Billets qui ont 'France' comme lieu.

Hommages conservés ici pour mémoire, quand tout cela sera derrière nous

Les messages de solidarité affluent de partout. En voici deux qui m'ont touchée plus particulièrement.
Le premier est très connu, c'est un commentaire sur le site du New York Times — enfin très connu des facebookiens, mais je ne sais pas si ce texte a tourné dans les médias. Je suis touchée par les messages qui viennent de l'étranger, c'est comme si leur amour nous autorisait à nous aimer enfin, au moins pour quelques heures.
Mais tout de même, ne sont-ils pas trop gentils? Il n'y a rien de si extraordinaire à l'odeur d'un croissant, il doit être possible de trouver cela ailleurs qu'en France, non? Je lis à voix haute la traduction de l'article à H. qui me répond: «trouver tout cela ensemble au même endroit? non, ce n'est peut-être pas si facile à trouver.»
Blackpoodles - Santa Barbara 1 day ago
France embodies everything religious zealots everywhere hate: enjoyment of life here on earth in a myriad little ways: a fragrant cup of coffee and buttery croissant in the morning, beautiful women in short dresses smiling freely on the street, the smell of warm bread, a bottle of wine shared with friends, a dab of perfume, children paying in the Luxembourg Gardens, the right not to believe in any god, not to worry about calories, to flirt and smoke and enjoy sex outside of marriage, to take vacations, to read any book you want, to go to school for free, to play, to laugh, to argue, to make fun of prelates and politicians alike, to leave worrying about the afterlife to the dead.
No country does life on earth better than the French.
Paris, we love you. We cry for you. You are mourning tonight, and we with you. We know you will laugh again, and sing again, and make love, and heal, because loving life is your essence. The forces of darkness will ebb. They will lose. They always do.
D'après Slate, l'origine de l'article a été identifiée par le capitaine. Je copie la traduction de Slate en la modifiant un peu:
La France incarne tout ce que haïssent les fanatiques religieux du monde entier: la jouissance de la vie ici sur terre d'une multitude de manières: une tasse de café qui embaume accompagnée d'un croissant le matin; de jolies femmes en robe courte souriant librement dans la rue; l'odeur du pain chaud; une bouteille de vin partagée entre amis, une trace de parfum, des enfants jouant au jardin du Luxembourg, le droit de ne pas croire en Dieu, de ne pas s'inquiéter des calories, de flirter et de fumer et de faire l'amour hors mariage, de prendre des vacances, de lire n'importe quel livre, d'aller à l'école gratuitement, de jouer, de rire, de débattre, de se moquer des prélats comme des hommes et des femmes politiques, de laisser aux morts les interrogations sur la vie après la mort.
Aucun pays ne profite aussi bien de la vie sur terre que la France.
Paris, nous t'aimons. Nous pleurons pour toi. Tu es en deuil ce soir, et nous le sommes avec toi. Nous savons que tu riras à nouveau et que tu chanteras à nouveau, que tu feras l'amour et que tu guériras, parce qu'aimer la vie est ton être-même. Les forces du mal vont reculer. Elles vont perdre. Elle perdent toujours.
Un autre témoignage est moins connu. C'est un poème de Natalia Antonova qu'une amie FB a posté sur son mur. J'aime beaucoup la première strophe. Je la lis en ayant en tête «Dans les rues de la ville il y a mon amour» et Swann «C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture».
A Paris ils posent les bonnes questions :
« Cognac, armagnac ou calva ? »
Et : « Pourquoi vos yeux sont-ils si bleus ? »
« Savez-vous comment rentrer chez vous ? »
« Est-ce enfin le moment de s'embrasser ? »

Saint-Brieuc

Je bavarde amicalement avec le jeune couple et, à Saint-Brieuc, l'employé crie: «Saint-Brieuc!» —Moi je crie: «Saint-Brieuck!»
L'employé voyant que personne ne descend sur le quai ni ne monte dans le train, répète, pour me montrer comment on prononce ces noms bretons: «Saint-Brrieu!»
— Saint-Brieuck! hurlé-je en appuyant bien sur le c, à la fin du mot.
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck !
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck !
— Saint-Brrieu !
— Saint-Brieuck ! »

Jack Kerouac, Satori à Paris, p.91 Folio (traduit par Jean Autret. - livre paru en 1966)

