Billets qui ont 'Auschwitz' comme lieu.

Le concept de Dieu après Auschwitz

Rivages Poche, (1984), 1994 traduit par Philippe Ivernel.

Préalables :
1/ Kant : la théologie spéculative appartient à la raison pratique. Il est raisonnable et légitime de s'interroger sur le sens de Dieu même si aucune réponse n'est possible (vérifiable).
2/ Il s'agit du Dieu juif: Dieu unique et très bon.

La question : comment Dieu a-t-il pu laisser mourir son peuple à Auschwitz? Pourquoi n'est-il jamais intervenu?

Si l'on considère les trois attributs de Dieu, bonté, toute-puissance, intelligibilité, on s'aperçoit qu'une réponse logique n'est possible que si seuls deux attributs sont vrais simultanément:
Si Dieu est tout-puissant et bon et qu'il a laissé se produire Auschwitz, alors il est inintelligible, incompréhensible. Or la Torah, la Révélation, postule que Dieu se révèle et nous parle, que nous pouvons le comprendre à notre mesure.
Si Dieu est tout-puissant et intelligible et qu'il a laissé se produire Auschwitz, alors il n'est pas bon. Or la bonté fait partie du concept de Dieu, pour nous. (citation p.31: «La bonté, c'est-à-dire la volonté de faire le bien, est certainement indissocable de notre concept de Dieu […]). Intelligible et bon, Dieu n'est donc pas tout-puissant. S'il a laissé Auschwitz se produire, c'est qu'il ne pouvait pas l'empêcher.

Comme l'ont expliqué certains cabalistes, Dieu a retenu sa puissance (tsimtsoum) pour faire de la place à la création. Il a tout donné à l'homme, c'est maintenant à l'homme de lui donner. Dieu dépend désormais des hommes, il a besoin de notre aide, comme l'a exprimé Etty Hillesum: «[…] Vous ne pouvez nous aider, nous devons Vous aider à nous aider […]» cité en note 12 p.44)


Dans l'essai qui suit, Catherine Chalier pose alors la question suivante: « […] quelle différence existe-t-il entre la pensée d'une transcendance sans puissance et l'affirmation de son inexistence?»
Il existe une autre façon de concevoir Dieu que comme l'ultime recours contre l'horreur. Elle nous est donnée par ceux justement qui ont témoigné d'un Dieu proche jusque dans leur dénuement. Les maîtres de la Torah ont insisté sur ce Dieu au cœur du monde et non à ne trouver qu'aux limites de la science ou de la catastrophe. La responsabilité de la création pèse sur les hommes, mais ceux-ci peuvent vivre avec Dieu à leur côté s'ils sont capables de l'entendre:
En effet, le Dieu qui, selon la tradition cabaliste surtout, est avec les hommes, ne ressemble pas à une puissance qui maîtrise le cours des choses. Ce Dieu leur a dit qu'ils doivent apprendre à vivre sans cette hypothèse rassurante mais infantile, tout en leur promettant qu'ils peuvent Le rencontrer, dès maintenant, quand ils consentent à entendre Sa parole comme à eux adressée et à Lui répondre, avec cette difficulté, insurmontable pour beaucoup, que seule la réponse permet d'entendre l'appel.

Catherine Chalier, "Dieu sans puissance in Le concept de Dieu après Auschwitz, p.65

Lilith de Primo Levi

C'est un recueil de courtes nouvelles parues pour la plupart dans ''La Stampa'' entre 1975 et 1981. Trois parties, "Passé proche", "Futur antérieur", "Indicatif présent".

La première partie reprend des souvenirs d'Auschwitz, il s'agit de portraits en forme d'hommage. Les nouvelles suivantes relèvent de la science-fiction, entre Buzatti (le caractère fantastique) et Borges (le caractère intemporel), en moins incisif. Ce ne sont peut-être pas de très bonnes nouvelles.

Je retire de la première partie l'impression que l'extermination des juifs a amené Primo Levi à s'intéresser à la culture ou la religion juives (peut-on réellement les séparer?), idée qui ne l'aurait pas effleuré sans cela. Il en retire un profond respect mêlé d'une totale incompréhension qui se teinte d'une grande mélancolie:
Et il est inexplicable que le destin ait choisi un épicurien comme moi pour redire cette fable pieuse et impie, faite de poésie, d'ignorance, d'acuité téméraire, et de cette incurable tristesse qui s'élève sur les ruines des civilisations perdues.

