Billets qui ont 'Albertine' comme personnage proustien.

10 mars 2009 : le chagrin et le deuil

Sejan exagère un peu : il nous fournit des compte rendus qui sont bien plus longs que la réalité du cours. Vous trouverez chez lui l'intégralité des pages de Barthes dont il a été question ce jour-là.

L'impossibilité d'une bonne vie sans récit mène Barthes à refuser le récit par refus de guérir du chagrin, c'est-à-dire par refus du temps qui passe. Barthes qualifie le chagrin d'immuable et sporadique.

Compagnon a profité de la semaine pour relire Albertine disparue. Il y a trouvé les échos qu'il attendait. Le narrateur se rappelle d'Albertine comme une multiplicité de moi, une pluralité : il lui faut faire son deuil d'une multiplicité d'Albertine.

Pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l’eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n’y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n’a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu’une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas instruite de tout ce qui s’est passé depuis; ce moment qu’elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l’être qui s’y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler ce n’est pas une, ce sont d’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier. Quand j’étais arrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu celle-ci, c’était à recommencer avec une autre, avec cent autres.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade Clarac t3, p.478

La mémoire involontaire est source de douceur mais la pluralité d'Albertine est source de douleur.

Barthes décrit une autre durée, insusceptible d'aucune mémoire narrative, une durée tassée, insignifiante.
Le deuil est un paysage plat et morne. C'est le temps des Fleurs du Mal, le temps du spleen.
Starobinski dit à propos de Baudelaire que la mélancolie est une condamnation à vivre, c'est la durée indéfinie du temps présent.
Chez Baudelaire cela prend la forme de deux délires: ne pas pouvoir mourir ou être déjà mort et découvrir que ce n'est pas différent de vivre (fantasme d'une survie sans fin). C'est le thème du Juif errants dans les Sept vieillards. Starobinski note qu'il n'y a pas de différence entre ne pas pouvoir mourir ou errer déjà mort: «La toile était levée et j’attendais encore» [1]. ou encore dans Le Squelette laboureur:

Voulez-vous (d'un destin trop dur
Épouvantable et clair emblème !)
Montrer que dans la fosse même
Le sommeil promis n'est pas sûr ;

Qu'envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas ! Il nous faudra peut-être

Dans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ?

Barthes note: «Pleine mer de chagrin – quitté les rivages, rien en vue.» Cependant, l'idée de sortir de cela serait scandaleuse. A chaque remmémoration de la mère, tout se passe comme si Barthes découvrait son deuil pour la première fois. Commencer à raconter la répétition du deuil et le retour du même serait accepter d'en sortir.

Et pourtant, le deuil se fait quand même.
Le journal de deuil est l'antithèse du récit de vie.
Compagnon va parler de quelque chose dont il n'avait pas prévu de parler: l'irruption de l'autre dans le récit de vie («l'autre étant moi», précise-t-il). Quel effet cela fait-il de se reconnaître comme figurant dans un récit de vie? En effet, "AC" dans le journal de Barthes signifie Antoine Compagnon. Celui-ci a d'abord sauté les quelques pages où il voyait ses initiales. Pourtant se reconnaître est une expérience obligatoire. (C'est pourquoi souvent on attend la mort des autres pour écrire. cf. Proust : a attendu la mort de sa mère pour commencer à écrire.)
Une vie est un récit: que se passe-t-il si ce récit ne cadre pas avec l'histoire qu'on se raconte à soi (self deception)? S'apercevoir dans la mémoire d'un autre, c'est se confronter au miroir de l'autre. (On se souvient du narrateur apprenant la façon dont M. de Norpois a parlé de lui dans les salons, à propos de sa reconnaissance exagérée à l'idée que celui-ci allait parler de lui à Odette).
Il s'agit de surprendre son absence, de se voir quand on n'est pas là. Cela rappelle Henry James écrivant des préfaces à des œuvres de jeunesse sans s'y reconnaître. Il y a une tentation d'éviter cette confrontation. On se souvient de La Chambre claire: la photographie est la preuve que "ça a été". Et pourtant, Barthes découvre une photo dont il ne se souvient pas, il lui est impossible de se souvenir dans quelles circonstances elle a été prise.

J'ai reçu un jour d'un photographe une photo de moi dont il m'était impossible,malgré mes efforts, de me rappeler où elle avait été prise; j'inspectais la cravate, le pull-over pour retrouver dans quelle circonstance je les avais portés, peine perdue. Et cependant, parce que c'était une photographie, je ne pouvais pas nier que j'avais été (même si je ne savais pas ). Cette distorsion entre la certitude et l'oubli me donna une sorte de vertige, et comme une angoisse policière (le thème de Blow-up n'était pas loin); j'allai au vernissage comme à une enquête, pour apprendre enfin ce que je ne savais pas de moi-même.
Roland Barthes, la Chambre claire, p.133-134

Compagnon en vient aux pages où il est cité:

Expliqué à AC, dans un monologue, comment mon chagrin est chaotique, erratique, ce en quoi il résiste à l’idée courante – et psychanalytique – d’un deuil soumis au temps, qui se dialectise, s’use, « s’arrange ». Le chagrin n’a rien emporté tout de suite – mais en contrepartie, il ne s’use pas.
À quoi AC répond : c’est ça le deuil. (Il se constitue ainsi en sujet du Savoir, de la Réduction) – j’en souffre. Je ne puis supporter qu’on réduise – qu’on généralise – Kierkegaard – mon chagrin : c’est comme si on me le volait.
Roland Barthes, Journal de deuil, p.81

Le chagrin est chaotique, le deuil est dialectique. AC généralise: «C'est ça, le deuil». Barthes est malheureux de cette généralisation. (La référence à Kirkegaard: on ne peut parler que du général). Par la suite, Barthes refuse le mot deuil, "trop psychanaytique". Il utilise le mot chagrin.
Proust n'emploie le mot deuil qu'une fois le deuil fini:

Sans doute, ce moi avait gardé quelque contact avec l’ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l’a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J’en poussais encore quand je redevenais pour un moment l’ancien ami d’Albertine. Mais c’est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier.
Marcel Proust, La Fugitive, Pléiade Clarac t3, p.595

Antoine Compagnon fut l'agent de la réduction: celui qui nomme. Une autre personne a eu le même rôle: Claude Maupomé, notée Cl. M. (présentatrice de l'émission Comment l'entendez-vous sur France Musique). Elle réduisit également le deuil, en répondant «C'est peut-être prématuré» à l'idée de Barthes d'effectuer un travail à partir des photos de sa mère: cette réponse sous-entend que le temps va passer, et cette idée fait réagir Barthes: «toujours la même doxa», note-t-il. Il refuse le temps qui passe.
Et pourtant irrémédiablement le deuil se fait, par étapes. Le chagrin n'est plus que des moments, mais devient un état. Il est toujours là comme une pierre, «le deuil prend son régime de croisière».

Le second deuil commence avec la lecture de Proust. Barthes a hâte (irruption du temps) d'écrire un livre sur la photo et sur sa mère. Il lui faut intégrer le chagrin à l'écriture. C'est l'accession du chagrin à l'actif. Il s'agit de transformer le chagrin du deuil en acte de volonté.


séminaire n°13 : Jon Elster - L'aveuglement volontaire

J'ai très mal pris (ou plutôt je n'ai pas pris) les références des articles cités. Tout ou à peu près me semble : des citations, des schémas et des références d'articles.

Pour cette dernière transcription (dans tous les sens du terme), je mets en ligne la page 8 de mes notes.


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Jon Elster travaille sur la rationalité et les sciences sociales. Il a publié de très nombreux articles et livres, sur la rationalité, le choix d'une constitution, Marx, une réflexion sur Stendhal, «Deception and self-deception in Stendhal», self deception, c'est-à-dire aveuglement volontaire…
Nous avons souvent discuté car nous sommes tous les deux professeurs à l'université de Columbia…

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Lorsqu'on avait l'esprit cartésien au XVIIIe ou au XIXe siècle, on avait du mal à admettre la théorie de la gravité parce qu'il s'agissait de lois lointaines et invérifiables.
Il a fallu attendre 1915 et Einstein pour que la loi de la gravité soit intégrée dans un système plus général. Einstein, quant à lui, ne put jamais admettre la théorie quantique. En particulier, il réfutait l'une des hypothèses émises sur les particules, qui soutenait que des particules se trouvant dans un état «intriqué», formant une sorte de paire inséparable, se comportaient comme si elles restaient unies par un lien mystérieux même lorsque chaque particule «jumelle» se trouve à une grande distance de l'autre. Einstein appelait ce phénomène une «action surnaturelle à distance» et sa rationalité refusait de reconnaître la possibilité que ce fut vrai.
En 1982, les expériences d'Alain Aspect à Orsay ont validé cette hypothèse, donnant tort à Einstein. Elles ont démontré l'existence empirique du phénomène, qui est une sorte d'enchevêtrement. C'est comme si deux personnes jouaient aux dés et que la somme des points sortants étaient toujours la même: si l'un sort 5, vous savez que l'autre va sortir ou a sorti 2, si l'un sort 4, l'autre sort ou a sorti obligatoirement 3, etc.

Un autre problème que l'on peut évoquer, c'est celui du dilemme du prisonnier (Jon Elster a projeté un tableau en anglais et donné des références, je n'ai rien noté.): deux prisonniers complices d'un délit sont retenus dans des cellules séparées et qui ne peuvent communiquer. Si un seul des deux avoue, celui-ci est certain d'obtenir une remise de peine alors que le second obtient la peine maximale (10 ans) ; si les deux avouent, ils seront condamnés à une peine plus légère (5 ans) ; si aucun n'avoue, la peine sera minimale (6 mois), faute d'éléments au dossier.
Il y a donc un intérêt collectif à se taire, mais un intérêt personnel à parler. Si je fais le choix coopératif, c'est que je suppose que mon partenaire fera pareil que moi car c'est un homme comme moi.

