Billets qui ont 'destin' comme mot-clé.

Prémonitoire

Le coffre et les ailes étaient en bouillie, la malle bâillait comme la bouche d'un idiot de village en train d'expliquer qu'il ne connaît rien à rien. Les portières haussaient les épaules. Le pare-chocs était presque vertical. «La présidence à Ronald Reagan», clamait un placard qui y adhérait encore.

Kurt Vonnegut, Abattoir 5, début du chapitre 9 (1971, Points Seuils - paru en 1969 aux Etas-Unis)

La Grèce antique à la découverte de la liberté, par Jacqueline de Romilly

Billet commencé le 17 décembre : je regrette que mon retard à l'écrire ne l'ai transformé en hommage. Il est désormais avant tout un moyen de mettre des citations en ligne, avec toujours le même espoir: susciter l'envie (le besoin) de lire le livre lui-même.

En finissant de copier les citations de ce billet, je me dis qu'il n'est sans doute pas insignifiant que le mot "gentil" soit désormais interprété comme "condescendant", et le mot "libéralité" considéré comme une marque de paternalisme. La générosité et la gratuité ne provoquent plus que méfiance quand le goût effréné, un peu fou, de la liberté est perdu.


Ce livre est un livre de vulgarisation, et a ce titre possède une voix particulière, un peu didactique. C'est une sorte de cours d'histoire accéléré, dégageant les grandes tendances qu'il restera ensuite à enrichir par des lectures plus précises.
Jacqueline de Romilly a pour projet d'étudier l'émergence de la notion de liberté sous ses différents aspects dans les textes du Ve et du IVe siècle avant Jésus Christ (c'est donc très précis). Elle souhaite se concentrer sur ces deux siècles, mais elle a si bien conscience que ce qu'elle amène au jour appelle un discours du type «Ah, mais c'est comme aujourd'hui, comme…», elle craint tant les récupérations hâtives donc fautives, qu'elle tente de les anticiper. D'une part elle indique les pistes de réflexion effectivement ouvertes par ces textes, d'autre part elle insiste sur les différences dues au temps, à l'épaisseur de temps et d'expérience accumulée depuis cette lointaine époque.

Cette étude de l'histoire, de la philosophie, de l'histoire de la philosophie politique s'appuie entièrement sur une attention infinie et concentrée aux mots, les contextes historique et textuel dans lesquels ils apparaissent pour la première fois, et leur changement de sens, de valeur (au sens de valeur d'une couleur ou d'un son). C'est en fait une étude philologique du mot liberté.

Le parcours ressemble à une promenade, d'abord chronologique, historique, retraçant l'histoire des cités (Athènes, Spartes, Thèbes, sont celles qui sont surtout citées), ensuite plus intérieure, se rapprochant des philosophes.

Il y a cette merveilleuse découverte des Grecs, qui suffit à tout: la liberté ne vaut que par la loi, respecter la loi permet d'être libre (ce qui me fait penser, sans doute trop vite, que le rapport au droit des Anglo-Saxons doit être plutôt grec et celui des Latins davantage romain):
Jason explique ainsi à Médée qu'en quittant le pays barbare pour la Grèce, elle a appris à «vivre selon la loi, non au gré de la force» (Médée, 538). Et Tyndare dans Oreste donne comme un trait grec et non barbare «de ne pas vouloir être au-dessus des lois» (457).

