et à reprendre, tombe: les juifs ont un droit sur la terre d'Israël directement liés à leur sens de la justice, ils savent que l'exil sera(it) le prix d'un comportement injuste: «Seuls ceux qui sont toujours disposés à accepter les conséquences de leurs actes et à assumer l'exil quand ils ne seront plus dignes d'une patrie, ont le droit d'entrer dans cette patrie.» (p.147)

La quatrième lecture étudie le fondement de l'institution du sanhédrin, organe de justice. Etrangement, la Guemara lit l'origine du Sanhédrin dans un vers du Cantique des Cantiques: «Ton nombril est comme une coupe arrondie pleine d'un breuvage parfumé; ton corps est comme une meule de froment, bordée de roses».
(Et lisant cela dans le RER, n'en croyant pas mes yeux, j'étais émerveillée de tant de poésie: lire la description d'un tribunal dans un nombril…)
La lecture est une étude de la justice, de la morale et de la vertu, de la protection de la justice par la vertu, vertu née du respect rigoureux des mitsvoth pendant des siècles. Et Lévinas alerte ses auditeurs: pour l'instant, même si cette pratique des mitsvoth se perd, le peuple juif est encore protégé par les siècles de piété, mais que se passera-t-il dans le futur? «Il est évident que, sous peine de croire à je ne sais quelle excellence raciale du judaïsme et à un mérite de pure grâce, il faut dire avec Rech Laquich et avec le judaïsme: pour qu'il y ait justice, il faut qu'il y ait des juges résistants à la tentation, il faut une collectivité qui pratique les mitsvoth aujourd'hui et ici même. L'effet retardement des mitsvoth pratiquées dans le passé ne saurait durer éternellement.» (p.178)

Souvenirs de cours

Guy Petitdemange nous racontait Lévinas. Il nous racontait une de leurs premières rencontres, souvenir cuisant : Petitdemange, très impressionné et voulant briller, avait lancé la conversation sur le hassidisme. Lévinas l'avait foudroyé du regard.
En effet, le maître de Lévinas était Hayyim de Volozhyn, figure éminente d'une école qui s'attache avant tout à l'étude et reproche au hassidisme la place prépondérante accordée à l'émotion et à l'exaltation. (Hayyim de Volozhyn est l'auteur de L'âme de la vie, disponible en français).

Guy Petitdemange devint un ami de Lévinas. Il l'accompagnait les samedis soirs à l'office du Shabbat à la synagogue de Neuilly. Il nous racontait l'esprit de Lévinas et son humour. Je me souviens d'un trait à propos de Simone Weil, qui disait à peu près: «Je ne peux l'égaler sur trois points: c'est une sainte, c'est un génie, et c'est une femme». (Et je retrouve cet esprit lorsque je lis «Sur ce point, nous autres juifs, nous essayons tous d'être occidentaux comme Gaston Bachelard essayait d'être rationaliste.»[1])
Petitdemange racontait l'enterrement de Lévinas, le petit matin froid de décembre, la brume, les amis évaluant d'un coup d'œil l'épaisseur de la liasse tirée de sa poche par Derrida (parue sous le titre Adieu), puis fatalistes allant tour à tour fumer à la porte du cimetière pour tenter de se réchauffer avant de revenir écouter.
Je me souviens deux mois plus tard en lisant les cahiers de L'Herne dans un café rue du Dragon (et en n'y comprenant pas grand chose, mais je finis par me dire que cela doit faire partie du jeu, la philosophie comme une langue étrangère dont on balaie les pages en se disant que ça finira bien par entrer, "à force") d'avoir profondément regretté de n'être pas allée à cet enterrement.

Et ces souvenirs de Petitdemange rendaient la philosophie intime, proche, chaleureuse, non plus une montagne à attaquer par on ne sait trop quelle face, mais une conversation infinie entre amis.

