Billets qui ont 'roman' comme mot-clé ou genre.

Je vais te manger

– Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l’œil aux aguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier !
– Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoire très significatif.
– Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil.
– Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes de l’anthropophagie !
– Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui partage votre cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré?
– Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans nécessité.
–Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir.

Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, chapitre XXI, p.146 édition Omnibus, 2001 (1869)

Foot incantatoire

Au Brésil :
Et puis nous sortions encore, et elle était la première à m'anatomiser avec sarcasme et rancœur la religiosité profonde, orgiastique, de ce lent don de soi, semaine après semaine, mois après mois, au rite du carnaval. Aussi tribal et ensorcelé, disait-elle avec haine révolutionnaire, que les rites du football qui voient les déshérités dépenser leur énergie combative, et leur sens de la révolte, pour pratiquer incantations et maléfices, et obtenir des dieux de tous les mondes possibles la mort de l'arrière adverse, en oubliant la domination qui les voulait extatiques et enthousiastes, condamnés à l'irréalité.

Umberto Eco, Le Pendule de Foucault, p.171 - Fayard, 1990

L'eau qui court

Je lis La Folie Almeyer. Pensant Au Cœur des ténèbres, je m'étonne et je ne m'étonne pas de la fascination d'un marin pour les rivières et les fleuves, bien plus toujours recommencés que la mer.

Une rencontre

J'avais appris sur FB qu'Emmanuel Régniez venait présenter son dernier livre (j'avais beaucoup aimé le précédent) chez Gibert Barbès, c'était l'occasion de le revoir et de me procurer le dernier-né.

Pluie. J'arrive en retard, Emm est en train de parler, Tlön est là.

Je prends la conversation en route, elle a dû commencer depuis vingt minutes au moins, je ne sais pas ce qui a précédé. E. Régniez explique son goût pour le gothique (j'écris ce billet six semaines plus tard, je ne me souviens plus très bien: s'agissait-il d'un volume trouvé dans une bibliothèque au Japon, d'une anthologie? je ne sais plus). Il explique le gothique comme étant un genre s'étant développé extraordinairement vite avec ses codes précis (un fantôme, un mystère, un château, des ruines, des caves, etc) et cette particularité: «C'est sans doute le genre qui a développé le plus vite, en moins de quinze ans, vingt ans, le pastiche de lui-même. D'un autre côté, une fois que Sade a eu écrit Les cent vingts jours de Sodome, il n'y avait peut-être rien d'autre à faire.»
(Les cent vingts jours de Sodome comme apogée du roman gothique? je n'y aurais jamais pensé.)

E. Régniez évoque ses influences, dont Nous avons toujours vécu au château, de Shirley Jackson qu'il a traduit par intérêt et désœuvrement. «Traduire vous oblige à entrer dans la pensée d'un auteur, à faire attention à ce qu'il a voulu, c'est particulier.») (What? C'est donc une "vraie" référence, un "vrai" livre? Cette phrase«Nous avons toujours vécu au château» revient si souvent dans les textes de Emm. Régniez (sur son tumblr défunt) que je pensais que c'était une phrase fétiche, un leitmotiv personnel.) S'en suit une petite discussion entre libraires, Jackson est apparemment paru chez Rivages Poche et le livre aurait été donné gratuitement pour l'achat de plusieurs de la collections… (C'est ainsi que je comprends que l'éditeur d'E Régniez, Frédéric Martin, est présent.)

Plus tard je feuillette le livre. Un frère, une sœur, Véra, "ardemment"… Ça sent son Nabokov. L'auteur ne veut pas répondre, puis me dit oui, mais je ne sais pas si c'est pour me faire plaisir ou si c'est vrai.
Je repars avec deux exemplaires.

A propos d'une phrase de Proust

En un quart de siècle, depuis leur première croisière sur le Nil [celle des sœurs Agnes Smith Lewis et Margarethe Dunlop Gibson], la connaissance du Moyen-Orient antique avait progressé à pas de géant. Le déchiffrement des hiéroglyphes puis du cunéiformes, la découverte de quantité de tablettes et d'inscriptions sur les murs des temples révélèrent un monde, jusque-là inconnu, de courriers officiels, d'accords commerciaux et d'échanges diplomatiques. De nouvelles découvertes occupaient régulièrement la une des journaux.

Janet Soskice, Les aventurières du Sinaï, p.240, JC Lattès 2010 - traduction Marie Boudewyn
Proust est connu pour avoir rendu compte des nouveautés technologiques comme le téléphone, l'automobile ou l'électricité. Je viens de comprendre que lorsqu'il parle d'un poème égyptien ou de Maspero, il parle également de l'actualité de son époque.
Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l'humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l'oubli soit moins vraie qu'une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris » nous dit d'un événement, d'un chef-d'oeuvre, à plus forte raison d'une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l'Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d'un fait par lui-même moins important, d'un poème de peu de valeur, qui date de l'époque des Pharaons et qu'on connaît encore intégralement ? Peut-être n'en est-il pas tout à fait de même dans la courte vie humaine. Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui se trouvait en visite, me semblait le plus solide appui que j'y pusse rencontrer, parce qu'il était l'ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d'ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l'Ambassadeur parti, on me raconta qu'il avait fait allusion à une soirée d'autrefois dans laquelle il avait « vu le moment où j'allais lui baiser les mains », je ne rougis pas seulement jusqu'aux oreilles, je fus stupéfait d'apprendre qu'étaient si différentes de ce que j'aurais cru, non seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de ses souvenirs ; ce « potin » m'éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d'esprit, de mémoire et d'oubli dont est fait l'esprit humain ; et, je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu'on savait exactement la liste des chasseurs qu'Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.478, Clarac tome I

La Pologne - portrait (ébauche d'anthologie)

La description de la Pologne de Konwicki m'en a rappelé deux autres: Kapuściński et les rois bien-aimés, Szczygieł et le pays qui a besoin du malheur.
Chez nous, l'hiver se termine peu à peu. La neige fond, le vent d'ouest apporte le parfum lointain de la nouveauté. J'essaie de me remémorer les signes avant-coureurs de notre printemps plein d'attentes, de pressentiments, d'espoir. Je répète dans mes pensées ce mot court: «Pologne», et il s'éveille alors en moi une exaltation émue, quelque chose de clair, de libre, de consolant. Pologne, patrie de la liberté; Pologne, réserve naturelle de la tolérance; Pologne, grand jardin de l'individualisme exubérant. Où les gens se saluent d'un sourire, les policiers portent une rose au lieu d'une matraque, où l'air se compose d'oxygène et de vérité. Pologne, grand ange blanc au milieu de l'Europe.

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.131, Robert Laffont, 1977

Les rois bien-aimés : Kapuściński explique pourquoi l'histoire du shah paraît si étonnante et si douloureuse à un Polonais:
D'après mon interlocuteur, ce qui s'est passé après avec le shah est, en fait, typiquement iranien. Depuis la nuit des temps, tous les shahs sont terminé leur règne de manière lamentable et infâme. Les uns se sont fait couper la tête, les autres ont pris un couteau dans le dos, ou, avec un peu de chance, ils ont échappé à la mort mais ont dû fuir le pays pour aller mourir en exil dans la solitude et l'oubli. Il ne se souvient pas d'un seul shah mort de sa belle mort, sur son trône, et ayant passé son existence entouré du respect et de l'amour de ses sujets. Il ne se souvient pas d'un seul shah regretté et porté en terre par son peuple, les larmes aux yeux. Tous les shahs du siècle dernier — et ils sont nombreux — ont perdu leur courronne et leur vie dans des conditions atroces. Le peuple les considérait comme des despotes cruels, leur reprochait leur vielenie, accompagnait leur départ d'injures et de maléditions et accueillait la nouvelle de leur mort dans des débordements d'allégresse.

[(Je lui dis que pour nous, Polonais, cette attitude est inconcevable, car une tradition fondamentalement différente nous sépare. Loin d'être des sanguinaires, les rois polonais qui se sont succédé sont pour la plupart des hommes qui ont laissé derrière eux un bon souvenir. À son acession au trône, l'un d'eux a trouvé un pays avec des maisons en bois et l'a quitté avec des bâtisses en pierre, un autre a proclamé un décret sur la tolérance et a interdit d'allumer des bûchers, un autre encore nous a défendus contre une invasion barbare. Nous avons eu un roi qui récompensait les savants, un autre qui avait des amis poètes. D'ailleurs, les surnoms qui leur ont été donnés — le Restaurateur, le Généreux, le Juste, le Pieux — montrent qu'on pensait à eux avec reconnaissance et sympathie. Aussi, quand un Polonais apprend qu'un momarque a connu un destin cruel, il transfère inconsciemment sur lui des émotions nées d'une culture et d'une expérience tout à fait autres et gratifie le roi maudit des sentiments qu'il voue traditionnellement à ses Restaurateur, Généreux et Juste en plaignant du fond du cœur le pauvre souverain si impitoyablement découronné!)

Mon interlocuteur poursuit son récit: «Nous, les Iraniens, avons du mal à comprendre qu'ailleurs l'histoire puisse être différente. Le régicide est considéré par eux comme l'issue la plus souhaitable ou tout bonnement comme un ordre divin.] Certes, nous avons eu des shahs merveilleux comme Cyrus et Abbas, mais c'était il y a longtemps. […]

Ryszard Kapuściński, Le shah, p.70-71, Champs Flammarion 2010 (1982. traduction Véronique Patte)
Comprendre les autres en comparant leurs expériences à la nôtre, se définir par différence face à leur façons de réagir: ce que Kapuściński met en œuvre face aux Iraniens, Szczygieł l'accomplit face aux Tchèques au moment où l'avion du président polonais Lech Kaczyński et quatre-vingt-quinze autres personnalités à bord s'est écrasé en Russie. En répondant aux question d'un journaliste tchèque, il tente de définir le "pathos" polonais, l'âme de la nation (et c'est pour "nous", si loin de la Pologne, la Russie, l'Ukraine, peut-être l'occasion de comprendre que la réconciliation entre ses peuples si souvent réunis à travers des frontières mouvantes ne sera ni simple ni rapide.)
A la question de savoir si l'on assistait à la résurgence dans la société polonaise du fameux pathos national, j'ai répondu qu'un des évêques disait déjà à propos du président Kaczyński qu'il "était tombé" à Smolensk. Le verbe "tomber" est d'ordinaire employé pour désigner une mort sur le champ de bataille, ou bien une mort glorieuse les armes à la main. Pourquoi donc ce vocable? Sans doute parce que le prêtre considérait que, de son vivant, le président était en lutte permanente contre ses adversaires. De surcroît, il survolait le territoire de l'ennemi.

Un autre prêtre n'hésite pas à dire à la télévision que notre président est mort "en héros". Est-ce qu'une mort dans un accident d'avion peut être considérée comme héroïque? Du reste, nous éprouvons une certaine difficulté à reconnaître qu'il puisse s'agir d'une erreur humaine, d'une faute, ou d'un accident. Dans ce pays, nous sommes tout des élus de Dieu, c'est Lui qui a choisi pour notre président une mort héroïque. Bien entendu, je comprends parfaitement les tentatives désespérées de mes semblables pour donner du sens à la réalité. S'il n'arrive pas à donner un sens précis aux choses, l'homme se perd, dépérit (peut-être est-ce la raison pour laquelle la peinture abstraite ne sera jamais autant appréciée par l'humanité que la peinture figurative).

[…] Invité récemment dans un talk-show de la télévision tchèque, j'ai cité le poète polonais Norwid — "la Pologne, ce n'est que de la mémoire et des tombes" —, ce qui a provoqué un éclat de rire ches le public praguois du Théâtre Semafor, où l'émission était enregistrée, comme s'il s'agissait d'une bonne blague. On croyait sans doute que j'avais préparé cette plaisanterie pour la fin. or il s'agit d'un vraie citation, et qui en dit long sur les Polonais.

Tu pense à quoi concrètement? voulais savoir Denis. Je lui ai répondu par un exemple concret: pour vivre, notre nation n'a pas besoin d'autoroutes, et elle n'en a presque pas. Pour vivre, notre nation a besoin de malheur. C'est seulement lorsque le malheur frappe — une insurrection ratée, ou autre cataclysme — que nous nous sentons importants et fiers. Le préjudice subi nous élève au-dessus des autres nations. La culture polonaise est une culture nécophile. La mort est considérée comme un facteur qui grandit l'homme. Durant les siècles de l'histoire polonaise, nous avons passé le plus clair de notre temps à lutter pour notre liberté, à défendre notre patrie en mourant par milliers. Par conséquent, les Polonais sont bien meilleurs pour célébrer les enterrements et les défaites que pour fêter les succès. Comme il était impensable que toutes ces vies sacrifiées ne servent à rien, qu'on les oublie tout naturellement, nous avons appris à les glorifier, à les célébrer, à leur donner une belle parure de patriotisme. Souvenez-vous, lorsque, en novembre 1989, les Tchèques faisaient résonner leur clefs sur la place Wenceslas pour manifester leur joie après la chute du communisme, les Polonais ont quant à eux esprimé peu de sentiments d'allégresse (en juin 1989, car le communisme est tombé un peu plus tôt chez nous). Il n'y a pas eu de liesse générale alors que la Pologne populaire tant détestée avait enfin cessé d'exister. Pas d'explosion de joie. Les Polonais savent pourtant très bien s'unir, mais seulement dans le malheur. Et puisque le monde ne sait pas apprécier notre malheur à sa juste valeur, nous voulons attirer désespérément son attention: regardez, dans la célébration de la mort et de latragédie, nosu sommes de loin les meilleurs!

Mais pour quoi faire?! s'écrie Denis, stupéfait.
Pour que le monde le reconnaisse enfin: Mais oui! Ce sont eux qui ont le plus souffert. Plus encore que les juifs. Déjà, on entend ça et là: "Personne ne sait souffrit aussi bien que nous".

Denis me demande alors de trouver à ce tragique accident d'avion un élément positif qui pourrait, par exemple, engendrer un début de réconciliation avec les Russes. Pour lui répondre, je me sers d'une comparaison: les Russes à Varsovie et les Russes à Prague. Cela n'a strictement rien à voir. Un Russe à Prague ne cache pas le fait d'être russe. Il m'arrive parfois de dire exprès en Pologne: "Figurez-vous que, dans un café de la place Wenceslas, j'ai entendu des Russes parler à haute voix. — Comment ça? Les Russes parlent normalement?" s'étonnent les Polonais. A Varsovie, des années durant, il était impossible d'entendre les Russes, alors qu'ils y vivaient. Aujourd'hui encore, ils parlent bas, ne lèvent la voix que lorsqu'ils se retrouvent entre eux, dans leurs hôtels ou appartements de location. Qu'un Russe se comporte naturellement dans un café, impossible! Il rase les murs dans la rue, faisant tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas attirer l'attention sur lui. Il sent bien notre aversion. L'aversion des anciens esclaves, puisque nous sommes restés sous occupation russe durant plusieurs siècles. Et puisque nos deux peuples se ressemblent, car les Russes et les Polonais sont de grands sentimentaux, je dirais que leurs sentiments pour nous ont tout d'un amour blessé. Sauf que cet amour rappelle celui d'un éléphant pour une colombe: il veut la garder rien que pour lui dans une vieille cage rouillée. Aussi je doute fort qu'une réconciliation en bloc* soit possible.

Sur ce, Denis a voulu connaître l'histoire de ma famille, car il est de notoriété publique que chaque famille polonaise a eu des démêlés tragiques avec des Russes ou des Ukrainiens. Je lui ai raconté (en version raccourcie) une histoire fabuleuse que ma mère me racontait dans mon enfance. Un jour, mon grand-père était tombé d'une échelle et s'était cassé une jambe. Il était cloué au lit lorsque les Ukrainiens firent irruption, lui ordonnèrent de s'habiller et, sans se soucier de sa jambe cassée, le conduisirent dans la forêt. Une fois sur place, grand-père dut creuser lui-même une fosse; alors ils lui ligotèrent les mains avec un morceau de fil barbelé, le tuèrent et jetèrent son corps dans le trou. Pendant plusieurs jours, personne n'eut le droit d'approcher cet endroit, mais grand-mère s'y rendit quand même, et elle trouva un bout de la manche de ma chemise bleue du grand-père. Cette histoire, je l'aimais bien, et je n'ai pas arrêté de demander à maman de me la raconter. Je voulais l'écouter, encore et encore.

Denis m'a demandé si tout cela s'était vraiment produit, et je lui ai dit que oui, dans un village de la région montagneuse de l'Est de la Pologne. Aujourd'hui, je sais tout ce qu'on n'a pas pu dire à un enfant. Je sais qu'ils lui ont arraché la peau des mains. On disait qu'ils le faisaient avec précision, pour en faire des gants. Je sais qu'ils ont aussi assassiné le frère de ma grand-mère, ainsi que sa femme, et que celle-ci avait pris dans ses bras son bébé, un petit garçon, en déclarant qu'elle n'abandonnerait pas son mari. Ce bébé, ils le lui ont renfoncé dans le ventre, comme le disait ma mère. Les membres de ma famille ont été assassinés par leurs voisins. Les gens de leur village. Ils faisaient partie de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne, une force armée nationaliste ayant pour objectif de créer un pays totalement indépendant, sans ingérence de l'URSS, ni de la Pologne. Par conséquent, ils éliminaient les Polonais de leur territoire. Ma grand-mère maternelle, Anna, était issue de la noblesse, de la famille Stadnicki, tandis que son mari Richard faisait du négoce de sel dans la région de Cracovie. Elle était la seule de son village à savoir lire et écrire, et ce aussi bien en polonais qu'en ukrainien.

A la question de savoir si, en tant que Polonais, j'ai ressenti de la satisfaction en apprenant que le premier programme de la télévision russe avait diffusé à l'heure de grande écoute le film Katyn d'Andrzej Wajda, j'ai répondu que je n'en avais pas ressenti. Ma philosophie de la vie, c'est de ne jamais rien attendre.


Une fois imprimée, l'interview s'est révélée légèrement plus longue. A la fin, il y avait un rajout. Une petite anecdote qui ne venait pas de moi.
En effet, Denis m'a écrit dans un mail que l'entretien plaisait beaucoup à l'ensemble de la rédaction, cependant ses chefs déploraient sa lourdeur et sa morosité. Je lui ai répondu qu'il était tout simplement difficile d'être léger quatre jours après la catastrophe.
Il ma dit de ne pas m'en faire, car il avait ajouté une petite histoire amusante (sur une erreur de langage que j'ai commise et dont j'ai parlé à la télévision). Selon lui, cela donnait au texte une chute vraiment drôle.

Lundi, c'est-à-dire quatre jours avant la publication de l'interview dans Mlada fronta, j'ai demandé à Denis de m'indiquer la date de la parution. Il m'a répondu sans tarder que c'était prévu pour le jeudi, tout en précisant (et c'est la dernière phrase qu'il m'a adressée):
"Pour faire rire Dieu, parle-Lui de tes projets."
Mercredi, j'ai reçu la nouvelle de sa mort. Le matin même. Dans la rue.

Mariusz Szczygieł, Chacun son paradis, p.206-2012, Actes Sud 2012 (traduction Margot Carlier. 2010 en Pologne)


Note
* : En français dans le texte. (N.d.T.)
Et tout cela m'a rappelé la discrète ironie de Pale Fire dont les premières lignes nous apprennent la date de la mort du poète Shade («John Francis Shade (born July 5, 1898, died July 21, 1959)») tandis que Shade écrit dans l'avant-dernier couplet de son poème:
l'm reasonably sure that we survive
And that my darling somewhere is alive,
As I am reasonably sure that I
Shall wake at six tomorrow, on July
The twenty-second, nineteen fifty-nine, […]
Nabokov est russe et tout cela n'est pas raisonnable.

L'optimisme de Proust

De sorte qu'on a tort de parler en amour de mauvais choix puisque, dès qu'il y a choix, il ne peut être que mauvais.

Marcel Proust, La Fugitive, p.611 (Pléiade, Clarac)

Les Polonais

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.17, coll Pavillons éd. Robert Laffont
— Les Polonais, quand on les fait attendre, ça les rend méchants, déclare Duszek. (p.17)

— Les Polonais, quand ils pensent, ça les fait toujours dormir, constate M.Duszek. (p.29)

— Les Polonais, quand vient le soir, ils se plongent dans leur souvenirs. (p.31)

— Les Polonais, quand il se plaignent un peu, ils se sentent tout de suite mieux. (p.90)

— Les Polonais, si on leur donnait la liberté, ils dépasseraient tout le monde, lance M.Duszek qui se tait aussitôt, gêné par le brusque silence dont la queue gratifie sa maxime. (p.109)

— Les Polonais, quand il mettent de l'ordre chez eux, ils sont inquiets, constate Duszek. (p.145)

— M. Duszek dirait: une Polonaise, quand ça la prend, laisserait tomber un milliardaire. (p.168)

— Les Polonais, quand ils voient un balcon, ça leur donne envie de sauter, fait-il de sa voix de basse enrouée. (p.174)

— Les Polonais, quand la fureur les prendra, malheur à l'Europe aveugle, veule et vénale. (p.198)

Le complexe polonais de Tadeusz Konwicki

C'est un livre étrange, facile à lire et pourtant d'une composition élaborée, ayant la consistance d'un rêve. C'est moins la vie quotidienne polonaise en 1977 que nous pouvons nous représenter (même si nous avons quelques aperçus des queues, de l'alcool, des mouchards, de la pénurie) que l'imaginaire polonais, l'aspiration à la liberté et les combats perpétuels, toujours recommencés, le soulèvement contre la Russie en 1863, la résistance pendant la seconde guerre mondiale et aujourd'hui (1977) la lutte insidieuse contre le parti communiste.

Les thèmes glissent et se chevauchent et les grandes envolées politico-philosophiques parviennent sans effort à être lyriques, épiques. Les notes de bas de page nous rappellent combien nous savons peu de choses en France de l'histoire de la Pologne et en particulier sa proximité mentale, affective, avec la Lituanie (le Cavalier et l'Archange, leurs emblèmes). Je retrouve avec émotion — est-ce une coïncidence ou une référence — la fin originale de la devise française: «la liberté ou la mort» (Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort).

Les extraits suivants sont réellement "extraits", y compris dans le texte lui-même: ce sont plutôt des réflexions, monologues intérieurs ou monologues, qui ne rendent pas compte de la dynamique de l'ensemble. Si c'est cela que je copie, c'est qu'au-delà du récit total, c'est cela qu'il m'intéresse de conserver: quelque chose de l'identité polonaise, ce que c'est d'être polonais, d'une part, deux passages sur l'essence des dictatures d'autre part.

Tout d'abord "la région des Confins", lieu aujourd'hui encore de tant de conflits et de contestation :
Les fenêtres étaient masquées par des volets de vois où l'on apercevait de petites ouvertures noires servant à tirer comme dans les anciens forts des confins orientaux.1

Tadeusz Konwicki, Le complexe polonais, p.41, 1977, traduction française par Hélène Wlodarczyk en 1988, Robert Laffont


Note :
1 : Cette région, dite des Confins, (Lituanie, Biélorussie et Ukraine), envahie par les Soviétiques dès 1939, est une constante symbolique dans l'œuvre de Konwicki. (N.d.T.)
Ce qu'est être polonais, et ce qu'est être écrivan polonais (le début de cet extrait me rappelle Voyage en Pologne de Döblin et nous rappelle l'incroyable (pour un Français habitué à une stabilité quasi millénaire) mouvance des frontières dans cette région:
Je suis pétri de trois pâtes. Et ce mélange, c'est-à-dire moi, a ensuite été trempé à la douce chaleur de l'enfer de trois éléments. Ces trois substances dont je suis constitué, ce sont l'atome polonais, le lituanien et le biélorusse. Et ces éléments, ce sont la polonité, la russité et le judaïsme ou, plus précisément, la judéité.

C'est une vieille histoire. Nombreux sont les coins d'Europe où se sont mêlés, sans se fondre, divers groupes ethniques, des communautés linguistiques variées, des sociétés bariolées par leurs coutumes et leurs religions. Mais mon coin perdu, ma région de Wilno, me semble d'une plus grande beauté, meilleure, plus élevée, plus magique. Il est d'ailleurs vrai que j'ai moi-même, à la sueur de mon front, travaillé à embellir le mythe de cette contrée frontalière entre l'Europe et l'Asie, cet antique berceau de la nature européenne et des démons asiatiques, cette vallée fleurie d'harmonie éternelle et d'amitié entre les hommes.

J'ai tant travaillé à cet embellissement que j'ai fini par croire à ce pays idéalisé où l'amour était plus intense qu'ailleurs, les fleurs plus hautes que sur d'autres terres, les hommes plus humains que partout au monde.

Et poutant, cette enclave ne pouvait pas se distinguer considérablement des autres subdivisions de ce vieux nid de l'humanité qu'est l'Europe séculaire. Ces milieux nationaux et religieux exotiques vivaient ensemble sur un petit morceau de terre, mais sans se vouer un amour évangélique. Toujours et partout, je me suis efforcé de cacher ces conflits honteux, ces animosités, ces haines auxquelles j'avais participé et dont je ressentais une honte cuisante. C'est pourquoi par la suite, après avoir quelque peu maîtrisé ce métier de plume, j'ai patiemment enfilé les perles de notre sort uni et désuni sur le fil fragile de la solidarité humaine, de l'amitié, de la magie d'une prédestination commune.

Il y eut un jour ou un moment — c'était au tout début de ma fragile d'écrivain — où je me suis dit que je n'observerai fidèlement qu'un seul commandement, celui-ci: tu n'utiliseras pas ton verbe contre un étranger. Tu n'utiliseras pas de métaphore, de parabole émouvante, de moralité tendancieuse, contre un autre homme, une autre religion, une autre langue. C'est pourquoi j'ai péché contre les miens mais jamais contre des étrangers.

J'ai pris soin de m'orienter moi-même vers l'universalisme — cela va sans dire, de l'universalisme de toute l'humanité —, je me prenais pour un cosmopolite savamment camouflé qui avait jeté en douce les tabous de son propre peuple à la poubelle, et porté à broyer au moulin éternel de l'histoire les souvenirs de l'époque des conflits nationaux et religieux.

Je feuilletais avec un étonnement plein d'horreur les romans patriotiques de mes amis ou ennemis de plume; je parcourais avec condescendance les traités de minables consacrés au martyre sacré de notre peuple; je considérais avec une désapprobation hautaine les spasmes d'inimitié ou même de haine littéraire à l'égard des autres peuples. Moi, je volais haut. Dans l'aura stérilisée de l'objectivisme universel. Moi, je commerçais avec l'homme, l'homo sapiens, et seule son âme m'importait et m'inspirait, l'âme de cette espèce qui régnait sur la terre entière.

Un beau jour ou peut-être un beau moment, je lus la première critique qui me traitait d'écrivain polonais, noyé dans la polonité, limité à son petit coin de Pologne. J'éclatai d'un rire franc et cordial devant ce malentendu évident. Pour des raisons de principe, les conditionnements émotionnels, moraux ou intellectuels des habitants des villes détruites sur les bords de la Vistule m'étaient complètement indifférents. Moi qui étais originaire d'un Eden cosmopolite, de l'Atlantide engloutie du peuple originel, de la langue-mère, de la religion des origines.

Mais ensuite, je cessai de rire. Cette polonité revenait dans toutes les critiques. Cette polonité commença à se retourner contre le malheureux auteur. Cette polonité involontaire faisait que je devenais incompréhensible, monotone et irritant. Je me mis à la combattre en moi-même, prophylactiquement, je me mis à en avoir honte et peur; et pourtant, je n'en avais jamais fait usage, je n'y avais jamais touché, je ne l'avais même pas effleurée du bout de ma langue. C'était pour moi le tabou le plus coupable. Bien sûr, j'avais recours à certains éléments de la réalité, je peignais la nature dont j'avais gardé le souvenir: les arbres, les plantes et les mousses qui poussent aussi bien au Canada ou en Belgique; je notais des incidents de guerre qui auraient pu aussi bien se produire en Italie ou en Norvège; je constatais des déviations psychiques ou morales tout aussi bien caractéristiques des Allemands ou des Américains.
Comment ai-je bien pu devenir un auteur polonais, mauvais ou bon, mais polonais?

ibid, p.95-96
Et qu'est-ce que la Pologne? Comment mieux la définir que par opposition à la Russie ? Ce qui définit la Pologne, c'est l'amour de la liberté.
Le bonheur et le malheur des peuples rappellent souvent l'heur et le malheur des simples particuliers, des gens ordinaires perdus dans la foule, l'existence sans éclat de tous les jours. Il est des peuples qui ont de la veine, qui ont le vent dans les voiles et font des carrières étourdissantes; et d'autres qui ont la poisse, des malchanceux, des Lazares. Il est des peuples qui rirent les bonnes cartes jusqu'à un certain moment, puis soudain la chance leur tourne le dos et tout leur gain s'en va brusquement jusqu'au dernier sou; mais il en est aussi à qui la providence attribue pour chaque époque une modeste part de succès peu voyant. Il est des peuples avides et rapaces qui, un beau jour, deviennent fainéants et passifs; il est aussi des peuples légers et insouciants qui, soudain, apprennent à réfléchir et prévoir. Il est des peuples vils et vénaux que l'histoire rend tout à coup nobles et héroïques; il est des peuples vertueux, honnêtes, qui, aux heures noires, quittent le droit chemin pour s'adonner à l'usure, au chantage et au proxénétisme.

Je me passionne pour l'histoire. J'observe la vie des peuples et des individus. Je me plonge dans notre histoire de Pologne et je la parcours dans un sens et dans l'autre, en long et en large. Tantôt, je me laisse emporter par l'émotion et par des lévitations exaltées, tantôt, je tombe au fond de l'abîme de l'humiliation et du désespoir. C'est alors que je me tourne vers le curriculum vitae de notre sœur, la Russie. Celle-là, elle en a eu de la chance et tout le temps des bonnes passes. les tsars saigenaient à blanc leur propre peuple, instituaient les lois les plus insensées, les plus arbitraires, s'engageaient dans les guerres les plus risquées, fixaient des projets politiques impossibles et toujours, l'absurde se changeait en sagesse, la réaction en progrès, les défaites en victoires. l'un des plus grands tsars de Russie, Pierre le Grand, avait perdu la guerre contre les Turcs et se trouvait prisonnier chez le Grand Vizir, et voilà qu'en cet instant, le plus néfaste pour lui et pour son pays, il lui vint l'idée lumineuse d'un vulgaire pot-de-vin, d'un minable bakchich transmis de la main à la main, d'un pourboire comme nous en donnons à notre plombier ou à notre concierge. Le Grand Vizir accepte le pot-de-vin, délivre Pierre, aussitôt l'histoire caresse les cheveux du géant russe et la carte change sur-le-champ; la Russie franchit un nouvel échelon de sa puissance politique. Un simple pot-de-vin — une montagne de pièces — décide du destin d'un Etat gigantesque. Voilà une des plaisantes farces de l'histoire. L'Etat russe aurait dû être poussé, précipité, par toute son organisation sociale, économique et culturelle dans l'abîme de la destruction et du néant. Le despotisme ignare et obscurantiste, l'abrutissement des plus hautes sphères de la société, la misère du peuple, le pouvoir discrétionnaire de fonctionnaires stupides et vénaux, l'invraisemblable indolence des chefs, les mœurs et les lois les plus réactionnaires, la barbarie dans les relations entre les gens; tout cela, au lieu de plonger l'Etat tusse dans une honteuse anarchie, au lieu de dévaster la structure de l'Etat, au lieu d'exclure la nation russe de la cnmmunauté européenne, tout cela a contribué à la construction laborieuse de la puissance de l'ancienne Russie, à sa suprématie, à sa grandeur parmi les peuples du vieux continent.