Proust avait saisi la théorie de l'intrication avant Einstein. Il utilise une théorie de l'enchevêtrement. Les décisions se prennent à partir de la question: «Si moi je ne le fais pas, qui le fera?»
C'est le mécanisme démonté par Quattrone et Tversky dans leur article «Causal versus diagnostic contingencies» à propos des votants: chaque électeur regarde son propre vote comme le diagnostic de millions d’autres votes et fait comme si ceux qui pensaient comme lui agissaient comme lui. Il se dit: «je vais voter parce que si les gens qui pensent comme moi ne vont pas voter, nous allons perdre l’élection.»
Saint-Loup agit de la même façon. Il est fidèle par superstition, il pense «si moi je ne suis pas fidèle, pourquoi le serait-elle?»
Or, cette curiosité, c’est à tort que j’avais espéré l’exciter chez Saint-Loup en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle était pour longtemps paralysée en lui par l’amour qu’il avait pour cette actrice dont il était l’amant. Et même l’eût-il légèrement ressentie qu’il l’eût réprimée, à cause d’une sorte de croyance superstitieuse que de sa propre fidélité pouvait dépendre celle de sa maîtresse.1
Un autre exemple de cette superstition est donnée par le narrateur songeant à Albertine: s'abstenir d'infidélités dans l'espoir que l'autre fasse de même. Mais le narrateur va plus loin: faut-il souhaiter que les morts voient nos pensées?
Peut-être, si elle l’avait su, eût-elle été touchée de voir que son ami ne l’oubliait pas, maintenant que sa vie à elle était finie, et elle eût été sensible à des choses qui auparavant l’eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait s’abstenir d’infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle qu’on aime ne s’en abstienne pas, j’étais effrayé de penser que, si les morts vivent quelque part, ma grand’mère connaissait aussi bien mon oubli qu’Albertine mon souvenir. Et tout compte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu’on aurait d’apprendre qu’elle sait certaines choses balancerait l’effroi de penser qu’elle les sait toutes?2
(Jon Elster nous projette un tableau des différents choix possibles, deux lignes sur deux colonnes. Il commente): Le narrateur peut choisir entre "tous les morts savent tout" ou "aucun mort ne sait rien". La diagonale résume les choix possibles. En revanche, la publication de l'article dans Le Figaro est l'occasion d'un contraste, car il n'a aucune action à distance sur ses lecteurs. Cela n'empêche le narrateur d'espérer que ce lien existe, sans beaucoup d'illusion toutefois:
[…] moi-même je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention future ne forcera pas en retour celle des autres.3
Le narrateur avance une autre esquisse en ce sens:
il s'agit d'une citation de la Pléiade selon Tadié que je n'ai pas: «Je me rends compte que bien souvent… cette lettre.» tome IV p.675-676
On constate l'usage répété du mot "pour" : il s'agit de se convaincre que sa maîtresse ne le trompe pas. Mais le narrateur est lucide: il exclut que la réalité puisse ressembler à son désir. Il va donc mettre ne place une stratégie qui consiste à ne pas espérer de lettre, de manière à ce que la survenue d'une lettre soit moins improbable, un peu comme l'insomniaque tente d'oublier qu'il veut dormir pour que le sommeil survienne.
Il semble que dans la vie mondaine, reflet insignifiant de ce qui se passe en amour, la meilleure manière qu’on vous recherche, c’est de se refuser. \[...] De même, si un homme regrettait de ne pas être assez recherché par le monde, je ne lui conseillerais pas de faire plus de visites, d’avoir encore un plus bel équipage ; je lui dirais de ne se rendre à aucune invitation, de vivre enfermé dans sa chambre, de n’y laisser entrer personne, et qu’alors on ferait queue devant sa porte. Ou plutôt je ne le lui dirais pas. Car c’est une façon assurée d’être recherché qui ne réussit que comme celle d’être aimé, c’est-à-dire si on ne l’a nullement adoptée pour cela, si, par exemple, on garde toujours la chambre parce qu’on est gravement malade, ou qu’on croit l’être, ou qu’on y tient une maîtresse enfermée et qu’on préfère au monde […].4
Il s'agit de self-deception, de ce que Pascal Engel appelle la duperie de soi-même. Ce n'est pas du wishful thinking, c'est-à-dire prendre ses désirs pour des réalités: il n'y a pas déni puisqu'on ignore ce qu'est la réalité. C'est la différence entre "l'effet Mme de Rênal": son mari la veut fidèle donc il la croit fidèle, il prend ses désirs pour la réalité; et "l'effet Othello", Othello craignant que sa femme ne soit pas fidèle croit qu'elle ne l'est pas.
Sans doute j’avais été depuis longtemps, par la puissance qu’exerçait sur mon imagination et ma faculté d’être ému l’exemple de Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de ce que j’aurais souhaité
Cependant, le narrateur est conscient de ce biais dans sa réflexion, et il essaie d'en tenir compte:
[…] Mais je me dis que, s’il était juste de faire sa part au pire, […] il ne fallait cependant pas que, par cruauté pour moi-même, soldat qui choisit le poste non pas où il peut être le plus utile mais où il est le plus exposé, j’aboutisse à l’erreur de tenir une supposition pour plus vraie que les autres, à cause de cela seul qu’elle était la plus douloureuse.5
On peut creuser la différence entre les deux. Selon Joshua Landy, le narrateur choisit systématiquement les faux renseignements, il cherche la mauvaise information:
his peace of mind requires that he employ sufficent ressources to generate the illusion of knowing the truth, but that he stop short of those wish risk actually uncovering it […]6
La duperie suppose que l'on maintienne ensemble deux croyances contradictoires simultanément, mais sans en avoir conscience. Il s'agit d'un processus motivé.
1. L’individu maintient deux croyances contradictoires (p et non-p)
2. Les deux croyances sont maintenues simultanément
3. L’individu n’est pas conscient d’avoir l’une des deux croyances
4. L’acte qui détermine laquelle des deux croyances est sujette à la conscience est un acte motivé.
(R. Gur et H. Sackeim, « Self-deception : A concept in search of a phenomenon », Journal of Personality and Social Psychology 1979.)
Il s'agit en réalité d'une volonté d'ignorance: l'individu sait qu'il pourrait acquérir des informations pour confirmer ou invalider sa croyance, mais il ne cherche pas véritablement à l'acquérir.
On entre dans le domaine de la pensée magique. La pensée magique, c'est ce qui fait que lors d'un lancer de dé, les individus préfèrent parier pendant que le dé est en l'air plutôt qu'une fois qu'il est tombé sur le sol sans que le résultat leur soit connu: tout se passe comme si les individus pensaient pouvoir influencer le résultat tant que le dé est en l'air.

Hilgard en 1974 a mené l'expérience suivante: il a noté combien de temps un groupe d'individus supportaient de tenir sa main dans l'eau glacé, puis leur a donné de fausses informations sur ce que l'exercice physique aurait comme conséquence en fonction de leur "type" cardiaque (type imaginaire, mais les individus ne le savaient pas). Après quelques minutes d'exercices physiques, les individus ont à nouveau plongé la main dans l'eau glacé. Pratiquement tous ont modifié leur capacité à tenir dans l'eau en fonction de ce qu'on leur avait expliqué (voir ici).
De même, on sait que les nouveaux riches préfèrent payer cher leurs tableaux contemporains, car cela les rassure sur leurs goûts artistiques. Toutes ces démarches de fausses recherches de l'information, de pensée magique et de duperie de soi-même sont parfaitement illustrer par Swann dans son amour pour Odette:
Pour l’instant, en la comblant de présents, en lui rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantages extérieurs à sa personne, à son intelligence, du soin épuisant de lui plaire par lui-même. Et cette volupté d’être amoureux, de ne vivre que d’amour, de la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante, de sensations immatérielles, lui en augmentait la valeur – comme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont délicieux, s’en convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûts désintéressés, en louant cent francs par jour la chambre d’hôtel qui leur permet de les goûter.
Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir du temps où on lui avait parlé d’Odette comme d’une femme entretenue, et où une fois de plus il s’amusait à opposer cette personnification étrange : la femme entretenue – chatoyant amalgame d’éléments inconnus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux – et cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer les mêmes sentiments de pitié pour un malheureux, de révolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu’il avait vu éprouver autrefois par sa propre mère, par ses amis, cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux choses qu’il connaissait le mieux lui-même, à ses collections, à sa chambre, à son vieux domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que cette dernière image du banquier lui rappela qu’il aurait à y prendre de l’argent. En effet, si ce mois-ci il venait moins largement à l’aide d’Odette dans ses difficultés matérielles qu’il n’avait fait le mois dernier où il lui avait donné cinq mille francs, et s’il ne lui offrait pas une rivière de diamants qu’elle désirait, il ne renouvellerait pas en elle cette admiration qu’elle avait pour sa générosité, cette reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et même il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait les manifestations devenir moins grandes, avait diminué.
Dans le premier cas, la générosité de Swann pour Odette augmente la valeur d'Odette aux yeux de Swann.
Dans le deuxième cas, la générosité de Swann pour Odette augmente la valeur de Swann aux yeux d'Odette.
Puis la crise survient:
Alors, tout d’un coup, il se demanda si cela, ce n’était pas précisément l’«entretenir» (comme si, en effet, cette notion d’entretenir pouvait être extraite d’éléments non pas mystérieux ni pervers, mais appartenant au fond quotidien et privé de sa vie, tels que ce billet de mille francs, domestique et familier, déchiré et recollé, que son valet de chambre, après lui avoir payé les comptes du mois et le terme, avait serré dans le tiroir du vieux bureau où Swann l’avait repris pour l’envoyer avec quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer à Odette, depuis qu’il la connaissait (car il ne soupçonna pas un instant qu’elle eût jamais pu recevoir d’argent de personne avant lui), ce mot qu’il avait cru si inconciliable avec elle, de «femme entretenue».
Mais tout de suite intervient la résolution de la crise:
Il ne put approfondir cette idée, car un accès d’une paresse d’esprit, qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installé partout l’éclairage électrique, on put couper l’électricité dans une maison. Sa pensée tâtonna un instant dans l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il se retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir qu’il faudrait tâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.7
Swann est donc saisi d'une "paresse d'esprit" providentielle, il s'agit d'un aveuglement volontaire. Il ne s'agit pas d'un refoulement dans l'inconscient, car véritablement, Swann ne sait pas qu'Odette est entretenue. Il s'agit plutôt de l'analyse de Pascal notant que les gens ne voient pas ce qu'ils ne veulent pas voir. Il ne s'agit pas d'un mécanisme freudien mais d'un mécanisme quotidien.