Primo Levi, Lilith, p. 27 (éditions Liana Levi 1987)
Ezra n'était pas à proprement parler un meschughe1: il était l'héritier d'une tradition ancienne, étrange et douloureuse, au cœur de laquelle il y a l'horreur du Mal, et le désir de «faire la haie autour de la Loi» afin d'empêcher qu'à travers les interstices de la haie le Mal ne se propage et submerge la Loi elle-même. Au cours des millénaires, ce principe fondamental s'est entouré d'une prolifération de commentaires, de déductions, de distinctions subtiles jusqu'à la manie, et d'une nouvelle série de commandements et d'interdits; et au cours des millénaires, bien des hommes se sont conduits comme Ezra, à travers un nombre infini de migrations et de massacres. C'est pourquoi l'histoire du peuple juif est si ancienne, étrange et douloureuse.

Ibid, p.50-51
Comment lutter contre le Mal, qu'est-ce qui pourrait, pourra, mettre au fin au Mal? C'est la question qui revient à plusieurs reprises. Le Mal vient des enfants de Lilith, et Dieu lui-même a péché en prenant Lilith pour maîtresse. Que Dieu chasse Lilith, que les mendiants mangent la bête, plusieurs solutions mythiques sont proposées pour mettre fin au mal. En attendant, les espèces prolifèrent (thème de la gémination et de l'insémination).

Pour la première fois je sens quelque chose de l'ordre du désespoir dans les récits de Primo Levi: «Lui qui n'était pas un déporté, il était mort du mal des déportés» écrit-il à propos d'un homme ouvrier "civil" dans les camps qui l'aida à survivre grâce à une assiette de soupe quotidienne. Rentré en Italie, cet homme se laissa mourir.
Je me souviens de l'annonce du suicide de Primo Levi. Quelques années plus tard, c'est avec soulagement que je découvris le témoignage de son ami Mario Rigoni Stern à la fin du film Le voyage de Primo Levi: Stern ne croyait pas au suicide et soutenait la thèse de l'accident.
Avec Lilith, la thèse du suicide prend une nouvelle consistance.


Note
1 : NB: meschughe= fou: Ezra avait demandé au chef de baraque de lui conserver sa soupe pour le lendemain car il souhaitait respecter le jeûne du Kippour.

Séminaire n°12 : Claude Lanzmann et Eric Marty

Claude Lanzmann ne se lancera pas dans un exposé d'une heure. Afin de soutenir la conversation, supposé-je, Compagnon a invité Eric Marty, chargé d'interroger Claude Lanzmann. Il s'avèrera que celui-ci répondra très peu aux questions et parlera abondamment, à la fois de façon obsessionnelle et en roue libre. Il habite encore son film, Shoah, il en connaît toutes les secondes, il n'a rien oublié d'une expérience qui remonte à trente ans.
Il y a beaucoup de retenue dans sa voix quand il parle, beaucoup d'émotion et de silence. Il ne fait pas partie (ou pas encore) des vieillards desséchés, mais plutôt des vieillards rouges un peu soufflés à cheveux blancs. Un instant, la présence d'Eriv Marty m'a fait craindre que Lanzmann ne radotât, et qu'il ne fût là qu'à titre de curiosité (vraiment l'une des choses que je déteste), mais non, Lanzmann a toute sa tête, toute son énergie, tous ses souvenirs. Trop de souvenirs peut-être, mais moi j'adore ça. Je peux écouter des souvenirs des jours entiers.

Mes notes sont très étrangement prises, ne contenant presque que des mots-clés. Il faut dire que moi aussi je connais bien Shoah.

Dernier livre de Lanzmann: un livre de mémoires, Le lièvre de Patagonie.
Eric Marty (EM): — Un mot revient souvent, c'est incarnation. Il faut que la vérité soit incarnée. Il y a aussi l'idée que la vérité est trangression. Que peut-on dire sur Filip Müller?
Claude Lanzmann (CL): — Filip Müller reste un mystère. Il est arrivé très tôt à Auschwitz, avant Birkenau. Pour comprendre ce que j'appelle le mystère, il faut comprendre que les gens des sondernkommados savaient tous qu'ils dépendaient de l'arrivée de nouveaux transports pour leur survie. Cela leur fournissait du travail et justifiait leur existence.

