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Buveurs d'eau, buveurs de vin

La collection Orphée (éditions La Différence) présentent deux Anthologie Grecque, I et II — une III est annoncée.

La première est La Couronne de Méléagre (puisque qu'anthologie signifie guirlande, couronne), poète syrien entre le second et premier siècle avant Jésus-Christ. C'est une anthologie d'épigrammes, forme plutôt que genre, prévient la préface. Ce sont souvent des épitaphes, mais aussi des poèmes d'amour parfois lestes ou des complaintes devant le temps qui passe. La préface de Dominique Buisset revient sur la critique textuelle qui permet de reconstituer vaille que vaille La Couronne originale. Elle donne également des éléments de métrique.
A cette occasion, j'ai découvert avec ravissement que l'on connaissait la liste des bibliothécaires de la bibliothèque d'Alexandrie et que le premier d'entre eux, Zênodote, est celui qui a divisé l'Odyssée en vingt-quatre chants.

La seconde, La Couronne de Philippe, date de deux siècles plus tard, sous le règne de Caligula et de son successeur. Sa teneur change, les poèmes retenus parlent surtout d'amours et de vins, ils sont plus faciles à lire aujourd'hui (moins de références à des dieux, à des généalogies divines, à des batailles) que l'autre Couronne. Il s'agit de défendre la forme courte contre la forme savante, le moment présent et la jouissance contre l'abstinence et l'étude. Sous ce combat de goût et de forme, ce qui se joue, c'est la transformation d'un monde, des mythes à la science.

Dans la préface, Dominique Buisset en éclaire les enjeux, opposant les buveurs de vin amoureux d'épigrammes et de l'instant présent aux buveurs d'eau (de la source Hippocrène, la source du cheval, né du sabot de Pégase et séjour favori des Muses), archivistes savants tournés vers l'avenir.
[…] Mais force est de constater qu'il se manifeste, dans la Couronne de Philippe, une opposition entre deux conceptions divergentes de la fonction même de la poésie, voire deux conceptions du monde. On dirait que les «buveurs de vin» attribuent au poème, comme au vin, un rôle de «divertissement», au sens fort. Dionysos, ou Bacchos, le dieu du vin, est traditionnellement appelé aussi Lyaïos, celui qui délivre, le Libérateur, parce qu'il procure l'oubli des misères de la condition humaine. Or c'est précisément la fonction que certains assignent au poète.[…]
[…]
Il vaut mieux revenir à l'épigramme A.P. XI, 31 d'Antipater. Elle pourrait passer, n'étaient les onze autres, pour une simple remarque de sagesse pratique: ceux qui ne boivent que de l'eau et gardent la tête froide durant les festins sont dangereux car ils sont en mesure de répéter le lendemain les propos qui ont pu échapper aux autres sous l'effet du vin. Mais le véritable grief n'est pas là: par essence, le vice est dans la mémoire. Les «buveurs d'eau» se souviennent des paroles, mythôn; le mot joue sur l'ambiguïté: propos de table, ou mythe, c'est-à-dire, par excellence, un des premiers grands instruments de l'interprétation du monde.

On peut imaginer les «buveurs de vin» doublement désemparés. Ils refusent le souci, commun à la pensée mythique et à la pensée rationnelle, de rendre le monde intelligible. Or ils assistent, d'Héraclite à Platon et aux savants du musée d'Alexandrie, au changement d'objet et au perfectionnement — c'est-à-dire, à leur yeux, à l'aggravation — des procédures de la mémoire humaine. Tandis que d'autres Grecs passent des mythes et de l'âge héroïque à la cité, à la philosophie et à la science, ils se retirent dans le suspens de l'esthétisme. Il serait même abusif de dire qu'ils chantent pour passer le temps, ils le nient — ou il s'efforcent, comme Antipater dans sa chevauchée vers l'Hadès, de faire de la brièveté de la vie une valeur aristocratique. Mais la mémoire impose le temps. Elle est l'instrument du discernement et du classement des connaissances acquises sur le monde, la condition de leur exploitation et de leur progrès. Elle est aussi l'instrument de la discrimination entre ancien et nouveau, c'est-à-dire le moyen d'échapper à la répétition et aux bégaiements de l'histoire. Garder mémoire — critique — des poèmes homériques, c'est se donner la liberté de jouir encore, à volonté, de leur lecture, mais également celle de ne pas les reproduire à l'infini: la mémoire de l'ancien est la chance du neuf.