Dans notre pays, la Pologne, la noblesse des monarques éclairés, l'énergie des ministres raisonnables, la bonne volonté des citoyens, la foi dans les idées les plus hautes de l'humanité — dans notre pays —, toutes ces valeurs positives, exemplaires, modèles, se sont inopinément dévaluées. Elles se prostituaient sans raison et entraînaient par le fond, comme une pierre, l'honorable cadavre de la République des Deux Nations.1

Nous autres, nous connaissons bien le pourquoi et le comment. Nos historiosophes ont ausculté avec précision la colonne vertébrale de notre histoire. Ils en ont mis à jour tous les vices, tous les défauts et toutes les malformations. Nous savons bien que c'est notre liberté dorée qui nous a perdus. L'attachement forcené, insensé, aux libertés individuelles du citoyen, à l'autonomie et à l'indépendance de l'homme. Toute notre misère vient vient de cette liberté effrénée. Tout notre calvaire de cette intempestive irruption d'individualisme. Toute notre incertitude du lendemain, de notre inexplicable inclination pour le «moi», effréné, sans aucune contrainte, opposé au «nous», au «vous» et aux «eux».

Nos sages historiosophes barbus, comme à de mauvais élèves, à des ânes du dernier rang, à des voyoux de banlieue, nous donnent l'exemple de nos voisins modèles qui au lieu de se vautrer dans la liberté, au lieu de la diviniser et de s'en faire une religion, se sont appliquer à construire des Etats forts, despotiques, des organismes reposant sur la tyrannie, la violence acharnée de l'Etat à l'égard de l'individualité désordonnée, le culte de l'écrasement de l'individu au nom des desseins génocides des potentats sanguinaires. Notre histoire peut envier à celle de nos voisins les têtes coupées, l'arbitraitre institutionnel et l'asservissement définitif de cet être pensant que les biologistes, frères des historiens, appellent «homo sapiens».

Eh bien, que le diable l'emporte, cette carrière avortée de despotes et de tyrans. Que le diable l'emporte, ce rôle non réalisé de gendarme de l'Europe. Que le diable l'emporte, cette vocation ratée de bourreau exécutant des victimes sans défense et des peuples entiers sans force.

Faut-il que nous ayons honte de notre amour de la liberté? Fût-ce une liberté insensée, folle complète, anarchique, provinciale, dût cette liberté nous conduire à notre perte!

Je sais, je sais. je connais bien les funestes avatars de notre liberté dorée qui a eu pour conséquence des chaînes entières de malheurs et de tragédies nationales; je vois l'énormité du mal issu de notre liberté ponolaise, sarmate2, nobiliaire, individualiste, nihiliste, inconsidérée, cette égoïste liberté du «chacun est maître chez soi». Mais quand bien même nous serions une société de fourmis, une société réglementée, disciplinée, de type anglo-saxo, le despotisme nous épargnerait-il, le totalitarisme agressif de nos voisins ne débiterait-il pas notre cadabre en quartiers? Car, toujours, il faut que la noblesse le cède à la bassesse, que la vertu tombe aux pieds du crime, que la liberté périsse des mains de la servitude. Bien qu'on puisse tout aussi bien dire que la justice triomphe du péché, que le bien est vainqueur du mal et que la liberté l'emporte sur la servitude. Mais n'oublions pas que le bien est aussi libre et lent qu'un nuage dans le ciel et le mal rapide comme l'éclair.

ibid, p.107-109


Notes :
1 : Pologne et Lituanie. (N.d.T.)
2 : Peuple guerrier des steppes du nord de la mer Noire. Les nobles polonais s'étaient inventés une origine sarmate. Sarmate est aujourd'hui synonyme d'obscurantiste, égoïste, conservateur et baroque. (N.d.T.)
Le récit mêle plusieurs époques temporelles : officiellement, les événements se déroulent la veille de Noël dans les années 70 à Varsovie, mais ils glissent vers la résistance durant la seconde guerre mondiale, le soulèvement de 1863-1864 et reviennent à Varsovie la veille de Noël dans un va-et-vient très souple.

Plus le loin, le récit est interrompu par la lecture de la lettre d'un ami d'enfance, compagnon de la Résistance, parti dans un pays idyllique qui s'est transformé en dictature (Cuba, l'Amérique du sud?). Cette lettre très longue en forme de parabole souligne le plus terrible défaut des dictatures: ce n'est pas la torture et le manque de liberté, c'est l'ennui. Mais avant cela, elle décrit quelque chose qui ressemble à notre vie à tous, dictature ou pas:
[…] Je vais tout de même commencer par le début. A la fin de la guerre, je me suis retruvé à l'Ouest (à l'ouest de l'Europe, s'entend). J'ai tenté diversement ma chance, mais rien n'a marché. Alors j'ai été cherché fortune sur un autre continent comme nombre de naufragés semblables à moi. C'est ainsi que je me suis trouvé dans un pays assez sympathique à l'histoire tumultueuse et dramatique, pays libre seulement depuis quelques dizaines d'années, moyennement aisé, mais non pauvre, peuplé par des gens insouciants, un brin romantiques et doués du sens de l'humour. Comme tu vois, ce pays pouvait me rappeler un peu ma patrie perdue.

A peine m'étais-je installé qu'une surprise imprévisible se manifeste. Un changement de régime se produit sous l'influence du tout-puissant voisin du nord. Une junte imposée par ce voisin catégorique prend le pouvoir. Et cette junte apportée dans des malles ou plutôt des cantines militaires se met à gouverner avec un sérieux mortel. Elle proclame une idéologie très décidée, obligatoire, et un programme extrêmement radical, Bref, elle annule toute la vie précédente et procède à la construction d'une existence entièrement nouvelle. On fonde un parti politique unique, monopoliste, dirigé par un chef envoyé de l'étranger, d'abord inconnu de la société locale, tout à fait impopulaire, mais qui, avec le cours du temps, semble se sacraliser, se transformer progressivement, grâce à une propagande hystérique, en raison universelle ou tout simplement en Dieu. Tu te doutes bien que l'implantation de cette nouvelle religion politique a dû coûter quelques centaines de milliers d'existences humaines. J'ajouterai, à l'occasion, que je suis moi-même demeuré un temps sous le charme de cette religion agressive, bien qu'à toi, habitant de la vieille et sereine Europe, cela te semble certainement bizarre et incompréhensible.

[…]
On me permet de travailler, de manger modérément et de me reposer brièvement pour reprendre des forces; dans les statistiques et dans la mentablité de mes maîtres anonymes, rien ne compte que ma capacité phyqique de travail car elle concourt à la construction des pyramides de la grande variété moderne. Ma capacité de bête de somme est mesurée chaque jour, totalisée, réduite en pourcentage et révélée dans les journaux, à la télévision, dans les comptes rendus, les exposés, sur les affiches, les emballages, même sur les murs des toilettes. Si je suscite de l'intérêt de quelqu'un, c'est uniquement en tant que bête de somme et moi-même, je travaille avec une somnolence de bête, et je mâche avec une gloutonnerie de bête, et je somnole avec une résignation de bête, avant de me remettre à l'effort. On a si longtemps cherché à me persuader de ma condition de bête de somme que j'en suis enfin devenue une. Et, à présent, on ne peut attendre de moi rien de plus que d'un bœuf. Je suis devenu sourd à toute parole, si belle soit-elle, je suis insensible aux sentiments les plus sublimes et à toutes les vocations, si élevées soient-elles, et je n'ai aucun rêve à cacher qui puisse réjouir le parti, le gouvernement ou l'Etat. Je suis une bête de somme: pour tourner en rond sur l'aire, donnez-moi à bouffer, laissez-moi me vider et respirer un instant; sinon, je vais ruer de mes deux pattes arrière et faire sauter toutes les dents, qu'elles soient en or, en argent ou en plastique.

Mais maintenant, je suis à l'hôpital. Un grand hôpital qui est un atelier de réparation et une boucherie. Le parti ne s'aventure pas ici ou, plutôt, il s'y aventure timidement et sans son habituelle agressivité. Dans ce bâtiment aux fenêtres poussiéreuses, le parti est un peu désarmé; il voudrait bien se mêler aussi de la médecine, mais, au dernier moment, la peur le saisit car lui-même est bien obligé d'avoir recours à cette médecine pour se faire soigner. Il lui arrive donc de serrer un instant la vis aux professeurs pour ensuite la desserrer, de faire de l'agitation parmi les sœurs de charité dans le sens de ses doctrines préférées, puis de se retirer de but en blanc, de couvrir les salles d'opération de slogans et de les enlever aussitôt par peur des microbes. Le plus souvent, c'est en cachette que le parti s'insinue ici, pour transporter ses fils fidèles dont le zèle a fait enfler le foie, dont les yeux se sont couverts d'une taie ou à qui la rage a fait attraper un coup de sang.

[…]
Si seulement ils ne faisaient que nous torturer de leur ubiquité impertinente, s'ils ne faisaient que nous ensevelir dans des prisons, nous percer de trous idéologiques le ventre et le cerveau, nous déshumaniser chaque jour à coups de mensonge, de trahison et de corruption, s'ils se contentaient de nous dénationaliser pour faire de nous une horde anonyme de bêtes des steppes; mais ils nous ennuient, ils nous ennuient à mort, nous assomment, nous emmerdent de leur radotages, nous infestent de la tête aux pieds des poux de l'ennui le plus mortel. L'ennui s'exhale du ciel, des arbres de la campagne, des mers et des océans, des journaux et des théâtres, des laboratoires et des cabarets, des bâtiments et des limousines gouvernementales, de la distraction et du sérieux, de la jeunesse des écoles et de la physionomie des dignitaires. l'ennui est l'élixir secret de notre régime. L'ennui est leur amante et leur mère. L'ennui est leur parfum naturel. L'ennui s'évapore des cerveaux du gouvernement et des gueules du gouvernement. L'ennui émane de l'armée, de la police et des appareils d'écoute. l'ennui suinte des prisons et des chambres de torture. L'ennui est leur propre malédiction. Ils en ont honte, ils en ont peur, ils en étouffent et jamais ne parviendront à s'en libérer. L'ennui est un bain sans limites et dans lequel ils se noient et nous avec eux. L'ennui, c'est Satan dans son enveloppe terrestre. […]

ibid, p.127-128, 134-136

L'automne arrive

Je suppose que vous savez où l'automne commence? Il commence exactement à 235 pas de l'arbre marqué M 312, j'ai compté les pas.

Vous êtes allé au col La Croix? Vous voyez la piste qui va au lac du Lauzon? A l'endroit où elle travers les prés à chamois en pente très raide; vous passez deux crevasses d'éboulis assez moches, vous arrivez juste sous l'aplomb de la face ouest du Ferrand. Paysage minéral, parfaitement tellurique; gneiss, porphyre, grès, serpentine, schistes pourris. Horizons entièrement fermés de roches acérées, aiguilles de Lus, canines, molaires, incisives, dents de chiens, de lions, de tigres et de poissons carnassiers. De là, à votre gauche, piste pour les cheminées d'accès du Ferrand: alpinisme, panorama. A votre droite, traces imperceptibles dans des pulvérisations de rochasses couvertes de diatomées. Suivre ces traces qui contournent un épaulement et, dans un creux comme un bol de faïence, trouer le plus haut quadrillage forestier; peut-être deux cents arbres avec, à l'orée nord, un frêne marqué au minium M 312. Là-bas, devant, et à deux cent trente-cinq pas, planté directement dans la pente de la faïence, un autre frêne. C'est là que l'automne commence.

C'est instantané. Est-ce qu'il y a eu une sorte de mot d'ordre donné, hier soir, pendant que vous tourniez le dos au ciel pour faire votre soupe? Ce matin, comme vous ouvrez l'œil, vous voyez mon frêne qui s'est planté une aigrette de plumes de perroquet jaune d'or sur le crâne. Le temps de vous occuper du café et de ramasser tout ce qui traîne quand on couche dehors et il ne s'agit déjà plus d'aigrette, mais de tout un casque fait des plumes les plus rares, des roses, des grises, des rouille… Puis, ce sont des buffleteries, des fourragères, des épaulettes, des devantiers, des cuirasses qu'il se pend et qu'il se plaque partout; et tout ça est fait de ce que le monde a de plus rutilant et de plus vermeil. Enfin, le voilà dans ses armures et fanfreluches complètes de prêtre-guerrier qui frottaille de petites crécelles de bois sec.

M 312 n'est pas en reste. Lui, ce sont des aumusses qu'il se met; des soutanes de miel, des jupons d'évêques, des étoles couvertes de blasons et de rois de cartes. Les mélèzes se couvrent de capuchons et de limousines en peaux de marmottes, les érables se guêtrent de houseaux rouges, enfilent des pantalons de zouaves, s'enveloppent de capes de bourreaux, se coiffent du béret des Borgia. Le temps de les voir faire et déjà les prairies à chamois bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c'est d'abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison: du bariolage barbare des murs: puis, vous voyez en bas cette conque d'herbe qui n'était que de foin lorsque vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d'or, les mineurs d'ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt; entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d'automne, des frênes, des hêtres, des érables, des amelanciers, des ormes, des rouvres, des bouleaux, des tembles, des sycomores, des mélèzes et des sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs.

Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec des enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L'Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rose satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Vénus était douce comme un grain d'orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s'entassentles blocs compacts d'une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d'inquiétantes constructions: tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes. Les arbres font bruire inlassablement dans l'ombre de petites crécelles de bois sec.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.35 à 38, Folio. 1948

Le Tabac Tresniek

Il s'agit d'un roman autrichien contemporain. Comment dire? Ce n'est pas un livre inoubliable, mais par plaques, par taches, par paragraphes et pages, il suscite l'intérêt, le sourire ou la tendresse.

Le sujet en est l'initiation à l'amour, à la politique et à la loyauté d'un jeune campagnard, Franz, arrivé à Vienne en 1937. Le livre se termine au moment du départ de Freud pour Londres. Car Freud a beaucoup d'importance dans cette histoire même s'il n'apparaît pas souvent; c'est un client du tabac Tresniek.
Franz, ébloui par le prestige de ce client (car la renommée de Freud a atteint jusqu'aux campagnes du Salzkammergut), fait de Freud son conseiller en amour (à coups de conversation sur un banc public en "payant" (remerciant) en cigares); et c'est sans doute les monologues intérieurs de Freud ou les dialogues avec Freud que je préfère.

Le titre français s'éloigne du titre allemand, Der Trafikant. Je trouve le titre français bien meilleur, ce qui me fait craindre de ne pas avoir compris, vu, quelque chose de central dans le livre (qui est le trafiquant? le jeune homme? Freud? Hitler?)

Quelques extraits :

Les exigences et les droits d'une mère (Franz part travailler à Vienne chez un ami de la famille):
Une carte par semaine, ni plus ni moins, c'était le contrat. «Franzl, lui avait dit sa mère, la veille au soir de son départ, en lui effleurant la joue du dos de l'index, tu m'écriras une carte postale toutes les semaines, parce qu'une mère, ça doit savoir comment se porte son enfant!»
«Bon, d'accord», avait dit Franz.
«Mais je veux de vraies cartes postales. Avec de belles photos sur le devant. Je les collerait sur le mur au-dessus du lit, là où il y a la tache d'humidité, comme ça, en les regardant, je pourrai m'imaginer où tu es en ce moment.»

Robert Seethaler, Le Tabac Tresniek, p.35, Sabine Wespieser éditeur, 2012, traduit (très bien) en 214 par Elisabeth Landes
Freud avec une cliente boulimique :
Freud se rencogna un peu plus dans son siège. A dire vrai, la seule raison qui l'avait fait se dissimuler derrière la tête du divan pendant ces innombrables séances d'analyse, toutes ces années, c'est qu'il ne supportait pas d'être fixé une heure durant par ses patients, ni de devoir, lui, contempler leurs visages implorant, fâchés, désespérés ou altérés par quelque autre sentiment. Ces derniers temps notamment, il se sentait souvent dépassé par ces heures de cure épuisantes et observait avec un sentiment d'impuissance croissant cette souffrance qui semblait prendre, chez chacun d'entre eux, des dimensions absolument cosmiques. Comment avait-il bien pu avoir l'idée folle de vouloir comprendre cette souffrance et, en outre, qu'il pourrait l'apaiser? Quel mauvais génie l'avait poussé à consacrer la majeure partie de sa vie à la maladie, à la tristesse et à la détresse? Quand il aurait pu rester physiologiste et continuer tranquillement à manier le scapel et à découper des cerveaux d'insectes en petites lamelles! Ou écrire des romans, de passionnants récits d'aventures qui se seraient déroulés dans de lointains pays ou des temps immémoriaux. Au lieu de quoi, il se retrouvait maintenant assis là, à contempler dans un coin, plongé dans la pénombre, la tête ronde comme une bille de Mrs Buccleton. Ses cheveux décolorés grisonnaient aux racines, et les ailes de son nez palpitaient tandis qu'elle reniflait doucement. Vu d'ici, le nez de Mrs Buccleton ressemblait à un petit animal replet qui tremblait de tous ses membres, abandonné dans une région inhospitalière. Il y avait là quelque chose qui émouvait Freud. Et, dans le même temps, il s'irritait de s'en émouvoir. C'était toujours ce genre de détails d'apparence insignifiante qui lui faisait oublier la distance péniblement instaurée vis-à-vis de ses patients: le mouchoir froissé dans la main du président-directeur général, la perruque qui avait glissé sur la tête de la vieille institutrice, un lacet ouvert, un léger bruit de déglutition, quelques paroles en l'air ou là, maintenant, le nez palpitant de Mrs Buccleton.
«Donc vous avez honte, dit-il. De quoi avez-vous honte?»
«De tout. De mes jambes. De ma nuque. Des taches de sueur sous mes aisselles. De ma figure. De mon allure en général. Même chez moi, toute seule dans mon lit, j'ai honte. J'ai honte de tout ce que je fais, de tout ce que j'ai et de tout ce que je suis.»
«Hum, fit Freud, et qu'en est-il du plaisir?»
«Pardon?»
«Qu'en est-il du plaisir? N'éprouvez-vous pas aussi parfois quelque chose qui ressemble à du plaisir?»

Ibid, p.117-118
Assis sur un banc dans un parc viennois, Franz essaie de comprendre la cure analytique à partir de ses déboires amoureux:
«Monsieur le Professeur, je crois que je suis un drôle de crétin, conclut Franz après quelques instants de silence et d'intense réflexion. J'ai autant de cervelle que nos mourons bêlants de Haute-Autriche.»
«Mes compliments, la lucidité est la condition promière du progrès sur soi.»
«Parce que, vraiment, je me demande quelle importance peuvent bien avoir mes petits soucis idiots à côté de tous ces événements, dans ce monde qui est devenu fou.»
«A cet égard, je peux te tranquilliser. D'abord, les soucis qu'on se fait à cause des femmes sont généralement idiots, certes, mais rarement petits. Ensuite, on peut inverser les termes de la question: quelle est la légitimité de ce qui se passe dans ce monde devenu fou, comparé à tes soucis?»

[…]

«La vérité… répéta-t-il en hochant la tête pensivement. Est-ce que c'est pour entendre ce genre de vérités que les gens s'allongent sur votre divan?»
«Penses-tu! dis Freud en examinant d'un air bougon ce qui lui restait de cigare. Si l'on se bornait à dire la vérité, les cabinets des analystes seraient autant de petits Sahara poussiéreux. La vérité joue un rôle bien moins décisif qu'on ne pense. Il en est en psychanalyse comme dans la vie. Les patients disent ce qui leur vient à l'esprit, et moi j'écoute. Parfois c'est l'inverse, je dis ce qui me vient à l'esprit, et ce sont les patients qui écoutent. Nous parlons, nous nous taisons; nous nous taisons, nous parlons; et, accessoirement, nous sondons de concert la face obscure de l'âme.»
«Et comment faites-vous?»
«Nous avançons péniblement à tâtons dans l'obscurité et, de temps en temps, nous tombons sur quelque chose d'utilisable.»
«Et pour ça, les gens sont obligés de s'allonger?»
«Ils pourraient le faire debout, mais c'est plus confortable, allongé.»

[…]

«Hum, fit Franz en posant une main sur son front pour étouffer un peu le chaos des pensées tumultueuses qui se débattaient derrière. Est-ce qu'il se pourrait que votre méthode du divan ne fasse que détourner les gens des chemins confortables où ils usaient leurs semelles jusque-là, pour les expédier sur un champ caillouteux totalement inconnu, où il leur faut chercher péniblement un chemin, sans savoir à quoi il peut bien ressembler ni même s'il débouche quelque part?»
Freud leva les sourcils et ouvrit lentement la bouche.

Ibid, p.137-141
L'Allemagne envahit l'Autriche, le propriétaire du tabac est arrêté, Franz devient gérant. Il n'écrit plus des cartes postales mais des lettres, sa mère lui répond:
Chez nous il fait chaud. Le Schaffberg est très avenant, et le lac tantôt argenté, tantôt bleu ou vert, comme ça lui chante. Ils ont planté de grands étendards avec des croix gammées sur l'autre rive. Ils se reflètent dans l'eau, ça fait très net. De toute façon, tout le monde est devenu très net tout d'un coup et se promène en prenant l'air important. Figure-toi que le Hitler est maintenant suspendu aussi à l'auberge et à l'école. Juste à côté du Christ. Alors qu'on ne sait même pas ce qu'ils pense l'un de l'autre. La belle auto du Preininger a malheureusement été réquisitionnée. C'est comme ça qu'on dit aujourd'hui quand les choses disparaissent et qu'elles réapparaissent tout d'un coup à un autre endroit. Remarque, l'auto n'est pas allée bien loin. Puisque c'est monsieur notre maire qui se promène dedans maintenant. Depuis que monsieur notre maire est devenu nazi, il a plein de facilités. Tout le monde veut devenir nazi tout d'un coup. Même le garde forestier se balade dans les bois aveic un brassard rouge comme un lampion et s'étonne de ne plus toucher de bêtes. A propos, est-ce que tu te souviens de notre bateau d'excursion, le Hannes? Ils l'ont repeint et rebaptisé. Il brille comme un sou neuf et s'appelle Retour au pays. N'empêche qu'à sa première traversée sous ce nouveau nom, son moteur diesel a explisé et qu'il vallu ramener tout le monde à la rame dans les vieux canots.

[…]

Honnêtement, je ne sais pas trop quoi penser de tes relations avec le professeur Freud. Cela ne me plaît pas beaucoup. Autrefois je pouvais t'interdire de fréquenter les garçons qui ne me convenaient pas. Mais c'est fini. Maintenant tu as l'âge de savoir ce que tu as à faire. Mais n'oublie pas que même si les Juifs sont des gens convenables, ça risque de ne pas leur servir à grand-chose, vu que tout le monde autour d'eux a renoncé à l'être depuis longtemps!

[…]

J'aurais tant aimé t'envoyer un strudel aux pommes de terre, mais, avec la poste qu'on a maintenant, on n'est sûr de rien. Mon cher, très cher garçon, tu ne quittes jamais mon cœur!
Ta mère.


Franz tâta du bout des doigts le papier à lettres finement texturé. Une sensation étrange l'envahit, telle une grosse bulle qui pétilla le long de sa colonne vertébrale et s'insinua par la nuque dans la région de l'occiput où elle flotta agréablement un petit moment. Ta mère, avait-elle écrit, et non Ta maman, comme sur les cartes postales ou avant, lorsqu'elle lui laissait des petits mots tout griffonnés sur la table de la cuisine. les enfants ont des mamans, les hommes ont des mères. […]

Ibid, p.170-171
Deux dates apparaissent dans les dernières pages du livre : 4 juin 1938, date de départ de Freud pour Londres puis, «presque sept ans plus tard», 12 mars 1945, date du bombardement de Vienne.

Mémoires d'une Chaise Heureuse

Dans un autre genre que Grand-Father Chair d'Hawthorne…

Tu sais, dit Van. Je crois vraiment que tu ferais mieux de porter quelque chose sous ta robe dans les grandes occasions.
— Tes mains sont toutes froides. Les grandes occasions? Tu as dit toi-même qu'il s'agissait d'une soirée en famille.
— Et quand bien même… tu te trouves en situation périlleuse chaque fois que tu te pencenes ou que tu t'étales.
— Je ne m'"étale" jamais!
— Je suis tout à fait certain que ce n'est pas hygiénique. A moins qu'il ne s'agisse, de ma part, que d'une forme de jalousie. Mémoires d'une Chaise Heureuse. Oh, ma chérie.

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.350 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier

L'anniversaire d'Ada

« […]
— Mon Dieu, non, répondit l'honnête Van. Ada est une jeune demoiselle tout à fait sérieuse. Elle n'a pas de cavalier… sauf moi, "ça va seins durs". Oh! rappelle-moi qui, qui, disait "seins durs" pour "sans dire"?
— King Wing, un jour où je cherchais à savoir s'il était content de son épouse française. Ma foi, ce sont de bonnes nouvelles que tu m'as données d'Ada. Tu dis qu'elle aime les chevaux?
— Elle aime, dit Van, tout ce qu'aiment nos belles… les orchidées, les bals et La Cerisaie

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.324 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier
Je lis Ada en français en sachant qu'il faudra le relire en anglais. La traduction m'amuse beaucoup, j'essaie d'imaginer l'original. Par exemple, ci-dessus, s'agit-il d'une traduction en français (transposition, donc), ou le jeu de mot est-il en français dans l'original? (je penche pour cette hypothèse (que je pourrais vérifier par un simple détour dans la bibliothèque, mais qu'importe? La question vaut plus que la réponse)).

1884 - 12 ans - p.114
1886 - 14 ans - p.242
1888 - 16 ans - p.291 puis 351

Ajout le 4 novembre 2015
Je m'aperçois que John Shade meurt un 21 juillet, et que le père de Nabokov est né le 15 juillet 1970.

Quand les poètes faisaient trembler les ministères

L'action du roman se déroule entre septembre 1875 et février 1876. Ce dialogue est précisément daté : lundi 13 décembre 1875.
— Oui, mais, pratiquement, que décidons-nous? — susurra M.Naquet.
Le grand orateur le foudroya du regard.
— J'irai, — proposa L. Madier de Montjau, — trouver Victor Hugo. Je lui demanderai d'écrire un poème flétrissant l'intolérance.

Bien! dit Laubardemont. Va! dit Torquemada.

«L'effet serait énorme, surtout à l'étranger.
— Oui, mais, pendant ce temps-là, le brave Laspoumadères continuera à moisir en prison, — ricana M.Naquet.
— Vous critiquez toujours, Naquet, — dit aigrement M.Gambetta. — Proposez quelque chose, au moins.

Pierre Benoit, Pour Don Carlos, p.91-92, livre de poche 1920
Tout me plaît ici : "l'arme" Victor Hugo pour émouvoir l'opinion et le contrepoint pragmatique: que change l'indignation à la situation de la personne touchée par l'injustice dénoncée?

Pour qui ?

L'essai verbeux de Kundera sur le roman. L'éloquence française qui pare ces lieux communs en atténue un peu les absurdités. Cela dit, Kundera arrive à la conclusion que, depuis Kafka, le roman dépeint un homme soumis à une volonté extérieure, désarmé face à un pouvoir qui étend son empire sur tout. Idées familières qui datent de l'époque d'Être sans destin. Néanmoins, la question demeure: si l'adaptation au pouvoir totalitaire est totale, à l'intention de qui décrivons-nous l'homme soumis au totalitarisme? Plus précisément, pourquoi présentons-nous en termes négatifs l'homme soumis au totalitarisme à l'intention d'une entité mystérieuse, extérieure à la totalité, qui pourrait porter des jugement sur celle-ci et qui — puisqu'il est question de roman — trouverait dans l'œuvre à s'amuser et à s"instruire, et se livrerait même à une activité critique, tirant des enseignements esthétiques pour les œuvres à venir? L'absurdité vient de ce qu'il n'y a plus de regard objectif depuis que Dieu est mort. Nous somme dans le panta rhei, nous n'avons aucun point d'appui et pourtant, nous écrivons comme si c'était l'inverse et qu'il existait malgré tout une perspective sub species aeternitatis qui relèverait d'une divinité ou de l'éternel humain; où se cache la solution de ce paradoxe?

Imre Kertész, L'Ultime Auberge, p.9-10, Actes Sud 2015

Curiosité

… la jeune fille dont l'amour s'était évaporé devant un demi-tiers de mousseline.

Honoré de Balzac, Le Bal de Sceaux, 1829, p.162, Pléiade tome I

Les jours s'en vont je demeure.

Je n'avais jamais fait attention au fait que ce qui demeurait était une demeure.
Quoique cette cabane dût au voisinage de la ville quelques améliorations complétement perdues à deux lieues plus loin, elle expliquait bien l'instabilité de la vie à la quelle les guerres et les usages de la Féodalité avaient si fortement subordonné les moeurs du serf, qu'aujourd'hui beaucoup de paysans appellent encore en ces contrées une demeure, le château habité par leurs seigneurs.

Honoré de Balzac, Les Chouans, p. 1097, 1829 - Pléiade tome VIII

La note qui force le respect

Pierre Abraham (Créatures chez Balzac, 1931, p.127) a recensé onze personnages masculins aux yeux verts dans La Comédie humaine.

note 2 de la page 964 se trouvant p.1721 du tome VIII des œuvres de Balzac. (Note à propos des Chouans)

Petit artifice typographique

L'avertissement du « Gars », qui ne sera publié qu'en 1931, nous apprend incidemment que Balzac a lu Tristram Shandy:
[...] quant à tous les critiques enfin, ils pourront, en m’adressant des avis, me trouver dans mes possessions d’Espagne où nulle voix ne parvient, et voici sur quoi j'appuie mon humble dédain, sifflant à leurs oreilles le lilla burello de mon oncle le capitaine Tobie Shandy.

Honoré de Balzac, "Avertissement du « Gars »", p.1679, Pléiade t.VIII
La trace de cette lecture se retrouve sous une forme plus matérielle à la fin de l'introduction de la première édition des Chouans, en 1829:
Si quelques considérations matérielles peuvent trouver place après tous ces credo politiques et littéraires, l'auteur prévient ici le lecteur qu'il a essayé d'importer dans notre littérature le petit artifice typographique par lequel les romanciers anglais expriment certains accidents du dialogue.

Dans la nature, un personnage fait souvent un geste, il lui échappe un mouvement de physionomie, ou il place un léger signe de tête entre un mot et un autre de la même phrase, entre deux phrases et même entre des mots qui ne semblent pas devoir être séparés. Jusqu'ici ces petites finesses de conversation avaient été abandonnées à l'intelligence du lecteur. La ponctuation lui était d'un faible secours pour deviner les intentions de l'auteur. Enfin, pour tout dire, les points, qui suppléaient à bien des choses, ont été complètement discrédités par l'abus que certains auteurs en ont fait dans ces derniers temps. Une nouvelle expression des sentiments de la lecture orale était donc généralement souhaitée.