Claude Lanzmann lit les paroles de Filip Müller:

Le «commando spécial» vivait dans une situation extrême.
Chaque jour, sous nos yeux, des milliers
et des milliers d'innocents
disparaissaient par la cheminée.
Nous pouvions percevoir, de nos propres yeux,
la signification profonde de l'être humain:
ils arrivaient là,
hommes, femmes, enfants, tous innocents...
disparaissaient soudain...
et le monde était muet!
Nous nous sentions abandonnés.
Du monde, de l'humanité.
Et c'est précisément dans ces circonstances
Que nous comprenions au mieux
ce que représentait la possibilité de survivre.
Car nous mesurions
le prix infini de la vie humaine.
Et nous étions convaincus que l'espoir
demeure en l'homme aussi longtemps qu'il vit.
Il ne faut jamais, tant qu'on vit, abdiquer l'espoir.
C'est ainsi que nous avons lutté dans notre vie si dure, de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois d'année en année.
Avec l'espoir que nous réussirions peut-être, contre tout espoir,
à échapper à cet enfer.

Claude Lanzmann, Shoah, Folio, p 205-206

Ensuite le film a été projeté. J'ai l'impression d'entendre en allemand les mots que je lis en français. Je revois le visage de Filip Müller.

Cette nuit-là, je me trouvais au crématoire 2.
A peine les gens étaient-ils descendus des camions
qu'ils furent aveuglés par des projecteurs
et durent, par un corridor, gagner l'escalier
qui débouchaient dans le vestiaire.
Aveuglés, à la course.
Ils étaient roué de coups.
Qui ne courait pas assez vite était battu à mort
par les SS.
C'est une violence inouïe qui fut déployée contre eux.
Et tout à coup...
Sans un mot, sans une explication?
Rien.
Dès leur descente des camions,
A leur entrée dans le vestiaire,
je me tenais près de la porte du fond,
et posté là,
j'ai été témoin de l'effroyable scène.
Ils étaient en sang,
ils savaient désormais où ils se trouvaient.
Ils fixaient les piliers du soi-disant
«Centre International d'Information»,
dont j'ai déjà parlé
et cela les terrorisait.
Ce qu'ils lisaient ne les rassurait pas,
mais au contraire les plongeaient dans l'effroi
car ils n'ignoraient rien :
ils avaient appris au camp BIIB ce qui se passait là.
Ils étaient désespérés, les enfants s'embrassaient,
les mères,
les parents,
les plus âgés pleuraient.
A bout de malheur.
Tout à coup apparurent
Sur les marches
quelques gradés SS,
Parmi eux le chef du camp,
Schwarzhuber,
qui leur avait auparavant donné sa parole d'officier SS
qu'ils seraient transférés à Heidebreck.
Tous se sont alors mis à crier, à implorer:
«Heidebreck était une duperie!
On nous a menti!
Nous voulons vivre!
Nous voulons travailler!»
Ils fixaient droit dans les yeux les bourreaux SS.
Mais ceux-ci demeuraient impassibles,
se contentant de regarder.
Il y eut soudain un mouvement dans la foule,
sans doute voulaient-ils se ruer vers les sbires
et leur signifier à quel point ceux-ci les avaient trompés.
Mais les gardes ont alors surgi,
armés de gourdins,
et d'autres encore furent blessés.
Dans le vestiaire?
Oui.
La violence culmina
quand ils voulurent les forcer à se dévêtir.
Quelques-uns obéirent,
une poignée seulement.
La plupart refusèrent d'exécuter cet ordre.
Et soudain, ce fut comme un chœur.
Un chœur...
Ils commencèrent tous à chanter.
Le chant emplit le vestiaire entier,
l'hymne national tchèque,
puis la Hatikva retentirent.
Cela m'a terriblement ému, ce... ce... (il pleure)

Arrêtez, je vous en prie! (La caméra fixe, impassible).

C'est à mes compatriote que cela arrivait...
et j'ai réalisé
que ma vie n'avait plus aucune valeur.
Ah quoi bon vivre?
Pour quoi?
Alors je suis entré avec eux
dans la chambre à gaz,
et j'ai résolu de mourir.
Avec eux.
Soudain sont venus à moi certains
qui m'avaient reconnu.
Car plusieurs fois avec mes amis serruriers
je m'étais rendu au camp des familles.
Un petit groupe de femmes s'est approché .
Elles m'ont regardé
et m'ont dit:
Déjà dans la chambre à gaz?
Tu étais déjà dedans?
Oui. L'une d'elle me dit:
«Tu veux donc mourir.
Mais ça n'a aucun sens.
Ta mort ne nous rendra pas la vie.
Ce n'est pas un acte.
Tu dois sortir d'ici,
tu dois témoigner de notre souffrance,
et de l'injustice
qui nous a été faite.»
Ibid, p.233-235

Dans ce passage, Filip Müller craque. Il dit soudain "mes compatriotes", puisqu'ils s'agit de juifs tchèques. A-t-il réentendu la langue maternelle (au camp on ne parle qu'allemand)? C'est un mystère: pourquoi soudain "ma vie n'avait aucune valeur"?

