Hier, j'ai découvert par hasard dans la petite librairie où j'ai mes habitudes une plaquette de poèmes lettons, poèmes dont j'ignorais l'existence et qui paraissent au cœur de l'identité lettone :

La Lettonie a été en effet, pendant des siècles, colonisée par une succession d'envahisseurs : Allemands, Polonais, Suédois, Russes. Elle n'a réussi à conquérir, pour la première fois, son indépendance, qu'en 1918. Mais après seulement vingt années de paix, elle a été annexée, en 1940, avec les deux autres pays baltes (l'Estonie au nord et la Lithuanie au sud), par l'Union Soviétique, puis un an plus tard par l'armée allemande (invasion considérée par beaucoup, sur le moment, comme une délivrance) et, finalement, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, intégrée à l'URSS tout comme ses deux voisines baltes. Ce n'est qu'en 1991 que ces trois pays ont enfin retrouvé cette indépendance tant désirée.
Sous la houlette de Krisjanis Barons (1835-1923), qui y consacra presque quarante années de sa vie et qu'on surnomme en Lettonie le "Père des dainas", des gens ont parcouru le pays pour recueillir par écrit ces poèmes ayant plus de mille ans d'existence, créés dans une langue indo-européenne à laquelle seul le lithuanien est apparenté, et qui n'est ni slave, ni germanique.
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On a identifié plus d'un million de textes et trente mille mélodies, abondance reflétée dans cette daina:
J'ai trois mesures de chansons
Dans ma houblonnière.
Il m'a fallu trois années pour chanter
Ce qu'une seule contenait.

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Pendant l'occupation soviétique, les dainas ont permis de garder vivants les idéaux d'indépendance et de liberté et le chant choral, symbole de la nation, a joué un rôle déterminant dans le troisième réveil national. C'est pour cela que l'on a appelé les événements qui ont conduit à la libération, sans violence et presque sans effusion de sang, de la Lettonie en 1991, la "révolution chantante".

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Un ethnologue allemand, Johann Kohl (1808-1878), a été stupéfait de découvrir que les Lettons avaient réussi à préserver des formes culturelles qui avaient été balayées dans le reste de l'Europe par la modernisation: «Il serait vraiment difficile de nos jours de trouver une autre nation en Europe qui mérite plus d'être qualifiée de "terre de la poésie" que le peuple letton et la terre lettonne. (...) Tous les Lettons sont des poètes nés, ils composent tous des vers et des chants et ils peuvent tous chanter ces dainas

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En ce qui concerne la forme, les dainas, comme nous l'avons vu, sont en grande majorité des quatrains. Les vers ne riment pas mais ont un rythme chantant très spécifique avec, en général, un appui sur la première syllabe du mot. Comme l'explique Saulcerite Viese, la daina est «une miniature dont les deux premiers vers exposent le problème, le point de départ. Les deux vers suivants offrent, eux, un parallèle poétique, une solution, une issue, une généralisation et un résumé de l'action.»
Vaira Vike-Freiberga[1], elle, évoque la poésie japonaise: «beaucoup de textes de dainas sont un peu comme les koans du Zen japonais: le premier couplet expose quelque chose comme une devinette, ou une énigme, ou simplement un énoncé épigrammatique à méditer. Seule l'addition du second couplet rend possible la solution.»

Dainas, Poèmes lettons traduits et présentés par Nadine Vitols Dixons, aux éditions L'Archange Minotaure

L'édition est bilingue, ce qui me comble. Plus le temps passe et plus je ressens le besoin d'éditions bilingues, quels que soient la langue ou l'alphabet, de la même façon que j'ai un désir de partitions de musique. Ne pas comprendre le sens des signes tout en sachant qu'ils en ont un me tranquilise et porte ma rêverie.
J'aime beaucoup ces poèmes, ils sont tout à fait mon genre dans la simplicité de leur forme et de leur sujet. J'aime les haïkus pour la même raison, mais à première vue, les dainas auront ma préférence parce qu'ils reflètent davantage de tendresse pour le monde. Il y a souvent dans le haïku une forme de sécheresse, d'ironie, peut-être due à leur forme très contrainte (ou est-ce une conséquence de la traduction?).
J'écris "auront", parce que cela reste à vérifier: mon seul regret concernant cette plaquette de poèmes, c'est qu'elle évoque des milliers de dainas pour ne nous en présenter qu'une poignée, trois ou quatre dizaines.

Voici quelques exemples (Saule, féminin, est le soleil, Laima est le destin) :

Un seul soleil, une seule terre,
Mais pas de langue partagée:
J'ai traversé la rivière,
Déjà la langue avait changé.

Chaque matin Saule se lève
Dans un arbre rougeoyant;
Les jeunes messieurs deviennent vieux
A rechercher cet arbre.

Lève-toi, Saule, le matin,
Couche-toi tard le soir,
Le matin pour nous réchauffer,
Le soir par pitié pour nous.

Laima traversait la cour
En conversant avec Dieu:
Cette jeune fille n'a qu'un petit trousseau
Il lui faut donc une vie plus douce.

Que feras-tu, Dieu, tout seul,
Quand nous serons tous morts,
Quand nous serons tous endormis
Sous l'herbe verdoyante ?


Notes

[1] présidente de la Lettonie. En exil durant 53 ans, elle a publié La logique de la poésie, n°44, (Société Royale du Canada), 1991