Obtenir un livre à la Bibliothèque Nationale

Tout ce que je voulais, c'était: L'Histoire généalogique de plusieurs maison illustre de Bretagne, enrichie des armes et blason d'icelles…, etc. de Fr. Augustin du Paz, Paris, N. Buon, 1620, folio Lm2 23 et Rés. Lm 23.
Vous croyez que je l'ai eue? Vous pouvez toujours aller vous faire…
Je voulais aussi: — Père Anselme de Sainte-Marie ( Pierre de Guibours): Histoire de la maison royale de France, des pairs, grands officiers de la couronne et de la maison du roy et des anciens barons du royaume, R.P.Anselme, Paris, E. Loyson 1674; Lm3 397. Et il a fallu que j'écrive tout ça aussi clairement que je le pouvais, sur une fiche, et le vieil employé à blouse a dit à la vieille bibliothécaire: «C'est pas mal écrit» (il parlait de la lisibilité de mon écriture). Naturellement ils sentaient tous mon haleine alcoolisée et me prenaient pour un fou, mais voyant que je savais ce que voulais et que je n'ignorais pas comment m'y prendre pour obtenir certains livres, ils sont tous partis par-derrière consulter d'énormes dossiers poussiéreux et fouiller dans des rayons aussi hauts que le toit; et ils durent dresser des échelles assez hautes pour faire tomber Finnegan, avec un bruit plus grand encore que dans Finnegans Wake, celui-ci étant le bruit produit par le nom, le nom véritable que les Bouddhistes indiens ont donné au Tathagata, celui qui est passé à travers l'éternité priyadavsana, il y a de cela un nombre plus qu'incalculable d'éons: — Allons-y, Finn: —

GALADHA RAGA RG ITAGHOS HASUVA RANAKS HATRA RAGA SANK USUMITAB NIGNA

[…]

En tout cas, un exemple de mes ennuis à la Bibliothèque: ils ne m'ont pas apporté ces livres.

Jack Kerouac, Satori à Paris , p40 à 44, Folio (publié en 1966 - Gallimard traduction de Jean Autret 1971)

La bureaucratie française vue par Limonov

Emprunté Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo à la bibliothèque du CE parce qu'il était en présentoir, que le titre me faisait rire et que les éditions Le Dilettante m'inspirent confiance.
Non, je n'ai pas lu le ''Limonov'' pour un certain nombre de très mauvaises raisons, dont la pire est sans doute que j'ai trouvé le style de ''Ce qu'aimer veut dire'' détestable, et que je tends à assimiler Lindon et Carrère (tous deux "fils de…" publiés par P.O.L, etc).

Cinq récits repris en 2011 mais déjà publiés entre 1986 et 1991 (Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo est le dernier du recueil). C'est intéressant par la causticité et l'anecdote, mais je crois que je vais en rester là. J'ai pensé à Houellebecq par moments: Limonov aurait pu être un personnage de Houellebecq, (mais un personnage de vainqueur, pas un loser), avec son obsession pour le sexe et ce genre de commentaire:
Ben était transparent: c'était l'histoire américaine la plus banale, il avait complètement raté sa vie, s'était vendu pour du confort, des sculptures africaines, la possiblilité de passer ses soirées dans un café de Saint Mark's Place, déconner sur la littérature, juger et critiquer les livres des autres. En échange de quoi, il avait donné à sa maison d'édition des années de sa vie, son talent, si jamais il en avait eu. Il était devenu un esclave, un rond-de-cuir. Il me l'avait confié au cours de la soirée: maintenant qu'il avait son studio, il pouvait enfin se mettre à son livre. Je ne lui avais pas rétorqué que c'était peut-être trop tard. Il n'était rien, il n'avait plus qu'à rentrer chez lui et se flinguer. Je n'avais pas pitié de lui. Je me levai.