Proust a peu ou mal connu Nietzsche. Pourtant, selon Joshua Landy, tous les deux sont arrivés aux mêmes conclusions:
Et l’impuissance qui n’use pas de représailles devient, par ce mensonge, la "bonté" ; la craintive bassesse, "humilité" ; la soumission à ceux qu’on hait, "obéissance" […]. Ce qu’il y a d’inoffensif chez l’être faible, sa lâcheté-même, dont il est riche, et ce qui chez lui fait antichambre, et doit attendre à la porte, inévitablement, se parent ici d’un nom bien sonnant et s’appelle "patience", parfois même "vertu"; "ne pas pouvoir se venger" devient "ne pas vouloir se venger" et parfois même pardon. (Nietzsche, La généalogie de la morale, I. 14).
Cela nous rappelle Madame de Gallardon qui souhaite inviter Swann:
— Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de dire quelque chose de désagréable : il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai?
— Mais… tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais venu.8
Un autre exemple nous est donné à Balbec, quand les bourgeoises riches prétendent à elle-même ne pas envier Mme de Villeparisis:
Chaque fois que la femme du notaire et la femme du premier président la voyaient dans la salle à manger au moment des repas, elles l’inspectaient insolemment avec leur face à main du même air minutieux et défiant que si elle avait été quelque plat au nom pompeux mais à l’apparence suspecte qu’après le résultat défavorable d’une observation méthodique on fait éloigner, avec un geste distant et une grimace de dégoût.
>Sans doute par là voulaient-elles seulement montrer, que s’il y avait certaines choses dont elles manquaient – dans l’espèce certaines prérogatives de la vieille dame, et être en relations avec elle – c’était non pas parce qu’elles ne pouvaient, mais ne voulaient pas les posséder. Mais elles avaient fini par s’en convaincre elles-mêmes ; et c’est la suppression de tout désir, de la curiosité pour les formes de la vie qu’on ne connaît pas, de l’espoir de plaire à de nouveaux êtres, remplacés chez ces femmes par un dédain simulé, par une allégresse factice, qui avait l’inconvénient de leur faire mettre du déplaisir sous l’étiquette de contentement et se mentir perpétuellement à elles-mêmes, deux conditions pour qu’elles fussent malheureuses.9
Selon Max Scheller, il s'agit d'un auto-empoisonnement psychologique. Il ne s'agit pas de réduire, mais de produire des mensonges qui rendent l'esprit inapte au plaisir.
Cependant, il existe un cas contrasté de mensonge qui conduit au bonheur:
C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre. Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages personnels par l’amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est nécessaire, l’envie est là pour combler la différence. Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire: «Je ne veux pas le connaître» par «je ne peux pas le connaître». C’est le sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien: je ne veux pas le connaître. On sait que cela n’est pas vrai mais on ne le dit pas cependant par simple artifice, on le dit parce qu’on éprouve ainsi, et cela suffit pour supprimer la distance, c’est-à-dire pour le bonheur.10
Si l'on désire quelque chose, c'est par envie. «Je ne veux pas le posséder» est une déviation du mot envie.
Mais même à eux seuls, et n’apportant pas l’espoir d’une conséquence matrimoniale, ces «succès» excitaient l’envie de certaines mères méchantes, furieuses de voir Albertine être reçue comme «l’enfant de la maison» par la femme du régent de la Banque, même par la mère d’Andrée, qu’elles connaissaient à peine. Aussi disaient-elles à des amis communs d’elles et de ces deux dames que celles-ci seraient indignées si elles savaient la vérité, c’est-à-dire qu’Albertine racontait chez l’une (et «vice versa») tout ce que l’intimité où on l’admettait imprudemment lui permettait de découvrir chez l’autre, mille petits secrets qu’il eût été infiniment désagréable à l’intéressée de voir dévoilés. Ces femmes envieuses disaient cela pour que cela fût répété et pour brouiller Albertine avec ses protectrices. Mais ces commissions comme il arrive souvent n’avaient aucun succès. On sentait trop la méchanceté qui les dictait et cela ne faisait que faire mépriser un peu plus celles qui en avaient pris l’initiative.11
Ici, il s'agit d'un usage orthodoxe de l'envie. L'envie finit par empirer la situation des envieuses. Si l'on compare au cas du père Bloch, on constate que l'amour-propre négatif (qui dénigre) rend moins heureux que l'amour-propre positif qui permet de «de multiplier ces pauvres avantages personnels» et de s'assurer un surplus de bonheur en utilisant l'envie.

Morale de Proust
Swann efface l'idée qu'Odette était entretenue. Sa réaction quand il reçoit la lettre anonyme est la même, là encore par une sorte de paresse:
Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait, et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors, après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde.12
Mais ne pas chercher l'auteur de cette lettre est une lâcheté. Nous arrivons donc à la conclusion de Louis Althusser: «il ne faut pas se raconte d'histoire». Il faut renoncer à l'aveuglement, qu'il rende heureux ou malheureux.



Notes
1 : A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.807
2 : La Fugitive, Clarac t3, p.510
3 : Ibid, p.569
4 : La Prisonnière, Clarac t3, p.
5 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.834
6 : Joshua Landy, Philosophy as Fiction : Self, Deception, and Knowledge in Proust, p.97
7 : Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.267 et suiv.
8 : Ibid, p.335
9 : Ibid, p.677
10 : Ibid, p.770
11 : Ibid, p.937
12 : Du côté de chez Swann, p.357

Cours n°6 : la perplexité comme morale de la littérature

J'ai eu l'impression indéfinissable qu'Antoine Compagnon n'était pas très à l'aise au cours de ce cours, comme s'il n'avait pas eu le temps de réellement le préparer : une sensation de toile tissée un peu trop lâche, justement.

***

Je voudrais revenir sur deux points abordés la semaine dernière.

1/ Tout d'abord, j'ai parlé de l'antimachiavélisme de Montaigne, qui s'élève contre une séparation de la morale privée et de la morale publique, la morale publique autorisant plus souvent le mensonge au nom d'un intérêt supérieur. Pour Montaigne, cette position n'est pas tenable; il défend que l'infidélité à sa parole (le contraire de fides, la foi) détruit la société.
On peut avoir l'impression que le narrateur de Proust est assez éloigné d'une problématique morale privée/morale publique, même si Elizabeth Lavenson nous a rappelé l'intérêt de Proust pour Montaigne, puisque Jean Santeuil est séduit par des citations de Montaigne, tandis que Proust écrivait à Daniel Halévy que Socrate et Montaigne étaient les deux fleurs (sic) de la philosophie. On se rappelle par ailleurs que Cottard mélange allègrement des références à Socrate, à Montaigne et à Saint Jean.
Françoise quant à elle parle de "perfidité". Dans Albertine disparue, le narrateur envoie Saint-Loup en mission auprès de Mme Bontemps afin de lui acheter Albertine (au sens propre puisqu'il lui propose de l'argent). Tandis que le narrateur guette le retour de Saint-Loup, il est témoin d'une scène qui le déstabilise profondément:
Avant de dire pourquoi les paroles qu’il me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident que je place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla ensuite tellement
toujours le trouble, qui signale les moments importants
qu’il affaiblit, sinon l’impression pénible que me produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique de cette conversation.
la portée pratique, c'est qu'il n'a pas pu faire revenir Albertine
Cet incident consista en ceci. Brûlant d’impatience de voir Saint-Loup, je l’attendais (ce que je n’aurais pu faire si ma mère avait été là, car c’est ce qu’elle détestait le plus au monde après «parler par la fenêtre») quand j’entendis les paroles suivantes: «Comment! vous ne savez pas faire renvoyer quelqu’un qui vous déplaît? Ce n’est pas difficile. Vous n’avez, par exemple, qu’à cacher les choses qu’il faut qu’il apporte. Alors, au moment où ses patrons sont pressés, l’appellent, il ne trouve rien, il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui: «Mais qu’est-ce qu’il fait?» Quand il arrivera, en retard, tout le monde sera en fureur et il n’aura pas ce qu’il faut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu’il sera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette ce qu’il doit apporter de propre, et mille autres trucs comme cela.» Je restais muet de stupéfaction
j'ai déjà insisté à plusieurs reprises sur cette surprise qui coupe la parole, qui laisse sans voix
car ces paroles machiavéliques et cruelles
les paroles machiavéliques sont des paroles dépourvues d'honnêteté et chargées de ruse. Le machiavélisme consiste à avoir un plan.
étaient prononcées par la voix de Saint-Loup. Or je l’avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet que s’il avait récité un rôle de Satan
en réalité, nous avons déjà assisté à plusieurs scènes où Saint-Loup n'était ni bon, ni malheureux:
ce ne pouvait être en son nom qu’il parlait. «Mais il faut bien que chacun gagne sa vie», dit son interlocuteur que j’aperçus alors et qui était un des valets de pied de la duchesse de Guermantes. «Qu’est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus le plaisir d’avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverser des encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un grand dîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu’à ce qu’il finisse par préférer s’en aller. Du reste, moi je pousserai à la roue, je dirai à ma tante que j’admire votre patience de servir avec un lourdaud pareil et aussi mal tenu.» Je me montrai, Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais de l’entendre tellement différent de ce que je connaissais. Et je me demandai si quelqu’un qui était capable d’agir aussi cruellement envers un malheureux n’avait pas joué le rôle d’un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps.1
Le narrateur se trouve une fois de plus en position de voyeur dans l'escalier. Il se trouve confronté à l'image des deux Saint-Loup: le Saint-Loup si bon aux malheureux et le Saint-Loup cruel et méchant.
Il reconnaît la voix de Saint-Loup, mais ne peut croire qu'il s'agisse du vrai Saint-Loup: le narrateur préfère croire que son ami joue un rôle. Une fois de plus on voit apparître l'idée d'une double personnalité, à la Docteur Jekill et Mister Hyde. Cette scène, en montrant la dissimulation de Saint-Loup, annonce peut-être l'inversion du personnage, mais rien ne le dira explicitement, même si l'on a vu au début de Sodome et Gomorrhe que l'inversion constituait pour certains juges une circonstance atténuante («de même que certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race.»2)
Il y a de nombreux autres exemples d'une telle duplicité de la parole. Pour ne citer que ce cas, reprenons le passage vers la fin de Guermantes où Charlus fait une scène incompréhensible au héros qu'il accuse d'avoir dit du mal de lui. Comme le héros se récrie et demande le nom de son calomniateur, Charlus refuse de le donner:
«C’est très possible, me dit-il. En principe, un propos répété est rarement vrai. C’est votre faute si, n’ayant pas profité des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m’avez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l’impression qu’il m’a produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus.»3
On retrouve ici la phrase de Montesquieu : «Un mot répété n'est jamais vrai.»
Nous avons ici une réflexion sur la confiance, l'ouverture de la parole qui permet de se connaître, on n'est pas si loin de ces remarques sur le machiavélisme ou l'antimachiavélisme.