Dans ces extrémités, ce signe — qui, chez nous, précède déjà l'interlocution, a été destiné chez nos voisins à peindre ces hésitations, ces gestes, ces repos qui ajoutent quelque fidélité à une conversation que le lecteur accentue alors beaucoup mieux et à sa guise.

Ainsi, pour en donner ici un exemple, l'auteur pourrait faire ce soliloque: « J'aurais bien fait un errata pour les fautes qu'une impression achevée en hâte a laissées dans mon livre; mais — qui est-ce qui lit un errata ? — personne.»

Honoré de Balzac, "Introduction de la première édition" [des Chouans], p.901, Pléiade t.VIII
En effet, le — est très largement utilisé dans Tristram Shandy.
Une note (p.1687) nous précise que ce « petit artifice typographique » ne sera plus utilisé dans l'édition Vimont en 1834.

Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa

Le thème du dernier bookcrossing était « les prix littéraires de l’année », et je n’ai toujours pas bien compris pourquoi quelqu’un a présenté Sincèrement vôtre, Chourik de Ludmilla Oulitskaïa. Etait-ce parce qu’elle a été élevée au rang d'officier de la légion d’honneur cette année?

Quoiqu’il en soit, ce n’est pas un roman désagréable, mais il finit par en suinter un léger ennui, à l’image de la vie du personnage principal incapable de ressentir la moindre passion — mais gentil, prévenant — si gentil et si prévenant que l’on ne sait plus s’il est stupide ou saint, et que l’on en vient à penser que le terme d’idiot lui conviendrait mieux qu’au prince Mychkine.

Le ressort du récit est que Chourik est incapable de ne pas apporter de réconfort aux femmes qu’il croise, et que celles-ci attendent toujours le même genre de réconfort: du sexe. Nous sommes aux deux tiers du livre quand Chourik atteint de fièvre admet que cela n’est ni tout à fait normal, ni entièrement satisfaisant:
Il était à bout de forces après ces deux jours et ces deux nuits passés à s’occuper d’elle [d’une fillette qui a la varicelle] presque sans aucun répit, et la fatigue modifiait un peu la réalité, il flottait vers un lieu où les pensées et les sentiments se transformaient, et il prenait clairement conscience de la nullité de son existence. Il avait pourtant l’impression de faire tout ce qu’on attendait de lui… Mais pourquoi toutes les femmes de son entourage ne lui demandaient-elles qu’une seule chose: des services sexuels ininterrompus? C’était une excellente occupation, seulement pourquoi n’avait-il jamais réussi une seule fois dans sa vie à choisir une femme lui-même? Il aurait bien aimé, lui aussi, tomber amoureux d’une fille comme Alla… Comme Lilia Laskine… Pourquoi Génia Rosenweig, ce gringalet au cou maigre, avait-il pu se trouver une Alla? Pourquoi lui, Chourik, sans jamais choisir, devait-il répondre avec les muscles de son corps à toute demande insistante émanant de cette folle de Svetlana, de la minuscule Jane, et même de la petite Maria?
«Peut-être que je n’en ai pas envie? Non, c’est ridicule! Le malheur, c’est que justement, j’en ai envie… Mais envie de quoi? De les consoler toutes? Et seulement de les consoler? Mais pourquoi?»

Ludmilla Oulitskaïa, Sincèrement vôtre, Chourik, p.406. Folio 2004.
Le livre égrène les prénoms féminins et les situations les plus diverses comme autant de contes fantasques au dénouement vivement mené lorsque l’auteur semble se désintéresser du personnage secondaire.
L’intérêt principal de l'ouvrage est de laisser entrevoir en filigrane la vie soviétique: le cordonnier, le calfeutreur de fenêtres, les appartements devenant communautaires au gré des divorces et deuils, la datcha louée en banlieue de Moscou dans laquelle on s’installe pour les beaux jours, le très difficile concours d’entrée à l’université de Moscou dont les recalés s’inscrivent dans des « instituts », la difficulté de trouver un sapin à Noël, le réseau d’entraide et de connaissances qui permet de toujours trouver une solution, le racisme larvé (antisémite, anti-noir), le mépris des handicapés, les orphelinats, la difficulté de quitter la région dans laquelle on est enregistré (ce qui fait penser au servage), les communistes du monde entier qui envoient leurs enfants étudier à Moscou, le conformisme des grands responsables soviétiques qui ne peuvent admettre une fille-mère dans leur famille, etc.

Pour mémoire, parce que cela me touche, portrait d’un vieux soviétique un peu pénible en train de mourir pendant les jeux olympiques de 1980:
Mikhaïl Abramovitch se mourait d’un cancer chez lui, il avait refusé d’aller à l’hôpital. En tant que vieux bolchevick, il avait droit à des soins médicaux particuliers, mais jadis, il y a très longtemps, il avait refusé une bonne fois pour toutes les privilèges accordés par le Parti, les considérant comme indigne d’un communiste. Et ce dinosaure squelettique, sans doute le dernier de sa tribu en voie d’extinction, titubant de faiblesse et emmitouflé dans une couverture de l’armée, finissait ses jours dans un appartement empestant l’urine, un volume de Lénine entre les mains.
Deux rangées de livres poussiéreux alignés sur des étagères, des chemises en carton tenues par des bouts de ficelle, des piles de papiers froissés et gribouillés… Les œuvres complètes de Marx-Engels-Lénine-Staline, et Mao-Tsé-Toung en prime… La demeure d’un ascète et d’un fou.
Chourik s’était résigné depuis longtemps à la nécessité d’apporter au vieillard des médicaments et de la nourriture, mais les séances d’éducation politique, le véritable pain quotidien de cette vie déclinante, lui étaient insupportables. Le vieillard détestait Brejnev et le méprisait. Il lui écrivait des lettres (des analyses d'économie politique truffées de citations tirées des classiques), mais il représentait en ce monde une quantité si négligeable qu'on ne lui faisait même pas l'honneur de lui répondre, et encore moins de le persécuter. Cela le mortifiait, il se plaignait sans arrêt et prophétisait une nouvelle révolution.

Chourik posa sur la table de la nourriture provenant du buffet olympique, du fromage à tartiner étranger, des brioches d'une forme biscornue, du jus de fruit dans des cartons, et un pot de marmelade. Le vieillard considéra cela d'un air mécontent.
« Pourquoi dépenses-tu de l'argent inutilement? J'aime les choses simples, moi…
— Mikhaïl Abramovitch, pour être franc, j'ai acheté tout cela au buffet. Je n'ai pas le temps de courir les magasins.
— Bon, bon! fit Mikhaïl Abramovitch, maganime. Si tu ne me trouves pas la prochaine fois que tu viens, de deux choses l'une: ou bien je serai mort, ou bien je serai à l'hôpital. J'ai décidé d'aller à la clinique du quartier, comme tous les Soviétiques… Tu salueras bien Véra Alexandrovna de ma part. Elle me manque beaucoup, et je parle sincèrement…»

Pâte-de-fruit souffrait d'insomnie, il garda Chourik longtemps, et c'est suelment à une heure et demie du matin que le jeune homme put enfin s'effondre sur son lit.

Ibid, p.304

Le Mariage des enfants

Le Royaume et Soumission ayant aussitôt "disparu" du rayon des nouveautés de la bibliothèque de l'entreprise, il y restait une dizaine d'ouvrages dont un mince et totalement inconnu (mais que faisait-il là?): Le Mariage des enfants. Un feuilletage plus tard, il apparaissait qu'il ne s'agissait pas de sentiments mais d'une affaire de gros sous: comment financer le mariage de son fils quand une légère tendance à la paranoïa vous entraîne à la surenchère face au charmant futur beau-père de votre fils?

Tout commence par une incapacité à dire non, à ne pas vouloir être le premier à "se coucher" dans cette partie de poker menteur:
Qui pouvait comprendre que je m'obstinasse à refuser une bonne affaire? Les bonnes affaires, même ruineuses, ne se refusent pas, sauf par les imbéciles qui sont les seuls à penser que les bonnes affaires au-dessus de leurs moyens ruinent aussi sûrement que les mauvaises affaires hors de prix.

Michel Richard, Le Mariage des enfants, p.41-42, Fayard, 2014
Le narrateur se retrouve donc à devoir trouver une idée pour réunir rapidement l'équivalent de six mois de salaire. Comme il travaille dans un journal culturel, il va monter trois arnaques jouant sur les mécanismes médiatiques du monde contemporain.
L'auteur ne se donne pas la peine d'écrire un livre fouillé et puissant (ça manque de détails, ça manque de la patience d'écrire et de décrire), mais c'est amusant, enlevé; et lire un livre en une heure, cela fait du bien, parfois.

L'auteur, journaliste, connaît les ficelles et les condense, c'est même l'objet principal du livre. S'agissant des prix littéraires, il note :
Des prix, il y en avait en veux-tu en voilà. Je ne l'avais pas dit à mes interlocuteurs, manière de ne pas dévaloriser leur entrée sur le marché, mais la France était la plus grande productrice du monde de fromages et de prix littéraires, les seconds écrasant de loin les premiers. Internet, sur le site http:www.republique-des-lettres.com/topique/prix.shtml, m'avoit fourni le chiffre de 1150, sans compter les distinctions de concours lirréraires divers, auquel cas on parvenait au chiffre de 1850. Ça paraissait beaucoup, comme ça, mais ce n'était pas encore assez. les éditeurs et les auteurs raffolaient des prix. L'idéal serait presque qu'il y ait autant de prix à donner que de titres publiés. (Ibid, p.58)
L'auteur en profite pour donner le vocabulaire nécessaire à un générateur automatique de critiques littéraires, exercice bien rôdé toujours plaisant:
Une petite troupe [de jurés] qui dirait ou écrirait, partout où il le faudrait, le bien-fondé de leur choix final avec force injonctions raffinées du genre: «A lire absolument» ou «A lire d'urgence». L'urgence se faisait beaucoup, dans la critique littéraire. Tout était urgent: urgent, le besoin qu'avait eu l'écrivain d'écrire; urgente, la lecture que devait en faire le lecteur. Comme si ledit bouquin avait une date de péremption, une durée limite de consommation au-delà de laquelle sa lecture se ferait indigeste, voire toxique, comme les conserves.

[…] S'ils ne faisaient pas dans l'urgent, les critiques ne manquaient pas d'autres formules comme «Se dévore comme un thriller», «Se lit d'une traite», ou plus simplement «Superbe», «Fascinant». «Attention, chef-d'œuvre» faisait aussi l'affaire, on en comptait bein cinq ou six par saison. Sans parler des «On n'en sort pas indemne»: c'était fou, le nombre de bouquins dont on ne sortait pas indemne! Vous lisiez le livre et votre vie, après, n'était plus la même qu'avant. Pour un essai, le critique avait une prédilection pour «Dérangeant mais salutaire», qui ne mangeait pas de pain puisqu'on ne savait au juste ce qui, du bienvenu ou du contestable, l'emportait vraiment. A moins qu'il n'optât pour un tonique «Edifiant» ou un impérieux «Indispensable».(Ibid, p.92-93)
Plus mélancoliques, puisqu'il s'agit de souligner les travers du snobisme culturel et de la médiatisation, ces quelques mots prémonitoires sur l'islam, la "liberté d'expression", etc. (Le livre a été imprimé en octobre 2014):
Mon scandale, je l'avais trouvé. Ça n'avait pas été si facile. Le marché de l'art en était saturé. Religieuses ou sexuelles, toutes les transgressions avaient été osées. Seul encore le créneau de l'islam restait inexploré. Aucun artiste, aussi rebelle, destroy, anar, contestataire ou no future fût-il, ne s'y était risqué. Une fatwa sur Rushdie avait, mieux que toute indigation, marqué les limites de l'art transgressif. Inutile de dire que je ne m'y lancerais pas non plus: pas fou. (Ibid, p.132)
Le narrateur, journaliste culturel je le rappelle, écrit un papier pour démolir un peintre:
[…] Bref, je résume, ce Lermann-là était un jean foutre dont j'espérais qu'il serait traité comme tel par le public, c'est-à-dire purement et simplement ignoré.
La vivacité du ton me valu quelques reprises dans les revues de presse radio. L'appel au boycott d'un artiste étant présumé par nature fascitoïde, rien n'eût pu, mieux que lui, attirer l'attention d'abord, l'immédiate sympathie ensuite, l'inéluctable solidarité enfin vis-à-vis dudit artiste ainsi dénoncé. (p.156)
[…] Du reste il y avait foule. La police avait installé des barrières métalliques sur le trottoir et surveillait la galerie vingt-quatre heures sur vingt-quatre de peur que quelque extrémiste voulût s'en prendre à la liberté d'expression. (Ibid, p.157)
C'est presque la fin. Reste la composition idéale d'un plateau télé, les tics langagier du présentateur, la pluie à la sortie de la messe. J'ai oublié de parler de ma chère 17e chambre correctionnelle spécialisée dans les affaires de presse et les people (autant dire que si vous êtes un lamba, vous n'intéressez pas le président…).
Voilà. Une heure pour sourire en lisant un livre reposant. Ça change.

Les légendes familiales

Vers le milieu du XXe, les légendes familiales ont soudain connu une vogue générale qui possédait une multitude de causes diverses, dont la principale était sans doute le désir secret de combler le vide qui s'était creusé dans le dos des gens.
Avec le temps, des sociologues, des psychologues et des historiens se sont mis à étudier toutes les raisons qui ont incité un grand nombre de personnes à se lancer au même moment dans des recherches généalogiques. S'il ne fut pas donné à tout le monde de remonter jusqu'à des ancêtres nobles, certains cas bizarres, comme une grand-mère première femme médecin de Tchouvachie, un mennonite descendant d'Allemands hollandais ou, chose plus piquante encore, un bourreau affecté aux salles de torture de Pierre le Grand, n'étaient pas sans posséder une certaine valeur, tant familiale qu'historique.

Lumila Oulitskaïa, Sincèrement vôtre, Chourik, p.26 - Folio 2004

Filiation

Callas, Delphin-Jules! Celui-là, on sait comment il était. Il s'était fait tirer le portrait avec Anselmie, sa femme, se tenant tous les deux par le petit doigt, à peine deux ans avant. Le portrait est ici, chez Honorius, je l'ai vu. Allez-y, vous le verrez. Les Honorius sont de Corps mais, la belle-sœur d'Honorius, enfin, je ne sais pas, des trucs de cousins germains, de, j'avoue que je ne sais pas très bien. D'habitude, ces choses-là, on doit les savoir; là c'est vague, je ne sais pas très bien. Ce qu'il y a de certain, c'est que la belle-sœur, la cousine, a hérité d'un Callas d'ici. Non. Je sais, attendez, voilà, ça m'a mis sur la voie. Ce n'est pas la belle-sœur ni la cousine, c'est la tante d'Honorius, la sœur de sa mère qui a hérité d'un Callas, qui était son beau-frère, le frère de son mari et le petit-fils du frère de Callas Delphin-Jules. Là, on y est. Je savais que je me souviendrais. J'ai suivi les filiations de tous ceux qui ont participé à la chose. Pour voir de quelle façon ils figurent maintenant dans les temps présents (mais, nous en parlerons plus tard). A la mort de la tante, il y a eu un arrangement et les Honorius de Corps ont eu en jouissance la maison d'ici et en propréité les meubles qu'elle contenait. La maison, c'est là où ils ont ouvert l'épicerie-mercerie, et les meubles c'est là où j'ai trouvé la photo de Callas Delphin-Jules et d'Anselmie.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.46-47, Folio. 1948

Le goût du sang

— Ce qu'il me faudrait savoir, dit-il, c'est pourquoi on les tue et pourquoi on les emporte. Ce n'est pour voler. Ce n'est pas des assassinats de femmes puisque Bergues et, d'ailleurs, Ravanel Georges… Si on était chez les Zoulous, je dirais que c'est pour les manger… A part ça, moi, je ne vois rien.

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.44, Folio. 1948

Si à l'époque, on avait pu faire de la photographie en couleurs, il est incontestable que nous pourrions voir maintenant que Delphin était construit en chair rouge, en bonne viande bourrée de sang.

Ravanel Georges, si on en juge par le Ravanel qui, de nos jours, conduit les camions, avait également cet attrait. Marie Chazottes, évidemment, n'était pas grosse et rouge, mais précisément. Elle était très brune et par conséquent très blanche, mais, quelle est l'image qui vient tout de suite à l'esprit (et dont je me suis servi tout à l'heure) quand on veut indiquer tout le pétillant, tout le piquant de ces petites brunes? C'est «deux sous de poivre». Dans Marie Chazottes, nous ne trouvons pas l'abondance de sang que nous trouvons chez Ravanel (qui fut guetté), chez Delphin (qui fut tué), mais nous trouvons la qualité du sang, le vif, le feu; je ne veux pas parler du goût. Je n'ai, comme bien vous pensez, jamais goûté le sang de personne; et aussi bien, je dois vous dire que cette histoire n'est pas l'histoire d'un homme qui buvait, suçait, ou mangeait le sang (je n'aurais pas pris la peine, à notre époque, de vous parler d'un fait aussi banal), je ne veux pas parler du goût (qui doit être simplement salé), je veux dire qu'il est facile d'imaginer, compte tenu des cheveux très noirs, de la peau très blanche, du poivre de Marie Chazottes, d'imaginer que son sang était très beau. Je dis beau. Parlons en peintre.

Ibid, p.48-49, Folio. 1948

Les bruits, les couleurs, la lumière

On plaçait de nouveau le fusil à portée de la main, sur la table, à côté de l'assiette de soupe. Les volets sont fermés, la porte est barricadée. On ne voit pas la nuit. On sait seulement que la neige s'est remise à tomber. On fait le moins de bruit possible en respirant, pour être certain de ne perdre aucun des bruits que fait le reste du monde, pouvoir bien interpréter, savoir d'où ils viennent: si c'est de la branche de saule qui craque maintenant sous un nouveau poids de gel; si c'est ce papier collé sur une vitre cassée qui bourdonne ou qui tamboure; si c'est la clenche qui grelotte, un étai qui geint, des rats qui courent.
Encore quinze heures à attendre.
Naturellement, attendre… attendre… le printemps vient. Il en est de ça comme de tout. Le printemps arriva. Vous savez comment il est: saison grise, pâtures en poils de renard, neige en coquille d'œuf sur les sapinières, des coups de soleil fous couleur d'huile, des vents en tôle de fer-blanc, des eaux, des boues, des ruissellements, et tous les chemins luisants comme des baves de limace. Les jours s'allongent et même un soir (il fait déjà jour jusqu'à six heures) il suffit d'un peu de bise du nord pour qu'on entende, comme un grésillement, la sortie des écoles de Saint-Maurice: tous ces enfants qu'on lâche dans la lumière dorée et de l'air qui pétille comme de l'eau de Seltz.
Depuis longtemps on avait revu la pointe du clocher au-dessus de la girouette; on avait revu les prés de Bernard, les clairières, la Plainie, le Jocond. On avait revu que les pistes qui montent sur le Jocond ont beau monter raides, elles ne vont pas dans les nuages: il y a le ciel. Un beau ciel couleur de gentiane, de jour en jour plus propre, de jour en jour plus lisse, englobant de plus en plus des villages, des pentes de montagnes, des enchevêtrements de crêtes et de cimes. Peut-être même trop…

Jean Giono, Un roi sans divertissement, p.29-30, Folio. 1948



Remarque : la quatrième de couverture de ce Folio est criminelle, je ne peux rêver plus bête: «Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare: il fumait une cartouche de dynamite.» Comment peut-on faire cela à un auteur, à des lecteurs? Je sais bien que nous ne lisons pas «pour savoir si la baronne épousera le vicomte» (Flaubert), mais tout de même.

Le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière

Il est nécessaire, pour l’intelligence de cette histoire, d’expliquer ici tout ce que le discernement et l’esprit d’analyse avec lequel les vieilles femmes se rendent compte des actions d’autrui prêtaient de force à mademoiselle Gamard, et quelles étaient les ressources de son parti. Accompagnée du silencieux abbé Troubert, elle allait passer ses soirées dans quatre ou cinq maisons où se réunissaient une douzaine de personnes toutes liées entre elles par les mêmes goûts, et par l’analogie de leur situation. C’était un ou deux vieillards qui épousaient les passions et les caquetages de leurs servantes; cinq ou six vieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser les paroles, à scruter les démarches de leurs voisins et des gens placés au-dessus ou au-dessous d’elles dans la société; puis, enfin, plusieurs femmes âgées, exclusivement occupées à distiller les médisances, à tenir un registre exact de toutes les fortunes, ou à contrôler les actions des autres: elles pronostiquaient les mariages et blâmaient la conduite de leurs amies aussi aigrement que celle de leurs ennemies. Ces personnes, logées toutes dans la ville de manière à y figurer les vaisseaux capillaires d’une plante, aspiraient, avec la soif d’une feuille pour la rosée, les nouvelles, les secrets de chaque ménage, les pompaient et les transmettaient machinalement à l’abbé Troubert, comme les feuilles communiquent à la tige la fraîcheur qu’elles ont absorbée. Donc, pendant chaque soirée de la semaine, excitées par ce besoin d’émotion qui se retrouve chez tous les individus, ces bonnes dévotes dressaient un bilan exact de la situation de la ville, avec une sagacité digne du conseil des Dix, et faisaient la police, armées de cette espèce d’espionnage à coup sûr que créent les passions. Puis, quand elles avaient deviné la raison secrète d’un événement, leur amour-propre les portait à s’approprier la sagesse de leur sanhédrin, pour donner le ton du bavardage dans leurs zones respectives. Cette congrégation oisive et agissante, invisible et voyant tout, muette et parlant sans cesse, possédait alors une influence que sa nullité rendait en apparence peu nuisible, mais qui cependant devenait terrible quand elle était animée par un intérêt majeur. Or, il y avait bien longtemps qu’il ne s’était présenté dans la sphère de leurs existences un événement aussi grave et aussi généralement important pour chacune d’elles que l’était la lutte de Birotteau, soutenu par madame de Listomère, contre l’abbé Troubert et mademoiselle Gamard. En effet, les trois salons de mesdames de Listomère, Merlin de La Blottière et de Villenoix étant considérés comme ennemis par ceux où allait mademoiselle Gamard, il y avait au fond de cette querelle l’esprit de corps et toutes ses vanités. C’était le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière, ou une tempête dans un verre d’eau, comme l’a dit Montesquieu en parlant de la république de Saint-Marin dont les charges publiques ne duraient qu’un jour, tant la tyrannie y était facile à saisir. Mais cette tempête développait néanmoins dans les âmes autant de passions qu’il en aurait fallu pour diriger les plus grands intérêts sociaux. N’est-ce pas une erreur de croire que le temps ne soit rapide que pour les cœurs en proie aux vastes projets qui troublent la vie et la font bouillonner. Les heures de l’abbé Troubert coulaient aussi animées, s’enfuyaient chargées de pensées tout aussi soucieuses, étaient ridées par des désespoirs et des espérances aussi profondes que pouvaient l’être les heures cruelles de l’ambitieux, du joueur et de l’amant. Dieu seul est dans le secret de l’énergie que nous coûtent les triomphes occultement remportés sur les hommes, sur les choses et sur nous-mêmes. Si nous ne savons pas toujours où nous allons, nous connaissons bien les fatigues du voyage.

Seulement, s’il est permis à l’historien de quitter le drame qu’il raconte pour prendre pendant un moment le rôle des critiques, s’il vous convie à jeter un coup d’œil sur les existences de ces vieilles filles et des deux abbés, afin d’y chercher la cause du malheur qui les viciait dans leur essence; il vous sera peut-être démontré qu’il est nécessaire à l’homme d’éprouver certaines passions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa vie de la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l’égoïsme naturel à toutes les créatures.

Honoré de Balzac, Le Curé de Tours, p.105.
Le portrait de Mademoiselle Salomon brossé quelques pages plus haut joue sans doute alors le rôle de contre-exemple aux passions mesquines dépeintes ci-dessus.

«cinq ou six vieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser les paroles, à scruter les démarches de leurs voisins» : j'ai l'impression de lire du Proust, un avant-goût de tante Léonie (qui était veuve et non vieille fille). Toujours quand je pense à ma propre tante (ce qui fais que je lis Proust comme une histoire de famille), je songe au chien inconnu sur la place.

De vieilles connaissances

Dernier chapitre d'Une ténébreuse affaire (ces personnages ne sont pas intervenus dans le reste du récit).

Un soir, Mme la princesse de Cadignan avait chez elle la marquise d’Espard, et de Marsay, le président du Conseil. Elle vit ce soir-là cet ancien amant pour la dernière fois ; car il mourut l’année suivante. Rastignac, sous-secrétaire d’État attaché au ministère de Marsay, deux ambassadeurs, deux orateurs célèbres restés à la Chambre des pairs, les vieux ducs de Lenoncourt et de Navarreins, le comte de Vandenesse et sa jeune femme, d’Arthez s’y trouvaient et formaient un cercle assez bizarre dont la composition s’expliquera facilement: il s’agissait d’obtenir du premier ministre un laissez-passer pour le prince de Cadignan.

Honoré de Balzac, Une ténébreuse affaire, 1841

Cette vieille opinion des peuples primitifs

Robert eut pour Laurence l’affection d’un parent, et le respect d’un noble pour une jeune fille de sa caste. Sous le rapport des sentiments, l’aîné des d’Hauteserre appartenait à cette secte d’hommes qui considèrent la femme comme dépendante de l’homme, en restreignant au physique son droit de maternité, lui voulant beaucoup de perfections et ne lui en tenant aucun compte. Selon eux, admettre la femme dans la Société, dans la Politique, dans la Famille, est un bouleversement social. Nous sommes aujourd’hui si loin de cette vieille opinion des peuples primitifs, que presque toutes les femmes, même celles qui ne veulent pas de la liberté funeste offerte par les nouvelles sectes, pourront s’en choquer; mais Robert d’Hauteserre avait le malheur de penser ainsi. Robert était l’homme du Moyen Age, le cadet était un homme d’aujourd’hui.

Honoré de Balzac , Une ténébreuse affaire, chapitre 13

Le docteur Jean Puyaubert

En 1997, il y avait quelques moteurs de recherches, Google n'existait pas encore (27 septembre 1998). Vérifier que Desnos avait bien écrit La Place de l'Etoile ou que Jean Jausion avait réellement existé était plus long, voire assez difficile.
Les quelques vérifications rapidement menées aujourd'hui montrent un travail de recherche minutieux et un souci maniaque du détail. Quelle est donc la part de la fiction? Faut-il croire que Modiano a réellement rencontré Jean Puyaubert ou n'est-ce qu'un nom qu'il a trouvé autour des surréalistes?
Et sur la rive droite, à Montmartre, rue Caulaincourt, en 1965, je restais des après-midi entiers dans un café, au coin du square Caulaincourt, et dans une chambre de l'hôtel, au fond de l'impasse, Montmartre 42-99, en ignorant que Gilbert-Lecomte y avait habité, trente ans auparavant…

A la même époque, j'ai rencontré un docteur nommé Jean Puyaubert. Je croyais que j'avais un voile aux poumons. Je lui ai demandé de me signer un certificat pour éviter le service militaire. Il m'a donné rendez-vous dans une clinique où il travaillait, place d'Alleray, et il m'a radiographé: je n'avais rien aux poumons, je voulais me faire réformer et, pourtant, il n'y avait pas de guerre. Simplement, la perspective de vivre une fie de caserne comme je l'avais déjà vécue dans des penssionnats de onze à dix-sept ans me paraissait insurmontable.

Je ne sais pas ce qu'est devenu le docteur Jean Puyaubert. Des dizaines d'années après l'avoir rencontré, j'ai appris qu'il était l'un des meilleurs amis de Roger Gilbert-Lecomte et que celui-ci lui avait demandé, au même âge, le même service que moi: un certificat médical constatant qu'il avait souffert d'une pleurésie — pour être réformé.

Patrick Modiano, Dora Bruder, p.98-99, Gallimard, 1997

Les indications de temps dans les premières pages de Dora Bruder

Le début de Dora Bruder ne permet pas immédiatement de déterminer à quelle époque écrit (ou raconte) le narrateur. Certes, il est toujours possible de soutenir que cela n'a pas d'importance, à cela près que les indications de temps sont si nombreuses qu'il devient évident que l'auteur nous invite à une reconstitution, en somme à mener notre propre enquête à l'intérieur des pages.

Première phrase du livre:
Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique: «D'hier à aujourd'hui».

Patrick Modiano, Dora Bruder, p.9, Gallimard, 1997
Il y a huit ans, mais à partir de quand? Le narrateur écrit au moins après 1950 ou 1951 (janvier 42 + 8). Cette estimation est dépassée dès la page suivante: «Je me souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un dimanche après-midi de soleil, en mai 1958.» (p.10)

Donc le narrateur écrit en 1958 ou après.
Deux phrases plus loin: «J'étais dans ce quartier l'hiver 1965» (p.10); et une page plus loin: «L'immeuble du 41, précédant le cinéma, n'avait jamais attiré mon attention, et pourtant je suis passé devant lui pendant des mois, des années. De 1965 à 1968.» (p.11)

En 1968 le narrateur ne remarquait pas l'immeuble, il ne connaissait donc pas le nom de Dora Bruder, ce qui est confirmé en partie à la page 12: «En 1965, je ne savais rien de Dora Bruder».
Sa lecture du numéro de Paris-Soir du 31 décembre 1941 date donc de 1976 au plus tôt.

A la page suivante, apparaît la date la plus proche qui puisse être possible: 1996 pour un livre paru en 1997: «Je suis retourné dans ces parages au mois de mai 1996» (p.13) ce qui ne permet toujours pas de savoir à quel moment le narrateur a lu Paris-Soir.
Aussitôt survient la date la plus lointaine du livre: 1881 (p.14). Cet intervalle, de 1881 à 1996, délimite l'espace temporel du récit.

De reconstitutions imaginées en recherche de pièces, de preuves, de témoins, nous arrivons à la page 43 qui donne enfin la date recherchée: «Elle [une témoin possible] est morte en 1985, trois ans avant que je connaisse l'existence de Dora Bruder»: la lecture a donc eu lieu en 1988, ce qui est confirmé p.54: «En décembre 1988, après avoir lu l'avis de recherche de Dora Bruder, dans le Paris-Soir de décembre 1941, je n'ai cessé d'y penser durant des mois et des mois.»
Ainsi donc, le temps durant s'accomplit l'enquête sur Dora Bruder et l'époque d'où a lieu le récit du narrateur est contenu entre 1988 et 1996.

Une page plus loin, nous apprenons la fin de Dora Bruder:
La seule chose que je savais, c'était ceci: j'avais lu son nom, BRUDER DORA — sans autre mention, ni date ni lieu de naissance — au-dessus de celui de son père BRUDER ERNEST, 21.5.99. Vienne. Apatride, dans la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz.

