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Apprendre à voir

La lecture de L'Empereur Frédéric II est une source renouvelée d'étonnements et d'émerveillement (Je recommande de le lire absolument avant La Divine Comédie). Kantorowicz fait bien plus qu'étudier un règne, il étudie une époque et se penche sur les changemements de mentalité mis en branle sous l'impulsion de ce jeune empereur si savant et curieux de tout.

Il note ainsi le peu de poids qu'avait le regard dans la connaissance du monde: l'interprétation spirituelle comptait davantage que l'observation physique, tout avait, devait avoir, un sens qu'il convenait de découvrir:
Lorsqu'on essaie de nos jours d'attribuer au Moyen Âge un sentiment ou une vision de la nature, on ne fait que jouer sur les mots. Il est certain que le Moyen Âge tout entier considérait la nature comme sacrée, dans la mesure où elle représentait l'ordre éternel du monde, mais, au moins jusqu'à 1200, il fut bien loin de la comprendre, d'une manière non pas spéculative et pourtant intellectuelle, comme un être vivant, mû par ses propres forces et animé par sa propre vie. On n'attachait aucune importance à la vie de la nature et l'on préférait saisir les phénomènes, sous une forme complètement dématérialisée, comme des allégories, et les interpréter sur un plan transcendental après les avoir rattachés au savoir spéculatif. Une œuvre alexandrine tardive, le Physiologus, qui fut traduite dans toutes les langues, vint renforcer cette tendance. Elle fut pratiquement l'unique source des sciences de la nature qu'ait possédée le Moyen Âge, si l'on excepte l'Encyclopédie d'Isidore de Séville et Pline, et la plus populaire. A côté de quelques anecdotes sur les différents animaux et leurs habitudes, les significations allégoriques occupaient une large place dans le Physiologus et ce que le lion, le taureau ou la licorne signifiaient au point de vue moral, astral ou cosmique intéressait bien plus que ces animaux eux-mêmes.

L'évêque Liutprand de Crémone, qui fut envoyé comme ambassadeur à la cour de Byzance au temps des empereurs Othon, nous fournit un bon exemple de cette façon de voir la nature. On montra à l'évêque un parc zoologique impérial qui contenait un troupeau d'ânes sauvages. Liutprand se mit aussitôt à réfléchir sur ce que ces animaux pouvaient signifier pour l'univers. Une sentence sibylline lui vint alors immédiatement à l'esprit: «Lion et chat vaincront âne sauvage.» Tout d'abord l'évêque crut à une victoire commune de son maître l'empereur Othon 1er et du Nicéphore byzantin sur les Sarrasins. Mais il s'avisa bientôt que les deux empereurs souverains, également puissants, ne sauraient être convenablement représentés par le grand lion et le petit chat. Là-dessus, après une brève méditation, le vrai sens du parc aux ânes sauvages apparus clairement: l'âne et le chat étaient ses maîtres, Othon le Grand et le jeune fils Othon II, tandis que l'âne sauvage qui devait être vaincu n'était autre que, comme le prouve le jardin zoologique, l'empereur Nicéphore lui-même! C'est ainsi que Liutprand, l'un des clercs les plus savants de son siècle, voyait la nature. Il connaissait pourtant de très nombreux auteurs anciens: Cicéron, Térence, Végèce, Pline, Lucrèce, Boèce, pour n'en nommer que quelques-uns sans aucunement parler des poètes. En ces domaines, la littérature antique n'exerçait aucune influence et l'on empruntait à ses textes que ce que l'on portait en soi-même: des moralis et, au cas échéant, des aventures. Dans la mesure où vous étiez suffisamment cultivé pour le faire, vous considériez aussi les aventures sous l'angle spirituel. La lettre du chancelier Conrad qui décrivait son voyage en Sicile au cours duquel il vit Charybde et Scylla, les merveilles du magicien Virgile et d'autres du même genre, atteste cette projection du savoir acquis intellectuellement sur le monde des faits matériels. A l'âge des croisades, l'imagination des hommes s'inspirait de tous les animaux fabuleux et des êtres mythiques d'Ovide et d'Apulée, des légendes d'Alexandre, des navigations tourmentées d'Ulysse et d'Enée. Peu à peu, cependant, on apprit également à se servir de ses yeux.