Notes

[1] Quatre lectures talmudiques, p.72

Dieu

Et surveillez jusqu'au bout l'exégèse de Rabbi Yosef bar Habo : l'offense irréparable est l'offense faite à Dieu; ce qui est grave, c'est l'atteinte à un principe. Rabbi Yosef bar Habo est sceptique à l'égard de l'individuel, il croit à l'Universel. Individu contre individu, cela n'a aucune espèce d'importance; léser un principe, voilà la catastrophe. Si l'homme offense Dieu, qui pourra arranger le désordre? Il n'y a pas d'histoire qui passe au-dessus de l'histoire, il n'y a pas d'Idée capable de concilier l'homme en conflit avec la raison elle-même.
C'est contre cette thèse virile, trop virile, où l'on aperçoit anachroniquement quelques échos de Hegel, c'est contre cette thèse qui met l'ordre universel au-dessus de l'ordre inter-individuel que s'élève le texte de la Guemara. Non, l'individu offensé doit toujours être apaisé, abordé et consolé individuellement; le pardon de Dieu — ou le pardon de l'histoire — ne peut s'accorder sans que l'individu soit respecté. Dieu n'est peut-être que ce refus permanent d'une histoire qui s'arrangerait de nos larmes privées.

Emmanuel Levinas, Quatre lectures talmudiques, p.44

Utopie et Rédemption

À l'idée du temps historique, perçu comme un fleuve qui coulerait sans fin vers un estuaire toujours fuyant, ou comme une flèche lancée vers un but inatteignable, Rosenzweig oppose l'expérience humaine de l'avenir, et en particulier notre relation à l'idé de la fin de l'histoire. Relation paradoxale, dans la mesure où l'histoire n'a pas de fin, mais où l'homme ne peut pas renoncer à l'idée d'une fin de l'histoire. L'espoir qu'un jour viendra où les souffrances des hommes cesseront, où le monde connaïtra «une paix éternelle» (selon la formule de Kant), continue —malgré tout ce que l'histoire nous enseigne— à sous-tendre les aspirations utopiques de l'humanité. Mais un tel espoir implique, s'il ne veut pas rester une simple «idée régulatrice», la croyance que sa réalisation peut, en principe, advenir à tout moment. Au plus profond d'elle-même, l'espérance des hommes ne pourra jamais se contenter de l'idée d'un progrès illimité, d'une «tâche infinie» qui n'aboutit jamais. À la métaphore du chemin sans fin, qui nous rapproche indéfiniment d'un but qui ne cesse de s'éloigner de nous, l'espérance humaine a toujours opposé la conviction spontanée que le monde pouvait être régénérée «ici et mantenant». C'est cette «impatience messianique » qui, pour Rosenzweig, définit la relation proprement humaine à l'avenir. Avant d'être une croyance religieuse, cette impatience constitue l'essence même de l'espérance. Celle-ci exigerait toujours, en quelque sorte, que la fin de l'histoire puisse être anticipée, qu'elle puisse survenir à tout moment, dès demain peut-être. L'idée de l'imminence toujours possible de la Rédemption s'oppose ainsi, de manière radicale, à l'idée de la distance illimitée qui nous séparerait de la réalisation de l'utopie. En d'autres termes, si l'utopie se dénonce d'emblée comme une catégorie de l'imaginaire (sa fonction essentielle est moins d'anticiper l'avenir que de dénoncer la situation présente), l'authentique espérance (qui, pour Rosenzweig, concerne la possibilité de la Rédemption) est toujours vécue comme l'attente d'un bouleversement qui peut survenir à tout moment.