Ibid, p.55, Gallimard, 1997
Récit entre 1881 et 1996, enquête et reconstitution entre 1988 et 1996, vie de Dora Bruder entre 1926 et 1942 (environ). Vie du narrateur depuis 1945, vie non bornée, privilège de narrateur.

Cette histoire qui avance et recule sans cesse (je n'ai retenu ci-dessus qu'un des fils possibles, le premier à s'offrir en début de livre, la détermination de la date de lecture de l'article de journal) m'a fait penser à l'analyse de Sylvie par Umberto Eco dans Six promenades dans les bois du roman, conférences données lors des Norton Lectures.

Il faudrait recopier pratiquement tout la conférence qui démonte les analepses et les prolepses de Sylvie. Je ne vais reprendre qu'un ou deux paragraphes:
Que gagne le lecteur à cette reconstruction? Rien, s'il reste un lecteur de premier degré qui, s'il parvient à dissiper quelques effets de brume, risque de perdre la magie de l'égarement. En revanche, le lecteur de second degré comprend que ces évocations obéissent à un ordre, que ces soudains embrayages ou échanges temporels et ces brusques retours au présent narratif suivent un rythme. Nerval a créé ses effets de brume en travaillant sur une sorte de partition musicale. Comme une mélodie, d'abord appréciée pour les effets irréfléchis qu'elle provoque, révèle a posteriori que lesdits effets sont dus à une série d'intervalles inopinés, cette partition nous montre comment, grâce au jeu des «échanges» temporels, un «temps musical» s'impose au lecteur.
[…]
Ainsi, cet espace de l'intrigue immensément dilaté raconte quelques moments décousus de la fabula; en effet, ces huit années ne sont pas vraiment capturées, c'est à nous de les imaginer, perdus comme elles dans les brumes d'un passé qui, par définition, ne peut être retrouvé. Ce sont les nombreuses pages passées à essayer de retrouver ces moments sans jamais réussir à reconstruire leur séquence, c'est la disproportion entre temps de remémoration et temps réellement remémoré, qui produisent ce sentitment de perdition et de défaite languide.

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p.48-49, Livre de poche, 1996
La structure temporelle de Sylvie ne correspond pas à celle de Dora Bruder, mais les analyses d'Eco seraient intéressantes à transposer.

Un critique critique

Gageons qu'il se trouvera un critique (il ne m'aura pas lu jusqu'ici) pour dire que le meilleur, dans mon livre, ce sont les citations, en quoi il n'aura pas tort.

Claude Mauriac, La marquise sortit à cinq heures, p.293, Albin Michel 1961.

La vérité et la légende

A propos de Rimbaud, Etiemble a écrit, dans un livre où il consacre trois cent pages à démontrer cette thèse, que la recherche de la vérité n'intéresse presque personne et que d'un écrivain nous n'acceptons que les images légendaires. C'est que la Légende, au bout d'un certain temps fait, elle aussi, à sa manière, partie de l'Histoire…

Claude Mauriac, La marquise sortit à cinq heures, p.276, Albin Michel 1961.
Voilà qui rappelle Strakhov.

Le Quinconce de Charles Palliser

Je viens de passer cinq jours à relire Le Quinconce — pour la troisième fois en vingt ans. (Je me souviens de la première fois: quasi deux nuits blanches d'affilée pour m'apercevoir à la fin que j'avais manqué l'essentiel — que je n'avais pas soupçonné l'essentiel).

Cette fois-ci je pense avoir fait le tour. Il reste des questions sans réponse, ou plutôt avec plusieurs réponses, mais je ne suis pas assez passionnée pour y passer davantage de temps.

Dans les premières pages du livre:
And then in the attempt to see more, I poked the weed and pebbles with a stick, and only raised a dark cloud that obscured everything. And though it seems to me that the recollection is like that clear runlet, yet I have set myself to search back into my memory.

Charles Palliser, The Quincunx, p.7 (Penguin, 1990)
«Et dans la tentative d'en voir davantage, je déplaçai les plantes et le gravier avec un bâton, et ne fis que soulever un nuage sombre qui obscurcit tout. Et bien qu'il me semble que les souvenirs ressemblent à ce clair ruisseau, j'ai décidé de fouiller dans ma mémoire.» (traduction personnelle, je n'ai pas sous la main la version française aux éditions Phébus).

Vers la fin du live, à la mort d'une vieille dame:
For I understood now that I could continue for ever to ear new and more complicated versions of the past without ever attaining to a final truth.

Ibid., p.1029
«Car je comprenais maintenant que je pouvais continuer éternellement d'écouter de nouvelles versions plus intriquées du passé sans jamais atteindre à une vérité définitive.»

Le roman couvre cinq générations (de 1740 à 1830, d'après mes reconstitutions) et une grande partie de l'intrigue repose sur le fait que les dates de naissance transcendent les générations (un oncle peut avoir l'âge de ses neveux ou de ses petits-neveux); d'autre part, chacun est potentiellement fils, père, frère, oncle, grand-père, arrière-grand-père.
Par ailleurs, l'auteur nous ment par omission. Mais le lecteur ne s'en aperçoit qu'au fur à mesure, et quand il commence à se dire qu'il faudrait qu'il fasse attention, que l'auteur ne cherche pas à l'aider mais à le perdre, il est déjà très avancé dans le livre et il n'a pas forcément le courage de recommencer en prenant des notes…

La traduction française comporte une postface (à lire à la fin, ne trichez pas). Il y est précisé que le livre fut écrit durant le thatchérisme. La pauvreté qu'il décrit (une pauvreté à la Dickens avec la crudité des descriptions modernes) a été interprétée comme une lecture par l'auteur de son époque.
L'étonnant, c'est que lu vingt ans plus tard, il décrit une bulle spéculative gonflée par des crédits "pourris" appuyés sur des opérations immobilières…

Je me souviens de ma lecture (en 1993) de la postface française écrite par l'auteur. La fin du livre m'avait plongée dans les interrogations, alors imaginez mon désarroi en lisant la fin de la postface:
Quant à moi, je continue à découvrir mon roman à la faveur des explications qu'on veut bien me réclamer ici et là, par écrit ou oralement, et je tire les leçons les plus surprenantes des rencontres que l'on me ménage avec mes lecteurs. J'ai ainsi goûté l'étrange plaisir de me retrouver assis dans une librairie […] en train de discuter de l'intrigue avec deux inconnus passionnés qui connaissaient bien mieux que moi les arguments pour ou contre telle ou telle interprétation de mon œuvre. Et qui se lancèrent dans une farouche discussion sur le sens du dénouement: outre qu'ils s'opposaient dans leur analyse de la situation et des véritables motivations d'Henrietta, ils faisaient chacun une lecture diamétralement opposée de la dernière phrase, celle-là même qui avait contraint l'un de mes amis à reprendre le livre à la première page. Celle-là même qui a dû donner tant de fil à retordre au pauvre traducteur suédois.

Charles Palliser, Le Secret des cinq roses, Le Quinconce T5, p.210, 211 (Phébus, 1992)
Je suis désormais condamnée à chercher non une, mais deux, solutions à l'énigme (ou peut-être à poser l'énigme de façon différente afin que deux réponses puissent être apportées).
Pour l'instant, je n'en ai qu'une.

Tabish Khair - How to fight Islamic Terror from the Missionary Position

Comment combattre la terreur islamique à partir de la position du missionnaire. Envoyé par Guillaume.
Ce titre est malgré tout plus réservé que le livre de la fille de Milena Jesenska, Pas dans le cul aujourd'hui.

Tabish Khair est indien et vit au Danemark.
J'ai l'impression que les Anglais translittèrent en Khair et les Français en Kair.
Le reste: à suivre.

Dostoievski à Florence

Tombé par hasard sur cette plaque que je n'attendais pas en face du palais Pitti.
Ainsi donc "les nuits blanches de St Pétersbourg" ont été écrites sous le ciel de Florence. Comme c'est étrange.






Dans cette maison entre 1868 et 1869 Fédor Mikhail Dostoïevski a écrit L'Idiot.

Souvenirs de Kiev

En sortant du Couronnement de Poppée, (mise en scène orientale en ombres chinoises bleutées de Bob Wilson, belle Drusilla chantée par Gaëlle Arquez), P. me raccompagne et m'offre quelques souvenirs de Kiev : un sweat et Le Maître et Marguerite en deux tomes minuscules (sept ou huit centimètres de haut) achetés dans la maison de Boulgakov comme le prouvent les tampons à l'intérieur.
Il ne reste qu'à apprendre le russe.




Le tome 1, avec le chat bien sûr, mais aussi les chaussures:




Le tome 2 avec le chat au bal:


Les défauts des autres

La démonstration dans ce passage pourrait être celle-ci :
nous avons des amis qui ont des défauts que nous efforçons de ne pas voir parce que nous sommes attachés à eux et nous voulons les conserver pour amis;
nous voyons en ces amis surtout les défauts que nous avons nous-mêmes;
ce qui me mène à conclure, peut-être trop rapidement, que finalement ce que nous détestons à travers ces amis, c'est nous-mêmes à qui ils tendent un miroir involontaire.

Il est possible, suivant la règle-même du texte, que je ne fasse alors que la preuve de ma propre tendance à la tristesse, et que l'on puisse également soutenir que ce texte permet à chacun de s'aimer malgré tout, comme il remarque que l'on fait l'effort d'aimer ses amis malgré tout.

Comme le texte se présente sans retour à la ligne et que c'est difficile à lire à l'écran, je souligne quelques phrases dans l'extrait suivant.
– Cela n'a d'ailleurs aucune espèce d'importance. Phrase analogue à un réflexe, la même chez tous les hommes qui ont de l'amour-propre, dans les plus graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes ; dénonçant alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose en question à celui qui la déclare sans importance ; phrase tragique parfois qui la première de toutes s'échappe, si navrante alors, des lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d'enlever la dernière espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service : « Ah ! bien, cela n'a aucune espèce d'importance, je m'arrangerai autrement » ; l'autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce d'importance d'être rejeté étant quelquefois le suicide.

Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement envie d'être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda : « Est-ce par goût de t'élever vers la noblesse – une noblesse très à-côté du reste, mais tu es demeuré naïf – que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray. Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob ? Oui, n'est-ce pas ? » Ce n'est pas que son désir d'amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu'on appelle en un français assez incorrect « la mauvaise éducation » était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s'apercevait pas, à plus forte raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués. Dans l'humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n'est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute ce n'est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c'est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s'émerveille de la voir fleurir d'elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n'a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire. Même si cette bonté, paralysée par l'intérêt, ne s'exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu'aucun mobile égoïste ne l'empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d'un roman ou d'un journal, elle s'épanouit, se tourne, même dans le coeur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté. Mais la variété des défauts n'est pas moins admirable que la similitude des vertus. Chacun a tellement les siens que pour continuer à l'aimer, nous sommes obligés de n'en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste. La personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en rage. L'une est d'une belle intelligence, voit tout d'un point de vue élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les lettres les plus importantes qu'elle vous a demandé elle-même de lui confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous faire d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierté à ne jamais savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de procédés délicats, qu'il ne vous dit jamais de vous-même que les choses qui peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu'il en tait, qu'il en ensevelit dans son coeur, où elles aigrissent, de toutes différentes, et le plaisir qu'il a à vous voir lui est si cher qu'il vous ferait crever de fatigue plutôt que de vous quitter. Un troisième a plus de sincérité, mais la pousse jusqu'à tenir à ce que vous sachiez, quand vous vous êtes excusé sur votre état de santé de ne pas être allé le voir, que vous avez été vu vous rendant au théâtre et qu'on vous a trouvé bonne mine, ou qu'il n'a pu profiter entièrement de la démarche que vous avez faite pour lui, que d'ailleurs déjà trois autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que légèrement obligé. Dans les deux circonstances, l'ami précédent aurait fait semblant d'ignorer que vous étiez allé au théâtre et que d'autres personnes eussent pu lui rendre le même service. Quant à ce dernier ami, il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu'un ce qui peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force : « Je suis comme cela. » Tandis que d'autres vous agacent par leur curiosité exagérée, ou par leur incuriosité si absolue, que vous pouvez leur parler des événements les plus sensationnels sans qu'ils sachent de quoi il s'agit ; que d'autres encore restent des mois à vous répondre si votre lettre a trait à un fait qui concerne vous et non eux, ou bien s'ils vous disent qu'ils vont venir vous demander quelque chose et que vous n'osiez pas sortir de peur de les manquer, ne viennent pas et vous laissent attendre des semaines parce que n'ayant pas reçu de vous la réponse que leur lettre ne demandait nullement, ils avaient cru vous avoir fâché. Et certains, consultant leur désir et non le vôtre, vous parlent sans vous laisser placer un mot s'ils sont gais et ont envie de vous voir, quelque travail urgent que vous ayez à faire, mais s'ils se sentent fatigués par le temps, ou de mauvaise humeur, vous ne pouvez tirer d'eux une parole, ils opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent pas plus la peine de répondre, même par monosyllabes, à ce que vous dites que s'ils ne vous avaient pas entendus. Chacun de nos amis a tellement ses défauts que pour continuer à l'aimer nous sommes obligés d'essayer de nous consoler d'eux – en pensant à son talent, à sa bonté, à sa tendresse – ou plutôt de ne pas en tenir compte en déployant pour cela toute notre bonne volonté. Malheureusement notre complaisante obstination à ne pas voir le défaut de notre ami est surpassée par celle qu'il met à s'y adonner à cause de son aveuglement ou de celui qu'il prête aux autres. Car il ne le voit pas ou croit qu'on ne le voit pas. Comme le risque de déplaire vient surtout de la difficulté d'apprécier ce qui passe ou non inaperçu, on devrait, au moins, par prudence, ne jamais parler de soi, parce que c'est un sujet où on peut être sûr que la vue des autres et la nôtre propre ne concordent jamais. Si on a autant de surprises qu'à visiter une maison d'apparence quelconque dont l'intérieur est rempli de trésors, de pinces-monseigneur et de cadavres quand on découvre la vraie vie des autres, l'univers réel sous l'univers apparent, on n'en éprouve pas moins si, au lieu de l'image qu'on s'était faite de soi-même grâce à ce que chacun nous en disait, on apprend par le langage qu'ils tiennent à notre égard en notre absence quelle image entièrement différente ils portaient en eux de notre vie. De sorte que chaque fois que nous avons parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos inoffensives et prudentes paroles, écoutées avec une politesse apparente et une hypocrite approbation ont donné lieu aux commentaires les plus exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les moins favorables. Le moins que nous risquions est d'agacer par la disproportion qu'il y a entre notre idée de nous-même et nos paroles, disproportion qui rend généralement les propos des gens sur eux aussi risibles que ces chantonnements des faux amateurs de musique qui éprouvent le besoin de fredonner un air qu'ils aiment en compensant l'insuffisance de leur murmure inarticulé par une mimique énergique et un air d'admiration que ce qu'ils nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter, comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu'on a. Or, c'est toujours de ces défauts-là qu'on parle, comme si c'était une manière de parler de soi détournée, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer. D'ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les autres. Un myope dit d'un autre : « Mais il peut à peine ouvrir les yeux » ; un poitrinaire a des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus solide ; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un malodorant prétend qu'on sent mauvais ; un mari trompé voit partout des maris trompés ; une femme légère des femmes légères ; le snob des snobs.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.470 et suiv, Pléiade I, Clarac et Ferré

Les livres viennent d'eux-mêmes

C'est ce que m'a dit un jour "lecteur". Il m'expliquait qu'il n'achetait pas de livre, que les gens sachant qu'il s'intéressait aux livres l'en lui amenaient.
Depuis qu'il m'a dit cela, j'ai souvent eu l'occasion de constater le phénomène. En l'occurrence il s'agit de doubles d'une bibliothèque (mais pas que). Ils sentent l'odeur des vieux livres humides:
  • Jean Giono, Mort d'un personnage dans une très jolie collection, "La petite Ourse"
  • («Tu ne connais pas? C'était une maison d'édition suisse dans les années 60, elle n'existe plus».)
    En le feuilletant ce soir, je m'aperçois que c'est un exemplaire numéroté.

  • Jean Giono, Les Grands Chemins dans la collection Soleil de Gallimard
  • — Ah, j'adore cette collection.
    — Tu sais comment ils s'en sont débarrassé? Quand tu [un libraire] commandais deux livres de la collection blanche, ils t'envoyaient un exemplaire de la collection Soleil pour un centime. Tu pouvais en faire ce que tu voulais, le vendre ou le garder pour toi.

  • Jean Giono, L'Iris de Suse
  • — C'est le dernier publié de son vivant.

  • Jean Giono, Faust au village, collection blanche avec jaquette
  • Il y a longtemps il fut cité de mémoire après un excellent repas.

  • Jean Giono, Voyage en Italie
  • — Tu vois, c'est un petit livre, pas son meilleur… Mais franchement, à côté de La Modification

  • Julien Green, Terre lointaine
  • parce que malgré notre chagrin, nous ne cesserons jamais d'être camusiens.

  • Julien Gracq, La littérature à l'estomac
  • dans l'édition "papier kraft" de Pauvert (Libertés). J'aime beaucoup son format, sa mise en page. J'en possède deux autres, Contre Celse et L'Antéchrist.

Les suivants me sont tendus avec le commentaire: «Ceux-là viennent de Nantes». Je n'ai pas compris s'il s'agissait de Jean ou de la vente paroissiale de novembre.
  • Georges Casalis, Luther et l'Eglise confessante
  • ce qui me fait penser que j'ai été choquée de voir que la traduction de bekannte Kirche n'était pas connue du traducteur de Ma vie en Allemagne avant et après 1933 (Löwith).

  • Louis Hurault, Guide Terre Sainte, routes bibliques, les chemins de la parole
  • — Tu es sûr que tu ne veux pas le garder?
    — Le premier qui ira à Jérusalem l'empruntera à l'autre.
    (Et je me dis que cela me sera utile pour Clarel.)

Commençons

Désespérant de résoudre ces questions, je les laisse en suspens. Naturellement, le lecteur perspicace a déjà deviné que tel était mon but dès le début, et il m'en veut de perdre un temps précieux en paroles inutiles. […] Voilà ma préface finie. Je conviens qu'elle est superflue; mais, puisqu'elle est écrite, gardons-la.
Et maintenant commençons.
L'auteur.
Dostoïevski, les frères Karamazov, Pléiade 1952, préface p.2

La sorcière de Marie Ndiaye

Ecriture soignée, précise, description objective de situations fantastiques.

Plus j'avançais dans le livre et plus je pensais à Houellebecq, non que les styles et les préoccupations soient semblables (pas du tout: Houellebecq insiste, Ndiaye constate), mais le monde décrit est bien le même, un monde désespéré et insensé dont le plus insensé est que personne ne paraît s'en apercevoir, ni s'apercevoir de la terrible solitude qui sépare irrémédiablement chacun de ses congénères.
Je prenais mes repas en leur compagnie, assise à la grande table des professeurs, dans un coin du réfectoire. Isabelle ne se montrant pas au moment du déjeuner et, comme elle interdisait d'habitude toute allusion publique aux douloureux événements qu'avaient pu connaître ses employées avant de devenir professeurs, celles-ci profitaient de leur courte liberté pour évoquer complaisamment leurs ennuis anciens. Se coupant la parole, désespérant d'être entendues et se moquant de ce que racontaient les autres, les professeurs chuchotaient bruyamment en étirant au-dessus de la table leur cou tendineux, en allongeant leur longue et maigre figure sur laquelle le fond de teint posait un masque gras, beige, qui s'opposait à la pâleur de la nuque, et débitaient d'une voix furieuse, âcre, éperdue, leur dèche enrageante, heureusement terminée pour l'heure, les maris increvables et violents disparus elles ne savaient où (et qu'il y reste, bon débarras), les enfants placés à l'institution sanitaire du département, dont elles n'avaient pas de nouvelles, qu'elles se promettaient nébuleusement de reprendre un jour, qu'elles avaient prénommés de vocables extraordinaires et recherchés qui évoquaient, pensais-je, certains noms donnés aux chiots ou aux chatons. Et tandis qu'avait lieu, du côté des professeurs, cet échange de monologues frénétiques, les étudiantes, dans l'autre partie du réfectoire, parlaient calmement des leçons dispensées par ces mêmes professeurs tout juste réchappées de la mouise (Technique de la méditation fervente, Thérapie par les herbes subliminales, Voyage astral sans secousse, Montée du fil d'argent), tout en avalant avec appétit les légumes cuits à la vapeur et les germes de diverses céréales qui semblaient leur profiter miraculeusement, contribuer à la belle roseur de leurs peau bien tendue, à la santé luxuriante de leurs cheveux négligemment coiffés, alors que les professeurs, elles, paraissaient fondre et se creuser un peu davantage à chaque bouchée, qu'elles engloutissaient sans dissimuler leur répugnance, regrettant du passé une seule chose, disaient-elles, la viande, dont beaucoup rêvaient la nuit et avouaient que l'absence était une torture. Âprement, elles se félicitaient pourtant de leur situation présente. Mais elles s'étaient si bien convaincues depuis longtemps qu'on ne devait toute position qu'au hasard et que, pour elles, la chance n'était jamais que provisoire, qu'une certitude amère de l'échec à venir fronçait et crispait leurs lèvres minces dans le même temps qu'elles se vantaient de leur veine.

Marie Ndiaye, La sorcière, Minuit 1996, p.169-171
Je lis Marie Ndiaye trop tard. Je l'aurais sans doute beaucoup appréciée dans les année 90. Aujourd'hui, les romans ne m'intéressent plus assez. (Lorsque j'ai besoin d'une histoire — et cela arrive souvent — je vais au cinéma.)

Curiosité : qu'est-ce donc que "La maison de feuilles" de Mark Z. Danielewski?

Je disais à propos de cette liste que jusqu'aux années 1920 je connaissais pratiquement tout et j'en avais lu entre un tiers et la moitié, mais qu'ensuite, la plupart m'étaient inconnus.
Etrangement, je n'ai connaissance de certains auteurs américains du XXe siècle que grâce à ce blog de tatouages.

Hier, j'ai donc découvert cela.
Je copie/colle la citation d'où provient ce tatouage: Who has never killed an hour? Not casually or without thought, but carefully: a premeditated murder of minutes. The violence comes from a combination of giving up, not caring, and a resignation that getting past it is all you can hope to accomplish. So you kill the hour. You do not work, you do not read, you do not daydream. If you sleep it is not because you need to sleep. And when at last it is over, there is no evidence: no weapon, no blood, and no body. The only clue might be the shadows beneath your eyes or a terribly thin line near the corner of your mouth indicating something has been suffered, that in the privacy of your life you have lost something and the loss is too empty to share.

Mark Z. Danielewski, House of Leaves
Qui n'a jamais tué une heure? Non de façon ordinaire ou sans y penser, mais délibérément: un meurtre prémédité de minutes. Cette brutalité résulte d'un mélange de capitulation, d'indifférence et d'une résignation telle qu'avancer jusqu'à ce que cela soit derrière vous est tout ce que vous pouvez espérer accomplir. Et donc vous tuez cette heure. Vous ne travaillez pas, vous ne lisez pas, vous ne rêvassez pas. Si vous dormez ce n'est pas parce que vous avez sommeil. Et quand enfin c'est fini, il ne reste aucune preuve: pas d'arme, pas de sang et pas de cadavre. Le seul indice pourrait être les ombres sous vos yeux ou cette ligne terriblement fine au coins de vos lèvres qui indique que quelque chose a été endurée, que dans l'intimité de votre vie vous avez perdu quelque chose et que cette perte est trop creuse pour être partagée.
J'ai cliqué sur le lien Amazon donné sur le site et ce qui m'a intriguée, ce sont ces quelques lignes de présentation qui racontent une légende:
Il y a quelques années, lorsqu'au début La maison des feuilles circulait de mains en mains, ce n'était rien d'autre qu'une masse de papier mal reliée, dont des parties émergeaient de temps à autre à la surface d'internet. Personne n'aurait pu anticiper la petite mais fervente clique d'admirateurs que cette histoire terrifiante allait bientôt susciter. Composée au départ d'une bizzarre collection de jeunes marginaux — musiciens, artistes tatoueurs, programmeurs, stripteaseuses, écologistes1 et d'addicts à l'adrénaline — le livre finit un jour par atteindre les mains des générations plus âgées, qui non seulement se reconnurent dans ces pages étrangement agencées, mais y découvrir également un chemin pour revenir dans la vie de leurs enfants qui leur étaient devenus étrangers.
Maintenant, pour la première fois, ce roman étonnant est disponible sous forme de livre, reprenant l'intégralité des mots colorés dans l'original, les notes verticales et les appendices deux et trois dernièrement ajoutées.
Ça sent le geek, il faut que je vois ce que c'est.





1 : !!

Mr. Norris change de train, de Christopher Isherwood

J'aime lire les témoignages sur l'Allemagne entre les deux guerres parus de préférence à l'époque1. Rien pour poser sa tête, évidemment Berlin Alexanderplatz, le journal de Viktor Klemperer à lire en parallèle du début des Souvenirs de Hans Jonas.
Cette fois-ci, avec Mr. Norris change de train publié en 1935, c'est un Anglais qui fait part de ses observations.

Résumé du livre: un jeune Anglais se prend d'amitié pour un escroc international.
Le livre est drôle, enlevé. Pour avoir lu son journal d'octobre 1983 avant ce roman de jeunesse, je souris de constater qu'Isherwood dépeint avec la même vigueur les enfants dans le caddy de leurs mères dans les supermarchés californiens que les fétichistes des bottes dans les bordels berlinois. Un auteur attachant.

Dans Mr. Norris change de train, j'ai eu la surprise de trouver quelques notations rappellant LTI2, en plus allègre.
1932:
Les reporters du crime et les paroliers du jazz avaient suscité une inflation sans précédent de la langue allemande. La terminologie de l'invective journalistique (traître, laquais de Versailles, criminel assoiffé de sang, escroc à la solde de Marx, fange hitlérienne, fléau communiste) en était venue à ressembler, par suite d'un emploi excessif, à la phraséologie formelle de politesse utilisée par les Chinois. le mot Liebe, jailli du lexique de Gœthe, ne valait plus un baiser de prostituée. Printemps, claire de lune, jeunesse, roses jeune fille, chérie, cœur, mai: telle était la monnaie courante, lamentablement dévalorisée, que mettaient en circulation les auteurs de tous ces tangos, valses, fox-trots, qui préconisaient l'évasion individuelle. Trouvez-vous une petite âme sœur, conseillaient-ils, pour oublier la crise et le chômage.

Christopher Isherwood, Mr. Norris change de train, p.147, traduction Léo Dillé (coll 10/18, 1964)
Il s'agit presque d'une guerre civile, entre communistes et nazis, avec les grèves, manifestations et contre-manifestations qui s'en suivent. Je ne me souvenais pas (l'ai-je jamais su?) que les nazis avaient subi un revers en novembre 1932:
Les négociations de Hitler avec la droite avaient été rompues; la Hakenkreuz allait jusqu'à flirter gentiment avec la faucille et le marteau. Des conversations téléphoniques, au dire d'Arthur, avaient déjà eu lieu entre les camps ennemis. Les troupes d'assaut nazies se joignaient aux communistes parmi les foules qui conspuaient les «traîtres» et les lapidaient. Pendant ce temps, sur les colonnes d'affiches trempées, des placards nazis représentaient le K.P.D. sous l'aspect d'un épouvantail en uniforme de l'armée rouge. Quelques jours plus tard, il y aurait d'autres élections, les quatrièmes de l'année. Les réunions politiques attiraient beaucoup de monde; c'était moins cher que de s'enivrer ou d'aller au cinéma. Les gens âgés restaient chez eux, dans leurs pauvres maisons humides, à faire du thé faible ou du café malté en parlant sans animation de la Débâcle.

Le 7 novembre, les résultats des élections furent proclamés. Les nazis avaient perdu deux millions de voix. Quant aux communistes, ils avaient gagné onze sièges. Ils possédaient en outre une majorité de plus de 100000 à Berlin.
— Vous voyez, dis-je à Frl. Schroeder, tout ça, c'est grâce à vous.
Nous l'avions persuadée, en effet, de descendre voter à la brasserie du coin pour la première fois de sa vie. Et maintenant elle était aussi ravie que si elle avait gagné à la loterie:
— Herr Norris! Herr Norris! J'ai fait exactement ce que vous m'avez dit, et tout est arrivé comme vous l'aviez prévu! La concierge est dans tous ses états. Ça fait des années qu'elle suit les élections, et elle soutenait que les nazis allaient gagner encore un million de voix ce coup-ci. Je me suis bien payé sa tête, je vous le certifie. Je lui ai dit: «Ha! ha! Frau Schneider! Vous voyez bien que moi aussi je m'y connais en politique!»

Ibid, p.182-183
En mars 1933, comme l'a remarqué Haffner, il fit très beau. Dès le début, il n'y eut aucun doute sur la nature du régime, mais certains s'en accommodaient fort bien:
Au début de mars, après les élections, il fit brusquement doux et chaud.
— C'est Hitler qui nous apporte le beau temps, dit la concierge.
Et son fils nous fit observer en plaisantant que nous devrions être reconnaissants à Van Der Lubbe de ce que l'incendie du Reichstag eût fait fondre la neige.
— Un si beau garçon!… remarqua Frl. Schroeder avec un soupir. Comment, grand Dieu, a-t-il pu faire une chose aussi affreuse?
La concierge eut un reniflement de mépris.

Notre rue avait un aspect tout à fait gai lorsqu'en y débouchant l'on voyait des drapeaux noir-blanc-rouge pendre immobiles aux fenêtres contre le ciel bleu du printemps. Sur la Nollendorfplatz, les gens étaient assis à la terrasse du café, en pardessus, et lisaient les articles concernant le coup d'Etat de Bavière. Gœring s'exprimait à traver le haut-parleur de la radio du coin.
— L'Allemagne est réveillée! déclarait-il.
Un marchand de glace était ouvert. Des nazis en uniforme marchaient à grandes enjambées ça et là, le visage sérieux et composé, comme s'ils avaient été chargés de missions importantes. Les lecteurs de journaux du café tournaient la tête afin de les regarder passer, souriaient et semblaient contents.

Ils souriaient d'un air approbateur à ces jeunes gens aux grandes bottes conquérantes, qui allaient bouleverser le Traité de Versailles. Ils étaient contents parce que ce serait bientôt l'été, parce que Hitler avait promis de protéger les petits commerçants, parce que leurs journaux annonçaient des temps meilleurs. Ils étaient soudain fiers d'être blonds, et frémissaient d'un plaisir furtif, sensuel, comme des écoliers, parce que les juifs, leurs rivaux en affaires, et les marxistes, une minorité vaguement définie de gens dont ils ne se souciaient guère, avaient été jugés, de manière bien satisfaisante, responsables de la défaite, de l'inflation, et qu'ils allaient le sentir passer.

La ville était pleine de chuchotements qui parlaient d'arrestations illégales à minuit, de prisonniers torturés dans les baraques du Sturmabteilung, forcés à cracher sur le portrait de Lénine, à boire de l'huile de ricin, à manger de vieilles chaussettes. Mais ces bruits étaient couverts par la voix puissante, irritée du gouvernement, dont les mille bouches démentaient.