Il y a incarnation. Les larmes de Filip Müler, c'est l'incarnation. Les larmes d'Abraham Bomba [1] aussi. (Elles interviennent alors que Bouba venait de dire qu'ils étaient morts au sentiment, mort à tout... et à ce moment là, il se brise physiquement.
Les larmes sont le sceau du sang, c'est l'impératif catégorique de la vérité.

Dans Shoah, il y a transgression (on a parlé de violence, de sadisme),
il y a incarnation.
=>quel lien entre les deux?
(énigmatiquement j'ai noté: absence de relation entre la foi et la vérité (ce que les rabins et les archevêque peuvent envisager).)

Claude Lanzmann raconte Shoah. Le premier témoin qui apparaît dans son film est un jeune juif polonais qui a accepté de revenir en Pologne. Il dit: «Je ne peux pas croire que je suis ici».[2] Le deuxième dit: il ne faut pas parler de ça. Lanzmann demande: pourquoi il en parle, alors? — Parce qu'on lui pose des questions.

Ce deuxième homme sourit tout le temps. Lanzmann fait demander par l'interprète (car l'homme parle yiddish) pourquoi il sourit. Réponse: — Vous voulez qu'il pleure? Il est vivant, il faut sourire.[3]
La première fois qu'il a ouvert les portes des camions [4], il était en larmes. Il s'est évadé en avril 1941, mais ça il ne le raconte pas. C'est un film sur la mort, pas sur la survie. Les témoins ne disent que très rarement "je", ils disent "nous". Ce sont des revenants, pas des survivants.

Il y a trois catégories d'acteurs en présence: les juifs, les nazis, les Polonais autour. Quel film faire ? Lanzman a fini par comprendre qu'il fallait faire un livre sur les morts.
Ensuite, il a compris que pour faire parler ses revenants, il fallait qu'il en sache le maximum sur eux. Lanzmann a mis longtemps à trouver Bomba. Il a passé avec lui trois jours et deux nuits dans une cabane de l'état de New York et lui a fait tout raconter. Enfin, on ne fait jamais tout raconter. Il n'y avait pas de caméra.
La caméra est un élément de l'incarnation.

Il y a eu régulièrement des révoltes. Il y avait un équilibre entre la tromperie et la violence. Plus la tromperie diminuait (au fur à mesure qu'on approchait des chambres à gaz), plus la violence augmentait.

Il y a eu une scène affreuse avec des adolescents dans l'anti-cour de Birkenau. Ils se sont révoltés, ils ne voulaient plus avancer. Les nazis leur ont donné le choix entre mourir là, brûlés vifs au lance-flamme ou se déshabiller calmement et mourir dans la chambre à gaz.
La voix de Claude Lanzmann s'éteint, l'ombre du silence plane sur la salle du Collège. Pendant un instant, Lanzmann, devenu témoin, est devenu muet.

Filip Müller s'est dit: Pour une fois, on voit des gens résister et chanter.

Eric Marty: Claude Lanzmann, finalement, c'est quelqu'un qui écoute. Etre témoins, mais devant qui?
La fin du Lièvre de Patagonie note que le temps s'est arrêté durant les 12 ans de l'œuvre.

Antoine Compagnon à Claude Lanzmann : êtes-vous devenu vous-même un témoin?
CL esquive, humble. Il y a une loi d'airain, il ne faut pas comprendre. Il a conservé ses œillères et son aveuglement pour continuer à regarder en face.

La question "Pourquoi les Juifs ont-il été tués? a quelque chose d'obscène.
Les raisons que l'on trouve sont des moyens nécessaire, mais pas une réponse. C'est pourquoi Lanzmann a commencé par la violence nue. La voix off dit que l'action se déroule de nos jours, Aktion au sens de Racine, ça peut être en 1985, 1942, chaque fois qu'on voit le film.

Ce film a posé des problèmes aux historiens. Vidal-Naquet a terminé un article en disant que le problème de l'histoire, c'était de se rapprocher de Proust.

Les historiens ont paniqué. Vidal-Naquet a dit que Hilberg, Primo Levi et Claude Lanzman, ces trois noms ont plus appris de choses au public que tous les historiens.
Dans un article Lucette Valensi a écarté ces noms d'un revers de main : «Mais oublions ces noms.» Les historiens ont eu peur de voir disparaître leurs documents.

Notes

[1] le coiffeur vu avec Rancière

[2] Je cite le plus exactement les paroles de Lanzmann. La transcription écrite du film diffère de quelques mots. Shoah, Folio, p.25.