2/ Ensuite, j'ai abordé la distinction que faisait Iris Murdoch entre les romans messy et les romans dry tandis que Charles Taylor parlait dans les années 80 de romans à morale épaisse et de romans à morale fine. Thibaudet pour sa part avait distingué les romans posés ou déposés.
Qu'est-ce que cela signifie?
Charles Taylor montrait que la morale dépend du contexte sociale et historique. Elle s'enracine dans une culture et une communauté.
Avant Taylor, ce concept avait été développé par les anthropologues, et notamment par Clifford Geertz en 1973: la description des faits sociaux doit être épaisse pour expliquer le geste dans son contexte. Le même geste peut prendre des sens très différents dans différentes cultures.
Proust est très sensible à cet état de fait. J'en avais donné un exemple très court dans ma leçon inaugurale, c'est l'exemple du garçon liftier auquel le narrateur adresse la parole lorsqu'il arrive à Balbec:
Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d’intelligence ou consigne du directeur.A l'ombre des jeunes filles en fleurs 4
Nous avons ici un modèle de description épaisee: toute une série d'interprétations nous est donnée, entre lesquelles d'ailleurs le narrateur ne choisit pas.
Nous retrouvons cette même idée chez le philosophe britannique Gilbert Rye. Lui prend l'exemple du clin d'œil: si quelqu'un fait un clin d'œil, on ne peut en comprendre le sens sans connaître le contexte. Cela peut avoir pour but d'attirer l'attention sur soi, de marquer son approbation, de communiquer avec vous. Quand le contexte change, le sens du geste change.
Le grand spécialiste du clin d'œil, c'est Cottard, et c'est d'ailleurs une source de malentendus, car un clin d'œil peut effectivement être interprété de multiples façons. Par exemple, prenons la scène de la première rencontre de Swann avec Cottard chez les Verdurin, dans Un amour de Swann:
en le voyant lui cligner de l’oeil et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial.5
La même scène se reproduira à La Raspelière, quand Charlus rencontrera Cottard pour la première fois:
Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et ses regards engageants, accrus par leur sourire, n’étaient plus contenus par le verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’oeil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent.6
L'interprétation est toujours dans l'œil de celui qui observe. Les interprétations de Swann et de Charlus sont différentes, mais provoquent toujours la même réaction: dans les deux cas, les personnages restent perplexes devant un geste qui peuvent recevoir plusieurs interprétations.

Il s'agit d'une lecture littéraire du monde, une lecture impressionnable, vulnérable, sans certitude. Le roman ne doit pas se protéger contre les loose-ends, les "chemins qui ne mènent nulle part".7
Sans loose-ends, la dimension morale de la littérature reste limitée. J'aime l'image des fils qui pendent car Proust lui-même comparait l'écriture de son roman à de la couture:
épinglant de-ci de-là un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. [...] À force de coller les uns aux autres ces papiers, que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise pourrait m’aider à les consolider, de la même façon qu’elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu’à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l’imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d’un carreau cassé.8
Il y a des carreaux cassés dans La Recherche du Temps perdu, il y a des chemins qui ne mènent nulle part.

Nous sommes à l'opposé de L'Art poétique d'Aristote qui voulait que dans une tragédie, tous les fils noués soient dénoués. Il ne fallait pas donner à la tragédie la structure d'une épopée, dans laquelle on peut laisser des fils sans réponse pendant quelques épisodes.

To be at loose-ends, c'est ne pas savoir quoi faire, ne pas savoir quel parti adopter, c'est demeurer perplexe, cette perplexité si importante dans la littérature. Nous en avons un exemple particulièrement important dans La Prisonnière, lorsque M. de Charlus ne comprend pas ce qui lui est arrivé. Il ne le comprendra jamais:
L’ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis brusquement à la retraite, le mondain à qui on bat froid, l’amoureux éconduit examinent, parfois pendant des mois, l’événement qui a brisé leurs espérances; ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait d’où ni on ne sait par qui, pour un peu comme un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes, au moins, disposent de l’analyse ; les malades souffrant d’un mal dont ils ne savent pas l’origine peuvent faire venir le médecin ; les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d’instruction. Mais les actions déconcertantes de nos semblables, nous en découvrons rarement les mobiles.9
C'est un constat d'échec dans ce roman perspicace qui semble ne jamais lâcher le morceau: le narrateur admet qu'il existe des situations que l'on ne peut expliquer, où l'on ne saura jamais ce qui s'est passé.
C'est ainsi que se dessine une troisième voie pour définir une morale de la littérature, une morale qui ne serait ni des recettes de bonne vie, ni des exemples à suivre ou éviter, mais dans une énigme.
Nous découvrons rarement le mobile de nos semblables, et le raisonnement se heurte au brouillard. Il y a justement une grande scène de brouillard dans La Recherche, qui coïncide avec une interrogation morale. Il s'agit du passage appelé «le soir de l'amitié», ce soir où Saint-Loup vient chercher le narrateur qui souffre car il attendait Mlle de Stermaria qui ne viendra pas. Les deux amis sortent dans le brouillard:
À deux pas les réverbères s’éteignaient et alors c’était la nuit, aussi profonde qu’en pleins champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers laquelle j’eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d’arriver à l’auberge solitaire ; cessant d’être un mirage qu’on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à bon port, les difficultés, l’inquiétude et enfin la joie que donne la sécurité – si insensible à celui qui n’est pas menacé de la perdre – au voyageur perplexe et dépaysé.
Le désir de Mlle de Stermaria se transforme en désir de Bretagne.
Il s'agit d'une scène de dépaysement. le narrateur est désorienté par le brouillard. Ce contexte est important, puisque aussitôt après Saint-Loup va le déconcerter encore plus par l'aveu d'un comportement inexpliquable:
Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l’étonnement irrité où elle me jeta un instant. « Tu sais, j’ai raconté à Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne l’aimais pas du tout tant que ça, que tu lui trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j’aime les situations tranchées », conclut-il d’un air satisfait et sur un ton qui n’admettait pas de réplique. J’étais stupéfait. Non seulement j’avais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il l’avait trahie par ce qu’il avait dit à Bloch, mais il me semblait que de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d’éducation qui pouvait pousser la politesse jusqu’à un certain manque de franchise.
Une fois de plus la confiance est trahie, une fois de plus le narrateur est stupéfait. Le déroulement de la scène est le même que tout à l'heure, le narrateur est stupéfait par une déloyauté, une trahison. Saint-Loup n'a qu'une phrase, «j'aime les situations tranchées», pour expliquer son comportement inexcusable.
Comme d'habitude, le narrateur cherche une explication rationnelle en dressant des listes de possibilités:
Son air triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous n’aurions pas dû faire? traduisait-il de l’inconscience? de la bêtise érigeant en vertu un défaut que je ne lui connaissais pas? un accès de mauvaise humeur passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l’enregistrement d’un accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant?
Il trouve quatre ou cinq explications possibles:
1/ c'est une gaffe, et l'air de triomphe de Saint-Loup est destiné à cacher sa culpabilité;
2/ Saint-Loup a agi par aveuglement;
3/ par bêtise;
4/ par irritation contre le narrateur;
5/ par irritation contre Bloch.
Mais ces hypothèses sont écartées. Le narrateur se range à l'idée d'une double personnalité, à la Docteur Jekill et M. Hyde.
Du reste sa figure était stigmatisée, pendant qu’il me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu’une fois ou deux dans la vie, et qui, suivant d’abord à peu près le milieu de la figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans doute ne revenaient qu’une fois tous les deux ans, éclipse partielle de son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d’un aïeul qui s’y reflétait.
L'explication que donne le narrateur est celle de la possession momentanée par un ancêtre. C'est l'explication ancestrale qui est retenue comme l'explication définitive.
«Voilà comme je suis» avec le mot "air" répété trois fois. Saint-Loup est content de lui, il est plein de lui-même, comme l'étaient les dames de charité de Combourg dont le narrateur soulignait le pharisaisme quelque jous plus tôt.
Tout autant que l’air de satisfaction de Robert, ses paroles : « J’aime les situations tranchées » prêtaient au même doute, et auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l’on aime les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des autres.10
C'est l'annonce d'une leçon de morale. Mais celle-ci n'aura finalement pas lieu puisque les deux amis arrivent au restaurant. Saint-Loup se rachètera se soir-là par un extraordinaire numéro d'équilibrie au-dessus des banquettes pour couvrir les épaules du narrateur du manteau de vigogne du comte de Foix. Saint-Loup se montre ce soir-là le plus dévoué des amis qui consacre le narrateur comme le plus sacré des amis.
La deuxième scène ajoute donc à la perplexité, elle rajoute de la contradiction et du bouillard.