Ibid, p.285 à 287




1 : M'agacent les prophètes rétrospectifs, qui vous annoncent après les événements que ceux-ci "étaient tout à fait prévisibles" (cf. les discours en 2009 sur la chute du mur de Berlin.)

2 : Viktor Klemperer, Lingua Tertii Imperii

Amsterdam

— J'aimerais beaucoup y aller. Ce doit être si calme, si paisible.
— Au contraire, je puis vous assurer que c'est une des plus dangereuses villes d'Europe.
— Vraiment?
— Oui. Si profond que soit mon attachement pour Amsterdam, je soutiendrai toujours que cette ville a trois inconvénients funestes. En premier lieu, les escaliers sont si abrupts dans nombre de maisons qu'il faut louer un montagnard professionnel pour en effectuer l'ascension sans risque d'arrêt du cœur ou de se casser le cou. Ensuite il y a les cyclistes, lesquels infestent littéralement les rues, et semblent se faire un point d'honneur de rouler sans témoigner la moindre considération pour la vie humaine. Pas plus tard que ce matin, je ne l'ai échappé que d'extrême justesse. Troisièmement, enfin, il y a les canaux. En été, vous savez… des plus malsains… Oui, des plus malsains… Je ne saurais vous exprimer ce que j'en ai souffert: les maux de gorge me duraient des semaines d'affilé.

Christopher Isherwood, ''Mr. Norris change de train'', p.24-25, traduction Léo Dillé (coll 10/18, 1964)
(Le livre est paru en 1935.)

Le jour de la Race est le dix juin

Écoutez, Pereira, dit le directeur, le ''Lisboa'' est en train de devenir, comme je vous l'ai dit, un journal xénophile, pourquoi ne faites-vous pas un hommage à un poète de la patrie, pourquoi est-ce que vous ne faites pas notre grand Camões? Camões? répondit Pereira, mais Camões est mort en mil cinq cent quatre-vingts, il y a presque quatre cents ans. Oui, dit le directeur, mais c'est notre grand poète national, et il est toujours très actuel, et puis savez ce qu'a fait António Ferro, le directeur du Secrétariat National de Propagande, enfin le ministre de la Culture, il a eu la brillante idée de faire coïncider le jour de Camões et le jour de la Race, ce jour-là on célébrera le grand poète de l'épopée et la race portugaise, et vous, vous pourriez nous faire une éphéméride. Mais le jour de Camões est le dix juin, monsieur le directeur, objecta Pereira, quel sens cela a-t-il de célébrer le jour de Camões à la fin août? D'abord le dix juin nous n'avions pas encore de page culturelle, expliqua le directeur, ça vous pouvez le déclarer dans l'article, vous pouvez toujours célébrer Camões, qui est notre grand poète national, et faire référence au jour de la Race, il suffit d'une allusion pour que les lecteurs comprennent. Excusez-moi, monsieur le directeur, répondit Pereira avec componction, mais bon, je voulais vous dire une chose, à l'origine nous étions lisutaniens, puis nous avons eu les Romains et les Celtes, puis nous avons eu les Arabes, alors quelle race pouvons-nous célébrer, nous Portugais? La race portugaise, répondit le directeur, excusez-moi Pereira, mais votre objection ne me plaît pas beaucoup, nous sommes portugais, nous avons découvert le monde, nous avons accompli les principales navigations du globe, et quand nous l'avons fait, au seizième siècle, nous étions déjà portugais, voilà ce que nous sommes et voilà ce que vous devez célébrer, Pereira. […]
Pereira salua le directeur et raccrocha. António Ferro, pensa-t-il, le terrible António Ferro, le pire est qu'il s'agissait d'un homme intelligent et malin, dire qu'il avait été l'ami de Fernando Pessoa, bon, conclut-il, mais ce Pessoa, aussi, il se choisissait de ces amis.

Antonio Tabucchi, ''Préreira prétend'', p.190-191 (Folio, imprimé en 1998)

L'éternité

Comment, pensa-t-il, si je ressuscite, ce sera pour me retrouver avec des gens en canotier? Il s'imagina vraiment parmi les gens du yacht dans un port indéfini de l'éternité. Et l'éternité lui parut un lieu insupportable, écrasé par une chape de chaleur brumeuse, avec des gens qui parlaient en anglais et portaient des toasts en s'exclamant: oh! oh!

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.17 (Folio, imprimé en 1998)

Prendre conscience de son être dans le Tout

Je lis Qu'est-ce que la philosophie antique? parce que je le dois, et Pereira prétend parce qu'il était à côté du Fil de l'horizon à la bibliothèque, livre cité par RC dans Élégies pour quelques-uns.
Il dansa cette valse presque avec transport, comme si son ventre et toute sa chair avaient disparu par enchantement. Tout en dansant, il regardait le ciel au-dessus des ampoules colorées de Praça da Alegria, et il se sentit minuscule, fondu dans l'univers. Il y a un gros homme d'un certain âge qui danse avec une jeune fille sur une quelconque place de l'univers, pensa-t-il, et dans le même temps les astres tournent, l'univers est en mouvement, et peut-être que quelqu'un nous regarde depuis un observatoire infini.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.31 (Folio imprimé en 1998)

Dans toutes les écoles qui le pratiquent, cet exercice de la pensée et de l'imagination consiste finalement, pour le philosophe, à prendre conscience de son être dans le Tout, comme point minuscule et de faible durée, mais capable de se dilater dans le champ immense de l'espace infini, et de saisir en une seule intuition la totalité de la réalité. Le moi éprouvera ainsi un double sentiment, celui de sa petitesse, en voyant son individualité corporelle perdue dans l'infini de l'espace et du temps, celui de sa grandeur en éprouvant son pouvoir d'embrasser la totalité des choses1.

Pierre Hadot, Quest-ce que la philosophie antique?, p.313 (Folio imprimé en 2011)
Parfois j'ai l'impression (de plus en plus souvent j'ai l'impression) de lire un seul et même livre, continu de livres en livres.


Note
1 : Cf. Pierre Hadot, La Citadelle intérieure, p 195-198

Préalable nécessaire

Pereira se leva et prit congé. Au revoir père António, excusez-moi si je vous ai fait perdre votre temps, la prochaine fois je viendrai me confesser. Tu n'en as pas besoin, répliqua le père António, pense d'abord à commettre quelque péché et viens ensuite, mais ne me fais pas perdre mon temps inutilement.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p 151 (Folio imprimé en 1998)

Au plus simple

Eh bien, dit Pereira, Marinetti est un salaud, il a commencé par chanter la guerre, il a fait l'apologie des carnages, c'est un terroriste, il a salué la marche sur Rome, oui, Marinetti est un salaud, et il faut que moi, je puisse le dire. Va en Angletterre, dit Silva, là tu pourras dire tout ce que bon te semble, tu auras un tas de lecteurs. Pereira termina la dernière bouchée de son filet. je vais au lit, dit-il, l'Angleterre est trop loin.

Antonio Tabucchi, Pereira prétend, p.68 (Folio imprimé en 1998)

Non, rien

Il aurait pu se calfeutrer dans un seul étage, et le faire bien chauffer. Le croire serait mal le connaître. Il s'est installé dans la tour.

Renaud Camus, Roman Furieux (1986), p.177

Le Miroir de la mer de Joseph Conrad

J'ai une dilection certaine pour les romans marins, je m'en aperçois au fur à mesure des années (les romans marins et les romans dans le grand Nord).

Ceci n'est pas un roman, c'est un livre de souvenirs, un livre d'hommages (A quoi sert la littérature? à déposer le souvenir de ce qu'on a aimé entre les pages pour qu'il ne soit pas oublié, ou que s'il doit être oublié, un moment au moins l'amour ait été proclamé à la face du monde:

Mais à quoi bon — si ce n'est par amour pour l'existence que ces effigies, dans leur errante impassibilité, ont menée avec nous — tenter de reproduire avec des mots une impression dont la fidélité ne trouverait ni critique ni juge, puisqu'une semblable expositions de l'art de la construction navale et de la sculpture de la proue, telle qu'on pouvait la voir d'un bout de l'année à l'autre dans cette galerie en plein air de New South Dock, aucun œil humain ne la reverra plus.

Joseph Conrad, Le Miroir de la mer, éd Sillages (2005), p.198

C'est un rassemblement d'articles de journaux centré chacun sur un thème, une ode à la marine à voile au moment où elle est en train de disparaître. Conrad nous dépeint-il des souvenirs pour en tirer des vérités, ou nous livre-t-il des convictions illustrées par des anecdotes? C'est indécidable, mais ce qu'on voit se dessiner, c'est le caractère d'un homme qui se tait («mes habitudes pensives» (p.187), observe et écoute (combien de paroles entre marin surprises, méditées et rapportées ici, riches d'enseignements parce qu'elles n'étaient pas destinées à être entendues?))

Description de la mer, des vents d'ouest et d'est, chacun animé d'une personnalité. Description de l'âme du monde, désormais perdue dans ou par la vapeur. La mer n'est pas généreuse, elle est ingrate et indifférente:

Malgré tout ce qu'on a dit de l'amour que certains — à terre — ont fait profession d'éprouver pour elle, malgré toutes les louanges dont elle a été l'objet en prose comme en vers, la mer n'a jamais été l'amie de l'homme. Tout au plus s'est-elle faite la complice de l'inquiétude humaine, a-t-elle joué le rôle d'un dangereux facteur de vastes ambitions. Incapable de fidélité, à la manière de la bonne terre, envers quelque race que ce soit, indifférente au courage, au labeur, à l'esprit de sacrifice, ne reconnaissant aucun dessein de domination, la mer n'a jamais embrassé la cause de ses maîtres comme ces terres où les nations victorieuses de l'humanité se sont implantées, y balançant leurs berceaux, y dressant leurs pierres tombales. Celui — homme ou peuple— qui, confiant dans l'amitié de la mer, néglige la force et l'adresse de sa main droite, est un insensé.
Comme s'il passait, dans sa grandeur et sa puissance, les communes vertus, l'océan n'a ni compassion, ni foi, ni loi, ni mémoire.
Ibid., p.204

La mer — c'est une vérité qu'il faut bien reconnaître — ignore toute générosité. Le déploiement des plus mâles vertus — courage, audace, endurance, fidélité — n'a jamais pu émouvoir cette irresponsable conscience qu'elle a de sa puissance.
Ibid., p.206

Curieusement, ce n'est pas un obstacle à l'amour, c'est la possibilité d'un amour plus pur, sans romantisme [le navire de Conrad vient de recueillir neuf hommes qui dérivaient depuis plusieurs semaines. Quelques instants plus tard, l'épave sur laquelle il survivait coule devant leurs yeux.]:

En ce jour exquis de brise douce et paisible, de soleil voilé, périt mon amour romanesque pour ce que l'imagination des hommes a proclamé le plus auguste aspect de la Nature. La cynique indifférence de la mer devant les mérites de la souffrance et du courage humains, mise à nu dans cette opération ridicule et panique due à la cruelle extrémité où se trouvaient neuf bons et honnêtes marins, me révolta. Je discernai la duplicité de la mer jusque dans sa plus tendre humeur. Elle était ainsi parce qu'elle ne pouvait être autrement, mais mon respect terrifié avait vécu. Je me sentis prêt à sourire amèrement de son charme enchanteur et à contempler haineusement ses fureurs. En un moment, avant que nous eussions débordé, j'avais considéré froidement la vie de mon choix. Ses illusions s'étaient dissipées, mais sa séduction demeurait. J'étais enfin devenu un marin.
Ibid., p.212

Vida tragique d'En Guilelm de B., de Maurice Chamontin

J'ai récupéré ce livre lors de la soirée Oulipo, soigneusement dissimulé dans un sac plastique opaque pour ne pas provoquer la jalousie de ceux qui, n'ayant pas été assez rapides pour le réclamer à temps, n'auraient pas leur exemplaire tout de suite (rupture de stock chez l'auteur).

Ce livre oscille entre érudition et plaisanterie, enfin, il n'oscille pas, il est les deux à la fois. Il est à la fois une initiation aux poèmes courtois en langue d'oc pour les lecteurs néophytes, une bibliographie de poèmes occitans avec leurs références en bas de page pour les lecteurs avertis, et un exercice à contraintes qui consiste à écrire une histoire cohérente permettant de lier entre eux les quelques poèmes ou bribes de poème laissés par un poète inconnu ou presque.

Qui est Guilelm? C'est l'énigme qu'il s'agirait de résoudre. (Mais s'agit-il vraiment de résoudre l'énigme ou de profiter de tout ce flou pour mener l'histoire à bride abattue et faire de l'amour courtois, que j'imaginais si sage et plutôt platonique, une aventure galante très délurée?)
Guillems de Balaon si fo un gentil castelans de la encontrada
de Monspelier, mout adreich e mout enseignat e bons trobaire.
(p.26)

Tant pis pour Guilelm qui de plus n'a pas eu l'heur de laisser dans les débris de documents qui nous sont parvenus la moindre trace de son existence, rien dans les cartulaires, rien dans les recueils d'archives, les catalogues d'actes, rien du moins qui ait été détecté à notre connaissance et qui l'inscrive dans la vraie histoire, celle où se sédimentent les parchemins poussiéreux, les naissances, les mariages, les donations, les contrats, les démêlés et les sentences, toutes choses qui sont d'irréfutables preuves. Mais là, rien! Du moins, c'est ce qu'on suppose, à cette étape du récit. (p.27)
Maurice Chamontin se charge donc de reconstituer la vie de ce seigneur, non sans citer (et traduire) maints autres troubadours. Parfois d'ailleurs Guilelm proteste, il lui semble que trop de citations d'autres que lui-même lui vole la vedette (il y a dans ce Guilelm un peu de la grogne des Six personnages en quête d'auteur):
Dieus fe Adam et Eva carnalamens,
ses tot pechat, l'un ab l'autre ajustar
e'n totz aquels que d'els fes derivar
Dieus volc fos faitz carnals ajustement!
E pus Adam fon de tots la razitz,
senes razitz nuhs arbres es floritz,
per c'amans fis et amairitz complida
cant s'ajuston dic que non fan falhida
1.

Dieu fit Adam et Eve de chair pour, sans aucun péché, l'un à l'autre s'ajuster. Et en tous ceux qu'il fit dériver d'eux, Dieu voulut que soit fait charnel ajustement. Puisque Adam fut de tous la racine — sans racine, nul arbre ne fleurit — quand amant pur et amante accomplie s'ajustent, ils ne font aucune faute, je le dis.

«Zut, zut et merde» se dit Guilelm. Encore ce faussaire mal embouché de Bertran Carbonel. Mais il ne me lâchera donc jamais les chausses, celui-là. Il faudrait tout de même savoir, une bonne fois pour toutes s'il s'agit ici de raconter MON histoire (dont d'ailleurs, à l'heure actuelle, j'ignore la fin) ou bien, par une manœuvre perverse, de m'utiliser comme un pauvre prétexte, pour étaler sans vergogne un florilège des écrits de ce misérable Bertran. S'il devait s'avérer que je ne suis là que pour lui servir de faire-valoir, je le dis tout net, j'aimerais mieux renoncer à cette affaire, même sans dédommagement. Pour qui me prend-on, à la fin? Si l'on s'imagine qu'une mesquine figuration, voire même un second rôle puisse me satisfaire, on se trompe, et lourdement. Ou alors, essaierait-on délibérément de me porter telle injure? Pour moins que ça, d'autres… etc. Son ire s'enfle et s'auto-entretient. Il faut intervenir sinon, c'est sûr, la colère l'enflamme et, pour un parchemin, c'est très dangereux.

Allons, allons, un peu de calme, ce n'est qu'un malentendu. Je vous assure Guilelm, il est clair pour tous que c'est bien votre histoire — et elle seulement — qui est le fil rouge, le squelette de cet écrit. (pp. 59 et 60)
Qu'ajouter pour ne pas trop en dire, sans tomber dans la facilité de citer les passages les plus paillards? C'est un livre étonnant, offrant peintures naturalistes, analyse de formes littéraires, expériences amoureuses (au sens propre: Guilelm tente une expérience pour vérifier une hypothèse, expérience qui finit par le dépasser), reportage historique sur les guerres, la médecine, l'art de la construction, etc. au Moyen-Âge.
A lire pour rire et s'instruire.


Note
1 : TR, Bertran Carbonel: Dieus fe Adam et Eva carnalamens.

Journée Wake

Décryptage des carnets de Finnegans Wake dans la journée. En fait l'équipe du CNRS a trouvé une source (ie, un des livres dont proviennent les mots notés à la volée par Joyce dans ses carnets. Chaque fois que l'on trouve une source, ce sont des dizaines de mots qui soudain trouvent un sens. Trouver une source est toujours excitant, cela ressemble à trouver la clé d'un code secret), ce qui fait que nous sommes repassés sur les pages de carnet déjà déchiffrées pour vérifier les mots dans la source (The Rise of Man, du colonel Conder (étrangement je lis dans Wikipédia en faisant une recherche pour vérifier l'orthographe de son nom qu'il aurait été proposé comme une identité possible de Jack l'Eventreur. Le monde est petit.))
Je suis rassurée de constater que la plupart des mots que nous avions déchiffrés les semaines précédentes l'étaient exactement, car la lecture est réellement difficile.

Pour info, les carnets ressemblent à cela:


2011_0114_Finnegans.jpg



Soirée à la Cartoucherie pour le premier chapitre de ''Finnegans Wake'' d'après la traduction de Lavergne. Extraordinaire performance de l'acteur Sharif Andoura (c'est normal qu'il soit aussi roux pour jouer un texte de Joyce?) dont on se dit avec envie qu'il doit être un extra-terrestre.
J'aime cette intuition qu'il a que la profusion du texte sert peut-être à cacher, à noyer, quelques phrases intimes de l'auteur. (Andoura l'a dit ce soir, nous pouvous également l'entendre le dire dans la vidéo en lien.)
Allez-y sans crainte, il suffit de se laisser porter. Cela m'a rappelé un commentaire de Joyce que j'ai lu, sans doute dans Mercanton (Les heures de James Joyce): «Ulysses est un souvenir, Finnegans est un rêve, toujours au présent.» (Je résume).

Du débat qui a eu lieu après je retiendrai ces paroles très justes: «On peut passer des heures sur quelques lignes. Là, on est obligé de faire des choix et d'avancer.»

Les moustaches sont un univers

C'est curieux, dit l'homme, il a une moustache de barbier alors qu'il est cafetier, c'est une moustache incongrue. Pourquoi, dit la fille, il y a des moustaches spéciales? Il sirota sa bière, bien sûr qu'il y en a, dit-il, essaie d'observer la physionomie des gens, c'est une leçon d'anthropologie, j'ai dessiné dans mon carnet les moustaches des diverses catégories, dans ce pays les moustaches sont un univers, regarde par exemple la Guardia civil, elle porte ce genre de moustache. Il fit une rapide esquisse sur la nappe. Les avocats, au contraire, la portent ainsi. Il fit une autre esquisse. Les juges ainsi, presque comme les avocats, mais différente. Les professeurs universitaires la portent comme ça quand ils sont favorables au régime et comme ça quand ils sont contre. Les propriétaires terriens en ont une comme ça, et là c'est la moustache du grand propriétaire terrien espagnol qui soutient le Généralissime. Lequel l'a en revanche comme celle-ci, qui est en fait semblable aux autres, mais elle appartient au seul Généralissime et se reconnaît tout de suite… à bien y réfléchir, l'histoire de notre siècle est une histoire de moustaches, la moustache manchote de l'Allemand, la grosse moustache paysanne du Russe… le duce, lui, était glabre, en tout, comme les Italiens, nous sommes poilus dans l'âme, comme moi, mais toi tu ne le sais pas, ma petite Guagliona, tu crois être plus poilue que moi, et tu es une colline sans le moindre brin d'herbe. J'aimerais que tu te laisses toi aussi pousser la moustache, dit la fille, ça t'irait bien à ton âge. L'homme sourit. Comme ça je ne ressemblerais plus à Clark Gable, dit-il, mais désolé, je ne suis pas un acteur américain, je ne suis plus le camarade partisan et ne m'appelle plus Clark, compris?

Antonio Tabucchi, Tristano meurt, pp.99-100 (Folio)

Lectures conseillées en classe de seconde et première

Lectures conseillées pour l’entrée en (et pour l’année de) seconde
Liste conseillée par Madame X (je complèterai), professeur à l'école alsacienne.
Remarque: les listes pour le collège sont ici.


L’enseignement de la littérature en seconde est organisé en «objets d’étude» qui correspondent aux grands genres littéraires, c’est le classement que l’on a choisi d’adopter ici.

* Théâtre

- BEAUMARCHAIS, Le Barbier de Séville
- CAMUS A. Caligula
- COCTEAU, La Machine infernale, Les Parents terribles
- CORNEILLE, L’Illusion comique, Horace, Le Menteur, Cinna
- HUGO, Hernani, Ruy Blas
- JARRY A., Ubu-Roi
- MARIVAUX, L’Ile des esclaves, Le Jeu de l’amour et du hasard
- MOLIERE, Tartuffe, Dom Juan
- MUSSET, Les Caprices de Marianne, Lorenzaccio
- RACINE, Bajazet, Phèdre, Andromaque, Bérénice, Britannicus
- SHAKESPEARE W., Hamlet, Romeo et Juliette
- SOPHOCLE, Antigone, Œdipe Roi

*Poésie

Le mieux est peut-être de travailler à partir d’une anthologie (il en existe beaucoup, à vous de choisir celle qui vous plaît…). On peut aussi conseiller :

BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal
ELUARD, Capitale de la douleur, L’Amour la poésie
HUGO, Châtiments, Contemplations (livre IV)
LAMARTINE, Méditations poétiques
PREVERT, Paroles
RIMBAUD, Poésies
RONSARD, Amours
VERLAINE, Poèmes saturniens, Fêtes galantes

*Roman

XVIe siècle
RABELAIS, Pantagruel, Gargantua

XVIIe siècle
LA FAYETTE Mme de, La Princesse de Clèves

XVIIIe siècle
PREVOST, Manon Lescaut
ROUSSEAU, Confessions (Les quatre premiers livres)

XIXe siècle
- AUSTEN J. Orgueil et Préjugés ; Raison et sentiments
- BALZAC H. de, Eugénie Grandet ; Le Bal de Sceaux ; Ferragus ; La Peau de Chagrin ; Le Père Goriot
- BARBEY D’AUREVILLY, Les Diaboliques
- BRONTË C., Jane Eyre
- BRONTE E., Les Hauts de Hurlevent
- CHATEAUBRIAND, ''Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert
- DOSTOIEVSKY F., Souvenirs de la maison des morts ; Crimes et Châtiments; L’Idiot; Le Joueur
- DUMAS A., Les Trois Mousquetaires ; Pauline
- DUMAS A. fils, La Dame aux camélias
- FLAUBERT G., Madame Bovary; L’Education sentimentale
- FROMENTIN E., Dominique
- GAUTIER T., Le capitaine Fracasse ; Le Roman de la Momie
- HUGO V., Le Dernier Jour d’un condamné; Claude Gueux; Notre-Dame de Paris; Quatre-vingt-treize; Les Travailleurs de la mer; Les Misérables
- MAUPASSANT, Une Vie, Pierre et Jean, Bel-Ami
- MUSSET, La Confession d’un enfant du siècle
- POE E.A., Histoires Extraordinaires
- SCOTT W., Ivanhoé; Quentin Durward
- SHELLEY M., Frankenstein
- STENDHAL, Le Rouge et le Noir; Chroniques italiennes
- TOLSTOI L., Guerre et paix; Anna Karénine
- TOURGUENIEV, Premier Amour
- VILLIERS De L’ISLE-ADAM, Contes cruels
- WILDE, Le Portrait de Dorian Gray
- ZOLA, Thérèse Raquin, La Curée, La Bête humaine, Germinal

XXe siècle les auteurs confirmés
- ALAIN-FOURNIER, Le Grand Meaulnes
- BUZZATI D., Le Désert des Tartares
- CAMUS A., L’Étranger, Le Premier Homme ; La Peste
- COHEN, Le Livre de ma mère
- DU MAURIER D., Rebecca
- GARY R., La Vie devant soi ; La Promessse de l’aube
- GIONO J., Le Hussard sur le toit, Batailles dans la montagne, Le Grand Troupeau
- GUILLAUMIN E., La Vie d’un simple
- HUXLEY A., Le Meilleur des mondes
- KAFKA F., La Métamorphose, Le Château
- MAURIAC F., Le Sagouin ; Thérèse Desqueyroux
- ORWELL G., La ferme des animaux ; 1984
- SARRAUTE, Enfance
- VIAN B., L’Écume des jours, L’Arrache-coeur
- YOURCENAR M., Nouvelles orientales
- VERCORS, Les Animaux dénaturés ; Le Silence de la mer
- ZWEIG S., Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, La Confusion des sentiments, Amok, Le Joueur d’échec

XXe-XXIe siècle, les auteurs récents
- AUSTER, P., Cité de verre, M. Vertigo
- CALVINO, Le Baron perché, Le Vicomte pourfendu, Le Chevalier inexistant
- CHÂTEAUREYNAUD O.-G., Le Château de verre
- CHESBRO G., Bone
- CRICHTON M., Un train d’or pour la Crimée
- DAENINCKX D., Meurtres pour mémoire; Play back; Cannibales
- DUGAIN M., La Chambre des officiers
- ERNAUX, Une Femme, La Place
- GAUDE, Cris
- IZZO J.C., Total Khéops
- JAPRISOT, Compartiment tueur, Piège pour Cendrillon
- JONQUET T., La Vie de ma mère, Les Orpailleurs, Moloch
- KEYES D., Des Fleurs pour Algernon
- LE CLEZIO, Onitsha; Désert
- LEWIS R., Pourquoi j’ai mangé mon père
- LIGNY J.-M., La Mort peut danser
- LINDON M., Champion du monde
- MAALOUF A., Léon l’Africain
- MAKINE, Le Testament français
- MERLE R., Le Propre de l’homme
- MODIANO, Dora Bruder
- PAVLOFF F., Matin brun
- PEROL J., Un été mémorable
- PIGNERO B., Les mêmes étoiles
- PONTI J.-C., Les Pieds-bleus
- POUY J.-B., L’Homme à l’oreille croquée
- PUJADE-RENAUD C., Le Jardin forteresse
- SEPULVEDA L., Le Vieux qui lisait des romans d’amour
- TOURNIER M., Vendredi ou les limbes du Pacifique
- UHLMAN F., L’Ami retrouvé
- VAN CAUWELAERT D., Un aller simple

Lectures conseillées pour l’entrée en (et pour l’année de) première
La base recommandée est la liste que nous avons préconisée pour les secondes, à laquelle on peut ajouter :

* Théâtre

BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro
BECKETT, Fin de partie, En attendant Godot, Oh les beaux jours
CLAUDEL, Partage de midi, L’Annonce faite à Marie
MARIVAUX, La Fausse Suivante, Les Fausses Confidences, La Double inconstance
MOLIERE, Le Misanthrope
SARTRE, Huis-Clos, Les Mouches

* Poésie

Lautréamont, Mallarmé, Paul Valéry, Apollinaire, René Char, Henri Michaux, Supervielle, Bonnefoy, Jacottet…

* Roman et essais

XVIIIe
DIDEROT, Jacques le Fataliste et son maître
LACLOS, Les Liaisons dangereuses
MARIVAUX, La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu
MONTESQUIEU, Lettres persanes
VOLTAIRE, Candide, L’Ingénu

XIXe
BALZAC, Le Lys dans la vallée ; Illusions perdues ; Splendeurs et misères des courtisanes
HUGO, L’Homme qui rit
STENDHAL, La Chartreuse de Parme
ZOLA, L’Assommoir, La Joie de vivre, Nana, L’œuvre, La Terre

XXe
ANTELME, L’espèce humaine
ARAGON, Aurélien
BRETON, Nadja
CAMUS, La Chute, La Peste
CELINE, Voyage au bout de la nuit
DURAS, Le Ravissement de Lol V. Stein, La Douleur
LEVI, Si c’est un homme
MALRAUX, La Condition humaine
PEREC, W ou le souvenir d’enfance, Les Choses
PROUST, Un Amour de Swann
YOURCENAR, Mémoires d’Hadrien

Jean-Pierre Camus, plume infatigable

Des romans, il y avait un prélat qui se piquait d'en écrire, pour la grande joie des cénacles précieux et la douce émotion des filles. C'était l'ancien évêque de Belley, Jean-Pierre Camus. Mais entre deux fictions chevaleresques, il consacrait sa plume infatigable à un bon combat. Soupçonneriez-vous une machine de guerre derrière un titre aussi paisible que Le directeur spirituel désintéressé selon l'esprit du Bx François de Sales? Résisteriez-vous à prendre connaissance des Eclaircissemens de Méliton sur les Entretiens curieux d'Hermodore, pourriez-vous dédaigner L'antimoine bien préparé, Le rabat-joye du triomphe monacal? Capucins et autres «coenobites» peuvent multiplier leurs réponses, distribuer des lettres d'Agathon à Eraste, des Advis d'un docteur touchant les debvoirs d'un bon paroissien: rien n'empêchera Mgr Camus de jeter chaque année dans le public deux ou trois nouveaux livres dont le plus court n'a pas moins de deux cents pages et qui, à son sens, défendront l'autorité des évêques contre les Réguliers beaucoup mieux que les Actes de la Faculté de Théologie dont nous avons parlé ailleurs1. Rien n'arrêtera sa faconde, pas même la nouvelle que Rome est à deux doigts de censurer Le directeur désintéressé. A cette menace, tout l'épiscopat se dresse, fait cause commune avec M. l'ancien évêque de Belley: le Clergé de France serait extrêmement offensé d'une mesure qui l'atteindrait en son entier2.

Aimé-Georges Martimort, Le Gallicanisme de Bossuet, p.76-77





1 : On trouvera la liste à peu près complète des livres de Camus contre les Réguliers dans le ''Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque Nationale'' t.23, 1905, p. 140-174. — Cf. E. Mangenot, dans ''Dictionnaire de théologie catholique'', t. 2, col. 1451-1452. — Cependant, C. Chesneau, ''Le Père Yves de Paris et son temps'' (1590-1678), ''I, La querelle des évêques et des réguliers''(1630-1638), Paris, 1946, p. 189-204, cf. p. 45-78, 144-188, reconsidère les attributions à Camus de plusieurs de ces livres; ses arguments ne sont pas complètement décisifs.
2 : (A. Duranthon), Procès-verbaux, t. 2, p. 774; C. Chesneau, op. cit., p.169-188.

Construire un comportement cohérent

Il ne m'a même pas répondu quand je l'ai salué, parce que tout le monde sait dans le quartier qu'il n'aime pas les juifs. C'est pourquoi il manquait quelques dizaines de grammes au morceau de pain qu'il m'a jeté. En revanche, j'ai entendu dire que, de cette façon, il faisait plus de bénéfice par ration. Et d'une certaine manière, à son regard haineux et à ses gestes experts, à cet instant j'ai soudain compris le principe de sa pensée, la raison pour laquelle il ne lui était même pas possible d'aimer les juifs, parce que, alors, il pourrait avoir la désagréable impression de les rouler. Alors que là, il agit conformément à ces convictions, et une sorte de principe guide ses actes, ce qui — je l'admets — est tout à fait différent, bien sûr.