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.52
Et la loi était pour la première fois écrite:
Mais, dans le texte d'Euripide, cette critique amène une opposition, non plus seulement avec la loi, mais avec la démocratie: celle-ci naît grâce à la loi. «Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l'insulte du fort, et le petit, s'il a raison,vaincre le grand. Quand à la liberté, elle est dans ces paroles:" Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie?" Alors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on rêver plus belle égalité?" (433-441).
Ibid., p.63
Ce que tente de nous faire ressentir Romilly, c'est son émerveillement, c'est la nouveauté que cela pouvait représenter, et également son immédiateté. Étudier la naissance des lois écrites, c'est remonter au moment d'avant leur apparition, au moment où elles n'existaient pas, et que même leur idée n'existait pas; puis revenir vers nous, après leur apparition: rien, puis quelque chose, et toujours cette surprise de quelque chose là où il n'y avait rien:
Quand on vit avec des lois écrites depuis des dizaines de siècles, quand elles se sont multipliées sans fin dans tous les domaines, quand enfin il faut, pour avoir affaire à elles, des intermédiaires de toutes sortes, on oublie aisément l'importance de ce pas franchi une fois pour toutes et l'exaltation qu'il inspirait alors. Le lien de la liberté et de la loi reprend plus d'éclat dans ce contexte historique.
Et de même la démocratie. À l'époque où écrit Euripide, elle a tout juste un siècle. Elle s'est, pendant ce siècle, affirmée et précisée, grâce à diverses réformes de détail, allant toutes dans le même sens. Les grands-parents des contemporains d'Euripide devaient garder des souvenirs d'avant la démocratie.
Ibid., p.67-68
Mais le droit ne remplace pas la morale, il lui donne forme. Ce qui prime, c'est la dignité que l'on doit à soi-même.
En fait, le droit et la morale se rejoignent ici; et l'important est que se soit alors répandue cette conscience encore vague et incertaine, mais tenace, des égards dus aux autres, quand justement ils sont en position de faiblesse ou de danger.
Ce qui a pu masquer cette importance des aspirations grecques et athéniennes à ce droit des gens, indépendamment de toute appartenance à une cité, est sans doute une différence de formulation, dont la portée mérite d'être relevée. En effet, là où le monde moderne parle de droits, les Grecs, eux, parlaient de devoirs.
Ibid., p.98
(C'est moi qui souligne.)