Ainsi, il y a dans La Recherche du temps perdu de nombreux exemples de perplexités, de loose-ends.
Je vais en donner un dernier exemple. Il s'agit du moment où le narrateur refuse de quitter Venise parce qu'il a appris l'arrivée prochaine de la femme de chambre de la baronne Putbus. Il s'installe à la terrasse de l'hôtel pour boire un verre devant le grand Canal en écoutant dans le lointain la romance napolitaine ''O sole mio'', alors assez récente, et qui sera assez vite assimilée à un chant de gondolier. Ronaldo Hahn parle dans une de ses lettres d'une interprétation de Caruso et je vous propose de l'écouter. [La chanson].
Cet air qu'il entend n'a rien de vénitien puisqu'il est napolitain. Elle est l'occasion de la description d'une crise d'angoisse qui vaut la crise du baiser à Combray. Ce qui est intéressant, c'est qu'elle est calquée sur le développement de la chanson.
Bientôt, elle [ma mère] serait partie, je serais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler.
Cette phrase est typique d'un embrouillement des émotions, d'une confusion des sentiments. On n'a vu le même jeu avec la grand-mère et Albertine, quand le narrateur commence par faire de la peine à l'être aimé, se retrouve seul, en éprouve du chagrin et regrette la présence de l'autre.
Venise, ville de pierre et d'eau, va être le lieu et l'objet d'un cauchemar digne de Baudelaire ou de Poe:
[...] La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d’arriver, qui ne vous connaît pas encore – comme un lieu d’où l’on est parti et qui vous a déjà oublié.
Il s'agit bien d'un phénomène de désorientation.
Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me laissait contracté, je n’étais plus qu’un coeur qui battait et qu’une attention suivant anxieusement le développement de « sole mio ».
Le narrateur perd toute capacité de décision. Seul son attachement au chant le retient là, à la terrasse de l'hôtel, et pendant qu'il écoute il reste à Venise, tandis que sa mère part: la chanson décide pour lui, l'écouter, c'est décider.
Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bougeri; mais me dire.: « Je ne pars pas », qui ne m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre.: « Je vais entendre encore une phrase de « sole mio »; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m’échappait pas et, tout en me disant.: « Je ne fais en somme qu’écouter une phrase de plus », je savais que cela voulait dire: «Je resterai seul à Venise.»11
Nous continuerons la semaine passée.

Et par cette phrase, Antoine Compagnon a confirmé mon sentiment de sa désorientation.

la versionde sejan.



1 : La Fugitive, Clarac t3, p.470
2 : Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.615
3 Le côté de Guermantes, Clarac t2, p.560
4 A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1, p.665
5 Du côté de chez Swann, Clarac t1, p.202
6 Sodome et Gomorrhe, Clarac t2, p.919
7 Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part et Rilke dans Quatrains valaisans: «Chemins qui ne mènent nulle part/entre deux prés,/que l'on dirait avec art/de leur but détournés,/chemins qui souvent n'ont/devant eux rien d'autre en face/que le pur espace/et la saison.»
8 Le Temps retrouvé, Clarac t3 p.1033-1034
9 La prisonnière, Clarac t3, p.318
10 Le côté de Guermantes, Clarac,t2, p.398-399
11 La Fugitive, Clarac t3, p.652-654

Séminaire n°3 : Reconnaissance et déambulations

Je continue le cours cette deuxième heure puisqu'il n'y a pas d'invité aujourd'hui.

Mémoire et reconnaissance
Comme le livre possède une dimension spatiale, il y a déambulation. On marche dans un livre, il y a un rapport certain entre littérature et géographie.
Comment s'oriente-on dans la littérature? Il s'agit d'un territoire semblable à un pays, et nous n'avons pas tous la même perception du terrain, ni les même repères.

La métaphore du voyage est souvent utilisée dans La Recherche et je vais vous raconter deux anecdotes.
Un jour que j'allais assister à un séminaire en Italie, un collègue vint me chercher à la gare pour me conduire à l'endroit où nous étions attendus. Il prit quelques rues et j'eus l'impression que nous allions vers l'Est. Au bout d’un moment, il me sembla qu’on était perdu. Je conseillai que nous nous adressions à une passante car il me semblait qu’on était en train de tourner en rond.
— Vous venez souvent ici ? lui demandé-je.
— Oui, très souvent, au moins cinq fois par an, me répondit-il.
Je demandai alors à ce collègue quel était son domaine de prédilection. Il était spécialiste du roman réaliste (nous confie A. Compagnon, semblant encore éberlué par cet aveu). [un rire discret secoue la salle].
C’est alors que je compris qu’il ne devait pas avoir la même conscience de la ville que moi. De même, nous appelions tous deux Le Père Goriot de Najda, euh, de Balzac, et Najda d’André Breton des « romans », mais cette notion ne devait pas avoir le même sens pour lui et pour moi.

Quand j’aborde un roman, je fais l’expérience d’un certain flottement, je suis désorienté. Il y a une assez forte analogie entre le roman et la carte, entre lire un roman et lire une carte. Il s’agit de filer cette idée qu’un roman est un espace qu’on parcourt et que l’on explore. Chaque lecture est comme une nouvelle promenade. Pour d’autres, cela reste un labyrinthe. (On se rappelle la carte aberrante de Balbec qu’André Perret avait tenté de tracer.)
Le narrateur et le lecteur sont perdus, il y a désorientation. Il y a expérience d’égarement au moins pendant quelques pages, pendant lesquelles on est troublé, on ne comprend pas de quoi il s’agit, on avance dans l’obscurité. Le plus souvent ce sentiment passe au bout de quelques pages, mais on commence toujours par avancer dans l’obscurité : nous pouvons affirmer la dimension de désorientation inaugurale de toute lecture.
Certains livres nous décourageront et nous abandonneront la lecture. Dans d’autres nous ne serons jamais à l’aise et c’est le but.
La Recherche, La Chartreuse de Parme, font partie de ces livres dont le début désoriente profondément. Il faut passer bien des pages dans la Chartreuse de Parme avant de comprendre que son thème est la chasse au bonheur, menée en particulier par Gina et Mosca. Ces débuts sont-ils inutiles ? Stendhal n’a pas cédé à Balzac qui voulait lui faire supprimer tout le début de La Chartreuse, Waterloo, etc. De même, on arrive vraiment à Combray qu’à la page 47. Jusque là on peut être désorienté, car l’ouverture du livre n’est pas située, on assiste à cette étrange assimilation du narrateur à un livre (« il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. »[1] (ce qui constitue par ailleurs un exemple de mémoire de livres, de livre qui se souvient de livres)).

La seconde anecdote que je voudrais raconter concerne Un amour de Swann. Un jour un étudiant vint me voir pour me dire qu’il n’avait pas du tout été désorienté car il avait lu la préface que j’avais rédigée pour le livre. D’un côté, en tant qu’auteur de la préface, je ne fus pas mécontent de savoir que j’avais fait œuvre utile, d’un autre côté, je regrettai qu’il n’ait pas fait l’expérience de la désorientation. C’est pourquoi je ne lis jamais les préfaces avant les romans. Il existe une innocence de la première fois qui ne se reproduira jamais.

Il existe donc plusieurs catégories de lecteurs :
- ceux qui lisent les préfaces avant le livre
- ceux qui lisent les livres avant la préface
- ceux qui ne lisent que les préfaces.

La première expérience que nous avons d’un roman est celle de la désorientation, la même désorientation que nous connaissons dans une ville ou une maison inconnues. C’est une expérience des plus ( ? je ne me relis pas : insistantes ?), c’est ainsi que les romans nous séduisent.

Ces deux anedotes nous ont éloignés de Proust.
Dans un roman, nous nous orientons comme dans une ville ou un paysage, c’est l’un des plaisirs de la lecture. Peut-être avez-vous l’impression que nous nous éloignons de Proust, mais je ne le crois pas. Ainsi le narrateur va-t-il à Venise dans La Fugitive : quelle autre ville peut-elle mieux illustrer la désorientation, dans quelle autre ville aucune carte est aussi inutile?

Proust établit une analogie entre la littérature et la promenade, d’une part dans la perception de l’espace, d’autre part dans le rôle qu’il attribue à la mémoire, à l’accoutumance à l’espace et aux chemins.

la perception de l’espace
A Balbec, Albertine et le narrateur font de nombreuses excursions qui sont l’occasion de montrer comment nous prenons possession de l’espace. Il y a une analogie entre le roman et l’excursion. Proust va mener une comparaison entre l’automobile et le train.

Mais l'automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, dont j'avais encore les maisons dans les yeux, comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville (Paterni villa) y apercevant la mer d'un terre-plein où nous étions, je demandai comment s'appelait cet endroit, et avant même que le chauffeur m'eût répondu, je reconnus Beaumont, [...]

On est bien dans la comparaison entre le chemin de fer, qui nous emmène au cœur de la ville, et l’automobile qui tourne autour avant d’entrer dans le cœur.
Ici, le narrateur se rend compte que Beaumont est à deux minutes de Parville, de la même façon qu’il prendra plus tard conscience que le côté de Guermantes pouvait être rejoint très simplement à partir du côté de chez Swann.
« Je reconnus Beaumont », exactement comme on dit d’un visage «Ça yest, je vous remets », ce qui rappelle cette autre phrase proustienne : «Comme le monde est petit»[2], ce qui rapproche la mondanité de la géographie.

... je reconnus Beaumont, à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville. Comme un officier de mon régiment qui m'eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d'une grande famille, et dont j'aurais appris qu'il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville,[...]

Remettre quelqu'un, c'est découvrir qu'il est cousin. Dans La Recherche, les Guermantes sont tous cousins.

... ainsi Beaumont, relié tout d'un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, me faisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées ailleurs que dans l'atmosphère close d'un roman.

Reconnaître Beaumont est une expérience qui ressemble à celle que connaîtra plus tard le narrateur quand il s'apercevra qu'un court chemin inconnu de lui permettait de passer du côté de Guermantes au côté de chez Swann. De même, avec la familiarisation et l'orientation, le mystère disparaît, remplacé par la banalité: on entre dans le cousinage. Le voyage en chemin de fer est féerique parce qu'il ne permet pas le cousinage.

Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillement d’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où il veut, et empêche — comme je l’avais fait jusqu’ici — de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles.

Dans le déplacement par chemin de fer, l'emplacement est essentiel, tandis que la voiture respecte les courbes de niveau du paysage, elle permet une toute autre conquête de l'espace.
La gare est un palais qui représente la ville, tandis qu'arriver en voiture, c'est arriver par les coulisses de la ville.

Et sans doute, cet emplacement, l’automobile n’en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand j’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait la matérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Il [l'automobile était encore masculin à l'époque] nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement il fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre; [...]

Les "chassés-croisés" nous rappellent les clochers de Martinville, les "cercles" le dormeur éveillé des premières pages du roman.
On assiste dans ce passage à une forte sexualisation de la prise de possession de cette ville au fond de la vallée. On voit la ville fascinée essayant d'échapper telle un animal, une proie ou une femme dans une parade amoureuse.

Jean-Yves Tadié nous disait la semaine dernière qu'il n'y avait pas beaucoup d'érotisme dans le passage qu'il a commenté. Ici nous voyons l'érotisme de la voiture comparé à la féerie du chemin de fer.

de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre. [3]

L'érotisation de la scène est parfaitement perceptible, "une main plus amoureusement exploratrice".
La reconnaissance prend également un sens militaire, l'auto devenant un "compas" (une boussole, etc), ce qui ramène à l'image de la carte.
(Hmmm. Tlön n'a pas eu l'air de me croire, mais j'avais bu trop de champagne, et je m'endormais en écrivant. Je n'arrive pas à me relire. Il faudra tout reprendre quand les podcasts seront disponibles. Désolée... Il manque ici une ou des phrases de transition.)
On retrouve ici l'opposition géométrie dans l'espace ou le temps/géométrie plane. Dans l'entretien au Temps[4] déjà évoqué, Proust compare la vision des personnages que donnera son roman à celle d'une ville lors d'un voyage en train, vision dans l'espace mais aussi dans le temps: «comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre — au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents — donneront — mais pas cela seulement — la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu'ils étaient dans le volume actuel, différents de ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du reste.»

Par opposition, la plus large ouverture de compas que permet l'automobile transforme le sens de l'espace. On voit dans ce passage l'ébauche du texte sur les trois clochers de Martinville qui reste le modèle de l'écriture proustienne. On est en droit de lire ce roman comme le narrateur découvre la bonne mesure de la terre.
Lire consiste à aligner des points, à découvrir de nouvelles perspectives.

Le deuxième aspect de la promenade qui la fait ressembler à la lecture, c'est le rôle de l'accoutumance, de la reconnaissance du terrain.

la reconnaissance du territoire
Le narrateur analyse l'expérience esthétique comme une expérience de mémoire.

Le récit de la première audition de la sonate de Vinteuil explicite ce rôle de la mémoire dans l'expérience esthétique. «Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois.»: il y a désorientation, perte, égarement. Il faut s'initier à l'œuvre, apprendre à y cheminer, on ne s'y repère que peu à peu, à force de pratique :

Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième.

Pour comprendre la sonate, il faut donc l'avoir entendu un certain nombre de fois. Il s'agit d'un passage assez important.

Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire. Car la nôtre, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d’un homme qui en dormant pense mille choses qu’il oublie aussitôt, ou d’un homme tombé à moitié en enfance qui ne se rappelle pas la minute d’après ce qu’on vient de lui dire. Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir. Mais celui-ci se forme en elle peu à peu et à l’égard des œuvres qu’on a entendues deux ou trois fois, on est comme le collégien qui a relu à plusieurs reprises avant de s’endormir une leçon qu’il croyait ne pas savoir et qui la récite par cœur le lendemain matin.

Proust n'est pas étranger à la récitation par cœur. Il y a une mémoire de l'œil qui joue sur l'accoutumance. La réalité se constitue lentement grâce à la mémoire, on la comprend à l'aide des souvenirs.
Plusieurs élément peuvent être relevés dans ce passage:

Seulement je n’avais encore jusqu’à ce jour, rien entendu de cette sonate, et là où Swann et sa femme voyaient une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées.

On pense à l'expression "avoir un nom sur le bout de la langue", qui sert à décrire une reconnaissance qui ne se fait pas. (Pascal Quignard a écrit un livre qui porte ce titre et qui décrit cette situation du nom qui manque.)
Le narrateur décrit le malaise qu'on éprouve à l'écoute d'une œuvre avant d'en être familier.
L'expression "le bout de la langue" figure dans Le côté de Guermantes (puisque tout figure dans La Recherche [quelques rires]), il s'agit du passage où le narrateur demande au Duc de Guermantes qui est un personnage d'un tableau d'Elstir. Le Duc ne parvient pas à retrouver ce nom:

Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux.[5]

On pense évidemment à monsieur Verdurin, et cela ressemble au Duc de ne pas se souvenir du nom d'un roturier.

Pour revenir à la sonate, le plaisir de l'écoute est lié à l'accoutumance.

Et non seulement on ne retient pas tout de suite les œuvres vraiment rares, mais même au sein de chacune de ces œuvres-là, et cela m’arriva pour la Sonate de Vinteuil, ce sont les parties les moins précieuses qu’on perçoit d’abord. De sorte que je ne me trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher à l’entendre) du moment que Madame Swann m’en avait joué la phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses dômes).

La mémoire est liée à l'habitude et inscrit les œuvres dans des schémas. La photographie ne présente qu'un substitut médiocre de la réalité.

Mais bien plus, même quand j’eus écouté la sonate d’un bout à l’autre, elle me resta presque tout entière invisible, comme un monument dont la distance ou la brume ne laissent apercevoir que de faibles parties. De là, la mélancolie qui s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce qui se réalise dans le temps. Quand ce qui est le plus caché dans la Sonate de Vinteuil se découvrit à moi, déjà, entraîné par l’habitude hors des prises de ma sensibilité, ce que j’avais distingué, préféré tout d’abord, commençait à m’échapper, à me fuir. Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce que m’apportait cette sonate, je ne la possédai jamais tout entière: elle ressemblait à la vie. Mais, moins décevants que la vie, ces grands chefs-d’œuvre ne commencent pas par nous donner ce qu’ils ont de meilleur.

La mémoire permet une fausse reconnaissance, elle n'est qu'un leurre à l'origine de quiproquo. Il ne faut pas s'y fier, il faut retourner dans l'œuvre pour s'y reconnaître et savoir ce que nous y reconnaissons et ce qu'il nous reste à découvrir.

Dans la Sonate de Vinteuil, les beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà. Mais quand celles-là se sont éloignées, il nous reste à aimer telle phrase que son ordre trop nouveau pour offrir à notre esprit rien que confusion nous avait rendue indiscernable et gardée intacte; alors elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue, elle vient à nous la dernière.

Dans l'œuvre nouvelle, par paresse et habitude, nous allons d'abord vers ce que nous connaissons déjà, mais les aspects les plus difficiles et véritablement nouveaux nous demeurent cachés, nous ne les explorons pas. On retrouve le thème de la passante : «elle devant qui nous passions tous les jours sans le savoir et qui s’était réservée, qui pour le pouvoir de sa seule beauté était devenue invisible et restée inconnue», passante qui ne provoque pas de reconnaissance, qui nous rappelle le «pas mon genre» de Swann. L'analyse de la mémoire est indispensable pour que la reconnaissance prenne place peu à peu, mais la mémoire est mauvaise conseillère, elle n'est pas fiable, sans cesse il faut revenir à l'œuvre.

Et nous l’aimerons plus longtemps que les autres, parce que nous aurons mis plus longtemps à l’aimer. Ce temps du reste qu’il faut à un individu — comme il me le fallut à moi à l’égard de cette Sonate — pour pénétrer une œuvre un peu profonde n’est que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un chef-d’œuvre vraiment nouveau. Aussi l’homme de génie pour s’épargner les méconnaissances de la foule se dit peut-être que les contemporains manquant du recul nécessaire, les œuvres écrites pour la postérité ne devraient être lues que par elle, comme certaines peintures qu’on juge mal de trop près. Mais en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables. Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.[6]

Après avoir décrit l'expérience individuelle, proust réexpose le principe de la reconnaissance et de la mémoire au niveau de l'expérience collective. L'œuvre crée sa propre mémoire et sa propre mémoire: «C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier.»

La même remarque pourra s'appliquer à la peinture d'Elstir:

Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d’objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.[7]

Seule la reconnaissance nous permet d'imposer des noms sur la toile et les volumes sur une représentation que d'abord nous ne reconnaissons pas.

Il s'agit toujours d'aller au-devant d'une œuvre qui continue de désorienter jusqu'au bout et n'est jamais réduite par la reconnaissance et la mémoire.


En sortant, Tlön me fera remarquer très justement que ces cours sont davantage le partage d'une méditation que des cours à proprement parler.


Notes

[1] premier paragraphe de Du côté de chez Swann

[2] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.926/ Tadié t3 p.317-318

[3] Sodome et Gomorrhe, Clarac t2 p.1004/ Tadié t3 p.390-394

[4] merci, Tlön

[5] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.500/ Tadié t2 p.790

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Clarac t1 p.529/ Tadié t1 p.519-523

[7] Le côté de Guermantes, Clarac t2 p.419/ Tadié p.712-713

Cours n° 2 : Mémoire et espace

Nous avons donc vu la semaine dernière que ce cours porterait sur la mémoire de la littérature, ce qui signifie :
- que la littérature se souvient
- qu'on se souvient de la littérature
- que la littérature se souvient de la littérature.

La Recherche sera considérée ici sous l'angle de la mémoire de littérature plutôt que celui de la littérature de la mémoire; et là encore le sens est double, la littérature étant autant l'objet qui parle de la mémoire que le sujet fondé, structuré, par la mémoire.

Rien n'est dit ici sur la mémoire involontaire, et il n'en sera rien dit pendant quelque temps. Je voudrais développer quelques points à propos de la mémoire.