[…] Comme on avait perdu l'habitude de regarder avec ses yeux et que l'on cherchait le sens spirituel des choses à la lumière de la pensée universelle, on ne pouvait espérer avoir un rapport avec l'Antiquité qu'à travers les auteurs faisant appel le plus possible à l'esprit et le moins possible aux yeux. Sous ce raport, les Arabes étaient les meilleurs intermédiaires. Ils avaient passé la littérature antique au crible avec les mêmes intentions, ils l'avaient assimilée dans la mesure où, s'adressant à l'esprit pur, elle pouvait, en fin de compte, être transplantée dans n'importe quel terrain, alors que tout ce qui portait la coloration particulière de la vie grecque et romaine leur restait entièrement fermé. Ils ne s'approprièrent pas un seul historien, pas un seul poète. Que leur importaient les tragiques, les lyriques, ou Homère dont il ne connaissait qu'un seul vers, le seul qui leur parût utilisable:

Qu'il y ait un seul souverain, un seul roi…1

En revanche, ils avaient accepté en héritage tous les traités de sciences naturelles et de médecine et presque tous les philosophes depuis l'époque d'Alexandre le Grand, mais ne connaissaient de la philosophie antérieure que le Timée, le Phédon et La République de Platon. Outre les auteurs de traités de sciences naturelles, ils se sentaient très proches des néoplatonniciens et à travers eux, ils avaient découvert Aristote en tant que fondateur d'un grand système. Encore les grands philosophes arabes du Xe siècle, Al-Kindi, Al-Farabi, Avicenne, n'eurent-ils accès à Aristote qu'à travers un découpage et un arrangement néoplatoniciens. Il fallut attendre le XIIe siècle pour voir apparaître le plus grand interprète arabe du véritable Aristote, l'Espagnol Averroès. Révéler à l'Occident l'Aristote plus fidèle d'Averroès ainsi que ses commentaires, retraduire en même temps d'autres auteurs antiques de l'arabe dans une langue occidentale, telle fut l'une des tâches essentielles des savants.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.310-313 (Gallimard, 1987)
Frédéric II était un observateur passionné des «choses telles qu'elles sont», et cette exigence était inusitée pour l'époque. Sa passion pour la chasse fut l'occasion de mettre par écrit ses observations et de commencer à faire changer la façon de voir la nature et les phénomènes naturels.
Ainsi le livre de l'empereur contient des milliers d'observations de détail, clairement formulées et logiquement ordonnées, qui passent toujours du général au particulier, selon la méthode scolastique. […] Les dessins sont faits «d'après nature» jusque dans les détails, et leur style — oiseaux en vol, dans les différentes phases de leurs mouvements — prouve qu'ils sont dus à l'observateur passionné qu'était l'empereur, bien que leur magnifique exécution en couleur soit l'œuvre d'un artiste de la cour. […] Quoi qu'il en soit, les experts estiment que les illustrations du livre de fauconnerie sont tout aussi étonnamment «en avance sur leur temps» que la plastique sicilienne. […]
Ce qui est significatif pour cet ouvrage n'est pas qu'Albert le Grand, par exemple, l'ait utilisé plusieurs fois, […]. Ce qui est important, c'est que les courtisans de l'empereur et ses fils, qui lui ressemblaient beaucoup, aient acquis un œil exercé à observer la nature vivante, de sorte que, bon gré mal gré, ils ne pouvaient que se conformer à la manière impériale de voir les choses, quel que fut l'objet auquel ils appliquaient cette vision. Ce que révèle le livre de fauconnerie, c'est l'existence d'une faculté de voir «les choses qui sont telles qu'elles sont». Cette œuvre, en outre, n'est pas celle d'un immigrant ou d'un érudit inconnu, mais de l'empereur du monde chrétien et romain — c'est une curieuse activité additionnelle de l'homme d'Etat.[…]
Il est significatif que les grands érudits, ceux du cercle de des Vignes comme ceux du genre de Michel Scot, se soient montrés défaillants lorsqu'il s'agit du sens de la vue: c'est l'empereur, le roi Manfred et également Enzio, le fonctionnaire noble Jordanus Ruffus, le fauconnier arabe Moamin qui sont les «visuels». Si la vision «renaît» avec eux, cela ne signifie pas que cette faculté s'était tout à fait perdue: le paysan et le chasseur ont eu le regard aussi pénétrant au Moyen Âge qu'à toute autre époque. Mais ceux qui auraient pu traduire en mots ce qu'ils voyaient, les clercs et les lettrés de toutes sortes, les «doctes» n'avaient alors pas d'yeux pour le monde physique. Frédéric II, prédécesseur des grands empiristes du XIIIe siècle, du dominicain Albert le Grand et du franciscain Roger Bacon, fut le premier non seulement à dominer comme nul autre la sagesse livresque de son temps, mais il fut aussi chasseur et, en tant que tel, s"en remit spontanément au sens de la vue. On a souvent fait remarquer que le livre de fauconnerie constitue un tournant dans la pensée occidentale et qu'il marque le commencement de la science expérimentale. Rappelons encore ici la vivante antithèse de l'empereur, François d'Assise, dont on se plaît à dire qu'il est l'initiateur de ce sentiment nouveau de la nature. Si Frédéric II, premier «esprit visuel», a cherché partout, dans les genres, les espèces et leur hiérarchie, la loi éternellement la même de la nature et de la vie, François d'Assise a peut-être été la première «âme visuelle», car c'est tout à fait spontanément qu'il a ressenti la nature et la vie comme des phénomènes magiques et qu'il a discerné en toute chose vivante le même pneuma divin. Dante fut en quelque sorte la synthèse des deux hommes.
Ibid, p.336
Parfois je me dis que le vrai amour de Kantorowicz, c'est Dante.