Edward Limonov, Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo, p.101, Le Dilettante (2011)
Le plus ironique pour un Français est le dernier récit, qui raconte les tribulations du héros pour obtenir une carte de séjour de dix ans dans la France des années 80. Nous avons droit à une critique féroce de l'état du parc immobilier parisien:
De quelle révolution informatique vous causez quand le chauffage, véritable brontosaure, qui réchauffe mon gourbi rose, pompe l'électrécité comme c'est pas parmis, et fonctionne selon un système complètement archaïque. Ah! mais le système social, ah, la technique… En Union soviétique, où même les entrées d'immeubles sont chaufffées par d'énormes radiateurs, branchés sur le chauffage central, on rigolerait à en tomber à la renverse si l'on voyait la technique courante d'un pays qui a accompli la révolution informatique. Au pays du goulag, oui, oui, on rigolerait bien. […] J'ai changé cinq fois d'appartement à Paris, et aucun n'était bon marché, mais le niveau de confort était comparable à ce qu'on trouve en Italie du Sud. Aux USA, même l'hôtel le plus paumé pour chômeurs noirs a quand même le chauffage central… Dans le premiser appartement où j'ai habité à Paris, rue des Archives, le vécé électrique broyait bruyamment la merde dans l'étroit tuyau de plastique vers la large canalisation. La révolution informatique, putain, parlez-en à mon voisin, Édouard Maturin, sa femme et son gosse vont aux toilettes sur le palier, des chiottes à la turque, inconnues chez nous. Et en plus, il y a encore deux bébés qui dorment dans l'unique pièce où vit la famille, et qui est trois fois plus petite que mon appartement. Cinq dans une petite cage comme ça! La révolution informatique, putain, à cinq minutes à pied de la place des Vosges. Mais bon, quoi, on a construit une pyramide en verre et puis un opéra joujou, on a englouti des millions dans la Cité de la science de la Villette, et maintenant on s'apprête à construire, Dieu sait pourquoi, une Très Grande Bibliothèque. Et le maire de cette ville, où on manque de chiottes, est teriblement occupé par la course à la présidence. Il ferait mieux de construire des chiottes! Putain, il faut avoir du culot pour parler de progrès. (p.152-153)
Limonov fait jouer ses connaissances, essaie d'obtenir des soutiens politiques, écrit une apologie de la corruption («Alors qu'en fait la corruption est l'unique moyen pour lutter contre le côté inhumain de la loi.» p.170) qui m'a fait penser à Evguenia Guinzbourg remarquant que la vie était plus supportable dans les prisons mal tenues, où le règlement n'était pas appliqué avec rigueur. Nous avons droit à la description d'une mairie, d'un bureau au Palais royal, d'autres bâtiments de l'administration, à la façon dont celle-ci sait promettre et vous faire perdre beaucoup de temps, remplir beaucoup de papiers, avant d'avouer qu'elle ne peut rien pour vous.
A la fin tout se dénoue, non grâce à l'appui de Mme Deferre, femme de ministre, mais grâce à la maîtresse d'un ami travaillant à la préfecture:
Dans le bureau, derrière des tables, se renaient une dizaine de nanas de la préfecture, et en face d'elles des Iraniens et des Polonais, un peu moins que dans le couloir. Après m'avoir fait asseoir, Chantal a disparu. Elle est revenue au bout de quelques minutes.
— Non, ce n'est pas possible. La procédure fait qu'on ne peut pas donner une carte de séjour pour dix ans tout de suite après le récépissé. Il faut d'abord recevoir une carte d'un an, puis on peut la prolonger encore d'un an…
— Mais Mme Deferre! m'écriai-je, désemparé. Ça veut dire que l'intervention de la femme du ministre ne vaut rien. Et pourtant c'est pas le ministre de l'Industrie chimique, mais c'est Deferre qui justement commande toute cette machine…
— C'est le décalage entre le pouvoir politique et le pouvoir exécutif… constata Chantal. Et elle se mit à feuilleter le dossier préparé par la dame qui ressemblait à ma mère. Ah! mais tu as apporté le certificat du percepteur… Magnifique! Écoute, j'aurais pu te donner une carte de séjour d'un an, sans ministres ou sans femmes de ministre, puisque tu as une attestation de ressources financières…
Elle a continué à marmonner quelque chose, mais je ne l'écoutais déjà plus, plongé dans les pensées les plus sombres sur le fonctionnement de la démocratie.
Au bout d'un quart d'heure, on m'a fait une carte de séjour sur laquelle Chantal a personnellement inscrit la profession «écrivain». Le Journal d'un raté, le bouquin que je lui avais fait parvenir par le Rouquin, lui avait plu.
[…]
J'ai remercié mon rédacteur et sa femme, Mme Acôté, pour leur aide. Je ne leur ai pas dit cependant que toutes leurs manœuvres en coulisse et les miennes n'avaient servi à rien, au sens propre du terme; que le château de la démocratie s'élève, tel un roc imprenable, incorruptible, et que même la femme du ministre ne peut pas attendrir le cœur de pierre de Mme Abracadabra et autres chevaliers de la démocratie. Je ne leur ai pas dit non plus qu'une grosse fille bretonne avec des crevettes aux oreilles, un chemisier blanc et des grosses jambes sous sa jupe noire, avait au moins autant, sinon plus de pouvoir sur le destin d'un étranger que le ministre de l'Intérieur ou sa femme. J'avais pas envie d'importuner m'sieur et madame Acôté avec mes connaissances fraîchement acquises, de les décevoir. Il avaient quand même sincèrement essayé de m'aider… (p.189)
Il est classique dès qu'on évoque administration inextricable de penser à Kafka. Mais russité oblige, j'ai plutôt pensé à Ecrits à la va-vite, de Boulgakov, racontant sa vie dans les années 20 à Moscou:
— Vous n'avez pas dû remplir le formulaire?
—Moi? J'en ai rempli quatre, de vos formulaires. Et je vous les ai remis en mains propres. Avec tous ceux que j'ai remplis avant, ça fait 113.
— Il a dû se perdre. Remplissez-en un autre.
Et comme ça pendant trois jours. Au bout de trois jours, tout le monde s'est vu restituer ses droits. On a écrit de nouvelles ordonnances de paiement.
Je suis contre la peine de mort. Mais si on fusille madame Kritskaïa, je serai aux premières loges. Pareil pour la demoiselle en toque de loutre. Et Lidotchka, l'expéditionnaire adjointe.
…Dehors! Du balai!…
Madame Kriskaïa est restée là, les ordonnances à la main, et je déclare solennellement qu'elle ne les portera nulle part. Je n'arrive pas à comprendre comment ce toupet diabolique a échoué ici. Qui a pu lui confier ce travail! C'est la Fatalité, on peut le dire!
Une semaine a passé. Je suis allée au quatrième étage, escalier 4. On m'a apposé un cachet. Il en faut encore un autre, mais voilà deux jours que je cours en vain après le directeur de la commission des prix et tarifs.
J'ai vendu mon drap.