Les «buveurs de vin», eux, font d'un désespoir philosophique une attitude esthétique. Ils veulent se donner l'illusion — on peut la trouver belle — que le travail de la mémoire est sacrilège et sans objet, puisqu'à leurs yeux, par nature, les chefs-d'œuvre ne roulent pas avec tout le reste dans le cours du temps et de l'histoire.

On pourrait trouver des échos à ce genre d'attitude même au delà de la fin du monde païen, dans la Confession de l'Archipoète, par exemple, ou en percevoir un, peut-être, dans ce que Dante appellera, au chant III de l'Enfer, il gran rifiuto: la posture d'hommes convaincus, dès avant d'entrer là-bas, qu'il n'y a rien à laisser, puisqu'il n'y a a pas d'espérance.

Dominique Buisset en préface à La Couronne de Philippe, Orphée La Différence 1993, p.17-19

Quatrième méditation

La soif de connaissance de Descartes m'émeut. Quelle lutte contre la frustration. Non, il ne reproche pas à Dieu de l'avoir créé faillible et non pas parfait, mais c'est par un effort qu'il se retient de le faire.
Et je n'ai aucun droit de me plaindre, si Dieu, m'ayant mis au monde, n'a pas voulu me mettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites; […]
Méditation quatrième, §15
Quelle est la source de mes erreurs ? Ma liberté est infinie (semblable à celle de Dieu), mais ma compréhension, mon intelligence, est limitée (quoique je puisse l'utiliser sans limite, aussi longtemps que je le souhaite en l'appliquant à tous les objets que je souhaite):
C'est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas; auxquelles étant de soi indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche.
Méditation quatrième, §10
Tout le raisonnement tient du "ils sont trop verts": si j'avais été tout seul, j'aurais pu être parfait (Dieu m'aurait peut-être accordé la perfection), mais nous sommes si nombreux qu'un peu de diversité due aux erreurs (imperfections, défauts) des uns et des autres, c'est sans doute "mieux" malgré tout, plus parfait du point de vue divin:
Et je remarque bien qu'en tant que je me considère tout seul, comme s'il n'y avait que moi au monde, j'aurais été beaucoup plus parfait que je ne suis, si Dieu m'avait créé tel que je ne faillisse jamais. Mais je ne puis pas pour cela nier que ce ne soit en quelque façon une plus grande perfection dans tout l'Univers, de ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas exemptes de défauts, que si elles étaient toutes semblables.
Méditation quatrième, §15
Ce sont véritablement des méditations et véritablement un exercice spirituel:
Car quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une même pensée, je puis toutefois, par une méditation attentive et souvent réitérée, me l'imprimer si fortement en la mémoire, que je ne manque jamais de m'en ressouvenir, toutes les fois que j'en aurai besoin, et acquérir de cette façon l'habitude de ne point faillir.
Méditation quatrième, §15
«Car quoique je remarque cette faiblesse en ma nature, que je ne puis attacher continuellement mon esprit à une même pensée»: toute personne contemporaine qui "pratique" la méditation sait que ce flot de pensées continuel, c'est ce que tente d'interrompre la méditation.
Mais Descartes ne veut pas l'interrompre pour "faire le vide", non, il souhaite se concentrer sur une seule pensée, imprimer une seule pensée en sa mémoire: ne jamais donner son jugement que sur les choses qu'il conçoit parfaitement en vérité.

La force de son désir me remplit d'admiration.
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