Mémoire et espace

Le plus souvent la mémoire est associée au temps. Mais il y a également un rapport entre temps et espace. Il faut imaginer Proust écrivain dans son lit entouré par la montagne de ses papiers, montagne, caverne, niche, arche, palais... Au milieu de ses papiers, Proust donne le sentiment de tout posséder, de se déplacer très aisément de renvoi en renvoi, de cahier en cahier; les cahiers ont des noms, cahier babouche, cahier fridolin, cahier du grand bonhomme. Ces cahiers sont très souvent numérotés et ils ont une identité, il s'agit de moyens mémotechniques pour se souvenir. Proust pioche dans «l'abondance des mots et des choses» (Erasme, De duplici copia verborum ac rerum) au cours de l'écriture de son roman en utilisant son immense mémoire artificielle.

Car il existe un "art de la mémoire" — qui a été étudié par Fances A.Yates dans les années 60 et traduit en France dans les années 70 —, une longue et grande tradition de la mnémonique architecturale, qui est la dernière partie de la rhétorique. En effet, pour prononcer un discours il faut de la mémoire. La rhétorique à Herennius, longtemps attribuée à Cicéron, distingue mémoire naturelle et mémoire artificielle. L'art de la mémoire artificielle consiste à placer des images dans des lieux vastes, des palais, des voûtes,... L'orateur place des objets dans des lieux, puis au moment du discours il parcourt les pièces et ramasse les objets.
Il y a deux mémoires, la mémoire des choses et la mémoire des mots, il s'agit de décomposer ce qu'on veut dire en rébus, de séparer le signifié du signifiant. Le discours s'apparente à un parcours des lieux; la rhétorique se rapporte aux topoï, mais aussi au lieu et à l'architecture.
On assiste à une spatialisation du discours. La mémoire du temps est représentée dans l'espace.

Je ferai un parallèle entre le narrateur dans son lit à Combray entouré d'images au début de La Recherche et l'auteur dans son lit entouré de ses papiers.
On pourrait avoir l'impression de deux traditions étrangères l'une à l'autre : la tradition classique de la mémoire artificielle, qui place des images dans des lieux, et la tradition romantique de la réminiscence où le lieu joue le rôle du signe "accidentel", ainsi que l'a montré Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle. Grâce au signe accidentel, un bonheur peut ressusciter. Le signe accidentel (par opposition au signe artificiel) peut réveiller un bonheur intérieur oublié.

La définition du signe accidentel dans le Dictionnaire de la musique de Rousseau est «objet que quelque circonstance a lié à des idées et propres à réveiller ses idées». Il s'agit de signes mémoratifs, ou de mémoratifs tout court. Rousseau en donne deux exemples: en musique, cela peut arriver avec un air, même un air sans grande valeur, car la capacité mémorative est indépendante de la valeur esthétique. L'autre exemple est l'herbier et le classement des plantes. Il s'agit déjà d'un lieu, d'une organisation, on n'est plus si loin du signe artificiel.
L'herbier est un lien entre le signe accidentel et la mémoire artificielle, de même le rapprochement que je propose entre l'auteur entouré de ses papiers et le narrateur entouré des images au début de La Recherche. Il y a hésitation entre un récit chronologique (un récit composé) et un récit selon le souvenir (un récit déposé, selon le mot de Thibaudet). Entre les deux se trouvent de nombreuses références spatiales. «Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.»[1]: on voit les références au temps (les heures, les années) et à l'espace, concentrique.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait.

Dans cet éveil en pleine nuit, il s'agit d'induire la chambre où le narrateur se trouve. Il s'agit d'une scène de reconnaissance.

Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil.[2]

On assiste à la transformation d'une mémoire spatiale (mon corps... cherchait... à repérer la position de ses membres) en mémoire artificielle (ma pensée... eût identifié).
Il y a donc trois temps: premier temps, mémoire du corps, naturelle; deuxième temps, tentative de reconnaissance qui entraîne une erreur, une fausse reconnaissance («lui présentait successivement plusieurs des chambres»); troisième temps, éveil d'une mémoire artificielle et discursive.

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.[3]

On passe de la cause occasionnelle (le réveil) à la mémoire volontaire, active: les souvenirs sont récupérés dans les chambres où ils ont été déposés.
Quelques pages plus loin, la madeleine vient bouleverser la prééminence de la mémoire artificielle. Malgré tout, c'est elle (la mémoire artificielle) qui domine le roman, entrecoupée de souvenirs occasionnels.

Ramon Fernandez, le premier critique proustien et qui travaillait à la NRF, avait bien raison de parler de spatialisation du temps et de la mémoire. C'est ce qu'on a appelé le bergsonnisme de Proust. Proust attribue au temps les caractères de l'espace notamment quand il présente le passé dans le présent.
A plusieurs reprises, Proust évoque indifféremment une psychologie dans le temps ou une psychologie dans l'espace, par opposition à une psychologie plane.
Dans Albertine disparue, le narrateur enquête. Il relit sa vie avec Albertine:

Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m'avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et mon regret d'Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n'auraient sans doute jamais changé beaucoup si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l'espace.
Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du Temps et d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; [...][4]

Voilà une chose dont nous ne parlons pas ici : l'oubli...
Le défaut de la psychologie de convention qui est statique est de ne pas tenir compte du temps. Proust s'en ouvre à Jacques Rivière dans une lettre : «...une des choses que je cherche en écrivant [...], c'est de travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane.»[5]

On trouve une autre scène de reconnaissance lorsque le narrateur se trompe et confond "Mlle de Forcheville" avec "Mlle d'Eporcheville" sans reconnaître tout d'abord Gilberte. A propos de ce lapsus, le narrateur fait le commentaire suivant : «Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immoblie. Mais en réalité ce n'est pas du tout comme cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers.» [6] Proust rapproche la mémoire de la photographie mais déclare que la photographie est insuffisante.

De même, dans les dernières pages de son roman, le narrateur décrit son projet en terme spatial :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le resaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.[7]

La psychologie dans l'espace qui fera la beauté de l'œuvre est liée à cette introduction du passé dans le présent.
Il y a donc de bonnes raisons de voir un palais de mémoire, un théâtre, une bibliothèque dans La Recherche du temps perdu.

La rhétorique à Herennius associe des lieux à des images. Que doivent être ces images pour rester dans la mémoire? Elles doivent être frappantes, actives, d'une beauté ou d'une laideur exceptionnelles (egregiam pulchritudinem aut unicam turpitudinem) [sourire dans la voix de Compagnon] ou ridicule (ridiculas res): il s'agit donc toujours d'être dans l'excès.
Or il n'y a pas de meilleur exemple d'excès que les vices et les vertus peints par Giotto à Padoue. Michael Baxandall, dans son livre Giotto and the OratorsGiotto et les orateurs — traduit par Les humanistes à la découverte de la composition en peinture[quelques rires dans la salle] met à jour l'influence de la tradition rhétorique sur les peintres de la Renaissance.
Or Giotto joue un rôle dans La recherche, notamment lorsque Swann remarque la fille de cuisine à Combray, qui lui rappelle la figure de la Charité de Giotto (on a là la marque de l'influence de Ruskin, qui a analysé l'œuvre de Giotto).
Or si nous regardons les vices et les vertus de Giotto, nous nous apercevons que leurs traits sont caricaturaux. L'un des conseils de La rhétorique à Herennius est d'utiliser des vêtements amples comme images de mémoire, la Charité est revêtue d'une houppelande. D'autre part la figure de la fille de cuisine est frappante:

De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.[8]

On voit le caractère excessif ou ridicule de cette description.
Ruskin a également travaillé sur la cathédrale d'Amiens. On sait que Proust a eu un moment le projet de suivre un plan mettant en parallèle les vices et les vertus de Padoue et de Combray. Il a songé à l'architecture pour éviter la chronologie. Erwin Panofsky a montré dans Architecture gothique et pensée scolastique l'homologie de structure entre philosophie scolastique et architecture gothique. (Son livre étudie les rapports entre la basilique Saint-Denis et la pensée de l'abbé Suger : il y décèle des homologies irréductibles). Il n'est donc pas illégitime de lier Proust à cette tradition de la mémoire rhétorique.

Il explique, par un mouvement comme souvent en deux temps, d'abord/plus tard, comment le narrateur a progressivement pris conscience de l'action des peintures de Giotto:

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.[9]

Il y a là des imagines agentes, des images qui pour êtres actives doivent être frappantes.
Il y a donc dans La Recherche du Temps perdu une mémoire de cette mémoire artificielle, qui s'inspire autant de la cathédrale d'Amiens que des vices et des vertus de Giotto.
Entre les signes remémoratifs de Rousseau et les images actives de la Rhétorique à Herennius, il n'y a peut-être pas une différence si grande : après tout, l'image de la madeleine a un caractère saisissant et frappant, tel un objet de la tradition rhétorique.

Les rapports de la mémoire et de la reconnaissance

Je voudrais insiter sur l'importance de la reconnaissance, corrolaire de la représentation spatiale de la mémoire. Le lecteur se déplace dans le livre, il s'agit de la métaphore très ancienne qui lie la marche ou la promenade à cheval à la lecture — on se rappellera Montaigne affirmant que ses idées lui viennent à cheval.
Le modèle du roman est la topographie, davantage que l'histoire. La littérature est liée à la géographie, à la cartographie, à l'orientation et au sens de l'orientation.

La recherche du temps perdu est une lecture liée à la mémoire, il s'agit d'une expérience de la lecture comme mémoire.
Proust décrit l'audition de la musique. C'est la première fois que le narrateur entend la sonate de Vinteuil :

Mais souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois. Et pourtant quand plus tard on m’eut joué deux ou trois fois cette Sonate, je me trouvai la connaître parfaitement. Aussi n’a-t-on pas tort de dire «entendre pour la première fois». Si l’on n’avait vraiment, comme on l’a cru, rien distingué à la première audition, la deuxième, la troisième seraient autant de premières, et il n’y aurait pas de raison pour qu’on comprît quelque chose de plus à la dixième. Probablement ce qui fait défaut, la première fois, ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire.[10]

Pourquoi ne comprend-on rien? Ce qui fait défaut ce n'est pas la compréhension mais la mémoire. Il y a nécessité de la mémoire pour qu'il y ait reconnaissance.