[3] ibid, p.27

[4] A Chemlo, on gazait dans des camions.

séminaire n°11 - Jean Rouaud: invention du réel, invention de la souffrance

Pendant une heure, Jean Rouaud a parlé sans note, traçant un chemin parmi les auteurs, trahissant une profonde intimité avec la littérature.

On ne témoigne de ce dont on est appelé à témoigner. Prenons par exemple Saint-Simon. Lorsqu'il raconte la guerre contre le roi d'Espagne, il nous décrit le roi au milieu du champ de bataille, sans peur de la mitraille, son entourage, plus craintif, le soleil, le roi qui accepte de se mettre à l'abri par peur de l'insolation. Nous avons ainsi des lignes et des lignes sur le roi. La bataille, elle, est expédiée en une phrase: «Le carnage fut grand de part et d'autre, et fort peu de prisonniers.»
Ainsi, le réel selon Saint-Simon, c'est le pouvoir. Il y a une indifférence de Saint-Simon à la souffrance. Ce n'est pas de l'insensibilité, puisqu'il écrira au roi pour lui signaler la misère des paysans de la Ferté-Vidame (misère due aux guerres trop nombreuses), ce qui lui vaudra une disgrâce. D'autre part, à la mort de sa femme, Saint-Simon interrompt ses mémoires par une ligne de larmes et ne les reprend qu'un an plus tard.

Ce n'est donc pas un homme insensible. Mais la souffrance des corps est alors captée par un seul, qui est le Christ; et la souffrance du Christ est rédemptrice. Les martyrs et les bourreaux (ici, Rouaud évoque les tortures de Damien avant sa mise à mort, dont la grâce a été refusée au roi) mettent en scène le jeu du châtiment et de la rédemption.
La Révolution française apportera une évolution humaniste: la guillotine. On coupe la tête, on ne fait plus souffrir le corps. On évacue le corps souffrant.

Il s'agit d'une longue évolution. Le Christ était-il de nature humaine ou divine? Le concile de Nicée tranche, le Christ est pleinement humain et il est pleinement divin. La tension entre ces/ses deux natures est représentée par le Christ en croix.
Au Xe siècle, le Christ sort de sa mandorle pour être progressivement humanisé. Ainsi un vitrail de la cathédrale de Reims le représente en croix dans une large robe, posé comme sur une rampe de lancement vers un avenir meilleur. Les artistes traitent alors délicatement ce corps souffrant.
Puis peu à peu, la nature "pleinement humaine" va l'emporter. Au XIIe siècle, les Croisés découvrent que la Jérusalem terrestre est pouilleuse. Saint François d'Assise revient des croisades et invente la première crêche vivante avec un vrai bébé.
Le corps se fait de plus en plus souffrant (cf. le Christ de Grünwald en 1515, par exemple). Avec le Christ d'Holbein en 1521, le Christ est mort. Holbein est à Bâle en même temps qu'Erasme. Le Christ est un corps mort et il n'y a plus rien. Au même moment on assiste à la naissance de l'humanisme. C'est le début de la dissection, de l'étude de l'anatomie, de la médecine (Ambroise Paré, etc). On commence à agir comme si les corps ne ressusciteront plus.

Le corps acquiert sa dimension de mécanique jusqu'au XVIIIe siècle, jusqu'à arriver à la guillotine qui ne fait plus souffrir. Cependant on coupe la tête, ce qui revient à couper l'imagination et la parole (c'est aussi la tête de Saint Jena-Baptiste): on en a fini avec l'esprit.

Le premier roman réaliste apparaît en 1830 (Le Rouge et le Noir), le problème du corps souffrant n'est pas réglé malgré la tête coupé.
Le rouge, ce sont les idées révolutionnaires
Le noir , c'est la soutane, le chant, l'esprit, la parole.
Pendant 50 ans, Stendhal a essayé d'écrire du théâtre, il essaie de mettre en scène l'ambitieux parfait (Julien Sorel). Le théâtre est un plateau, il ne représente pas la hiérarchie du pouvoir, il n'y a pas d'ascension possible. Il s'agit d'exposition.
Stendhal témoigne de l'accession de la bourgeoisie au pouvoir. Il note "l'impossibilité du drame" au théâtre en de telles circonstance et il passe au roman.
Ce sera le roman réaliste. Celui-ci va prendre en charge la souffrance des corps qui était autrefois absente de Saint-Simon : Mathilde assiste à la messe la tête de Julien sur les genoux.