Stéphane Mosès, L'ange de l'histoire: Rosenzweig, Benjamin, Scholem, p.78

Les textes ne se comprennent qu'à la fin

A l'égard des premières pages d'un livre de philosophie, les lecteurs ont une attitude singulière: ils croient qu'elles constituent le fondement de tout ce qui suivra. C'est pourquoi ils s'imaginent qu'il suffit de les réfuter pour avoir réfuté l'ensemble du livre. C'est ce qui explique l'énorme intérêt pour la doctrine du temps et de l'espace chez Kant, sous la forme où il l'a développée au début de sa Critique… ce qui explique aussi les tentatives ridicules pour «réfuter» Hegel dès le premier acte de sa Logique, et Spinoza, en s'attaquant à ses définitions. D'où également le désarroi du general reader face aux ouvrages de philosophie. Il s'imagine que ces livres devraient nécessairement être «particulièrement logiques» et entend par là que chaque phrase devrait logiquement dépendre de la précédente de sorte que si l'on retirait la fameuse première pierre «tout l'édifice s'écroulerait». En vérité, ce n'est nulle part moins le cas que dans les ouvrages philosophiques. Chaque phrase y est moins déterminée par la précédente que par la suivante, et celui qui n'a pas compris une phrase ou un alinéa — s'il s'imagine devoir obéir au scrupule de ne rien laisser passer qui ne fut compris — ne trouvera qu'une aide médiocre à les relire sans cesse ou en recommençant depuis le début. Les livres de philosophie sont rebelles à cette stratégie systématique de style ancien régime qui pensait ne devoir laisser aucune forteresse non-conquise sur ses arrières; ils veulent être conqui dans un style napoléonien, au terme d'une attaque audacieuse du gros des troupes ennemies, après la défaite desquelles les petites forteresses des frontières tombent d'elles-mêmes. Donc, celui qui ne comprend pas un passage doit en espérer plus sûrement l'élucidation s'il continue courageusement sa lecture. La raison d'une telle règle difficilement admise par les débutants et, comme on l'a déjà indiqué, par bien des non-débutants, réside dans le fait que la pensée et l'écriture ne sont pas la même chose. Le rythme auquel obéit la pensée est fait en réalité de mille relations; dans l'écriture, ces mille relations sont obligées de s'ordonner précisément et soigneusement selon le droit fil de milliers de lignes. Schopenhauer l'a dit: tout son livre ne cherchait à exprimer qu'une seule idée, mais il ne pouvait la communiquer en faisant moins que tout un ouvrage. Si un livre vaut vraiment d'être lu, c'est assurément à la condition qu'on ne comprenne pas, ou tout au moins qu'on mésinterprète, ses premières pages. Sans quoi la pensée qu'il communique ne vaudra pas qu'on y repense puisque, si l'on sait dès qu'elle est discutée où «cela aboutira», c'est évidemment qu'on la connaît déjà. Cela ne concerne que les livres, car eux seuls peuvent être écrits et lus sans du tout tenir compte de la durée. D'autres lois régissent le fait de parler ou d'écouter. Lorsqu'il s'agit, bien sûr, d'une parole et d'une éthique véritables et non pas de ce qui se dénigre soi-même sous le nom de «cours» où l'auditeur doit oublier qu'il possède une bouche et n'a rien de mieux à faire qu'à devenir une main qui prend des notes. Mais cela vaut en tout cas pour les livres.

On ne peut donc prévoir à quel endroit aura lieu cette victoire de l'entendement, c'est-à-dire à quel moment l'ensemble de l'ouvrage pourra être embrassé d'un seul regard; en général, cela arrive quand même avant les dernières pages, mais il est rare que cela se produise avant la moitié du livre, et il est exceptionnel que ce soit au même endroit ne serait-ce que pour deux lecteurs. Du moins lorsqu'il s'agit de lecteurs réellement libres, et non de ces lecteurs dont la foisonnante érudition leur fait deviner ce qu'il y a dans le livre avant même d'en avoir lu les premiers mots et qui, grâce à leur copieuse bêtise, ignorent encore ce dont il traitait après en avoir lu les dernières phrases. Lorsqu'il s'agit de livres anciens, ces vertus du lecteur se répartissent pour l'essentiel selon deux types humains, les professeurs et les étudiants; pour les livres récents, elles se rencontrent volontiers chez une même personne.