PS : La version de sejan.

Notes

[1] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[2] Du côté de chez Swann, p.5 (t1-Clarac)/p.5 (t1-Tadié)

[3] Du côté de chez Swann, p.8 (t1-Clarac)/p.8 (t1-Tadié)

[4] La Fugitive, p.557 (t3-Clarac)

[5] voir les précisions de Tlön dans les commentaires.

[6] La Fugitive, p.573 (t3-Clarac)

[7] Le Temps retrouvé, p.1031 (t3-Clarac)

[8] Du côté de chez Swann, p.81 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[9] Du côté de chez Swann, p.82 (t1-Clarac)/p.78-82 (t1-Tadié)

[10] A l'ombre des jeunes filles en fleurs p.529 (t1-Clarac)/p.519-523 (t1-Tadié)

Séminaire n°1 : la littérature se souvient de la littérature

Le séminaire portera sur ce sujet assez large. Le programme en sera incessamment disponible sur le site du Collège.
La semaine prochaine interviendra Jean-Yves Tadié, qui m'a donné comme titre "Proust et Pompéi".
Le 9 janvier viendra Pierre-Louis Rey, qui parlera de "Proust et le mythe d'Orphée".
Le 16 janvier viendra Philippe Sollers, qui ne m'a pas encore donné de titre, mais m'a envoyé un petit livre, Fleurs. Ainsi nous aurons le témoignage d'un écrivain à propos de la transmission de la littérature par la littérature.
Car il ne suffit pas de parler en amont, il faut aussi parler en aval, et c'est le sens du témoignage de Philippe Sollers : comment transmet-il Proust?
Les intervenants parleront environ 40 mn, afin que nous ayons ensuite le temps de débattre.

(fin de la parenthèse. Retour sans transition à l'exacte fin du cours : Bakhtine, le dialogisme, la littérature se souvient de la littérature)

Je n'entends pas cette mémoire comme une auto-référencialité, mais au sens authentique bakhtinien (dialogisme) : les langues du monde, une bibliothèque du monde. Cela me rappelle Emerson —cité par Borgès— qui disait: «Une bibliothèque est une caverne magique remplit de morts qui peuvent renaître.»

Le pli de la littérature sur elle-même lui donne son élan.

La présence de la littérature dans la littérature se voit par l'allusion.

Souvent on ne la voit pas. Puis une fois qu'on l'a vue, on ne voit plus que cela. C'est ce que rapporte Proust une fois qu'il a compris que M. de Charlus était un inverti:

Jusqu'ici je m'étais trouvé, en face de M. de Charlus, de la même façon qu'un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n'a pas remarqué la taille alourdie, s'obstine, tandis qu'elle lui répète en souriant: «Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment», à lui demander indiscrètement: «Qu'avez-vous donc?» Mais que quelqu'un lui dise: «Elle est grosse», soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C'est la raison qui ouvre les yeux; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. [1]

La littérature est grosse de la littérature. Une erreur dissipée donne un sixième sens.
Il y a toujours un signe de l'allusion mais il n'est pas donné à tous de le voir.
Par exemple, la phrase de Vinteuil amène l'évocation d'une passante, et qui dit passante dit Baudelaire. De nombreuses allusions baudelairiennes reviendront.

[...] elle l'entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais, rentré chez lui, il eut besoin d'elle : il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne à sa sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.[2]

Le thème de la passante apparaît dès Combray, quand le narrateur désire l'apparition d'une passante lors de ses promenades, il est présent dans les jeunes filles en fleurs, où Proust note que «les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage» Ibid, p.713. [rires étouffés dans la salle]

On trouve une autre allusion baudelairienne à la fin de Sodome et Gomorrhe. Le narrateur s'ennuie avec Albertine et s'apprête à la quitter quand il apprend qu'elle connaît Mlle Vinteuil. Il passe une nuit d'insomnie et de jalousie; au matin il décide de regagner Paris avec elle où il la retiendra prisonnière. Il assiste à un lever de soleil.

Dans le désordre des brouillards de la nuit qui traînaient encore en loques roses et bleues sur les eaux encombrées des débris de nacre de l'aurore, des bateaux passaient en souriant à la lumière oblique qui jaunissait leurs voiles et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent le soir: scène imaginaire, grelottante et déserte, pure évocation du couchant, [...][3]

Nous avons là un crépuscule du matin opposé à un crépuscule du soir. Il s'agit de la reprise du topos baudelairien des deux aurores:

L'aurore grelottante en robe rose et verte
S'avançait lentement sur la Seine déserte,
fin de Le Crépuscule du matin, in Les Fleurs du Mal

Nous voyons la signature du texte sous le texte : rose et verte/roses et bleues, aurore grelottante/scène grelottante.
Surtout, bizarrerie grammaticale dans le texte proustien des deux épithètes coordonnées "grelottante et déserte" : car ce n'est pas l'aurore qui est déserte chez Baudelaire, mais la Seine, qui devient la scène chez Proust.
Ainsi, la bizarrerie grammaticale devient le signe de l'allusion.

Cette allusion n'est pas un enfermement. Un texte comme un nouveau peintre change la façon de voir le monde:

Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir. [...] Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes.[4]

La mémoire n'est pas un monument, mais un mouvement de littérature, la littérature en mouvement. Le titre retenu pour ce cours est équivoque et permet une mise en abyme. Il est l'occasion de reprendre une recherche dans une constellation de sujets : les rapport de la littérature avec la littérature, noces, duels, angoisses, actions, réactions,...

Quelques points que je ne traiterai pas.

1/Proust et la mémoire : cela fait spontanément penser davantage à une littérature de la mémoire qu'à la mémoire de la littérature. La Recherche du temps perdu, c'est le roman de la mémoire. Que veut-on dire par là? On retrouve la même ambiguïté du génitif : le roman parle de la mémoire; la mémoire structure le roman.

Je veux rappeler que La Recherche du temps perdu appartient à une littérature de la mémoire telle qu'elle s'écrit depuis Baudelaire, Rousseau. C'est une littérature du souvenir: «Un soir t'en souvient-il, nous voguions en silence...» Thème au cœur de la modernité et de la mélancolie. Rappelons-nous que le poème «J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans» finit par le doute sur la valeur de la mémoire: «Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,/ Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche/ Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.» (à nouveau le thème du crépuscule)

La mémoire involontaire est le grand arc qui traverse tout le roman: l'expérience de la madeleine enclenche le récit de Combray, les réminiscences du temps retrouvé déclenchent la décision d'écrire.
La mémoire est à la fois le sujet et l'objet du roman. C'est la mémoire qui structure la mémoire. Le premier qui l'a vu est Auerbach (Mimesis) : toute la technique de Proust est liée à la redécouverte de la réalité perdue déclenchée par un incident sans importance. La Recherche est un roman composé à partir de flash-back, d'analepses dirait Genette, c'est un roman rétrospectif.
Le roman est structuré par le souvenir; le premier souvenir est celui de l'angoisse de la privation du baiser maternel. Le premier flash-back est celui-ci:

Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.[5]

Ce passage a souvent été commenté. Il s'agit de mémoire totale. Auerbach parle d'omnitemporalité (Mimesis, p.539). Un certain nombre de critiques (G.Genette) identifient un texte sous le texte, il s'agit du début des Confessions de Rousseau:

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des souvenirs un peu liés, mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures.

Dans Albertine disparue, le héros ne cesse de réexaminer son passé pour comprendre.

Il y a des cas où les souvenirs n'ont pas été donnés. Par exemple, quand le narrateur donne les meubles de sa tante à la maison de passe en rappelant les légendes celtiques — les objets ont une mémoire —

Je cessai du reste d’aller dans cette maison parce que désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns, notamment un grand canapé — que j’avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d’eux, toutes les vertus qu’on respirait dans la chambre de ma tante à Combray, m’apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense! J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage.[6]

il nous fournit une explication (la petite cousine) pour compléter un oubli du texte:

Je ne retournai plus chez l’entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D’ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l’ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien des années auparavant j’avais connu pour la première fois les plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre et qui m’avait donné le conseil assez dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée. Ibid

Les souvenirs sont aléatoires. Ils se présentent sans ordre.
Proust a d'ailleurs failli choisir une forme qui suivrait l'ordre dans lequel les choses se présentent à l'esprit. «[...] tout tournait autour de moi dans l'obscurité: les choses, les pays, les années».Du côté de chez Swann Pléiade (1954) t.1, p.6. Les premières pages montrent une mémoire du corps : «Le branle était donné à ma mémoire.» Ibid, p.8. C'est un roman qui finalement n'a pas eu lieu.
L'ordre retenu est grossièrement chronologique. Les souvenirs ne seront pas donnés dans l'ordre où ils arrivent. Borgès encore: le jardin des chemins qui biffurquent.
N'est-ce pas la forme chronologique qui l'a emporté? La mémoire de la littérature a imposé la prégnance d'une forme habituelle.

Il s'agit donc d'un chapitre que je ne traiterai pas : le roman de la mémoire.

2/ les lieux de mémoire
Il s'agit de la mémoire "artificielle" de Proust (ie, le contraire de la mémoire involontaire). Mémoire prodigieuse de Proust, qui écrit entouré de ses cahiers et de ses notes: nous avons là un vrai théâtre de mémoire au sens renaissance du terme.
On peut se souvenir de La Recherche du temps perdu en imaginant circuler à travers des pièces.

(La séance s'est terminée ainsi, un peu abruptement.)


Notes

[1] Sodome et Gomorrhe, p.613 (t2-Clarac)/

[2] Du côté de chez Swann, p.210 (t1-Clarac)/

[3] Sodome et Gomorrhe, p.1130 (t2-Clarac)/

[4] Le côté de Guermantes, p.327 (t2-Clarac)/

[5] Du côté de chez Swann, p.37 (t1-Clarac)/

[6] A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.578 (t1-Clarac)/

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