Comment concilier liberté et autonomie, comment, dans une fédération des villes grecques, indispensable face aux barbares, comment protéger chaque cité de la tendance naturellement expansionniste d'Athènes, si sûre d'elle? Romilly note les hésitations, les tentatives, la cruauté de l'histoire qui peut effacer en quelques semaines des mois de réflexion. Qu'il s'agisse de noter que la génération des grands-parents d'Euripide ne connaissait pas la loi écrite ou que des accords longuement pesés allaient être réduits à néant, c'est le temps que gomme Jacqueline de Romilly, non en le rapportant à notre époque mais en nous transportant au IVe siècle, en effaçant toute tentation comparatiste (il ne s'agit pas de comparer, il s'agit de tirer des enseignements).
Il est en un sens pathétique de penser que ces discussions juridiques minutieuses se tenaient en 337, au lendemain de la descente foudroyante de Philippe en Grèce et de sa victoire de Chéronée, et que, l'année suivante, Alexandre devait lui succéder. En 335, ni Athènes, ni aucune des autres cités, ne comptait plus.
Ibid., p.119
La liberté est un exercice difficile, c'est un équilibre introuvable, elle peut être détruite aussi sûrement par des ennemis extérieurs que par ses propres abus. (Le livre suit ainsi la chronologie comme une démonstration: en cela il est simplificateur, étant évident, comme il le note à quelques reprises, que tous les courants ont existé à chaque époque.)
Le siècle des philosophes va naître de ces tensions internes aux conséquences contradictoires de la liberté:
Très tôt, en effet, les Athéniens ont perçu les inconvénients ou les problèmes de la liberté démocratique. Des textes, contemporains de ceux que nous avons cités pour illustrer les beautés de cette liberté, en disaient déjà les dangers. mais, à cette époque, leurs voix étaient moins nombreuses et moins éclatantes que les autres. Et, surtout, elles ne disaient pas que ces dangers se retournaient contre la liberté elle-même. […]
[…]
Si la victoire sur le Perses avait été une expérience dans un sens, ces trente années [de guerre] qui achèvent le Ve siècle en constituaient une autre, inverse et non moins importante. L'une avait avivé les enthousiasmes, l'autre fut le point de départ des réflexions. Ce n'est pas un hasard si le IVe siècle, dans cette Athènes vaincue et désormais ramenée à un rôle moins actif, fut et reste pou nous le siècle des philosophes. […]
Au début, quand les Athéniens s'aperçurent que leur démocratie comportait des aspects fâcheux, leur première réaction fut d'incriminer des individus: les démagogues. C'était leur faute. Ils voulaient plaire au peuple et pour cela le flattaient, donc lui mentaient.
[…]
De même Aristophane, dans Les Cavaliers, instaure une sorte de compétition d'ignorance et de malhonnêteté entre ceux qui vont diriger les affaires; et il montre les deux candidats flattant le peuple tant qu'ils peuvent. […]
Enfin Thucydide, quand il oppose Périclès à ses successeurs, ne retient qu'un trait: Périclès était assez sûr de sa supériorité pour parler toujours raison au peuple. Au contraire, les hommes qui suivirent étaient, «par eux-mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place; ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires» (II, 65, 10). Aussi pratiquèrent-ils «les intrigues personnelles, à qui serait chef du peuple».
[…]
Pourtant on remarque que de tels chefs ne laissent plus guère de place au débat, qui était bel et bien l'essence de la liberté politique? Cléon, dans Thucydide, parle des belles paroles et des paradoxes dont on abreuve le peuple; et son adversaire rétorque qu'il y a pire: il y a ceux qui usent de la calomnie et qui intimident ainsi leurs adversaires. Résultat: ils se taisent, «et la cité est ainsi privée des avis de ses conseillers, que retient la peur» (III, 42).
Ibid., p.123-126
Les pages qui suivent montre la liberté mise à mal par les excès de ceux qui pratiquent une liberté sans frein. C'est la loi et le respect de la loi qui sont les remparts de la liberté.
La gravité de ce divorce entre la liberté et la loi apparaît bien si l'on considère la conduite des citoyens les uns envers les autres. […] La réalité concrète — nous la connaissons encore —c'est la criminalité et l'insécurité.
[…] Mais soudain on retrouve chez lui [Démosthène] la même ardeur triomphante qui marquait nos premiers textes. Car, au lieu de dire que le mépris des lois est cause de ces désordres, il rappelle avec fougue que la force des lois est le seul remède, le seul garant et de la sécurité et de l'ordre démocratique. […] Et qu'est-ce qui fait la force de ces lois, qui ne sont qu'un simple texte écrit? A cela Démosthène répond: «Vous-mêmes, à condition de les maintenir fermes et de mettre, en toute occasion, leur puissance souveraine au service de l'homme qui les réclame. Ainsi les lois font votre force et vous la leur.»
Ibid., p.132-133
Dans la page suivante, Jacqueline de Romilly évoque le célèbre texte de La République aux pages 557 b et suivante. Mais ce qui m'émeut, c'est une note: Il arrive que la cité démocratique, assoiffée de liberté, «trouve à sa tête de mauvais échansons et se grise à l'excès de cette liberté pure». (Ibid., p.134)
Et la note précise: les Grecs buvaient leur vin coupé d'eau, jamais pur. Ainsi, le «pur» appliqué à cette liberté est celui qu'on utilise pour du vin trop fort. Existe-t-il deux mots en grec, un "pur, sans tâche" et un "pur, trop fort"? Nous dépendons entièrement de lecteurs comme Jacqueline de Romilly ou Pierre Hadot pour nous le dire. Et cette attention si précise, si entièrement absorbée en elle-même est ce qui m'émeut le plus.
(De façon plus détachée (mais pourquoi faut-il donc être toujours détaché?), disons que la philologie est indispensable.)