On ne touchera pas d'argent avant quinze jours.

Le bruit court que tout le monde touchera un acompte de cinq cents roubles.

Le bruit s'est avéré. Tout le monde s'est mis à remplir son ordonnance de paiement. Pendant quatre jours.

Je suis allé porter les ordonnances. J'ai tout. Tous les cachets. Mais en montant du premier au quatrième, j'en suis arrivé à tordre, dans ma rage, un clou qui dépassait du mur, dans un couloir.
J'ai déposé les ordonnances. On va les expédier dans un autre bâtiment, à l'autre bout de Moscou… Là elles seront visées. Réexpédiées. Et alors les sous…

Aujourd'hui j'ai touché mon argent. Mon argent!
Dix minutes avant de passer à la caisse, la femme du rez-de-chaussée qui devait apposer le dernier cachet m'a dit:
— Il y a une erreur. Je dois différer le paiement.
Je ne me souviens plus exactement de ce qui s'est passé. Comme un brouillard.
Je crois que j'ai crié douloureusement quelque chose. Du genre: Vous vous fichez de moi?
La femme est restée bouche bée.
— Aaah, c'est comme ça…
Alors je me suis calmé. Je me suis calmé. J'ai dit que j'étais énervé. Je me suis excusé. J'ai retiré ce que j'avais dit. Elle a accepté de corriger l'erreur à l'encre rouge. Elle a griffonné: à payer. Paraphe.
La caisse. Quel mot magique: la caisse. Je n'y croyait toujours pas quand le caissier m'a remis mes billets.
Et puis je me suis repris: mes sous!

Du moment de la rédaction des ordonnances au moment du paiement, il s'est écoulé vingt-deux jours et trois heures.
Chez moi, plus rien. Ni veste. Ni draps. Ni livres.

Mikhaïl Boulgakov, "Ecrits à la va-vite" in Cœur de chien, p.49 à 51, éd Radouga, 1990.

L'Europe au XIIIe siècle

La Germanie, bouillante et animée de la furie des armes […], la France, nourrice et mère des chevaleries […], l'Espagne, guerrière et intrépide, la fertile Angleterre, riche en hommes et en navires, l'Alémanie, remplie de guerriers fougueux, la Dacie, forte sur mer, l'Italie indomptée, la Bourgogne, étrangère à la paix, l'Apulie remuante, avec l'Adriatique et les îles amies de la navigation et invaincues de la mer Tyrrhénienne comme de la mer grecque: la Crète, Chypre, la Sicile […], la sanglante Hibernie avec les pays et les îles qui avoisinent l'Océan […], avec l'active nation des Gallois, l'Ecosse marécageuse, la Norvège glacée et toute nation noble et glorieuse sous le ciel de l'Hespérie.»