Mais où est passé l'esprit? Si l'on reprend le "grand" Flaubert (1,82 m), il se définit alors comme un romantique. Il écrit son premier roman qui décrit les tentations d'un saint dans le désert, c'est mystique et luxuriant, un long chant, une œuvre de l'esprit. Il lit cette première version de La Tentation de Saint Antoine à ses deux amis Maxime du Camp et Louis Bouilhet au cours d'une lecture qui dure trois jours et trois nuits. Flaubert est persuadé qu'il s'agit d'un chef d'œuvre. Prenant son courage à deux mains, Bouilhet déclare «Il faudrait jeter tout ça au feu et ne plus jamais en reparler».
Ensuite les trois amis discutent toutes la nuit. Bouilhet dit à Flaubert: «Tu devrais écrire un roman terre-à-terre, un roman à la Balzac et Flaubert écrit Madame Bovary. Madame Bovary, c'est le fait divers devenu l'étalon de la souffrance humaine. La figure souffrante est démultipliée dans la presse. Flaubert emmène Emma à l'agonie (Emma dont Rouaud rappelle que le nom de jeune fille est Rouaud), il s'empoisonne pratiquement pour décrire au mieux l'empoissonnement d'Emma. Flaubert cherche à s'opérer du "cancer du lyrisme", il s'applique à s'opérer de l'esprit.
Cette opération, on la voit dès le début: on commence avec le "nous", puis ce "nous" disparaît. Flaubert s'ampute et devient pur témoi. Il est partout.

Ensuite vint le naturalisme: la science remplace le fait divers. Zola écrit le roman expérimental, ce qui est un oxymore. Zola traite ses héros comme des bêtes, à la manière de Claude Bernard: dissection, découpage, etc. le romancier prend des notes, il témoigne, il ne s'agit plus d'œuvres d'imagination. Cela va aboutir à Albert Londres et George Orwell, qui ne se conteront plus de témoigner en spectateur mais participeront à la souffrance qu'ils décriront.

Entretemps a eu lieu la guerre de 14-18. Pour la première fois les soldats savent écrire. le corps souffrant va témoignenr lui-même: Genevoix, Céline, Giono, Dorgelès, Barbusse, et des dizaines de milliers de carnets conservés aujourd'hui au fort de Vincennes.
Si vous cherchez où est la souffrance, vous trouverez la littérature. Il s'agit de la littérature des camps: Primo Levi, Evguenia Ginzburg, etc. Le corps souffran va à l'écriture (et non l'inverse).
Avec la disparition des corps dans Hiroshima et Auschwitz, on atteint une impossibilité de l'écriture en absence de corps. C'est la limite à laquelle se heurte la littérature contemporaine.
Cela peut expliquer le Nouveau roman. Nathalie Sarraute explique dans L'Ere du soupçon l'impossibilité de faire du roman.
Pour Jean Rouaud, le corps initial est celui de son père trouvé mort dans la salle de bain en décembre 1963. C'est cette mort qui inaugure le début de son travail.


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Le temps du débat Compagnon / Jean Rouaud

Antoine Compagnon est toujours très heureux de voir confirmer ses hypothèses ou ses conclusions et n'hésite jamais à le souligner.

Jean Rouaud souligne que depuis la seconde guerre mondiale nous sommes submergés par les images (y compris des images de la seconde guerre). Il y avait très peu d'images durant la première guerre mondiale, et c'était pratiquement toujours des reconstitutions (il suffit de regarder d'où filme la caméra pour r'en rendre compte).

Si le réel c'est le pouvoir et si le pouvoir c'est le corps souffrant, alors on comprend la déclaration du Hamas à Gaza: «on a gagné». C'est vrai en terme de morts, de souffrance: 1200 morts palestiniens contre une vingtaine d'Israëliens. Le corps souffrant est la mesure de la victoire.

Le XXe siècle aura été le siècle de la littérature de la désolation.

Il y a une mort à laquelle il faudrait davantage s'intéresser, c'est celle de Bergotte. Bergotte meurt terrassé par la Beauté. (Jean Rouaud va nous offrir un époustoufflant final).
Si la Beauté préexiste au monde, ainsi que le laisse entendre Proust, alors il est possible qu'il y ait quelque chose après. «[...] l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.» [1]: phrase magnifique avec ses trois négations, qui évoque la beauté, la souffrance et l'espérance.

Notes

[1] Marcel Proust, La Prisonnière

séminaire n° 10 : Jacques Rancière, l'indicible comme preuve du témoignage

Avertissement: le titre est de moi.