Ce livre m'a fait découvrit un martyr de la liberté moins connu que Socrate, un personnage de plus à ne pas oublier (qu'avons-nous donc à leur offrir que notre mémoire? Je songe au père de Sébastian Haffner):
Et, s'il est courant de reprocher à la démocratie athénienne la mort de Socrate, peu de textes au monde témoignent mieux de ce qu'est une mise à mort par un pouvoir arbitraire que le récit, laissé par Xénophon, de la mort de ce Théramène, qui, à deux reprises, avait fait partie de l'oligarchie et s'en était séparé. Dans Les Helléniques, Xénophon rapporte comment le chef des oligarques traduisit Théramène devant le Conseil, le dénonça comme ennemi du régime, et comment celui-ci se défendit, expliquant pourquoi, à plusieurs reprises, il avait protesté. Son adversaire sachant qu'il fallait un vote pour obtenir la mort d'un des Trois Mille, trancha alors: «Eh bien, moi — ce furent ses paroles — j'efface de la liste Théramène que voici, avec votre assentiment à tous. Et cet homme, ajouta-t-il, nous le faisons exécuté» (II, 3, 51). Ce fut fait, bien que Théramène se fût aussitôt réfugié auprès de l'autel. Il en fut arraché par des gardes armés de poignards — cela, c'était, cinq ans avant la mort de Socrate, la mort sous l'oligarchie.
Ibid., p.144
La démocratie change de sens, elle perd de sa fougue, de sa folie théorique, pour se domestiquer (et par delà les siècles, j'en éprouve du regret.) L'essentiel se perd, s'est perdu, au profit du quotidien.
C'est dans ce bouillonnement de recherches qu'apparaît la politeia d'Aristote — mot qu'on traduit parfois par «république»; et elle n'est pas sans rapport avec le vieux rêve des modérés.
[…]
Il est certain qu'alors les textes changent de ton. On ne parle plus tant de la liberté (eleutheria): on parle davantage de droits. On emploie beaucoup le mot kurios, qui désigne tout ensemble la haute main pratique de celui qui est maître des affaires (kurios tôn pragmatôn), et tel droit de détail reconnu par les textes […]. La grande soif d'affranchissement a donc été remplacée par un monnayage de droits, qui sont inscrits dans des textes et ne sont pas nécessairement liés à la liberté politique.
Ibid., p.149-150
Finalement, ce sont moins les lois que la façon dont elles sont envisagées qui est important. Isocrate appelle à la vertu. (Le schéma est toujours le même: une catastrophe survient et provoque la réflexion: comment cela a-t-il pu arriver? Comment y remédier, éviter que cela se reproduise?)
Si la crise était venue de l'ambition des démagogues, de la légèreté du peuple, du manque d'esprit critique des uns et des autres, si les valeurs avaient été secouées et faussées, si l'on avait perdu le respect des parents et de maîtres, si l'on avait pris l'habitude de transgresser les lois, ce qu'il fallait était remédier à ces dispositions.
[…]
[…]; il n'empêche qu'en insistant sur la vertu plus que sur les institutions, Isocrate défendait des vues qui rejoignaient l'orientation majeure de Platon, et qui allaient mettre leur marque sur les analyses de tous — en passant par Cicéron et Montesquieu. Faut-il s'en étonner? Peut-on nier qu'un régime a finalement le sort que lui préparent les gens chargés de l'éducation de tous? Cette idée est évidente, mais trop souvent perdue de vue.