Au XIIIe siècle Frédéric II fait donc émerger une nouvelle façon de voir parce qu'il dispose d'un langage et d'un vocabulaire pour exprimer ce qu'il voit. Deux siècles plus tard, l'œil a remplacé l'oreille comme canal privilégié de relation à Dieu — et les mathématiques des commerçants ont remplacé l'élévation spirituelle des nobles dans la façon d'appréhender le monde, si l'on en croit Michaël Baxandal.
Il y a quelques temps en lisant L'œil du Quattrocento j'avais été frappée par des remarques sur l'importance des mathématiques dans la formation des jeunes gens, et ses conséquences dans la peinture (il faudrait citer l'ensemble du chapitre, je ne fais qu'en donner une idée):
Nous disposons d'un grand d'introductions aux mathématiques et de manuels de l'époque, et l'on peut voir très clairement de quelles mathématiques il s'agissait: c'étaient des mathématiques commerciales, faites pour le marchand, et deux de leurs techniques essentielles sont profondément impliquées dans peinture du XVe siècle.

La première est la technique de la mesure. Les marchandises n'ont été transportées régulièrement dans des récipients de taille standardisée qu'à partir du XIXe siècle. C'est un fait important pour l'histoire de l'art: avant cela, chaque récipient — tonneau, sac ou balle— était unique, et calculer vite et bien sa contenance était une des bases du commerce. La manière dont une société mesurait ses tonneaux et en calculait le volume est un bon indice de ses capacités et habitudes analytiques. L'Allemand du XVe siècle semble avoir mesuré ses tonneaux avec des instruments (règles et mesures) complexes et tout préparés, sur lesquels on pouvait lire directement les réponses: c'était là souvent le travail d'un spécialiste. L'Italien, au contraire, mesurait ses tonneaux en se servant de la géométrie et de Pi:

«Soit un tonneau dont chacun des fonds mesure 2 bracci de diamètre; en son ventre, le diamètre est de 2 1/4 bracci; et on est de 2 2/9 bracci à mi distance entre le ventre et le fond. Le tonneau mesure 2 bracci de long. Quel en est le volume?

Il s'agit en somme d'un couple de cônes tronqués. Élevez le diamètre des fonds au carré: 2x2=4. Puis le diamètre médian: 2 2/9 x 2 2/9 = 4 76/81. Additionnez-les 8 76/81. Multipliez 2 x 2 2/9 = 4 4/9. Ajoutez cela à 8 76/81 = 13 31/81. Divisez par 3 = 4 112/243 […] Maintenant, portez au carré 2 1/4 = 2 1/4 x 2 1/4 = 5 1/16. Ajoutez cela au carré du diamètre médian: 5 1/16 x 4 76/81 = 10 1/1296. Multipliez 2 2/9 x 2 1/4 = 5. Ajoutez cela au résultat précédent: 15 1/1296. Divisez par 3 : 5 1/3888. Ajoutez cela au premier résultat: 4 112/243 + 5 1/3888 = 9 1792/3888. Multipliez cela par 11 puis divisez par 14 (
i.e multipliez par Pi/4): le résultat final est 7 23600/54432. Cela représente le volume du tonneau.»