C'est amusant, il est dit que décidément nous ne serons jamais d'accord, sejan et moi: je trouve intéressant ce qu'il trouve fouillis. Rancière m'a paru construire une démonstration facile à suivre et intéressante, convaincante. La seule chose que je lui reprocherais à la rigueur, c'est d'avoir redoublé des choses que nous avions déjà vues, mais dans un sens, c'est rassurant: il serait ennuyant que les intervenant se contredissent sur le fond.

Antoine Compagnon a découvert Jacques Rancière en 1966 ou 1967 en lisant Lire le Capital, une lecture typique de l'époque.
Jacques Rancière est un philosophe qui s'intéresse de plus en plus à la littérature, et en particulier à Mallarmé. Il a publié La Chair des mots en 1998, La parole muette en 1997, Politique de la littérature...

Il aurait dû intervenir l'année dernière, le sujet de cette année lui convient moins, mais Antoine Compagnon tenait à ce qu'il vienne.

Comment se constitue les rapports entre le témoins et la vérité?

Jacques Rancière va s'appuyer sur l'avertissement des éditeur au livre de Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz. Les éditeurs ont pris la peine de préciser qu'il s'agissait d'une forme brute, sans manipulation esthétique: Filip Müller n'est pas un écrivain. Cette dernière phrase est d'une rhétorique convenue. Se pose alors la question: pourquoi cet avertissement? Etait-ce nécessaire?

Qu'est-ce qu'un document brut? C'est un document qui ne cache pas sont processus de production, ce qui n'a rien à voir avec son rapport à la vérité.
Donc pourquoi cet avertissement?
Il s'agit d'insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu. Normalement, ce lien est d'autant plus fort que les deux règles de proximité (peu de temps entre le témoignage et les faits) et de nécessité (besoin impérieux de raconter, ou obligation) sont respectées.
Or ce n'est pas le cas ici: trente ans se sont écoulés entre les faits et le récit de Filip Müller, et il a décidé de se souvenir, sans nécessité impérieuse.

S'il faut insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu, c'est que le témoignage ici ne porte pas sur des faits mais rend compte d'un processus (Verschnitung): quel type de vérité un ensemble de mots entretient-il avec un ensemble de faits?

De quoi témoigne le témoin?

Selon Aristote, il existe trois sortes de témoins:
- les anciens témoins qui éclairent le passé (les sages, les auteurs);
- les témoins récents qui sont soit des hommes notables qui ont fait de grandes choses, soit ceux qui ont part à l'affaire jugée.
Ces derniers sont pour nous les plus vrais, les plus dignes de foi, mais pour Aristote, ce sont les plus douteux. Car 1/ ils peuvent être achetés 2/ils disent si le fait a eu lieu mais ne portent pas de jugement sur la valeur morale des faits.

Pour Aristote, les anciens témoins sont les vrais témoins :
- ils permettent de juger les faits;
- ils assurent la transmission. Qui a autorité pour qualifier les faits a qualité pour les transmettre.

Les témoins sont ceux qui racontent l'histoire des hauts faits et les leçons qu'on peut en tirer. (cf. l'introduction aux Chroniques de Froissart).

Cette idée est maintenant refusée mais elle est utile car elle sert de repère.
Pour Walter Benjamin, c'est le narrateur qui est celui qui transmet. Il a l'art de raconter et l'art de conseiller.
Nous sommes en rupture avec cette vision. Les témoins de 14-18 ont été incapables de raconter (oralement) car aucune tradition ne leur permettait de raconter des faits entièrement nouveaux. Le roman a introduit à ce moment-là une rupture. Le lecteur n'est plus face à un témoin qui raconte, il est seul face au roman. C'est une rupture et une nouveauté.

Exemple de l'appendice à L'Evangile de Jean, qui n'est pas donné pour apocryphe et paraît dans certaines versions de la Bible. C'est le récit d'un nouveau miracle qui apparaît tout à la fin: Jésus apparaît aux disciples, leur dit de jeter le filet à droite, ils prennent du poisson, ils le cuisent, on en a le nombre, cent cinquante trois, etc.etc.
Ici, le témoignage est ancré dans le concret: l'heure, les poissons.
De même, Erich Auerbach fait remarquer à propos du reniement de Pierre la précision des éléments du vécu (l'auberge, le feu, etc): la hiérarchie entre la grande histoire et les petits faits s'effacent. le Nouveau Testament, c'est l'irruption de l'homme simple dans les récits qui s'ancrent dans les petits faits.
(On se souvient de Diderot dans L'art du bon conteur: importance des petits détails qui font dire «cela est vrai, on n'invente pas ces choses-là.»)