Imre Kertész, Être sans destin, p.17

L'incommodité du monde

L'enfance attribue a son ignorance et à sa gaucherie l'incommodité du monde; il lui semble que loin, sur la rive opposée de l'océan et de l'expérience, le fruit est plus savoureux et plus réel, le soleil plus jaune et plus amène, les paroles et les actes des hommes plus intelligibles, plus justes et mieux définis.

Juan José Saer, L'ancêtre, p.10

Tu ne peux qu'aimer

"It's the old story", Wally said to Angel. "You can get Homer out of Saint Cloud's, but you can't get Saint Claud's out of Homer. And the thing about being in love," Wally said to Angel, "is that you can't force anyone. It's natural to want someone you love to do what you want, or what you think would be good for them, but you have to let everything happen to them. You can't interfere with people you love any more than you're supposed to interfere with people you don't even know. And that's hard", he added, "because you often feel like interfering — you want to be the one who makes the plans."
"It's hard to want to protect someone else, and not be able to", Angel pointed out.
"You can't protect people, kiddo", Wally said. "All you can do is love them."

John Irving, The Cider House Rules

Cette brume insensée

cette brume insensée où s'agite des ombres,
— est-ce donc là mon avenir?


Raymond Queneau, cité en exergue de la seconde partie de W ou les souvenirs d'enfance de Georges Perec

(Et repris dans les Églogues par Renaud Camus)

Magique !

Two fellows that would suck whisky off a sore leg.

James Joyce, Ulysses, p.228, Penguin student's edition - 1992

Le mystère des huîtres

All the odd things people pick up for food. Out of shells, periwinkles with a pin, off trees, snails out of the ground the French eat, out of the sea with bait on a hook. Silly fish learn nothing in a thousand years. If you didn't know risky putting anything into your mouth. Poisonous berries. Johnny Magories. Roundness you think good. Gaudy colour warns you off. One fellow told another and so on. Try it on the dog first. Led on by the smell or the look. Tempting fruit. Ice cones. Cream. Instinct. Orangegroves for instance. Need artificial irrigation. Bleibtreustrasse. Yes but what about oysters? Unsightly like a clot of phlegm. Filthy shells. Devil to open them too. Who found them out?

James Joyce, Ulysses, p.222, Penguin student's edition 1992

Manières de table

Well up : it splashed yellow near his boot. A diner, knife and fork upright, elbows on table, ready for a second helping stared towards the foodlift across his stained square of newspaper. Other chap telling him something with his mouthfull. Sympathetic listener. Table talk. I munched hum un thu Unchster Bunk un Munchday. Ha? Did you, faith?
Mr Bloom raised two fingers doubtfully to his lips. His eyes said.
— Not here. Don't see him.
Out. I hate dirty eaters.

James Joyce, Ulysses, p.216, Penguin student's edition, 1992

Réconciliation

— There can be no reconciliation, Stephen said, if there has not been a sundering.

James Joyce, ''Ulysses'', chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

Blonde delight

He murmured then with blonde delight for all:

Between the acres of the rye
These pretty countryfolk would lie.


James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

Les hommes de génie ne font pas d'erreur

— Bosh! Stephen said rudely. A man of genius makes no mistakes. His errors are volitional and are the portals of discovery.

James Joyce, Ulysses, chap.9, p.243 Penguin Student's Edition, 1992

Achille parmi les sirènes

Here he ponders things that were not: what Caesar would have live to do he believed the soothsayer: possibilities of the possible as possible: things not known: what name Achilles bore when he lived among women.

James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

Avoir un garçon

The images of other males of his blood will repel him. He will see in them grotesque attempts of nature to foretell or repeat himself.

James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

Avoir une fille

Will any man love the daughter if he has not loved the mother ?

James Joyce, Ulysses, chap.9, Penguin Student's Edition, 1992

W. H.

Or Hughie Wills. Mr William Himself. W. H.: who am I ?

James Joyce, Ulysses, chap.9

L'amour honteux

Love that dare not speak its name.

James Joyce, Ulysses, chap.9

Espoir

Wait before a door sometimes it will open.

James Joyces, Ulysses, p.82 (Penguin 1992)

L'œuvre crée son public

Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac p.529/ Tadié p.519-523

Comme le monde est petit

Comme le monde est petit.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Clarac p.926/ Tadié p.317-318

Un acte décisif

I have often thought since on looking back over that strange time that it was that small act, trivial in itself, that striking of that match, that determined the whole aftercourse of both our lives.

James Joyce, Ulysses, p.177 (chapitre 7) - Penguin 1992

Tonneaux qui roulent

Grossbooted draymen rolled barrels dullthudding out of Prince's stores and bumped them up on the brewery float. On the brewery float bumped dullthudding barrels rolled by grossbooted draymen out of Prince's stores.

James Joyce, Ulysses p.148 (Penguin annotated student's edition - 1992)

Des titres et des lettres

Books you were going to write with letters for titles. Have you read his F? O yes, but I prefer Q. Yes, but W is wonderful. O yes, W.

James Joyces, Ulysses, p.50 (Penguin 1992)

Sartre et les homards

En cours de philo, il venait d'apprendre comment Sartre, quand il était prof de lycée d'une trentaine d'années, avait tenté l'expérience de prendre de la mescaline, sous contrôle médical. JB m'apprenait à son tour que le philosophe avait eu un très bad trip: au plus fort de l'action de la drogue, il voyait des homards ou langoustes de la taille d'un teckel lui tourner autour et le menacer. Le problème, c'est que ces visions avaient continué bien après que la drogue eut cessé d'agir. Jean-Baptiste s'esclaffait en imaginant le philosophe poursuivi pendant des mois dans les rues de Paris par des langoustes hallucinogènes qui venaient se nicher jusque sous son bureau, dans la salle où il faisait cours. Le plus drôle c'est que Sartre, paraît-il, avait pris le parti de faire avec.

Michel Francesconi, La vitesse à laquelle nous oublions est stupéfiante, p.182

Sainte Thérèse et les casseroles

— Bref, les parents furieux sont venus en délégation manifester auprès de notre chère Adélaïde. Ils se sont fait recevoir. Tu ne devineras jamais quelle botte secrète elle leur a envoyée: "Dieu est parmi les casseroles", recta!

— Hein! C'est dans l'Évangile?

— Non, mais c'est aussi bien, c'est sainte Thérèse qui nous a pondu ça un jour de livraison du Saint-Esprit. Pas la céleste rosière, l'autre: sainte Thérèse d'Avila. Adélaïde a ajouté que "s'ils osaient contester les enseignements d'un docteur de l'Église, qu'ils osent aussi s'avouer luthériens puisqu'ils l'étaient de fait".

— Et qu'est-ce qu'ils ont dit?

— Que c'était elle qui avait besoin d'un docteur… C'était maladroit.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.78

Les externes

Devant elles, juste derrière les bonnes soeurs, il y avait une poignée d'externes, quatre-cinq pas plus, que La Madelon du fond n'atteignait pas encore. En uniforme, comme tout le monde, on les reconnaissait pourtant à leurs chaussures bien cirées, à leurs élégantes chaussettes et au semblant de dureté abrutie et supérieure qui commençait à leur poindre au coin de l'oeil. Ces demoiselles passaient d'habitude leurs samedis après-midi en cours de danse ou de tennis que leurs mamans ne leur auraient vu manquer sous aucun prétexte, en tout cas pas pour l'enterrement d'une cuisinière, fût-elle bonne soeur. Les bourgeoises de la ville considéraient les religieuses comme des domestiques qu'elles payaient (pas plus cher que leur bonne, l'école était conventionnée) pour faire diplômer leurs filles. Ces dames respectaient infiniment davantage le professeur de tennis (plus cher), car s'il leur arrivait, comme à tout le monde, de rater une volée de revers au court Millecheau, même Klaus Barbie ne serait pas parvenu à leur faire avouer leur misérable passé scolaire. Trahies — mais elles l'ignoraient — par l'orthographe lamentable de leurs mots d'excuse, elles n'en allaient pas moins se plaindre régulièrement de la "baisse de niveau" avec des mines de garagistes inquiets auprès d'une Adélaïde qu'elles trouvaient curieusement goguenarde.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.63-64

Tout peut toujours arriver

Voulez-vous que j'allume la radio dans la voiture? Il se peut, tout peut toujours arriver, que les informations de trois heures nous annoncent la Résurrection de la Chair et que nous arrivions à temps pour voir sortir des caveaux de famille les dames à ombrelle de l'album de photos dont les bustes immenses continuent à m'intriguer.

Antonio Lobo Antunes, ''Le Cul de Judas

Les internes

Au milieu du car c'était plus possible de s'entendre causer, et Stella fredonnait avec les pensionnaires. Elles, on les reconnaissait à leur odeur. Petites, elles ne se lavaient pas; grandes, elles se lavaient trop, et fleuraient donc le poisson ou le Rexona, selon l'âge. L'ennui et les raviolis en conserve avaient vermoulu depuis longtemps leurs bonnes joues roses de filles de la campagne. Leurs braves parents, qui n'auraient pour rien au monde voulu les voir finir "au cul des vaches", attribuaient cette mauvaise mine aux études dans lesquelles ils plaçaient un espoir démesuré. Pour les bonnes sœurs, qui lisaient leur courrier et pouvaient à tout moment les coller des dimanches entiers au collège sans craindre d'intempestives réactions familiales, c'était une main-d'œuvre taillable et corvéable à merci. Prisonnières, les pensionnaires étaient les reines de la défense passive, du système D, des codes secrets et des secrets tout court.

Alix de Saint-André, L’ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.63

L'ange et le réservoir de liquide à freins par Alix de Saint-André

Cela ressemble un peu à un roman policier, à un roman sur l'enfance, à une ode à la Loire, à une critique de Vatican II qui serait moins une critique que la description de l'accueil des réformes par les fidèles, le clergé et les congrégations religieuses (la réception de Vatican II). Ce n'est ni amer ni nostalgique, ce n'est ni lourd (comme peut l'être une charge systématique) ni même véritablement moqueur, mais plein d'humour, et pour reprendre le mot de Barthes, bienveillant.

Un livre pour les amoureux de la Loire et du ciel au-dessus de la Loire, et pour ceux qui n'ont pas tout à fait abandonné l'espoir de voir un jour un ange.

L'énigme :
Affaire du meurtre de Mère Adélaïde et de sœur Marie-Claire (souligné trois fois).
Suspects vivants: les Francs-Maçons, les Communistes, les Protestants, et les gens du lycée (en rouge).
Suspecte morte: sœur Marie-Claire (en noir).
Résolution abandonnée: interroger les témoins Marchand (absent) et Périgault (bec-de-lièvre), de toute façon Saulnier Henri nous a tout dit (en vert).
Résolution adoptée: interroger les Protestants, les Communistes et les gens du lycée. Moyen: leur vendre des coupons pour le Sahel (en bleu).
Problème n°1: Marie-Claire. A) Aurait-elle voulu tuer Adélaïde sachant qu'elle y risquait sa vie? B) Pourquoi faisait-elle mine d'apprendre à conduire? (en noir).
Problème n°2: Les Francs-Maçons. Qui sont-ils? Où et comment les trouve-t-on? (souligné).

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.92
La Loire :
Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu’il arrive, que Dieu les aime d’un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu’on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie.
Ibid, p.12
J'aime ce ciel sous deux espèces, comme le temps et l'amour. Et encore :
La Loire, fleuve des rois de France, débordait comme le Nil des pharaons dorés, avec une lenteur majestueuse. Les gens qui croient la connaître disent que c'est une traîtresse. C'est faux. La Loire est franche, mais farouche; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu'on l'aime — mais seulement d'amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d'ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d'engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu'elle charriera ju'à la mer avec les rats et les chats crevés. Ça demande une science et une patience infinie, comme de jouer à la boule de fort. Dieu merci, on avait su la prévoir, et toutes les bêtes étaient encore sur le coteau? Parce qu'elle est finaude et fantasque, en plus, la belle ogresse, et ses victimes se comptent par colonies de vacances entières.
Ibid, p.112
Des descriptions popularisées par La vie est un long fleuve tranquille, mais qui ici ne sont qu'un constat, la tentative de montrer comment les prêtres de bonne volonté tentèrent d'imaginer et d'appliquer Vatican II de leur mieux — en en faisant trop, naturellement. (Il n'y eut pas de retour):
À la fin de cette épreuve, Monsieur l'archiprêtre dit sur le ton de monsieur Loyal: Première station: Jésus condamné à mort. Les scouts recommencèrent à gratter (c'était encore en Do majeur, très allegretto)
Le premier qui dit la vé-ri-té
Il doit être exé-tchoung, tchoung-cuté (bis)

Par dessus les banderolles bringuebalantes de la Miséricorde, la tête de Séraphin émergea d'un col romain. En tenue de clergyman, il avait, comme l'archiprêtre, une grand étiquette pendue sur la poitrine: "Jésus-Martin-Luther-King". Des chaînes de papier kraft, comme ces guirlandes qu'on fait pour Noël dans les maternelles, lui entravaient les pieds. Ses mains étaient attachées par une ficelle dont chaque exrémité était tenue par un enfant de chœur déguisé en soldat avec une veste de treillis dont les manches, trop longues, avaient été retournées. L'un avait un vrai casque de vrai soldat qui lui tombait sur le nez, l'autre un casque d'Astérix en plastique, trop petit, et qui ne battait plus que d'une aile.
Ibid, p.172-173
Et des remarques plus discrètes (Stella, quatorze ans, est élevée par ses vieilles tantes):
En prenant l'enveloppe de papier bulle, cachetée, où le nom et l'adresse étaient écrits au stylo-bille, Stella soupira, heurtée par cette triple grossièreté. Et c'était prof…
Ibid, p.225
Les causes de cette déliquescence sont résumées en une phrase:
Elles étaient quatre, et Mère Adélaïde qui n'ignorait rien le savait très bien, à avoir redoublé leur sixième, dont Hélène, par force, et Stella par faiblesse. Quatre à avoir bénéficié un an de l'enseignement de l'ancien catéchisme, du latin et des mathématiques traditionnelles, ces trois piliers de la sagesse disparus d'un coup sous les effets conjugués, quoique non concertés, d'Edgar Faure, de Mai 68 et du Concile.
Ibid, p.261
Ce n'est pas un roman à thèse, et les citations ci-dessus, pittoresques, donnent une mauvaise idée de l'ensemble (mais donner une idée juste serait beaucoup plus long…): c'est l'histoire d'une petite fille un peu seule qui ne sait pas clairement qu'elle est malheureuse même si elle en connaît les causes, qui enquête dans une école catholique en interprétant tous les indices de travers.

La Loire

La légende veut que René Ier d'Anjou, Roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, peintre et poète, fût en son "doux castel d'amour" de Saumur à peindre une bartavelle quand on vint lui rapporter que Louis XI, ce madré, bataillait encore pour lui piquer son beau duché d'Anjou. Ajoutant une dernière nuance d'ocre à l'aile de sa perdrix rouge, celui qu'on appelle ici le Bon Roi René se souvint alors qu'il était comte de Provence, que c'était aussi là une bien aimable contrée, et qu'elle lui manquait beaucoup. Il acheva son tableau, serra ses pinceaux, et fut s'y installer le reste de son âge avec la dame de son cœur, la délicieuse Jeanne de Laval, sa seconde épouse. Pour les gens des bords de Loire, le Bon Roi René demeure un vrai héros, et ils chérissent sa mémoire; la terre ne vaut pas qu'on se batte pour elle.

Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu'il arrive, que Dieu les aime d'un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu'on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie. C'est la seule cause pour laquelle ils acceptent qu'on les égorge de siècle en siècle, la seule patrie qui leur fasse prendre les armes sans renâcler. Dans les temps anciens, ils se sont poursuivis par bandes pour les vraies-fausses reliques de saint Florent à travers la forêt de Bagneux, affaire encore mal élucidée; une autre fois, ils ont fracturé les vitraux de l'église de Candes pour s'entre-voler le corps à peine froid de saint Martin; plus tard encore, le fleuve a charroyé par centaines cadavres de huguenots, cadavres de catholiques, cadavres de Blancs massacrés par des Bleus... Et certains soirs, quand la Loire se maquille très rouge, plus rouge que le soleil lui-même, les gens si paisibles qui peuplent ses rives se taisent un moment pour la regarder présenter aux cieux le sang de leurs aïeux martyrs dans l'ostensoir de son sable d'or blanc.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.12-13 (prologue)

Petit déjeuner

La miette faisait du surf derrière le manche en inox sur les crêtes beigeasses et crémeuses. Ça faisait sept tours qu'elle résistait sans couler. La précédente, mais elle était plus petite, moins plate, avait tenu neuf tours, on verrait bien. Stella fit tourner plus vite sa cuillère dans le bol transparent; une buée douceâtre lui montait au joues. Huit tours.

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.285

Dieu

—… GENTIL? GENTIL! Comment pouvez-vous dire une chose pareille, malheureuse! Vous avez entendu , Mère Antoinette: Dieu est gentil… Mère Adélaïde glapissait d'une colère noire. Et c'était gentil, peut-être, petite sotte, de détruire Sodome et Gomorrhe? C'était gentil, le déluge? C'était gentil de demander à Abraham de sacrifier son fils?

Et d'un grand coup de béquille sur le bureau.
—Sachez, jeunes filles, que Dieu n'est pas gentil, il est bon. Dieu n'est pas niais…

Alix de Saint-André, L'Ange et le réservoir de liquide à freins, Folio, p.260

Pauvres de nous

Avec Catherine Garraude, Mère Adélaïde avait perdu le seul être humain qu'elle aimât vraiment. Les autres, elle les aimait bien sûr comme elle-même, selon le commandement; c'est-à-dire pas beaucoup.

Alix de Saint André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.255

Que des auteurs morts

Selon le duc de Guermantes :
Malgré tout, le plus sage est de s’en tenir aux auteurs morts.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe 1ère partie, Pléiade Clarac T.2 p.666

Mieze

Et elle est toujours un peu grave, et on ne sait pas grand-chose d'elle: si elle pense, quand elle est assise là à ne rien faire du tout, et ce qu'elle pense. S'il lui demande, elle répond en riant: mais rien du tout. On ne peut pas penser toute la journée à quelque chose. Il est bien de cet avis.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, p.256

Le syndrome de Thanatos, de Walker Percy

«La pitié mène aux chambres à gaz.»
Je pense assez souvent à cette phrase, toutes les fois où me faut m'armer de courage pour être dure, toutes les fois où je vois de mauvaises décisions politiques être prises — par facilité, pour ne faire de peine à personne, toutes les fois où je sais qu'être indulgent, c'est se résoudre non pas à voir disparaître le problème, mais à le voir enfler.
Evidemment, cette phrase est trop lourde de malentendus pour que je la prononce à voix haute.

Elle provient d'un livre, The Thanatos Syndrome, de Walker Percy (le professeur qui a "découvert" La Conjuration des imbéciles, mais c'est une autre histoire). Il s'agit pratiquement d'un livre de science-fiction, dont le sujet, tout simple, est le suivant: a-t-on le droit de faire le bonheur des gens contre leur gré, ou sans leur demander leur avis? C'est un livre que je n'ai jamais eu le courage de relire, le tempo en est très lent, et à la première lecture on oscille entre suspense insoutenable et ennui insupportable.

L'action se déroule dans une petite ville de Louisiane. L'un des personnages importants est un prêtre, qui fait une sorte de grève, non de la faim, mais de solitude: il s'est réfugié dans une tour de guet en forêt. Le narrateur, un psychologue déclassé qui sort de prison, lui rend visite. Le père Smith lui raconte ses souvenirs des années 30: adolescent il a voyagé en Allemagne, il était hébergé dans une famille dont il garde d'excellents souvenirs, chez un médecin qui pratiquait l'euthanasie sur les handicapés mentaux lourds. Bien plus tard, le père Smith a appris ce qui avait suivi cette première "expérimentation".

Dans les dernières pages du livre, Father Smith a pu ouvrir un hospice pour recueillir les malades dont personne ne veut ou ne peut s'occuper. Exalté, illuminé, Father Smith prononce un discours d'inauguration. Extrait:
"But beware, tender hearts!
"Don't you know where tenderness leads?" Silence. "To the gas chambers.
"Never in the history of the world have there been so many civilized tendedhearted souls as have lived in this century.
"Never in the history of the world have so many people been killed.%%%
"More people have been killed in this century by tenderhearted souls than by cruel barbarians in all other centuries put together."
Pause.
"My brothers, let me tell you where the tenderness leads."
A longer pause.
"To the gas chambers! On with the jets!
"Listen to me, dear physicians, dear brothers, dear Qualitarians, abortionists, euthanasists! Do you know why you are going to listen to me? Because every last one of you is a better man than me and you know it! And yet you like me. Every last one of you knows me and what I am, a failed priest, an old drunk, who is only fit to do one thing and to tell you one thing. You are good, kind, hardworking doctors, but you like me nevertheless and I know that you will allow me to tell you one thing — no, ask one thing — no, beg one thing of you. Please do this one favor for me, dear doctors. If you have a patient, young or old, suffering, dying, afflicted, useless, born or unborn, whom you for the best of reasons wish to put out of his misery — I beg only one thing of you, dear doctors! Please send him to us. Don't kill them! We'll take them — all of them! Please send them to us! I swear to you you won't be sorry. We will all be happy about it! I promise you, and I know that you believe me, that we will take care of him, her — We will even call on you to help us take care of them! — and you will not have to make such a decision. God will bless you for it and you for it and you will offend no one except the Great Prince Satan, who rules the world. That is all.
Silence.

Walker Percy, The Thanatos Syndrome, p.392

L'éditorial du Quotidien du médecin du 26 septembre était le suivant:
Mary Warnock, baronne et néanmoins philosophe, est considérée en Grande-Bretagne comme une autorité morale. Aussi ses derniers propos, sur les personnes menacées ou victimes de démence, ne sont-ils pas passés inaperçus. Il est vrai qu'elle va jusqu'à suggérer qu'il pourrait y avoir un «devoir de mourir» quand on devient un fardeau pour sa famille et le système de santé. «Il n'y a rien de mal à penser que l'on doit (se suicider) pour le bien d'autrui autant que pour soi-même, explique-t-elle dans un journal norvégien. ''Dans d'autres contextes, se sacrifier pour sa famille est considéré comme vertueux. Je ne vois pas ce qu'il y a de si affreux dans l'objectif de ne pas devenir une nuisance grandissante.»
La baronne Warnock, qui a contribué à la mise au point des lois britanniques sur la procréation et n'est pas hostile au clonage reproductif, milite pour l'euthanasie. Et même, dans ce cas, pour autoriser purement et simplement des personnes à en supprimer d'autres. Inutile de préciser que tout ce que le pays compte d'associations de lutte contre l'Alzheimer ou de défense des personnes âgées a crié au scandale. Lady Wamock, qui a 84 ans, n'en a cure. […]
Renée Carton
Je suis d'accord avec cette dame en ce qui ME concerne: je ne souhaite pas devenir un légume, une folle, une charge. J'espère qu'il me restera suffisamment de raison le moment venu pour pouvoir faire le nécessaire moi-même.
Mais ce que je ne comprendrai jamais chez les personnes telles Mary Warnock, c'est qu'on puisse envisager de décider cela à la place des gens.

Viles bodies

C'est un étrange livre, drôle et triste à la fois. Rien n'est grave — mais tout est tragique.

Génération d'entre-deux guerres, jeunesse dorée qui s'enivre d'alcool, de vitesse et de nouveautés techniques (le cinéma, les voitures, les montgolfières), pouvoir de la presse qui fait et défait la mode, politiciens qui croient encore que leurs "secrets d'Etat" gouvernent le monde, sensualité permanente, peinture tendre et acide d'une vie vidée de son sens.

L'état d'esprit de cette génération d'entre-deux guerres est analysée par le père jésuite qui ouvre le roman (dans sa préface, Evelyn Whaugh précisera curieusement qu'il n'avait jamais rencontré de jésuite avant d'écrire son livre).
[…] 'My private schoolmaster used to say, "If a thing's worth doing at all, it's worth doing well." My Church has taught that in different words for several centuries. But these young people have got hold of another end of the stick, and for all we know it may be the right one. They say, "If a thing's not worth doing well, it's not worth doing at all." It makes everything very difficult for them.'
'Good heavens, I should think it did. What a darned silly principle. I mean to say, if one didn't do anything that wasn't worth doing well, why, what would one do?'
Evelyn Waugh, Viles Bodies, p.111


J'ai eu l'impression de lire la face glamour et pailletée du monde sinistre décrit par D.H Lawrence. Les deux livres décrivent une même Angleterre désenchantée, perdue dans un monde trop industriel et technique, mais tandis qu'Evelyn Waugh refuse de se prendre au sérieux et ne condamne pas véritablement ce nouveau mode de vivre (tout au plus en souligne-t-il les ridicules et les paradoxes; mais, semble-t-il dire, le monde précédent avait aussi ses défauts) , D.H. Lawrence écrit un livre épouvantablement grave qui prône une sorte de retour à l'homme primitif, proche de la terre et refusant l'industrialisation.
— Tous. Leur nerf est mort. Les autos, les cinémas, les aéroplanes leur sucent tout ce qui leur reste. Croyez-moi: chaque génération engendre une génération plus abâtardie, avec des tubes de caoutchouc en guise de boyaux, et des jambes et des visages de fer-blanc! C'est une sorte de bolchevisme qui est en train de tuer tranquillement la chose humaine pour adorer la chose mécanique. L'argent, l'argent, l'argent! Tout le monde moderne n'a qu'une idée au fond, c'est de tuer chez l'homme le vieux sentiment humain, et de hacher le vieil Adam et la vieille Ève en chair à pâté. Ils sont tous les mêmes. Tout le monde fait la même chose: anéantir la réalité humaine: une livre pour chaque prépuce, deux livres pour chaque paire de couilles! L'amour même n'est qu'une machine à baiser. C'est partout la même chose. Donnez-leur de l'argent, de l'argent, de l'argent, pour enlever tout le nerf de l'humanité et ne laisser que de petites machines trépidantes!»
D.H. Lawrence, L'Amant de lady Chatterley, chapitre XV
A tout prendre je préfère Evelyn Waugh, c'est plus amusant et plus léger, et par là même, plus courageux.

1953

Projet de réforme générale de l'organisation des postes, télégraphes et téléphones. Article premier: Une permanence sera assurée pour les cas d'urgence. Non. Article unique: L'appareil de M.Dupont restera perpétuellement en parfait état de marche. Ou plus simplement: Tout fonctionnera toujours normalement.

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, p.29

Miséricorde

C'est l'extrême fin du livre, un livre empli de rires, d'extravagances, de folie et de cauchemars. L'ensemble est tendre, hilarant, démesuré, baroque.
Le passage suivant met en scène Jésus et Ponce Pilate, Ponce Pilate qui souffre de terribles migraines depuis qu'il a abandonné Jésus à ses bourreaux.
Les personnages ne sont pas nommés, on les reconnaît car la Passion a couru tout le livre en contrepoint d'un récit passablement échevelé.

La scène suivante naît du rêve apaisé d'un professeur fou qui souffre de cauchemars.
Je crois que ces quelques lignes ne sont pas présentes dans toutes les traductions (ce qui me fait redouter de perdre cet exemplaire).

Du lit à la fenêtre s'étend un large chemin de lune, sur lequel marche un homme au manteau blanc doublé de pourpre, montant vers la lune. A côté de lui marche un jeune homme en tunique déchirée, dont le visage est mutilé. Tous deux parlent avec chaleur, discutent, cherchent à se mettre d'accord sur quelque chose.
«Dieux, dieux! dit l'homme au manteau blanc en tournant un visage orgueilleux vers son compagnon. Quel supplice vulgaire! Mais dis-moi, s'il te plaît — et là, le visage hautain se fit suppliant —, il n'a pas eu lieu, hein? Dis, je t'en prie, il n'a pas eu lieu?
— Bien sûr que non, il n'a pas eu lieu, répond l'autre d'une voix rauque. C'est un rêve que tu as fait.
— Et tu peux le jurer? demande obséquieusement l'homme au manteau.
— Je le jure! répond son compagnon dont les yeux, on ne sait pourquoi, sourient.
— C'est tout ce que je voulais! s'écrie l'homme au manteau d'une voix brisée, et il continue de monter, toujours plus haut, vers la lune. Derrière eux marche, calme et majestueux, dressant ses oreilles pointues, un gigantesque chien.

Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite traduit par Claude Ligny, p.509-510, le livre de poche biblio, imprimé en août 1992

Un libéral vous piquera inévitablement votre stylo

L'Angleterre dans les années 20. Lottie Crump, dernière représentante de l'esprit edwardien, tient salon. Le roi déchu et ruiné de Ruritanie est présent.
'Liberals? Yes. We, too, had Liberals. Il tell you something now, I had a gold fountain-pen. My godfather, the good Archduke of Austria, give me one gold fountain-pen with eagles on him. I loved my gold fountain-pen.' (Tears stood in the King's eyes. Champagne was a rare luxury to him now.) 'I loved very well my pen with the little eagles. And one day there was a Liberal Minister. A Count Tampen, one man, Mrs Crump, of exceedingly evilness. He come to talk to me and he stood at my little escritoire and he thump and talk too much about somethings I not understand, and when he go — where was my gold fountain-pen with eagles — gone too.'
'Poor old king', said Lottie. 'I tell you what. You have another drink.'

Evelyn Waugh, Viles bodies, chap 3

Ladore de Nabokov à Roman Roi

Quoi qu'il en soi, ces jolis petits vers me touchent surtout par leur féconde résurgence dans l'œuvre de Nabokov, chez qui le souvenir de René est toujours très actif, particulièrement dans Ada, si préoccupé par le motif de l'inceste entre frère et sœur. Le domaine édénique où Ada et Van passent leur enfance dépend du village de Ladore, et l'importune Lucette, la jeune sœur dont le prénom rappelle la Lucile de Combourg, commet une fois le lapsus de parler du Mont-Dore «sorry, Ladore». On se souvient enfin que la Dordogne a pour origine deux ruisseaux, la Dore et la Dogne, et que cette troisième Dore prend sa source au pied du Sancy pour traverser immédiatement Le Mont-Dore. Tout cela prouve suffisamment, il me semble, que le domaine enchanté d'Ada doit être situé dans le Puy-de-Dôme et que la contrée prétendument mythique, russe à la fois et américaine, où se déroule l'action, c'est l'Auvergne.

Renaud Camus, Journal d'un voyage en France, p.122


indexation de ce nom de Ladore dans Roman Roi.
Pour une onomastique à venir.

L'art de la déception

Elle se souvenait, pensa-t-elle en franchissant le seuil de sa maison, comment Lord Chesterfield avait dit... mais elle dut couper court. Le hall d'entrée sans ostentation du XVIIIe siècle, où elle revoyait Lord Chesterfield déposer, ici, son chapeau et, là, son manteau, avec une élégance dans le maintien qui faisait plaisir à voir, était complètement envahi de paquets. Tandis qu'elle se trouvait à Hyde Park, le libraire avait livré sa commande et la maison croulait (des paquets dévalaient l'escalier) sous l'assaut de la littérature victorienne, tout entière enveloppée dans du papier gris et soigneusement ficelée. Elle emporta dans sa chambre le plus grand nombre possible de paquets, elle ordonna aux valets de monter les autres et, se hâtant de couper d'innombrables ficelles, elle fut bientôt environnée d'innombrables volumes.