C'est là un monde intellectuel tout à fait particulier.
Ces instructions pour mesurer un tonneau sont tirées d'un manuel de mathématiques destiné aux marchands, de Piero della Francesca, Trattato d'abaco (Traité d'arithmétique), et cette association entre le peintre et la géométrie commerciale est exactement au centre de notre propos. Les capacités que Piero (ou n'importe que autre peintre) utilisait pour analyser les formes qu'il peignait pour jauger les quantités. Et l'association entre la technique de mesure et la peinture que Piero lui-même personnifie, est très réelle. […].

Le meilleur moyen pour le peintre de susciter une réaction basée sur latechnique de la mesure eétait de faire lui-même, dans ses tableaux, un usage intense du répertoire d'objets familiers sur lesquels le spectateur avait appris sa gométrie — bassins, colonnes, tours de briques, carrelages, et ainsi de suite. [etc…]

Michael Baxandall, L'Œil du Quattrocento, p.134-137
Plus loin, la règle de trois et l'importance des proportions sont évoquées:
[Cette] L'arithmétique était la seconde branche des mathématiques commerciales propres à la culture du Quattrocento. Et au centre de cette arithmétique, on trouvait les proportions.
[…]
[…] le jeu des proportions […] était un jeu oriental: le même problème de la veuve et des jumeaux apparaît dans un ouvrage arabe médiéval. Les Arabes eux-mêmes avaient appris ce genre de problèmes (et l'arithmétique corrélative) de l'Inde, qui l'avait élaboré au VIIe siècle, ou même plus tôt. Ces problèmes de proportions furent importés de l'islam en Italie, en même temps que bien d'autres notions mathématiques, au début du XIIIe siècle par Leonardo Fibonacci de Pise…2

Ibid, p.144-145
Ainsi, les gens du XVe siècle devinrent habiles, par la pratique quotidienne, à ramener les informations les plus diverses à une formule de proportion géométrique: A est à B comme C est à D. En ce qui nous concerne, ce qui est important, c'est q'une même aptitude soit au principe du contrat ou des problèmes d'échange d'une part et de l'élaboration et de la vision des tableaux d'autre part. Piero della Francesca jouissait du même équipement mental, que ce soit pour un marché de troc ou pour le jeu subtil des espace dans des peinture, et il est intéressant de noter qu'il l'expose à des fins d'utilisation commerciale plutôt que picturale. L'homme de commerce avait les aptitudes nécessaires pour saisir la proportionnalité dans la peinture de Piero, car, dans le cours normal des exercices commerciaux, on faisait tout naturellement la relation entre les proportions à l'intérieur d'un contrat et les proportions d'un corps matériel.

Ibid, p.149
Comment voyons-nous aujourd'hui, à partir de quels présupposés?
Est-ce moi qui m'imagine cela, ou vivons-nous réellement dans une société qui croit voir les choses comme elles sont, sans préjugé de représentation?
Et quels peuvent bien être ces préjugés? Une vision scientifique, une vision sentimentale, une vision kitsch?


Notes
1 : citation en grec dans le texte. Mon blog n'accepte pas les caractères grecs.
2 : que rencontra Frédéric II (remarque personnelle)

24 février 2009 : Le lecteur comme chasseur

Il m'a semblé retrouver un peu du Compagnon que j'aimais, celui qui défrichait de grands pans de territoires et ouvrait des perspectives en nous emmenant en promenade.
Ce sont toujours des notes jetées, sans tentative de reconstitution de liens logiques et enchaînements. Voir le travail enrichi de références de sejan.

Ah si: un peu choquée d'apprendre qu'un auditeur a demandé à Compagnon le sens d'
aporie. Il existe encore quelques bons dictionnaires.


Lacan, pour définir le rapport signifié/signifiant, autrement dit le rapport sens/son, parlait de deux surfaces mobiles instables, reliées par des chevilles qui limiteraient ce flottement représentant la relativité générale de l'objet et du sujet. Cette représentation suffit à définir le symbolique.