Mais il manque une chose: que les faits soient jugés. La dernière scène de l'évangile de Jean s'inscrit dans un pli où l'Ecriture vérifie les paroles par les faits et inversement. Ce dernier texte s'éclaire par les textes précédents.
=> Le texte est vérifié par les corps, les actes sont vérifiés par les textes.
Le texte dit que celui qui a écrit ce texte était désigné pour écrire ce texte. (autorité).

Comment trouver des gens qui ne peuvent pas mentir?

Il faut que le témoin ne sache pas parler. Il doit porter l'histoire dans son corps. La littérature (mise en forme d'un récit) est révoquée. C'est l'apparition des témoins muets, avec Balzac, Hugo, etc : les paysages, les fissures dans les murs, les meubles, etc.
La vérité est archéologique: apparition de la ruine comme témoin (cf Cuvier dans La peau de chagrin).

Cependant, ces témoins-là n'apportent plus aucune leçon, mais juste une couleur du temps. Leur témoignage est impropre à toute transmission car il témoigne d'un événement, or l'événement est ce qui arrête le temps. Pas de grande fresque. L'événement ne permet pas de rendre compte d'un processus.

Claude Lanzmann a renversé la question en postulant à l'inverse que seule la parole émise longtemps après les faits peut témoigner (témoin différé). D'autre part il a utilisé l'image. L'image témoigne d'une continuité et non d'une rupture.
Jacques Rancière prend alors l'exemple d'un témoignage dans Shoah de Lanzmann. Il fait projetter les minutes de récit d'Abraham Bomba, coiffeur en Israël au début des années 80. Bomba raconte les coupes de cheveux avant la chambre à gaz, il raconte avoir vu arriver des gens qu'il connaissait, des gens de sa famille. Il se tait, submergé par les souvenirs.
Jacques Rancière commente: ce qui fait le témoignage, c'est le moment où Abraham Bomba se tait. Lanzmann montre ce qui le rend muet. C'est l'indicible qui atteste du témoignage.

Retour à Filip Müller. Lanzmann qui a également rédigé une introduction au livre nous dit que Müller, après s'être longtemps tu, a décidé de reprendre la parole. Il a accepté de tout revivre. Il a vécu tant de violence que toute distance est abolie: il s'agit toujours de présent pur, au-delà du souvenir.
D'un point de vue de poétique générale, le témoin, c'est le non-écrivain qui a surmonté les limites du désespoir.
On peut établir un parallèle avec Proust qui va accueillir le non-littéraire dans son livre: accueillir les choses muettes pour montrer l'expérience pure. Il s'agit d'une poétique de l'écriture de l'incommensurable.
La mention «ce n'est pas de la littérature » est placardée au début du livre de Filip Müller. Finalement si, il s'agit bien d'une littérature: celle du choc sur un pavé ou du bruit d'une fourchette.
D'ailleurs le dispositif autour d'Abraham Bomba a la même fonction: il est interviewé dans son salon de coiffure. Le film joue sur le bruit des ciseaux, qui organisent la réminiscence.

Il s'agit d'une poétique des éléments hétérogènes (contre celle du cliché). Or les éléments ne peuvent se porter témoignage à eux-mêmes: à partir d'eux, il est impossible de savoir si l'on est dans du document ou de la fiction. Il faut toujours un supplément pour qualifier, pour départager, pour signifier qu'on est dans une œuvre d'art et non dans un documentaire sur les salons de coiffure, ou à l'inverse qu'on a à faire à un témoignage et non à de la littérature.


commentaire personnel

Le paradoxe serait donc le suivant: le meilleur témoin est le témoin ou le témoignage muet, celui qui se présente comme objet à notre regard ou notre étude, celui qui n'interprète pas mais donne à voir ou ressentir.
Cependant, parce qu'il est ainsi objet, parce qu'il ne "dit" rien, rien ne permet d'identifier son statut de témoignage, il peut être tout aussi bien document qu'élément de fiction.
Dès lors, il doit être entouré de paroles de présentation qui permettent au lecteur de le situer.
Ce sont donc les paroles du présentateur qui se portent garantes du témoignage.

Cela ne fait que déplacer le problème: au nom de quoi faire confiance au présentateur?
Etrangement (ou pas si étrangement) nous nous retrouvons dans la position d'Aristote: le bon présentateur sera un homme connu par ailleurs (Claude Lanzmann), ou garant du fait de sa profession ou de son expertise (l'éditeur). Ce présentateur portera un jugement sur l'œuvre qu'il présente pour nous indiquer le regard qu'il convient de porter sur le témoignage que nous allons lire. Si le lecteur se retrouve seul face au livre, selon Benjamin, le "présentateur" investit la place désertée de médiateur.

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