Franz Rosenzweig, La pensée nouvelle, Remarques additionnelles à L'Étoile de la Rédemption, p.41-42,
traduit par Marc B. de Launay in "Les Cahiers de la nuit surveillée", n°1

Les traductions et le malentendu créateur

On a déjà assez de mal à suivre, s'il faut en plus s'accomoder des distractions du traducteur, et des défauts de relecture de l'éditeur!
Renaud Camus, Rannoch Moor, p.618

Fort bien, mais ce sont là des mots et des concepts, être, étant, essence, réalité, vérité de l'être en tant qu'il est, étantité, et j'en passe, sur lesquels ont été écrites des bibliothèques entières — je lisais récemment, à Paris, le dense petit livre de Barbara Cassin sur le poème de Parménide, Sur la nature ou sur l'étant, dont les trois quarts sont consacrés à des problèmes de traduction, justement […]
Ibid. p.644

La discipline philologique est pénible, mais elle donne souvent un certain plaisir, quand on s'aperçoit, par exemple, que le texte qui est reçu par tout le monde est évidemment erroné et que, grâce à l'examen des manuscrits ou du contexte ou de la grammaire, on retrouve la bonne leçon, ce qui m'est arrivé quelquefois avec Marc Aurèle, et aussi avec Ambroise. C'est une discipline utile au philosophe, elle lui apprend l'humilité: les textes sont très souvent problématiques et il faut être très prudent quand on prétend les interpréter. C'est aussi une discipline qui peut être dangeureuse pour lui, dans la mesure où elle risque de se suffire à elle-même, et de retarder l'effort de la véritable réflexion philosophique.
Pierre Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, p.60

«La Nature aime à se cacher (phusis kruptesthai philei)» […] On peut ainsi voir toute une suite de sens nouveaux se dégager de trois mots énigmatiques, dont nous ne sommes même pas assurés de connaître le sens voulu par l'auteur. Il est possible en tout cas de parler de contresens créateurs, créateurs de sens nouveaux, puisque ces sens impliquent des concepts dont Héraclite ne pouvait même pas avoir l'idée. Cela ne veut pas dire que ces contresens soient créateurs de vérité.
Ce qui m'avait impressionné en 1968, c'est cette accumulation d'incompréhensions, d'interprétations fausses, de fantaisies allégoriques, qui s'étaient succédé tout au cours de l'histoire, au moins de la philosophie antique, par exemple l'histoire de la notion d'ousia, c'est-à-dire d'essence ou de substance, depuis Aristote jusqu'aux querelles théologiques des Pères de l'Eglise et des scolastiques. Quelle tour de Babel! Il est troublant de penser que la raison opère avec des méthodes tellement irrationnelle et que le discours philosophique (et le discours théologique aussi) aient pu évoluer au hasard des fantaisies exégétiques et des contresens.
Ibid., p.121
C'est fascinant, en effet. Finalement, il est probable que nous ne saurons jamais ce qu'ont réellement écrit les auteurs antiques, ce qu'ils voulaient véritablement nous transmettre. Et pourtant on continue à les lire, à les commenter. Quelle étrange obstination.

La langue abstraite de la grande culture

266. Que l’on sous-estime les résultats de l’enseignement du lycée.

On cherche rarement la valeur du lycée dans les choses que l’on y apprend vraiment et dont il nous enrichit pour la vie, mais au contraire dans celles que l’on y enseigne et que l’écolier ne s’assimile qu’à contrecœur pour s’en débarrasser aussi vite qu’il le peut. Telle qu’elle est pratiquée partout – cela, tout esprit cultivé l’accordera –, la lecture des classiques est une routine monstrueuse : devant les jeunes gens qui ne sont mûrs sous aucun rapport pour l’entendre, elle est faite par des professeurs dont chaque parole, dont la figure même suffit à noyer un bon auteur sous la poussière. Mais là est justement la valeur que l’on méconnaît ordinairement, – c’est que ces professeurs parlent la langue abstraite de la grande culture, lourde et ardue à comprendre telle quelle, mais gymnastique supérieure du cerveau ; c’est que dans cette langue paraissent constamment des notions, des termes techniques, des méthodes, des allusions que ces jeunes gens n’entendent presque jamais dans la conversation de leurs familles ni dans la rue. Quand les écoliers ne feraient qu’entendre, leur intelligence s’en trouve automatiquement préadaptée à une forme scientifique de pensée. Il n’est pas possible de sortir de cette discipline en pur enfant de la nature, entièrement vierge d’abstraction.

Nietzsche, Humain, trop humain, § 266. Traduction de Robert Rovini. Gallimard, 1968
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