Il faut enfin ajouter que cette réforme de la vie de tous les jours, des habitudes civiques et de la morale a tellement la priorité sur le reste que les réformateurs y sont plus attachés qu'aux institutions elles-mêmes. Isocrate a dit que le régime politique était «l''âme» de la cité. Il a aussi dit: «Ce n'est pas par les décrets, mais par les mœurs que les cités sont bien réglées»; l'obéissance aux lois, enfin, dépend moins de la façon dont elles sont rédigées que les habitudes morales léguées par l'éducation.
Ibid., p.150-151
Jacqueline de Romilly fait remarquer que cet appel à la vertu paraît bien loin de la liberté; cependant, c'est un tort, car il est arrivé une fois dans l'histoire grecque qu'une prédication morale sauvât Athènes et l'idée de liberté: ce fut l'instauration de la «concorde» pour sortir de la guerre civile. Réconciliation, interdiction d'évoquer le passé. Et Romilly de conclure: «Athènes ne réussit peut-être pas à améliorer son régime, mais elle réussit sur ce point essentiel: elle n'eut plus de guerres civiles, jamais.» (p.152-153) Peu à peu le livre se détourne des principes gouvernant la cité pour observer l'individu (est-ce le mot, est-ce anachronique?)
Et de même qu'Athènes, arrogante dans sa liberté, se sentait le devoir de protéger le faible ou l'étranger, l'homme libre se caractérise par sa générosité, sa libéralité. La liberté forge un caractère, certains caractères ne peuvent qu'être libres:
En même temps, l'élargissement de la notion aboutit à l'apparition de mots nouveaux, qui, eux, n'ont bientôt plus que cette valeur morale.
Un des contraires de «libre» est le mot grec aneleutheros. Or, à un exemple près, il ne se rencontre qu'à partir de la fin du Ve siècle, et avec une valeur toujours morale. Platon, Xénophon, Aristote, l'emploient dans le sens d'«indigne d'un homme libre», pour désigner la mesquinerie et la servilité. Puis apparaissent eleutherios et eleutheriorès, qui servent à désigner cette liberté d'allure, ou d'esprit, qui va avec le courage et la générosité. L'adjectif existait auparavant, mais il était réservé à Zeux: Zeux Libérateur. Désormais, à partir de Xénophon ou de Démocrite, c'est-à-dire à partir du début du IVe siècle, voici qu'il désigne les hommes qui ont des façons d'hommes libres, ou qui pratiquent, selon la formule traditionnelle quine correspond pourtant plus à nos habitudes de vocabulaire modernes, la «libéralité».
Ibid., p.158
C'est finalement par rapport à soi-même qu'il faut être libre, mais cette prise de conscience met longtemps à apparaître dans les textes.
De fait, ce vocabulaire de la liberté que nous cherchions en vain dans la réflexion politique de l'époque se retrouve soudain, enrichi et transposé, dans un domaine nouveau. […]
Cette évolution, ou plutôt cette translation, ne se marque pas seulement dans l'emploi des mots ou des jugements de valeur: elle se traduit aussi, et surtout, par une analyse morale nouvelle, montrant que les passions sont pour l'homme une servitude. […]
Un mot rend bien compte de ce combat à mener: c'est le mot ''kreittôn'', «qui l'emporte sur». On peut l'emporter sur l'argent: c'est ce que Thucydide dit de Périclès, parce qu'il est inaccessible à ces tentations; et plusieurs passages d'Euripide emploient la même expression. On peut aussi l'emporter sur la colère. Peu à peu l'âme apparaît avec ses divisions, ses batailles, ses succès et ses défaites. Des parties de l'âme commencent à se distinguer les unes des autres.
Vers les dernières années du Ve siècle, cette idée du combat intérieur se précise et se renforce.
Ibid., p.160-161