Habituée aux œuvres minces des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Orlando était consternée par les retombées de sa commande. Bien entendu, pour les Victoriens eux-mêmes, la littérature victorienne ne signifiait pas simplement quatre grands noms, distincts et séparés, mais quatre grands noms enfouis et enchâssés dans la masse compacte des Alexander Smith, Dixon, Black, Milman, Buckle, Taine, Payne, Tupper, Jameson, tous éminents et réclamant autant d'attention que n'importe qui, avec force cris et vociférations. Étant donné son respect pour la chose imprimée, Orlando avait une rude besogne en perspective mais, tirant son fauteuil devant la fenêtre afin de bénéficier du peu de lumière qui réussissait à s'infiltrer entre les hautes maison de Mayfair, elle tenta de se faire une opinion concluante.

Or il est clair qu'il n'y a que deux manières de se faire une opinion concluante sur la littérature victorienne: l'une, c'est d'en remplir soixante volumes in-octavo; l'autre c'est de la faire tenir en six lignes pas plus longues que celle-ci. Entre ces deux solutions, le sens de l'économie — car le temps commence à manquer — nous engage à choisir la seconde; en avant donc! Orlando conclut d'abord (en ouvrant une demi-douzaine de livres) que c'était très étrange de ne pas en trouver un seul dédicacé à un gentilhomme; ensuite (elle feuilleta une énorme pile de Mémoires) que plusieurs de ces écrivains avaient des arbres généalogiques moitié moins grands que le sien; ensuite qu'il serait fort malavisé d'envelopper la pince à sucre dans un billet de dix livres si Miss Christina Rossetti venait prendre le thé; ensuite (elle considéra une demi-douzaine d'invitation à des dîners commémorant des centenaires) que la littérature, à force d'absorber tous ces dîners, devait être bien obèse; ensuite (on l'invitait à une vingtaine de conférences sur l'influence de ceci sur cela; sur la renaissance classique; la survivance romantique; et autres sujets tout aussi engageants) que la littérature, à force d'écouter toutes ces conférences, devait être bien aride; ensuite (elle assista à une réception donnée par une pairesse) que la littérature, à force de porter toutes ces étoles de fourrure, devait être bien respectable; ensuite (elle visitait la chambre insonorisée de Carlyle à Chelsea) que le génie, s'il avait besoin d'être tant choyé, devait être bien fragile; elle parvint enfin à sa conclusion dernière, qui était de la plus haute importance mais que, ayant déjà beaucoup outrepassé notre limite de six lignes, nous sommes forcés d'omettre.

Orlando, s'étant fait une opinion concluante, regarda par la fenêtre et resta immobile un temps considérable.

Virginia Woolf, Orlando, chapitre VI - traduction de Catherine Pappo-Musard pour le Livre de poche, coll. "Classiques modernes"

Une vie sans but

Je ne suis pas sûre que cette phrase trouvée hier chez Zvezdo soit d'un grand réconfort. Ou peut-être que si. Je ne sais pas.
Nous réalisons peut-être un but, pourtant –parmi nos activités quotidiennes–, nous ne tenons pas cette réalisation en grande estime, nous ne la remarquons pas et ainsi, alors que nous accomplissons le but de notre vie, notre vie elle-même nous semble ne pas avoir de but. Que pourrions nous faire d'autre? Finalement, la "vie" est taillée sur mesure; et si nous constatons que notre vie est une erreur, nous pouvons difficilement considérer que la digne réparation de cette erreur –du moins en ce qui concerne notre personne– soit la mort.

Imre Kertész, Un autre, p.124

Pensées à la dérive

En 1987 ou 1988 je lisais Le Comité, de Michel Deguy. Celui-ci venait de se quereller avec Gallimard et réglait ses comptes. Entre autres, il revendiquait le droit de ne pas lire de romans. Seules la philosophie et la poésie l'intéressaient, les romans l'ennuyaient, affirmait-il.
Je trouvais cela horriblement prétentieux.
Vingt ans plus tard j'en suis là, ou à peu près.


Vendredi dernier, je m'installe au Café Beaubourg pour boire un cocktail en continuant ma lecture avant de rentrer à la maison. Je m'assois à une table mitoyenne de celle d'un rouquin d'une cinquantaine d'années, un kangourou à la boutonnière. (Toujours compliqué de s'assoir quand on est seul, les serveurs ont des idées précises de l'endroit où vous installer et je préfère trouver une place avant qu'ils n'interviennent). Il lit et prend des notes, je déchiffre vaguement le titre de son livre, The Delivery Room, je me plonge dans le mien et oublie mon voisin.

On m'apporte mon verre, un homme rejoint mon voisin, ils parlent en anglais un long moment, l'homme repart.
Je lis. Et j'entends, en anglais:
— Si vous me dites ce que vous lisez, je vous dis ce que je lis.
Je lui montre Carnets de guerre de Vassili Grossman. Il ne connaît pas cet auteur. Son livre a pour sujet la Yougoslavie et une psychanalyste (à ce que j'ai compris).
— Vous êtes américain ?
— Non, australien. (Suis-je bête, bien sûr, le kangourou).
Il feuillette le livre. Il y a deux séries de photos à l'intérieur.
— Vous êtes juive ?
— Non. Vassili Grossman l'était. Sa mère a fait partie des premiers assassinés lors de l'arrivée des Allemands.
Je lui raconte un peu Vassili Grossman, lui parle de Vie et destin (— Life and destiny? — Life and Fate, me propose-t-il. (Il avait raison.)), «son livre le plus connu», la façon dont ce livre n'a été publié qu'après sa mort («comme Le maître et Marguerite après la mort de Boulgakov». Il acquiesce. Mais je me demande s'il connaît Boulgakov.)
Il se lève, range ses affaires :
— Je dois partir. Vous venez souvent ici ?
— Régulièrement.
— Moi aussi. On se reverra peut-être.
Hmm. Je déchire une demi-page de mon carnet de notes, je grifonne "Vassili Grosmann, Life and Fate", je lui tends, il hésite un peu :
— Je ne lis que des romans.
— Mais c'est un roman.

Je le regarde partir. Je me demande s'il va le lire, je me demande ce que représente la bataille de Stalingrad pour un Australien, je me demande quelle bataille du Pacifique serait l'équivalent et s'il existe un grand roman qui en raconte l'histoire.


Description de Treblinka. Je l'ai déjà lu, en 1995 ou 1996, quand Le Livre noir a été publié. Je pensais ne jamais la relire. Je souhaitais ne jamais la relire.

Ne serait-il que lire cela est infiniment pénible. Le lecteur doit me croire, il n'est pas moins pénible de l'écrire. Peut-être quelqu'un me posera-t-il la question: «Mais pourquoi donc l'écrire, pourquoi rappeler tout cela?» Le devoir de l'écrivain est de rapporter l'horrible vérité, le devoir civique du lecteur est d'en prendre connaissance. Tous ceux qui se détourneront, qui fermeront les yeux et passeront à côté porteront atteinte à la mémoire des disparus. Tous ceux qui ne prendront pas connaissance de toute la vérité ne pourront jamais comprendre avec quel ennemi, avec quel monstre, notre grande, notre sainte Armée rouge s'est affrontée à mort en un combat singulier.

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.332

Je supporte mal les fictions, livres ou films, sur ce sujet. Il me semble que seuls les documents/documentaires peuvent relater l'horreur, je peine à accepter qu'on puisse "imaginer" de telles scènes et de telles mécanismes, et c'est pour cela que La Liste de Schindler ou Les Bienveillantes me choquent, même si je n'ose pas le dire, de peur de paraître ridicule et extrémiste, sans compter qu'il y a toujours, à défaut de fiction, au moins du montage ou de la mise en scène, même dans les documentaires (cf. Shoah de Lanzman).
Alors... après tout, si les œuvres de fiction peuvent permettre de faire lire ce qui ne sera pas lu autrement...

Henri Troyat

J'avais prévu d'écrire ce billet dès lundi mais je voulais absolument mettre en ligne le séminaire d'Isabelle Serça avant le séminaire suivant; les lignes citées en fin du précédent billet conviennent parfaitement à l'introduction de ce billet: «si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre [...]»



En CM2, invitée à passer un week-end chez une amie (c'était la première fois que cela m'arrivait depuis que j'étais en France), je trouvais dans la bibliothèque familiale Les semailles et les moissons d'Henri Troyat que j'empruntais.
En classe, nous avions le droit de lire quand nous avions fini notre travail. Je déposai ce livre sur le coin de mon bureau. Cette fois-là, pour une raison que j'ignore car ce n'était pas habituel (était-ce parce que le livre était plus gros que d'habitude?) l'instituteur me demanda au moment de la leçon de lecture de lire un passage de mon livre.
— Qu'est-ce que c'est? me demanda-t-il.
Les semailles et les moissons.
— Ah, il me semblait bien que cela me disait quelque chose.
Est-ce de ce petit moment de frime qu'est né mon attachement à Henri Troyat?

De ce livre je ne me souviens pas de grand chose: la campagne, la carriole, le début de la guerre de 1914, l'installation dans le café du mari. Je me souviens que l'héroïne, Amélie, perd sa mère vers quatorze ans. Elle prend alors en charge l'épicerie du village et découvre que les merveilleux bibelots de plâtre représentant des pâtres et des bergères qui lui paraissaient si attirants et qu'elle regrettait que sa mère ne vendît pas dans l'épicerie lui semblent désormais sans intérêt. La mort de sa mère l'a fait accéder à un autre stade du goût. Or j'aimais alors beaucoup les bergères de plâtre, leurs couleurs pastels et leurs joues roses. Je me mis à moins les aimer, puis à ne plus les aimer.
C'est à ce passage que j'ai pensé la première fois que j'ai lu la phrase de Renaud Camus: «Il n'y a pas de goût, il n'y a que des états culturels».
Je n'ai jamais lu les tomes suivants même si j'ai fait acheter l'intégralité du cycle à ma mère. Je l'ai donnée il y a quelques années à une kermesse de la paroisse.

Pendant mes années de collège, j'ai lu plusieurs fois deux cycles, Tant que la terre durera et Les Eygletière, dans les beaux volumes reliés de la bibliothèque de la ville. Je retrouve à leur propos exactement ce que décrit Proust dans Sur la lecture: je me souviens moins des livres que du contexte dans lesquels je les ai lus et des sentiments qui m'agitaient alors.

Je crois me souvenir que Tant que la terre durera est une saga russe. Je me souviens de deux anecdotes: un petit garçon au début du livre rêve qu'une catastrophe menace sa famille qu'il sauverait alors, devenant un héros (et je cessai alors de rêver qu'une catastrophe ébranlât ma famille pour que je devinsse un héros (j'ai ri en découvrant des sentiments voisins prêtés à Tante Léonie [1])) et un avortement à l'aiguille à tricoter: une femme, personnage important, avortait à la demande de son amant qui, satisfait, songait que tout allait se poursuivre comme avant, elle le quittait aussitôt pour ne jamais le revoir, à sa grande incompréhension. Il me semblait que je la comprenais très bien.

Quant aux Egletyères, je leur dois sans doute mes premiers émois sensuels. J'aimais les titres, La Faim des lionceaux et La Malandre.

Et puis j'ai abandonné Troyat pour passer à autre chose. Il m'en reste la sensation de ce que j'appelle la littérature "honnête", sans esbrouffe et sans surprise, une sorte d'idéal pour honnête homme.

Je ne peux pas dire que la mort d'Henri Troyat me fasse véritablement de la peine. Mais elle laisse une ombre, une absence, un regret, comme la mort en son temps de Maurice Genevoix, l'autre écrivain que l'on me faisait lire, parce que nous habitions en bordure de la Sologne. Il faisait partie de ces gens dont l'existence va de soi et ne peut être mise en question, ce qui fait qu'on ne pense pas souvent à eux jusqu'au jour où on apprend leur mort.


Notes

[1] «[...] survenant à un moment où elle se sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, [...] Du côté de chez Swann Clarac t1 p.116

L'Orme du mail

Il y a quelques temps (le 16 décembre pour être précise), Tlön m'apporta un livre d'Anatole France. Cette attention m'émut doublement: d'une part dans sa dimension d'attention «soudain un inconnu vous offre des fleurs», d'autre part dans sa dimension d'attention.

J'ai donc lu L'Orme du mail.
C'est magnifique d'intelligence et de légèreté.
J'ai enfin compris ce que voulait dire "esprit français". Il s'agit de ces phrases qu'un mot suffit à faire basculer vers le rire ou le doute, un mot innocent, insoupçonnable, qu'une lecture un peu rapide pourrait ne pas remarquer.

L'action (si l'on peut dire, car il ne se passe rien, les dernières pages bouclent sur les premières) met en scène les relations naïvement compliquées entre les représentants de l'Église, de la République et de l'Armée dans une ville de province à la fin du XIXe siècle. C'est très drôle, chacun est ridicule et charmant, cependant la sensation aigüe que tout cela est instable, susceptible de basculer à tout instant — l'armée pourrait renverser la République, l'Église est un contre-pouvoir puissant, sans compter tout simplement la bêtise de la population —, ne nous quitte pas.

Lorsque j'ai voulu choisir un passage, j'ai hésité entre une scène confrontant l'excellent abbé Guitrel au préfet un peu obtus et les pages défendant la République, défense ayant l'adresse de s'appuyer sur les faiblesses de la République. (Une phrase me fait frémir car elle reprend exactement ce qu'on dit aujourd'hui de l'Europe: «Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c'est le sincère désir qu'elle a de ne point faire la guerre en Europe.» Funeste présage si l'on considère que la guerre de 1914 éclata peu après.)

J'ai finalement choisi un passage sur un sujet bien plus léger, passage qui se moque à la fois des érudits et des ignorants, passage au sens subtil et instable (glissement de la supposition à la certitude à la faveur du discours indirect libre) qui me fait beaucoup rire par sa futilité même. La (trop) grande précision de France, la multiplication des références, est déjà une source de ridicule et de sourire.

M. Paillot était libraire à l'angle de la place Saint-Exupère et de la rue des Tintelleries. Les maisons qui bordaient cette place étaient pour la plupart anciennes; celles qui s'adossaient à l'église portaient des enseignes sculptées et peintes. Plusieurs avaient un pignon pointu et la façade en colombage. Une d'elles, qui avait gardé ses poutres sculptées, était un joyau admiré des connaisseurs. Les solives apparentes étaient soutenues par des corbeaux taillés, les uns en forme d'anges portant des écus, les autres de façon de moines bassement accroupis. A gauche de la porte, le long d'un poteau, se dressait la figure mutilé d'une femme, le front ceint d'une couronne à gros fleurons. Les gens de la ville disaient que c'était la reine Marguerite. Et la maison était connue sous le nom de maison de la reine Marguerite.
On croyait, sur la foi de dom Maurice, auteur d'un Trésor d'antiquités, imprimé en 1703, que Marguerite d'Ecosse avait logé en cet hôtel durant quelques mois de l'an 1438. Mais M. de Terremondre, président de la Société d'agriculture et d'archéologie, prouve, dans un mémoire solidement établi, que cette maison avait été bâtie en 1488 pour un notable bourgeois nommé Philippe Tricouillard. Les archéologues de la ville qui conduisent les curieux devant ce logis leur montrent volontiers, en saisissant le moment où les dames sont inattentives, les armes parlantes de Philippe Tricouillard, sculptées sur un écu porté par deux anges. Ces armoiries, que M. de Terremondre a judicieusement rapprochées de celles de Coleoni de Bergame, sont figurées sur le corbeau qui se trouve au-dessus de la porte d'entrée, sous le linteau de gauche. Les figures en sont peu distinctes et reconnaissables seulement pour ceux qui sont avertis. Quant à l'effigie d'une femme portant une couronne, qui est adossée à la solive perpendiculaire, M. de Terremondre n'a pas eu de peine à démontrer qu'il faut y voir une sainte Marguerite. En effet, on distingue encore aux pieds de la sainte les restes d'un corps difforme qui n'est autre que celui du diable; et le bras droit de la figure principale, qui manque aujourd'hui, devait tenir le goupillon que la bienheureuse secoua sur l'ennemi du genre humain. On conçoit que sainte Marguerite figure à cette place depuis que M. Mazure; archiviste du département, a mis en lumière une pièce établissant qu'en l'année 1488 Philippe Tricouillard, alors âgé de soixante-dix ans environ, avait épousé depuis peu Marguerite Larrivée, fille du lieutenant criminel. Par une confusion qui n'est pas trop surprenante, la céleste patronne de Marguerite Larrivée a été prise pour la jeune princesse d'Ecosse dont le séjour dans la ville de *** a laissé un profond souvenir. Peu de dames ont légué une mémoire de plus de pitié que cette dauphine qui mourut à vingt ans en exhalant ce soupir: «Fi de la vie!»

Anatole France, L'orme du mail, début du chapitre XII

Opération Barbarie

Quand j'eus découvert le nom de Vladimir Volkoff, je fis quelques recherches. Je découvris un romancier plus ou moins journaliste/enquêteur, spécialiste de la désinformation, fervent orthodoxe, ayant des positions contestables sur la guerre de Yougoslavie et soutenant Poutine.
J'achetai au hasard de mes promenades Le Montage (1982) à la brocante paroissiale de notre-Dame de La Trinité. Je ne l'ai toujours pas lu.
Sur Amazon, je trouvai la référence d'Opération Barbarie, qui m'intriga: apparemment c'était le premier livre écrit par Volkoff, c'était un roman qui traitait de la torture en Algérie, et à l'époque, en 1961, il avait été refusé par tous les éditeurs. Il venait enfin d'être édité. Je l'achetai, avec l'intention de l'offrir à O. (le premier livre du Lieutenant X !)
Je le lus et ne l'offris pas.
Je l'ai feuilleté hier soir pour préparer ce billet. Aujourd'hui encore, je ne peux lier intellectuellement le fait que le jeune homme qui écrivit Opération Barbarie en 1961 soit le même que celui qui écrivit Langelot agent secret en 1965. Le premier est trop sombre et le deuxième trop guilleret. Je ne sais si j'en veux au Lieutenant X d'avoir connu des événements qui lui ont permis d'écrire Opération Barbarie ou si j'en veux à Vladimir Volkoff d'avoir été capable d'écrire Langelot après avoir écrit Opération Barbarie.
C'est stupide, je sais. Mais c'est un peu comme si je découvrais que Nounours, dans une vie antérieure, avait eu une vie d'ours sauvage dans un livre de Fenimore Cooper.

Dans son premier livre, Vladimir Volkoff démontre une étonnante maîtrise de narration La succession des événements est raconté à tour de rôle par trois narrateurs différents. L'histoire n'est pas linéaire, elle se présente comme un flash-back. Il subsiste des maladresses, sans doute quelque chose de trop appliqué dû à cette structure artificielle difficile à maîtriser pour un premier livre : parfois, entre l'ironie, les sous-entendus et les surnoms, on ne sait plus bien où on en est. Mais cela reste une réussite pour un débutant.

Parti deuxième classe le 9 septembre 1957 pour faire son service militaire, Vladimir Volkoff s'est porté volontaire pour l'Algérie. Il a servi dans les troupes de marine et a été démobilisé le 7 janvier 1962 comme lieutenant, avec la croix de la Valeur militaire.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, quatrième de couverture

Le présent volume est composé de deux parties.
Le roman Opération Barbarie, ouvrage de jeunesse, a été écrit en Algérie, dans la vallée de la Soummam, en 1961.
À l'époque, le manuscrit avait été refusé par des éditeurs de droite parce qu'il traitait de la torture et par des éditeurs de gauche parce qu'il ne visait pas à discréditer l'armée française.
Si l'auteur s'est décidé à publier ce texte quarante ans après son écriture, c'est à la suite de la campagne de désinformation déclenchée en 2000 et visant, entre autres, à déstabiliser l'armée française.
Le texte est publié tel quel. L'action est métaphorique et l'ambiguïté du mot « Barbarie » voulue.
L'essai Quarante ans après, écrit en 2001, expose en deux chapitres les réflexions de l'auteur :
— sur la guerre d'Algérie considérée comme une grande occasion manquée ;
— sur la « torture » ou, plus précisément, la question.
Vladimir Volkoff, Opération Barbarie, avertissement situé avant la page de titre

L'arrivée de rebelles au camp militaire, le choix d'un cachot en attendant de les soumettre à la question. Le narrateur est une femme, maîtresse d'un militaire présent:

Bien. L'après-midi, le Minotaure du blockhaus réclama une pitance plus substantielle. On lui en ramena un camion. Tout le monde alla les voir, et j'y fus aussi.
Ils descendaient maladroitement, appendus du bout des ongles aux hautes ridelles, un orteil sur le pneu, l'autre pied à la verticale, comme les danseuses, ou plutôt comme si, déjà, on les écartelait. Des vieux, accrochés à mi-hauteur, voulaient remonter, s'embarrassaient dans les longs manteaux gris qu'ils portaient presque pour tout vêtement; les barbes grises sous les chèches blanchâtres traînaient dans la poussière de la caisse et la hâte générale suggérait une ignoble bonne volonté à se laisser supplicier. Il n'y avait pas assez de menottes pour tout le monde, et on les avait affectées aux jeunes : un gaillard à chèche orange, les mains jointes comme pour le plongeon, sauta. Toute une chaîne de jeunes garçons, une paire de menottes pour deux, se déroula par à-coups et vint se ranger devant le camion comme au pied d'un mur. Les visages, terreux, immobiles, me surprirent : nulle épouvante, nul désespoir visibles ; aucune résignation, même. Simplement, ils étaient devenus encore plus impénétrables que tous les jours, encore plus étrangers. Et c'étaient les haillons, la crasse, les épaules voûtées, les poitrines creuses, les paupières bouffies, qui pourtant n'avaient pas changé depuis hier, qui paraissaient chargés d'exprimer la détresse de l'heure.
N'allez pas vous imaginer que j'eusse à me défendre contre la moindre sensiblerie. Mais d'aimer les hommes, d'en regarder dans les yeux une petite cargaison, et de les savoir tous, sans exception, promis à une séance plus ou moins prolongée de ce qu'il faut bien appeler par son nom: la torture, cela écœure un peu, malgré qu'on en ait.
[...]
Il fallait parer aux évasions, aux indiscrétions, prévoir un accès facile, des issues bien gardées, le moins de publicité possible. Gabriel suggéra un bâtiment qui servait de magasin; mais il y avait des fenêtres; le capitaine, l'infirmerie: elle était trop petite.
[...]
- Trouvé! jappa le roquet roux.
- Où?
- Ici.
Du soulier, il cogna le plancher, qui sonna creux. Burbura :
- Essayez.
On pratiqua une trappe dans le plancher du bureau et l'on vit que l'on disposait, dans l'espace vide entre le plancher et la terre, d'une prison encastrée dans les fondations du bâtiment et déjà partagée en cellules correspondant aux pièces du rez-de-chaussée. Des cellules sans air et d'un mètre de haut, mais à la guerre comme à la guerre : il ne s'agissait pas de confort. Le capitaine s'éclipsa pour n'avoir pas à donner son avis, Gabriel eut un haussement d'épaule qui acquiesçait, et moi, j'écarquillai les yeux pour me contraindre à regarder. Pourquoi me sentais-je responsable ?
- Allez ! Dedans ! jappa le roquet.
- Là? questionna un vieil homme, sans indignation ni horreur, comme pour demander qu'on voulût bien préciser l'information.
- Oui: là. Tu veux que je te prenne dans ma chambre ? Dépêche-toi.
- Je me dépêche.
- Tais-toi.
- Je me tais.
Un à un, les hommes s'affaissèrent dans le trou. Les vieux s'accrochaient aux lattes du plancher puis se laissaient tomber avec une souplesse surprenante ; les jeunes jetaient un regard autour d'eux, comme s'ils ne devaient jamais revoir la lumière du jour, puis sautaient, tels des parachutistes nerveux. Un troufion blond, torche électrique à la main, se déplaçait à quatre pattes dans le souterrain et réglait en rigolant le ballet des taupes humaines.
Je m'approchai de la trappe, et je vis se mouvoir au fond les plantes de pieds et la croupe d'un homme qui gagnait sa cellule en quadrupédie. Le suivant, un vieillard à barbiche blanche, attendait patiemment son tour au bord du trou. Je me forçai à lever les yeux jusqu'aux siens. Il y eut un sourire sur sa vieille petite figure de papier mâché jaune. Je me sentais trop embarrassée pour garder le silence:
- Tu ne seras pas bien, là-bas, murmurai-je honteusement... Et lui, avec courtoisie, il plaisanta :
- Si ce n'est pas pour longtemps...
Rationnelle installation! A présent, dès que nous entrions dans un bureau ou à la popote, nous savions que sous nos semelles grouillaient des hommes, que nous marchions sur de la souffrance humaine, comme les hommes marchent sur l'enfer. Rarement, nous entendions remuer ; rarement, un mot inconnu montait troubler notre digestion à travers un interstice du plancher: la plupart du temps, nos damnés restaient cois, et personne n'aurait pu deviner qu'ils étaient là, croupissants sous le lit, sous la table, sous le soulier clouté. Tout à coup, des cris retentissaient, mais avec l'accent du faubourg ou de Cavaillon; un nom mal prononcé résonnait comme une insulte; un «présent» serviable d'outre-tombe répondait après une hésitation; une bousculade; retombait la trappe: les soldats étaient venus chercher quelqu'un.
- Sont sages, nos clients, disait Burbura en se badigeonnant une tartine de mayonnaise.
- Bande de feignants ! glapissait le roquet roux dès qu'il avait six ou sept anisettes dans le nez. Nous, on bosse toute la nuit par votre faute, et vous, là-dessous, vous vous vautrez sur le ventre toute la journée, et vous ne voulez même pas nous dépanner un bout?
Coups de pied dans le plancher.
- Quand vous aurez passé le pied à travers... sifflait Gabriel.
Dès le deuxième jour, le silence de nos emmurés devint insoutenable.
Sauvagiot se plaignait:
- Ils ne pourraient pas geindre un peu ? Ça serait tout de même moins terrible pour nous.
Le ric avançait le museau :
- On pourrait leur dire.
Le roquet bondissait sur place :
- Mais vous n'avez qu'à faire comme s'ils n'étaient pas là ! Je ne sens pas du tout qu'ils y sont, moi.
Et alors Gabriel, brusquement penché sur la table:
- Question d'odorat, monsieur. Moi, je sens.
Nous reniflâmes. Et, en effet, la tranche épaisse d'humanité compressée sous nos pieds commençait à dégager une odeur compacte qui évoluait vers le haut, par couches successives et de plus en plus nauséabondes, par vagues où se brassaient tous les relents les plus offensants pour la narine, comme une silencieuse et abominable protestation :
«Nous ne pouvons ni écrire, ni chanter, ni parler, ni gémir : que notre puanteur nous serve de témoignage!»
- Mon cher Gaby, tu as raison, dit Burbura. Ils commencent à empester : il faudra en relâcher quelques-uns.
- Vous les relâcherez après leur avoir fait sentir ça !
- Mais, mon cher Gaby, nous aussi, nous sentons ça.
- Oui, dit Gabriel, pédantesque. Seulement nous respirons, et ils exhalent.

Ibid, extraits de la page 107 à la page 111

Ecouter Proust

En 1996, je fus embauchée en CDD dans une grande société d'assurance. Très vite je trouvai le chemin de la bibliothèque du CE, où je découvris Lawrence Block, Ralph König (Le retour de la capote qui tue (une bibliothécaire progressiste comme vous voyez)) et des livres enregistrés sur cassettes.

Je n'ai pas la télévision, je traite les tâches ménagères par le mépris, je peux rester avec six mois de linge en retard, repassant une chemise sur le bord du lit en catastrophe le matin de temps en temps : j'essayai donc les cassettes.
C'est ainsi que je me mis à repasser — un peu plus — régulièrement, écoutant la deuxième partie de Don Quichotte (ils n'avaient pas la première, c'est ballot (Zvezdo ®)), Emma Bovary à qui je trouvai des charmes de couleur et de mouvement insoupçonnés (je me souviens d'un extraordinaire mouvement tournoyant de la robe), Prose du Transsibérien (dans l'espoir déçu de l'apprendre par cœur), La Princesse de Clèves, Les Liaisons dangereuses, Le Père Goriot,... J'achetai l'adaptation du Lord of the Ring pour la BBC (onze cassette entièrement tournées vers l'action, disparition de l'épisode de Tom Bombabil), Revolting Rythmes de Roalh Dahl (ça, c'est très très drôle), des nouvelles des frères Coen que je n'ai jamais comprises (ça parle trop vite avec trop d'argot), etc.
(Je prête tout, il suffit de demander).

En 2001, m'ennuyant profondément, je décidai de reprendre des études de philosophie par correspondance. Suite à une mauvaise recherche sur internet (ou alors, à l'époque, ils étaient les seuls à avoir un site à jour), je m'inscrivis à... Toulouse (ce qui donna lieu à des transhumances curieuses au moment des examens, du genre prendre le train de nuit directement en sortant du travail, passer des oraux à Toulouse, revenir par train de nuit et réembaucher 48 heures plus tard comme si de rien n'était sans avoir remis les pieds chez moi entretemps (car bien entendu je n'avais pas prévenu mes employeurs)).
Evidemment, je n'avais pas beaucoup de temps pour étudier, faire les devoirs, lire les œuvres imposées. Je vécus sur mes acquis (en d'autres termes cela ne me servit pas à grand chose puisque je n'étudiai pas avec sérieux) et achetai les cassettes disponibles des œuvres littéraires au programme : Un amour de Swann.

C'est ainsi que je commençai à écouter La recherche du temps perdu. Cela fait cinq ans qu'elle m'accompagne partout, sur les longs trajets en voiture, et surtout dans la cuisine (les heures d'ennui de la vaisselle, Guillaume!) Il y a deux mois, j'ai été bloquée à la fin du Côté de Guermantes (oui, je ne vais pas vite : je réécoute de nombreuses fois les mêmes cassettes ou les mêmes disques) : Sodome et Gomorrhe n'était pas enregistré. La Prisonnière oui, mais pas Sodome et Gomorrhe. Il allait falloir que je trouve le temps de le lire.
Et puis non, finalement non.