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.500

«Estimable rédacteur en chef...» : 60 ans de lettres d'immigrés juifs en Amérique

J'ai oublié Ulysse un matin en partant travailler, j'ai attrapé ce livre qui attendait (que je le prête à quelqu'un que je ne croise pas) sur une étagère au bureau et je l'ai lu en vingt-quatre heures, ce qui est toujours plaisant (unité de temps, saisie mentale).

Il s'agit d'une sélection du courrier des lecteurs envoyé au journal yiddish Forverts, rubrique devenue célèbre sous le nom de Bintel Brief.
La première lettre date de 1906, la dernière de 1967. Les problèmes évoluent et suivent l'histoire de l'Occident pendant un siècle, des conditions très dures de l'avant-première guerre (fuite devant les pogroms, désertion des shetls, exploitation par des patrons américains sans scrupule, misère, abandon des femmes par leur mari) aux dilemmes politiques (retourner en Russie pour mener le combat aux côtés des socialistes en 1917, émigrer en Palestine dans les années 20?), en passant par des problèmes plus spécifiquement religieux, comme les mariages mixtes (chrétiens/juifs), l'abandon des valeurs religieuses et des tradition,…

Les réponses apportées en quelques lignes (j'ai cru comprendre qu'il s'agissait du résumé des originales) sont souvent pleines de bon sens et paraissent évidentes (il est d'ailleurs étrange de constater que souvent la réponse est déjà en germe dans la lettre interrogeant: bien que connaissant instinctivement la conduite à adopter, chacun de nous semble la fuir ou vouloir la retarder).
C'est tout juste si l'on note un durcissement dans les conseils du journal après la deuxième guerre: les mariages mixtes sont systématiquement découragés, l'éducation traditionnelle (les juifs orthodoxes, par opposition aux juifs libéraux) discrètement approuvée (même si chacun a "le droit de vivre comme il l'entend"), les belles-filles encouragées à la patience, les belles-mères à la tolérance…
Avec le temps, la langue et l'accent deviennent un enjeu: avoir honte ou pas de ses parents ne parlant que le yiddish, autoriser ses enfants à les fréquenter, oser lire le Forverts en public, dans les transports en commun…

Le principe du livre (comme de la réalité!) est un peu sadique: nous avons le récit pathétique d'une personne, le conseil que lui donne le journal, puis… rien. Nous ne savons pas si le conseil a été suivi, si le lecteur écrivant a résolu ses problèmes, quel choix il a fait, s'il est venu à bout de ses difficultés. Il ne nous reste qu'à espérer (parfois pour des cas où tous les protagonistes sont morts depuis longtemps…)


Dans la postface, Henri Raczymow raconte en quelques pages ses souvenirs d'enfant d'immigrés juifs en France. Extrait (ce récit relate l'atmosphère des années trente. Il recoupe celui d'A la recherche des Juifs de Plock, de Nicole Lapierre):
Eux, les parents, se sacrifiaient, mais leurs enfants auraient une vie digne. Il suffisait de travailler. Le mérite républicain. L'école publique. L'école de tous. Où l'on apprenait Voltaire, Victor Hugo, Émile Zola, Anatole France, Romain Rolland... De si grands écrivains qu'ils sont traduits en yiddish, c'est dire! Dans l'espace public, en tout cas, on adopterait tous les signes de la «francité». À la maison seulement, on s'autorisait à maintenir les prénoms yiddish et la langue d'origine. Les parents s'adressaient à leurs enfants dans leur langue et ces derniers, scolarisés, leur répondaient généralement en français. Si bien que la langue maternelle de ces nouveaux petits Français serait souvent une mixture franco-yiddish…

>Devenir un «vrai» Français était donc un idéal. Si l'on posait aux enfants cette question aujourd'hui saugrenue, sinon incompréhensible: «Tu es juif ou français?», ils répondaient dans un haussement d'épaules et sous l'œil ému des parents: «Français!» Les parents étaient fiers que leurs enfants parlent si bien la langue de Molière, qu'ils aient de bonnes notes à l'école, qu'ils soient intégrés. Nul problème alors d'intégration. Les enfants d'immigrés étaient naturellement, ipso facto, intégrés. Ils fréquentaient naturellement l'école publique. (Les écoles juives, si répandues aujourd'hui, étaient rarissimes. Il n'existait pas, contrairement à ce qui se passait aux Etats-Unis ou en Argentine par exemple, d'écoles yiddish.)