La raison, en somme, est gage de liberté.
Elle l'est aussi en d'autres sens. Car la tyrannie des passions n'est qu'un aspect des pressions qu'exercent sur l'homme les circonstances extérieures. Or il faut, d'une façon générale, se laisser le moins possible influencer par ces dernières, qu'elle soient.
Ibid., p.164
La liberté est aussi d'accepter l'inévitable:
Il est même remarquable de penser que, chez Eschyle, la jeune Iphigénie devait être tenue, et bâillonée, qu'elle se débattait et refusait la mort: les victimes d'Euripide, elles, donnent leur accord à l'avance; et, dans l'exécution même, elles refusent toute contrainte.
Ibid., p.164

Peu à peu apparaît l'idée d'une liberté qui serait comme un noyau vivant et irréductible mettant l'homme à part des circonstances.
On voit se multiplier les conseils prêchant la sérénité.
Ibid., p.165
Hommage à Socrate (et précisions, pour éviter les anachronismes):
Et naturellement, parmi ces hommes, au même moment, il y avait Socrate — Socrate plaidant pour une âme raisonnable, Socrate capable de résister à toutes les fatigues, Socrate restant ferme contre les tentatives de séduction du bel Alcibiade, Socrate refusant de quitter la ville à la veille de son exécution, Socrate mourant dans une sérénité souveraine, dont Platon a retracé, pour toujours, le souvenir. Il l'a montré philosophant jusqu'au dernier moment sans se laisser atteindre par le sort.
Socrate n'est pas mort parce qu'il choisissait d'accéder ainsi à une forme de liberté. Rien ne permet de mettre sa mort en relation avec les suicides de philosophes qui se répandirent peu à peu. Il n'a même pas dit qu'il mourrait «libre». Mais on comprend que la perspective de ses derniers moments ait exercé une fascination sur ses disciples, et qu'elle ait pu être parfois considérée comme le début de cette liberté nouvelle, qui ne se trouve que dans les âmes.
Le mot de conscience serait ici trop moderne. Et c'est pourtant bien de cela qu'il s'agit. De fait, après Socrate, on voit un certain nombre de ses disciples, ou de ses continuateurs, prêcher cette nouvelle liberté, dont l'idée avait mûri doucement au cours des dernières années du Ve siècle. Ils emploient, eux, le mot de liberté. Et ils l'appliquent désormais à un idéal qui ne relève plus des cadres de la cité, ni même de la société.
Ibid., p.166
Dernières pages sur le destin:
Mais surtout — il faut le dire avec force —, jamais, avec les Grecs, il n'a été réduit à l'état d'instrument aveugle et passif entre les mains du destin.
Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière? Nous avons remplacé le destin par le poids de l'histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l'enfance; mais les choses en sont-elles plus claires?
Pourtant, si le dosage entre la liberté et le destin, pour les Grecs, est variable et incertain, jamais ce dernier ne s'est imposé seul.
Dans de remarquables analyses, répétées à plusieurs reprises, un savant autrichien a exposé de façon magistrale ce que l'on appelle la «double causalité», chez Homère ou dans la tragédie. Le principe est que tout s'explique à la fois par l'action divine et par la volonté humaine.
[…]
On cherche à plaire aux dieux; on les redoute; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l'homme.
Ibid., p.191

Mauvais augure

Je pense que je ne suis pas superstitieux, mais sur ma carte bleue il y a écrit Hervé Le Tellier, expire en 05/2009, et ça n'est pas très rassurant.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.24

Fatum et téléologie - bibliographie

Je n'aurais jamais dû laisser s'écouler un temps si long sans écrire, il y a toujours un moment, après un long silence, où l'à-quoi-bon est bien près de prendre le dessus. Après tout...

Mon silence reflète aussi mon embarras. Je souhaite écrire quelques lignes à propos d'un colloque auquel j'ai participé, Fatum et téléologie dans le tissage des récits de soi, et je sais déjà que je vais être partielle, partiale et injuste: d'abord pour les interventions en italien, desquelles je ne peux rien dire puisque je ne comprends pas l'italien; ensuite pour les interventions de l'après-midi, ou plutôt celles ayant eu lieu dans la salle de cinéma de Bovino, peu pratique pour prendre des notes; enfin de façon générale, ayant désormais une sorte de paresse à prendre des notes, comme si mes années de notes sur Proust et mon actuel retard concernant Joyce me rendait inapte à noter davantage.

Voici donc des notes sur quelques interventions en français qui sont plutôt une bibliographie et une invitation à la lecture. C'est fragmentaire et incomplet, sans aucune liaison logique, je n'ai jeté souvent que quelques mots sur ma feuille n'y tenant plus, au moment où je me disais que j'allais regretter d'avoir laissé filer tout cela innoté, mais il était déjà trop tard.
J'espère qu'aucun intervenant qui lira ces pages ne m'en voudra, je ferai part de la publication des actes du colloque quand j'en aurai connaissance.

  • May Chehab : Marguerite Yourcenar

Depuis Homère on représente la généalogie par des arbres. Métaphore de l'arborescence.
May Chehab a tenté de dresser une généalogie de la généalogie (une généalogie des représentations littéraires des généalogies, supposé-je en reprenant ces notes).

L'hérédité, la fatalité: biologie, sociologie, don du ciel => que ce soit social ou biologique, rattache l'individu mortel à son passé.

L'hérédité selon Zola est aussi inévitable que les lois de la pesanteur (préface aux Rougon-Macquart? à vérifier).
Au XXe siècle l'hérédité est devenue la nouvelle Parque: on ne peut y échapper.