On se souvient de Montaigne:
Le monde n'est qu'une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse à luy. Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage : non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure.

Montaigne, Essais, tome III, chapitre 2, Du repentir.
Cependant, un peu plus bas, Montaigne ajoute que chaque homme porte en l'humanité entière en lui.
Un discours sur soi est possible car quelques points d'attache existent, et c'est suffisant (au sens "juste ce qu'il faut").
Lacan appelait ces points d'attache d'un terme de broderie, les points de capiton.
(Ici, citation de Gide parlant dans son autobiographie du fauteuil dans lequel il lisait enfant: «l'intumescence des capitons»).


Stendhal. Nous avons qu'il y avait peu de honte en lui puisqu'à chaque instant il était un autre homme. Il n'y a que dans la chasse du bonheur que Stendhal se reconnaît (je n'ai pris que des notes, et je suis en train de les résumer: il ne se dit vraiment pas grand chose).

Stendhal n'écrit que des épisodes, des tentatives d'autobiographies sous différents pseudonymes.

Helvétius : «Chaque homme recherche son intérêt.»
devient chez Stendhal : «Chaque homme recherche son plaisir.»
Hyppolite Babou, un ami de Baudelaire qui a décrit le caractère de Stendhal, attribue cet aphorisme à Stendhal: «Chaque être intelligent jeté sur cette terre s’en va chaque matin à la recherche du bonheur».
Cet aphorisme est confirmé par Stendhal dans des brouillons de réponse à l'article de Balzac sur La Chartreuse de Parme.
On se souvient de Virgile dans les Églogues : «Trahit quemque sua voluptas.» (Chacun est entraîné par son penchant) ou Proust dans Sodome et Gomorrhe: «Tout être suit son plaisir».
Ainsi donc, nous aimons toujours de la même manière, comme le montre par exemple l'histoire de Manon Lescaut.
Thibaudet remarquait que dans la chansons de gestes, il n'y avait pas développement, mais insistance: les laisses répétaient les mêmes motifs.
Même remarque à propos de Proust: le narrateur découvre qu'il a poursuivi toutes les femmes de la même manière avec la même fin malheureuse, le modèle de cette femme étant d'ailleurs imaginaire:
[…] mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade (1957) tome II, p.1012
Proust suivant la duchesse de Guermantes dans les rues fait la même chose que Stendhal poursuivant Mlle Kubly (dans Vie d'Henry Brulard).


Pour certains théoriciens du récit, l'ancêtre du récit, c'est le récit de chasse.
C'est l'idée de Terence Cave, dans Recognitions, qui signifie "reconnaissance". C'est la figure de tout récit, celui qu'Aristote appelle anagnorisis, le moment où l'on se dit «C'était donc ça».
Le paradigme cynégétique du récit a été utilisé par Carlos Guinzburg dans un articles, "Traces", en 1979. Pour lui, tout lecteur est un chasseur. Le modèle de la lecture, c'est la chasse. Il y a un territoire, des indices, des signes à déchiffrer (on rejoint le cours d'il y a deux ans).
La variante moderne du chasseur est le détective.
Ulysse est le modèle du chasseur/lecteur/détective. Il a l'art de la détection à partir d'un détail.

Ainsi, dit Compagnon, on raconte une vie de la même façon: en se mettant à la chasse aux indices pour donner du sens.

Pour Guinzburg, le chasseur fut le premier à raconter une histoire car le premier capable de déchiffrer les signes.

Le premier lecteur de lui-même, à la recherche de signes, fut Montaigne.
Le modèle de l'individu moderne, c'est le lecteur solitaire et silencieux qui interprètent les signes couchés sur le papier.

On n'a pas encore mesuré quelle sera la conséquence de la fin du livre sur la subjectivité.

(Mais de quoi parle-t-il? Du cinéma, de la BD? d'internet? Toute personne ayant lu The Watchmen sait que la BD ne signifie pas la fin de la chasse, et toute personne pratiquant internet sait que le territoire de chasse est désormais en expansion d'heure en heure, et que c'est l'habileté à s'y déplacer qui fait les meilleurs chasseurs. Quelles conséquences sur la subjectivité?)
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