Henri Raczymow, postface à l'édition française de «Estimable rédacteur en chef…», p.260

Paris 1933

Le narrateur vient de décrire pendant une centaine de pages les quatre à cinq mois qui ont réduit tous les Allemands au silence, les premiers boycotts des magasins juifs, la révocation des juges, la violence des SA, les chants et les défilés omniprésents.
Teddy a quitté Berlin en 1930. Elle y revient quelques semaines durant l'été 1933 pour aider sa mère à déménager. Le narrateur en est secrètement amoureux.
Elle apportait Paris dans ses bagages, des cigarettes de Paris, des magazines de Paris, des nouvelles de Paris et, insaisissable et irrésistible comme un parfum, l'air de Paris: un air que l'on pouvait respirer, et que l'on respirait avidement. Cet été-là, alors qu'en Allemagne les uniformes étaient devenus une mode ignoblement sérieuse, Paris avait eu l'idée de créer pour les femmes une mode inspirée des uniformes, et c'est ainsi que Teddy portait un petit dolman de hussard garni de brandebourgs et de boutons étincelants. Incroyable! Elle venait d'un monde où les femmes s'habillaient comme cela pour s'amuser, sans que personne y trouva à redire!

Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand, p.354

Le silence de la mémoire, de Nicole Lapierre

Je n'ai pas compris ce que cherchait l'auteur: trouver un prétexte universitaire pour partir à la recherche de ses propres racines (la mère de son père), explorer la faille entre mémoire et histoire, examiner les conditions d'une identité juive aujourd'hui, après la catastrophe (Shoah) et la naissance de l'Etat d'Israël ?

En 1984, Nicole Lapierre entreprend de retrouver les survivants de la communauté juive de Plock éparpillée par le nazisme puis les suites de la seconde guerre mondiale. Elle peint l'effervescence de la jeunesse juive en Europe orientale dans les années vingt et trente, poussée à choisir ou à inventer une nouvelle articulation entre la tradition du Shetl, la modernité économique et l'espoir né de la révolution russe. Ce livre constitue ainsi un arrière-plan parfait au chapitre "Rosa Luxembourg" des Vies politiques d'Hannah Arendt.
La jeunesse juive polonaise n'aura pas le temps d'inventer un nouveau modèle, la guerre détruira toute trace de sa vie antérieure, rendant impossible et l'oubli et la mémoire : se souvenir n'est pas vivre, oublier est trahir.
J'en retire l'impression que Nicole Lapierre nous murmure que tout un mode de vie était condamné à disparaître (très) lentement, absorbé par la modernité et les espoirs politiques, dispersé par l'émigration en occident ou en Palestine, et que l'une des conséquences paradoxales de l'œuvre nazie est que personne désormais n'osera parachever cette disparition : le shetl est dorénavant éternel, car comment s'autoriser à oublier?

Avec l'anéantissement d'une société fut aussi aboli l'espoir de ceux qui la contestaient. Ils voulaient rompre avec une vie juive marquée par la misère et la résignation, mais aussi se défaire de l'emprise de la tradition et du conformisme. De cette vie, plus rien ne demeure et les ruptures anciennes sont devenues d'irrémédiables et coupables abandons, scellés dans le silence. Revendiquer aujourd'hui les révoltes et rejets d'autrefois, c'est dénoncer, condamner les travers d'un univers depuis martyrisé. Rares sont ceux qui l'assument, même lorsqu'ils sont resté fidèles à leur engagement. Cet effondrement a rétroactivement doté du sens mythique de la nostalgie cet univers que l'émigration avait abandonné. Or la nostalgie est l'inverse d'une mémoire fondatrice, en elle, aucun présent, aucun avenir ne saurait se ressourcer, elle n'est que traces des pertes et des ruptures.
Nicole Lapierre, Le silence de la mémoire : à la recherche des Juifs de Plock, p.273

Exil avant la guerre (vers la France, souvent), fuite pendant la guerre (vers l'est, la Sibérie, le Nord de l'URSS ou le Caucase), hommage au peuple russe, pogroms polonais de 1946, tracasseries administratives françaises des années cinquante, livres de mémoire (Yzker biher), arogance des sabras (jeunes Israëliens nés en Israël) dans un pays qui valorise la résistance et les héros et tait la "catastrophe",...

L'épilogue clôt ce récit comme seul le réel ose clore un récit.
Et je songe aux Disparus de Mendelsohn : ce n'est finalement que l'accomplissement fictionnel de la recherche entreprise par Nicole Lapierre, recherche à la fois merveilleuse et éternellement décevante.
Je ne sais comment se termine Les Disparus.

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