Ouf ! Seize années de persévérance, et le voici, ce coffret de 111 CD contenant l'intégrale de «A la recherche du temps perdu»: 137 heures d'écoute! En 1990, les éditions Thélème naquirent de ce projet d'un temps nouveau. Proust venait d'entrer dans le domaine public lorsque Adeline Defay, par passion pour l'œuvre, réunit de grands comédiens qui lisent en studio 7 à 20 pages par séance de trois heures, pour préserver l'intensité du rapport au texte. André Dussollier commence avec « Du côté de chez Swann » sur cassettes audio (comme le temps et les supports passent !) et conclut avec « La prisonnière ». Entretemps l'ont rejoint Lambert Wilson, Robin Renucci, Guillaume Gallienne, Michaël Lonsdale et Denis Podalydès. Ce dernier, auquel on doit déjà la performance de la version sonore (et intégrale) du «Voyage au bout de la nuit» de Céline (Frémeaux et associés), est intarissable sur son bonheur de lecteur d'«Albertine disparue» et du «Temps retrouvé»: «Je suis un liseur, selon la définition de Jacques Roubaud. Je lis comme je mange. Et depuis toujours, je dévore, alors si l'on me paie pour augmenter mon temps de lecture, surtout s'il s'agit de Proust, j'accepte avec plaisir L'acteur, quand il est lecteur, est le metteur en scène de lui-même, il entre dans l'intimité du texte, et cette immersion dans la littérature peut même lui donner l'illlusion d'être écrivain. En retrouvant la trace de l'écriture par la voix, c'est presque comme s'il reprenait la plume... Quand j'écoute, en voiture, Guillaume Gallienne lire "Sodome et Gomorrhe", j'ai envie de reprendre le livre pour voir où il a respiré.» Alors que s'achève cette édition, Thélème rempile: «Il nous reste la correspondance, ce qui permettra, dès celle de Proust avec sa mère, d'introduire une voix de femme.» C'est donc reparti pour quinze ans.

Valérie Marin La Mêlée in Le Point du 19 octobre 2006

Enfin, que les puristes ne s'insurgent pas : je lirai Proust, je le lis déjà pour retrouver la page précise d'une citation.
Je me contente de gagner du temps en pensant à Flaubert (le gueuloir), à Autant en emporte le vent (quand les femmes lisent Dickens à haute voix pour tromper l'attente du retour des hommes partis en expédition punitive) et à Victor Klemperer.

Budapest 1956

Il y a quelques années, j'ai emprunté Le Gang des philosophes, de Tibor Fischer, à la bibliothèque rue Mouffetard. Le livre m'a plu (encore un livre dans la catégorie loufoque), j'ai donc entrepris Sous le cul de la grenouille.

"Tibor Fischer est né en 1959 à Londres de parents hongrois", nous indique laconiquement la quatrième de couverture. Sous le cul de la grenouille décrit la survie d'un jeune homme, Gyuri, dans Budapest de décembre 1944 à octobre 1956. C'est un livre drôle et désolant, racontant les mille et une malices de quelques jeunes gens devenus basketteurs pour échapper (un peu) à la chappe communiste. Les anecdotes sont tristes, amères ou totalement déjantées. Les détails révoltants, injustes ou stupides s'insèrent naturellement dans la vie quotidienne, seul Gyuri, poète, amoureux, rêveur, semble en souffrir et ressentir un malaise: fuir, donc, mais fuir où?
On avance ainsi dans le récit, de scène en scène, sans jamais s'ennuyer, même si le tout est un peu décousu.

Une escapade hors de Budapest (je rajoute des sauts de ligne pour faciliter la lecture à l'écran):

Ladanyi revenait chez lui à cause du camarade Farago. Ce Farago avait été longtemps, semblait-il, un élément clé de la vie à Halas. Ladanyi en gardait un vif souvenir, bien qu'il fut parti à quatorze ans pour étudier à Budapest. «Farago était à la fois l'idiot du village et le voleur du village. Dans un petit coin comme ça, il faut cumuler.» Mais ce petit village ne montrait une très grande tolérance vis-à-vis des fauteurs de troubles autochtones.

La guerre et la Croix Fléchée changèrent cela. Octobre 1944 était bien le dernier moment auquel les villageois s'attendaient à voir Farago. Il était passé des méfaits à la petite semaine — faucher des tournesols, piquer des abricots, kidnapper des cochons — à l'administration du district sous contrôle nazi. Ladanyi ne s'étendit pas sur ses agissements de l'époque. «Mieux vaut pour vous les ignorer.»

Les citoyens de Halas ne s'attendaient pas à revoir Farago après 1944 parce qu'il avait pris six balles dans le buffet et que la carriole l'avait conduit à la morgue de Békéscsaba où la police déposait ses victimes non réclamées de décès inexplicables. A l'époque, les corps égarés intéressaient encore la bureaucratie; un peu plus tard personne n'y aurait pris garde.
C'est au moment où on étendait Farago sur une table de la morgue qu'il se plaignit, très bruyamment pour un cadavre, d'avoir le gosier sec.

Les villageois furent donc étonnés de le revoir. «On m'a juste donné un revolver à six coups, est-ce ma faute?» fit dans la csarda une voix chargée de reproche. Ce n'était pas la première fois qu'on attentait à la vie de Farago. Un mois auparavant, alors qu'il avait reçu l'hospitalité d'un fossé bien plus proche de l'endroit où il s'était soûlé à rouler que de son domicile, quelqu'un avait balancé là une grenade pour lui tenir compagnie. La grenade n'avait pas réussi à débarrasser le monde de Farago, même si elle l'avait débarrassé de sa jambe gauche, mais l'ardeur de celui-ci à servir ses mentors allemands n'en avait pas été attiédie, d'où l'exercice subséquent de tir à la cible.

C'est le curé du village qui suggéra alors un autodafé. Lorsqu'on apprit que Farago, une fois de plus, avait le nez enfoncé dans l'oreiller sous le poids d'une masse d'alcool, des mains anonymes mirent le feu à sa maison en pleine nuit. Il devait être carbonisé dans un vrai coma éthylique car le feu put carboniser la porte d'entrée, puis réduire les deux maisons voisines sans qu'il en perdît un ronflement. «Le curé avait suggéré ça? s'étonna Gyuri. — Qui sait? répondit Ladanyi. Si on disposait du texte original des Commandements, on y trouverait peut-être bien une note en bas de page prévoyant une dispense dans le cas de Farago.»

Quand Halas sut que Farago, tournant avec le vent politique, briguait le poste de secrétaire du parti communiste local, on décida de passer aux choses sérieuses. En pleine nuit, on le traîna hors de chez lui ivre mort et comme un poids mort. Ses mains furent liées dans son dos, une corde jetée en travers d'une branche, un nœud passé à son cou. On le hissa, la branche cassa, et ses hurlement éveillèrent la curiosité d'une patrouille russe qui passait par là.
De cette élévation nocturne, Farago conserva un collier de meurtrissures et l'habitude de porter un revolver : il avait senti que certaines personnes ne l'aimaient pas vraiment.
«Je tire, avait-il annoncé dans la csarda, et je ne prends même pas la peine de poser des questions après.» Cette déclaration suivait la mort du villageois auquel on attribuait le mérite de l'avoir six fois transpercé.

À l'origine du retour de Ladanyi se trouvait un petit vignoble de deux hectares, à bonne distance de Halas, qui produisait un vin si âcre que Farago était pratiquement le seul à accepter d'en boire. Ce vignoble avait été légué à l'Église (sans doute par malveillance), bien que son revenu annuel suffît tout juste à faire épousseter l'autel.
Farago, en sa qualité de premier secrétaire et de maire de la commune de Halas-Murony, avait décrété que ce vignoble devait être retiré à la garde des fournisseurs d'opium du peuple et placé sous l'hégémonie du prolétariat. Le village se tourna alors vers Ladanyi parce que c'était quelqu'un qui avait été à Budapest, qui avait regardé dans les entrailles des livres, parce qu'il avait aspiré ses premières goulées d'air à Halas, parce qu'il était un membre à part entière de la Compagnie de Jésus et parce qu'il avait fait tomber le record des cinquante œufs.
Bien qu'il eût quitté le village quinze ans auparavant et n'y fût revenu en week-end qu'une fois dans l'intervalle, Ladanyi y restait une célébrité et la source d'une immense fierté. Combien d'autres localités pouvaient se vanter d'avoir leur juif du village chez les jésuites? Et puis il y avait les récits qui serpentaient jusqu'ici, sur la manière dont Ladanyi faisait son chemin à l'Université de droit, sur les tournois d'omelettes et sur sa participation aux guerres du goulasch qui avaient éclaté à la fin des années trente dans les restaurants de Budapest.
[...]
Mais celui-ci avait raccroché couteau et fourchette, non sans avoir battu pour la seconde fois le record des cinquante œufs, après que le rédacteur du Pesti Hirlap fut tombé mort face à lui d'un arrêt cardiaque non sans rapport avec l'omelette de quarante-six œufs qu'il venait d'avaler. Ce brusque trépas dînatoire, au moment, de surcroît, où Ladanyi réalisait qu'il voulait entrer dans la Compagnie, mit fin à sa carrière gastronomique, sans porter atteinte à sa renommée à Halas. Aussi, quand Farago apprit qu'il venait plaider pour le vignoble, il lança simplement ce défi: «Réglons ça à table.»
[...]
À présent, tout le village tendait le cou : Farago, visiblement, perdait pied, contemplant avec ressentiment son bol plein.
«Comme on dit, articula-t-il en cherchant son souffle, il n'y a pas de place pour deux joueurs de cornemuse dans la même auberge. Nous, la classe laborieuse... nous, l'instrument du prolétariat international... nous défendons les gains du peuple...» Là, il coinça, tomba de sa chaise et, comme s'il vomissait sa propagande, vida son estomac sur le plancher. Il sembla mûr à Gyuri pour les derniers sacrements.
Ladanyi ne parut pas s'en inquiéter. «Voici quelques documents que le père Orso a, je crois, préparés à votre signature», dit-il.
[...]
Neuman rompit le silence du pélerinage: «Est-ce que cet accord vaut réellement quelque chose? Si je peux me permettre, ce Farago m'a l'air capable de baiser sa grand-mère pour le prix d'un verre de rouge ou même pour rien.
— Ecoutez, dit Ladanyi, il faut se dire que nous avons joué ce soir une moralité. On m'a demandé de venir. Je ne pouvais pas refuser. Je doute qu'à l'avenir cela fasse la moindre différence, pas à cause de l'improbité de Farago, mais à cause de tout ce qui se passe dans le pays. C'était un soir de victoire miniature dans les longues années de défaites qui s'annoncent. J'espère qu'il comptera pour les gens de Halas.

Tibor Fischer, Sous le cul de la grenouille, p.75 et suivantes dans l'édition de poche

Quand Franquin tire son inspiration de Kafka

Ce billet est dédié à la jeune boulangère de Tlön.

J'ai très peu lu Kafka : la Métamorphose juste après le bac, qui ne m'a pas laissé de souvenir impérissable, et Le Château il y a deux ans environ. Ce livre m'a enchantée. Autant je suis peu sensible à l'humour beckettien, qui me paraît de bout en bout tragique, autant l'absurde kafkaïen, la logique poussée dans ses derniers retranchements, m'est très naturel. D'après ce que j'en entendais ici et là je redoutais de lire Kafka, j'avais peur d'être exaspérée par les situations. K. réagit toujours avec tant de bon sens, essayant d'avoir une prise sur les événements sans jamais se décourager, que l'histoire reste supportable.
D'autre part, je suis émerveillée par le décalage entre les constatations nées d'une lecture attentive du texte (grande précision des détails, multiplicité des récits, points de vue des uns et des autres, réseau dense de description de la "réalité", empressement des personnages à vouloir tout expliquer (rien ne paraît jamais inexplicable)) et les impressions plus "lointaines" que laisse le texte une fois le livre refermé : histoire insaissable, difficile à résumer, sensation qu'il ne s'est rien passé, flou, mémoire qui se dérobe. Kafka construit une histoire creuse à partir de trop de détails.

Kafka (au moins dans Le Château) donne une multiplicité de détails qui ne servent pas le récit. Mais ces détails sont la chair même du récit, ils ne visent rien d'autres qu'eux-mêmes. C'est sans doute par l'art de ne pas aboutir à une fin malgré une construction rigoureuse que se distingue Kafka, ou plutôt, tout son art consiste à élaborer une construction parfaite destinée à n'aboutir nulle part. Le temps n'est pas tendu vers l'avant, il est circulaire, ou mieux, c'est un abîme, il semble s'affaisser sous son propre poids : non seulement on tourne spatialement en rond, mais le temps lui-même a implosé, les jours ne passent plus, plus rien ne (se) passe malgré l'agitation et le bavardage (mais qu'ils sont bavards!) perpétuel des personnages et les indications très précises de jour et de nuit.)


Ce préambule est un peu long, à l'origine je voulais simplement signaler une coïncidence amusante:

Dans l'album n°15 de Gaston Lagaffe, Prunelle ouvre l'armoire de Gaston, dont le contenu s'écroule sur lui. Furieux, il vide le reste de l'armoire :
— Attends ! 'm'en vais fiche le reste en l'air... Tu pourras tout recommencer, salopard !...
Prunelle s'éloigne, songeur : « ... Mais je ne comprends pas comment il fait pour que tout ça tienne dans l'armoire avant qu'il ferme les portes !?! »
Gaston arrive, constate le chantier, retrousse ses manches en se préparant à réparer les dégats :
— Il ne se rend pas compte du travail que c'est de classer tout ça dans une armoire.
Il couche l'armoire en disant : « ...et quand je pense qu'il faudra la redresser après...ppffh...»
Puis il la remplit à la pelle tandis que l'on voit Prunelle à l'arrière-plan fumant dans tous les sens du terme.


Imaginez mon incrédulité en lisant le chapitre V du Château (Folio, traduction Alexandre Vialatte) :

[Le maire :] — [...] Mizzi, dit-il, s'interrompant soudain, à la femme qui ne cessait de cesser de s'agiter incompréhensiblement dans la pièce, regarde donc, s'il te plaît, dans l'armoire, peut-être y trouveras-tu le décret. Ce décret date, dit-il à K. en manière d'explication, des premiers temps de mes fonctions : à ce moment-là je gardais encore tout.
La femme ouvrit immédiatement l'armoire. K. et le maire regardaient. Quand l'armoire s'ouvrit on vit tomber à terre deux grosses liasses de rouleaux liés en cylindre comme des fagots; c'étaient des pièces officielles; la femme, effrayée, fit un bon de côté.
— Il pourrait être en bas... En bas! lança le maire dirigeant l'opération du haut du lit.
Docilement la femme plongea les bras dans les papiers, sortant les documents à pleins tabliers pour arriver à ceux d'en bas. Les documents couvraient déjà la moitié de la chambre.
[...] Le silence régnait, on entendait plus que le froissement des papiers, le maire somnolait même un petit peu. Un petit «toc toc» résonna qui fit tourner K. vers la porte. C'étaient les aides, bien entendu.
— [...] Mais puisque vous êtes ici, leur dit-il en risquant un essai, restez et aidez Madame à retrouver une pièce sur laquelle le mot «Arpenteur» est souligné au crayon bleu.
Le maire ne souleva pas d'objection. Le droit que K. n'avait pas, les aides le possédait donc; les aides se jetèrent sur les papiers, mais ils brassaient les papiers plutôt qu'ils ne les examinaient et toutes les fois que l'un épelait le titre d'une pièce l'autre la lui arrachait des doigts. La femme en revanche restait à genoux devant l'armoire vide, elle n'avait plus l'air de chercher; en tout cas la bougie était loin d'elle.
[long récit du maire sur plusieurs pages. Puis le maire :] — [...] Mizzi ! appela-t-il, puis il cria : mais que faites-vous donc ?
Les deux seconds, qui étaient restés sans surveillance depuis longtemps, n'ayant probablement pas, non plus que Mizzi d'ailleurs, retrouvé la pièce recherchée, avaient voulu tout remiser dans l'armoire, mais le désordre qui régnait dans cet excès de dossiers ne le leur avait pas permis. C'est alors que leur était venu l'idée qu'ils essayaient maintenant de réaliser.
Ils avaient étendu l'armoire sur le plancher, tassé dedans les papiers en vrac, puis ils s'étaient assis avec Mizzi sur la porte du meuble et cherchaient ainsi à la fermer lentement.
— La pièce n'est donc pas trouvée? C'est dommage, dit le maire, mais maintenant vous connaissez déjà l'histoire ; au fond nous n'avons plus besoin de ce papier ; d'ailleurs on le trouvera certainement, il doit être chez l'instituteur qui conserve lui aussi un grand nombre de documents. Mais viens ici, Mizzi, apporte la bougie, et lis cette lettre avec moi.
Mizzi vint, elle parut encore plus terne et insignifiante quand elle se trouva assise au bord du lit, pressée contre cet homme fort et éclatant de vie, qu'elle tenait presque embrassé. Seul son petit visage frappait, dans la lumière de la bougie, avec ses traits nets et sévères que l'âge avait à peine adoucis. Ellle n'eut pas plus tôt jeté les yeux sur la lettre qu'elle joignit les mains légèrement : de Klamm ! dit-elle. Puis ils lurent la lettre ensemble, échangèrent quelques mots à voix basse et finalement, juste au moment où les deux aides criaient : «Hourra !» car il venaient de réussir à fermer la porte de l'armoire et Mizzi leur adressait un regard de reconnaissance muette, le maire dit : [...]

Michel Houellebecq

Réponse à un jugement de Guillaume:
c'est trop mal écrit, trop farci de clichés et trop kitsch pour que je pense sérieusement à poursuivre le sillon de ces proses fadasses.
Je ne suis absolument pas d'accord. Ce n'est pas mal écrit. C'est un style délibérément plat, sec, sans fioriture. Cela me fait penser à une écriture "américaine", mais je n'arrive pas à trouver à quel auteur américain je pense quand j'écris cela. Il est fort possible que ce soit un auteur dans un genre que vous méprisez, un auteur de science-fiction.

Les clichés sont une composante de ce style. Il est toujours à la limite du too much, à la limite de basculer dans le grotesque. C'est une écriture de et sur la bêtise.
Soit la phrase (entre cent du même acabit): «La remarque de sa mère, certes, n'avait rien de bien surprenant; le tabou de l'inceste est déjà attesté chez les oies cendrées et les mandrills.» (Les particules élementaires, p.93) : phrase cliché, toute prête, phrase qui met mal à l'aise, phrase qui peut faire sourire si on décide de la prendre au second degré, comme si elle était ironique, phrase plate, sans aucune marque d'ironie, dont il nous faut bien accepter ce qu'elle nous dit de l'homme, même si ce n'est pas agréable, phrase vraie et donc bête (phrase dite alors qu'elle allait sans dire), sans grand intérêt pour le texte lui-même, phrase qui ne sert qu'à mettre le lecteur en condition. Tout le style de Houellebecq vise à mettre le lecteur en condition, à le mettre mal à l'aise, en ce sens il est une provocation.
Ce qui est dit est toujours vrai (jamais faux), rarement agréable à entendre, pas forcément utile ou nécessaire, paraît souvent exagéré tandis qu'à la relecture de chaque phrase, rien n'est exagéré. C'est l'accumulation de phrases vraies non exagérées qui donne cette impression d'exagération. Il me semble que le génie de cette écriture est dans cette tension qu'elle fait naître entre l'obligation pour le lecteur de reconnaître que chaque phrase est vraie ou plausible, et le refus de ce même lecteur de reconnaître pour vrai le monde décrit au total par l'ensemble des phrases. Houellebecq oblige à voir, à reconnaître l'ambiguïté de notre vision du monde, notre souhait d'aveuglement.

Je n'ai pas de définition du kitsch, mais intuitivement, je pense que l'une des caractéristique du kitsch est de se démoder. Je crois que Houellebecq ne se démodera pas, qu'il sera l'un des rares qu'on lira encore dans trente ou cinquante ans (ou plus, mais restons modestes.)

C'est dans ce livre, Les particules élementaires, qu'il me semble trouver un autoportrait de l'auteur:
Travaillant dans les conditions du reportage, avec un matériel d'éclairage léger, il composait en déplaçant quelques objets des scènes troublantes, à la fois réalistes, tranquilles, et parfaitement désespérées, qui pouvaient évoquer le travail d'Edward Hopper. Il promenait sur les célébrités qu'il côtoyait un regard indifférent et filmait Bardot ou Sagan avec autant de considération que s'il s'était agi de calmars ou d'écrevisses. Il ne parlait avec personne, ne sympathisait avec personne; il était réellement fascinant. (p.38)
(C'est moi qui songe à un autoportrait, pas Houellebecq qui le proclame. Mais si j'ai raison, la dernière proposition est intéressante dans ce qu'elle dévoile de construction du personnage Houellebecq.)

Enfin, chose sans doute étrange, certaines thèses de Houellebecq (monde industriel déshumanisé, perte du désir et de la puissance sexuelle), me rappellent irrésistiblement L'Amant de lady Chatterley.
Taveshall! C'était là Tavershal! La joyeuse Angleterre! L'Angleterre de Shakespeare! Non certes; mais l'Angleterre d'aujourd'hui; Constance s'en rendait bien compte depuis qu'elle était venue y vivre. Cette Angleterre était en train de produire une nouvelle race d'hommes ultra-sensibles à l'argent et au côté politique et social de la vie; mais pour tout ce qui est spontané et intuitif, plus morte que des morts. Des demi-cadavres : mais dont la moitié vivante vivait avec une étrange résistance. Il y avait dans tout cela quelque chose de sinistre. C'était un monde souterrain, et imprévisible. Comment pourrions-nous comprendre les réactions d'un demi-cadavre? Constance vit passer de grands camions pleins d'ouvriers des aciéries de Sheffield, de pauvres petits êtres misérables, tordus, qui ressemblaient à des hommes, en route pour une excursion à Matlock, et elle se sentait défaillir dans ses entrailles; elle pensait: «Ah! Dieu, qu'est-ce que l'homme a fait à l'homme? Qu'est-ce que les conducteurs d'hommes ont fait à leurs semblables? Ils les ont retranché de l'humanité, et maintenant il ne peut plus y avoir de fraternité! Ce n'est plus qu'un cauchemar!

D.H. Lawrence, L'Amant de lady Chatterley, chapitre XI (p.259 dans mon vieux livre de poche imprimé en 1963)


« — Non, dit-il. Ça lui était bien égal. Seulement, il ne les aimait pas. Il y a une différence. Parce que, disait-il, les simples soldats sont en train de devenir aussi pédants, aussi dépourvus de couilles, aussi étroits de boyaux. C'est le sort de l'humanité, de devenir ainsi.
— Même les gens du peuple, les ouvriers?
— Tous. Leur nerf est mort. Les autos, les cinémas, les aéroplanes leur sucent tout ce qui leur reste. Croyez-moi: chaque génération engendre une génération plus abâtardie, avec des tubes de caoutchouc en guise de boyaux, et des jambes et des visages de fer-blanc! C'est une sorte de bolchevisme qui est en train de tuer tranquillement la chose humaine pour adorer la chose mécanique. L'argent, l'argent, l'argent! Tout le monde modernen'a qu'une idée au fond, c'est de tuer chez l'homme le vieux sentiment humain, et de hacher le vieil Adam et la vieille Ève en chair à pâté. Ils sont tous les mêmes. Tout le monde fait la même chose: anéantir la réalité humaine: une livre pour chaque prépuce, deux livres pour chaque paire de couilles! L'amour même n'est qu'une machine à baiser. C'est partout la même chose. Donnez-leur de l'argent, de l'argent, de l'argent, pour enlever tout le nerf de l'humanité et ne laisser que de petites machines trépidantes!»
Il était assis là, dans la cabane, le visage tiraillé par l'ironie et la moquerie. Mais, même ainsi, il tendait une oreille aux bruits de l'orage sur le bois qui lui donnaient une telle impression de solitude.
«Mais, est-ce que cela ne finira jamais? dit-elle.
— Oui, certes. Le monde accomplira son propre salut. Quand le dernier homme, vraiment homme, aura été tué, et que nous seront apprivoisés, devenus tous des animaux apprivoisés de toutes couleurs, blancs, noirs, jaunes, alors tous seront insensés. Parce que la santé de l'esprit a sa racine dans les couilles. Alors ils seront tous insensés, et feront leur grand autodafé. Savez-vous que autodafé signifie acte de foi? Eh bien, ils feront leur magnifique petit acte de foi; ils s'immoleront l'un l'autre.»

Ibid, chapitre XV
Cependant, finalement, un peu d'accord : on se lasse.
La peinture de l'homme moderne, obsédé et impuissant, m'avait fait rire avec une joie mauvaise, avec férocité, lorsque je l'avais découverte dans Extention du domaine de la lutte: j'avais quelques exemples à l'esprit… Si certains donnent l'impression d'avoir eu une révélation (mais n'avaient-ils jamais regardé autour d'eux?), j'ai eu l'impression d'une vengeance: enfin on tournait en ridicule ce monde sans culture, sans élévation, sans curiosité, et ces hommes pathétiques (désolée… Je ne suis pas androphobe, plutôt l'inverse, d'où ma colère, si vous comprenez ce que je veux dire: un peu de dignité, que diable!).

Maintenant qu'on a compris le fond de la pensée de Houellebecq (une illustration d'un roi sans divertissement de Pascal, un romantisme comme on n'en fait plus, l'espoir de s'en sortir (ou pas) dans une solution à la Huxley, l'ambition (le rêve caressé) d'écrire à la Balzac (mais Balzac était la force et la vie, la générosité, aussi, l'amour de la vie, tout le contraire de l'homme dépressif et angoissé)), cela devient un peu répétitif. Lorsque le fond n'est plus intéressant, il faut que la forme soit puissamment envoûtante, et ce n'est pas vraiment le cas.

Il reste que cela "est", comme dirait Flatters, et constituera dans le futur une excellente photographie d'une époque.

Amour d'enfance

Mardi 8 mars 1960. Mort de sa chienne Vania, épagneul breton. Il note dans son petit dictionnaire grec, sans doute sur le modèle de Louise de Vaudémont à Chenonceau : « Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien».
Renaud Camus, Le jour ni l'heure

Les chiens, c'était surtout Vania, ma chienne blanche et dorée, suivie d'éventuels prétendants, et de ses rejetons du moment, quand ils étaient assez grands pour courir plusieurs heures, et n'avaient pas été noyés, dans le plus grand des bassins, ni déjà donnés.
Echange (1976), p 9

Voisine est la tombe de Vania, ma chienne bien-aimée. Sa mort a été la plus grande douleur de mon enfance. Depuis des mois je la savais prochaine. Je faisais moi-même, tous les jours, des piqûres à la pauvre bête, qui gémissait doucement. Je me réjouissais presque d'aller en classe, à cette époque, pour m'éloigner un moment du champ clos d'un drame imminent, inéluctable. Pourtant j'avais passé avec le Ciel un contrat. neuf neuvaines achetaient à Vania une semaine de vie. Mais il ne suffisait pas de réciter les paroles des pater et des ave, il fallait en comprendre, au sens le plus fort, en habiter chacune à chaque fois. Je passais mes nuits en prières, à genoux, dans une concentration fébrile. Quand Vania est morte, je n'ai pas perdu la foi mais ma confiance en Dieu. Je n'ai pas su retrouver avec certitude, là-haut, le coin de terre que mon père avait creusé pour elle.
Journal d'un voyage en France (1981), p.94

Une troisième est pour Roman la plus cruelle. Elle paraîtra futile et ne devoir même pas, peut-être, figurer ici; c'est pourtant celle qui l'affecte le plus: la longue agonie, qui dure presque deux ans, de Vanya, son épagneule tant aimée. La reine Louise, qui comprend l'angoisse de son petit-fils, fait venir de Back, à plusieurs reprises, un célèbre vétérinaire. Roman fait lui-même, des mois durant, de quotidiennes piqûres à la pauvre vête, qui gémit et le regarde d'un air de surprise plus que de reproche, sans comprendre pourquoi son jeune maître la fait souffrir. Le mal qui la ronge l'agite de soubresauts, lui fait pousser de soudains cris de douleur. Elle est devenue aveugle et se cogne à tous les meubles. Roman s'échappe de la maison et fait d'immenses promenades dans la forêt pour fuir l'imminence de la fin. Partir pour la capitale et les heures de classe au Palais le soulage, s'éloigner du domaine où la mort tisse ses filets. Mais si Vanya allait mourir pendant qu'il n'est pas auprès d'elle? Il obtient de son père qu'elle vienne à Back abec lui. Mais elle est trop âgée pour un si grand changement. Elle n'est pas heureuse dans l'appartement du Grand Voïvode, dépaysée parmi des objets qu'elle ne connaît pas, trop loin du jardin où ses pauvres pattes ne peuvent plus la mener à travers les escaliers de marbre. On la réinstalle au manoir. Lorsqu'il est loin d'elle, Roman téléphone tous les jours pour avoir de ses nouvelles. Cet appel même lui fait peur. Il en voit s'approcher l'heure avec terreur. L'idée lui vient souvent qu'une fois survenu ce qu'il craint tant, chaque minute l'en éloignera tandis que chaque minute aujourd'hui l'y mène inexorablement: il la chasse.
Roman Roi (1983), p.165-166

Pourtant Roman n'hésite pas un instant sur l'emplacement de la tombe de la chienne Vanya, que rien ne signale, sinon peut-être la proximité d'un petit rocher rond, sur lequel Diane et moi nous appuyons, les yeux sur les toits et le clocher à bulbe de Hörst, très loin en-dessous de nous.
Roman Roi, p.352

Lorsque j'étais enfant, j'aimais tellement une chienne, devenue vieille et malade, que j'avais passé avec Dieu un contrat pour sa protection : Il la maintiendrait en vie aussi longtemps que je dirais chaque nuit neuf neuvaines. Mais il ne s'agissait pas de prononcer automatiquement et à toute vitesse les mots du Notre Père et du Je vous salue. Il fallait au contraire se pénétrer de chacun d'eux, s'interroger sur son sens, je dirais presque le réaliser, au sens même dont s'accommodent les puristes, c'est-à-dire le rendre réel, le citer à comparaître, l'examiner en chacun de ses tenants et de ses aboutissants, sous tous ses angles et tous ses aspects, en la moindre de ses possibles hypostases. Tâche épuisante, on s'en doute, et qui ne saurait être menée à bien. À sonder seulement le Notre de Notre Père, une vie ne suffirait pas. Ne parlons pas du Je de Je vous salue.
D'ailleurs ma chienne mourut.
Du sens (2002), p 55

Roman Roi, rêve d'enfant

CARTES

Enfant, je passais des heures à tracer des cartes de pays imaginaires, d'une folle complication. Tel Etat par exemple était divisé entre catholiques et protestants. Mais les régions protestantes n'étaient pas d'un seul tenant, et surtout, elles recelaient toujours en leur sein des provinces catholiques, lesquelles comptaient plusieurs enclaves protestantes, qui à leur tour, etc. (un raffinement particulièrement jouissif était que le fief le plus enclavé fût le fief familial du souverain (d'où il arrivait qu'il tentât de gouverner)).

Dans le même pays se parlaient au moins deux ou trois langues, mais les frontières linguistiques, bien que tout à fait aussi retorses, sinon davantage, que les frontières religieuses, ne coïncidaient en rien avec elles. A tout cela se greffaient des problèmes dynastiques inextricables.

Cette situation aboutissant régulièrement à de furieuses guerres civiles, tout en renversements d'alliance (selon qu'un facteur de regroupement en remplaçait un autre), mes cartes devaient encore faire état de fronts multiples, éternellement changeants. L'homme providentiel survenait au moment où sur la feuille de papier ne pouvait plus être introduit le moindre pointillé.

Buena Vista Park, (1980), p 61

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