Yourcenar (dans Labyrinthe du monde, trilogie) va tenter de remonter le plus loin dans ses ancêtres, puis de faire le chemin inverse, de partir du plus général pour revenir à elle-même.
Il faut boucher les trous de la tapisserie, ce qui implique ou signifie
- un devoir de mémoire;
- un certain régime de vérité historique;
- la métaphore du tissage (et non plus de l'arbre).

Tissage = réseau. May Chehab nous projette cette représentation de Mille plateaux de Deleuze et Guattari par Marc Ngui. Il s'agit d'un rhizome sans centre qui met en question la structure causale et hiérarchique de l'art.

May Chehab termine en parlant des blogs et de Facebook, avec cette conclusion qui m'a fait sourire: et si notre prochaine évolution serait de ressembler à notre avatar?

Je remercie May qui par cette première intervention m'a incitée à me pencher sur le lien généalogie/destin et (re)découvrir la généalogie rêvée de Camus (je la connaissais mais n'avais pas fait le lien avec le nom) et me souvenir de cette phrase de L'élégie de Chamalière: «Mais à quoi servirait la littérature, is what we want to know, si ce n'est à corriger les généalogies déplaisantes?»



  • Nicolas Denavarre : Paul Léautaud

Rémy de Gourmont à Paul Léautaud: «Vous serez fonctionnaire, c'est écrit dans votre destinée.»
En fait, cette prédiction ne se réalisera pas. Il deviendra chroniqueur dramatique, d'abord au Mercure de France, puis à la NRF.

Léautaud avait alors écrit trois textes autobiographiques et n'avait plus rien à écrire. Qu'écrire? Le 23 janvier 1907 il rencontre Berta Staub. Il venait chercher des souvenirs d'enfance, il trouve sa vieillesse. Le destin de Léautaud, c'est être vieux. C'est l'anti-Rimbaud.

Léautaud va écrire sous le nom de Boissard, qui va se révéler bien plus qu'un pseudonyme: un super-Moi qui tranche.
Faute de faire des livres, il fait des mots, puis avec les mots, il fait des livres.

Je n'ai rien noté de plus. Nicolas Denavarre nous a décrit le style et le fonctionnement de ces chroniques et nous a dressé un portrait saisissant de Léautaud.



  • Emmanuel Mattiato : Irène Némirovsky (David Golder) et Paul Morand (L'homme pressé)

salle de cinéma: je n'ai rien noté et je suis maintenant bien ennuyée. De mémoire:

Présentation d'Irène Némirovsky. Bien sûr j'en avais entendu parlé mais je n'avais pas compris qu'elle était morte en déportation et que sa fille avait publié en fait un roman posthume. Elle était très connue dans l'entre-deux guerres. Présentation très intéressante, décrivant finalement l'émigration russe comme une sorte de pendant oriental de la "génération perdue" d'Hemingway.

Irène Némirovsky et Paul Morand se connaissaient, on peut imaginer que Paul Morand aurait pu sauver son amie (ou l'a pu et en aurait été empêcher par sa femme? Toutes les suppositions sont possibles et invérifiables).

Je me souviens de la présentation de L'homme pressé, l'impression angoissante d'un homme qui remonte le temps vers sa mort, via la naissance de son futur bébé.



  • Valérie Scigala : Renaud Camus

Comment être heureux en amour, avoir du succès en littérature, pour faire mentir le nom et la mère? Peut-on réellement tromper l'origine?
De la prédiction «Vous finirez sous les ponts» à la promesse indirecte trouvée dans Etc. (p.108) «Sa famille [de Jean Puyaubert] avait reconnu, plus tard, que tous les artistes – amis, relation, ou simplement objets d'admiration de sa part – dont jeune homme il lui avait parlé étaient devenus célèbres: Masson, Breton, Vitrac, Artaud, Crevel, Lecomte, etc».

À la sortie j'échange quelques mots avec un intervenant qui a lu quelques journaux camusiens. «Oh moi, je lis plutôt les Eglogues. — Les Eglogues? Mais quel intérêt? C'est illisible! Pourquoi lisez-vous les Eglogues?» Je suis prise de court, j'essaie de condenser en quelques mots ce que je ressens: «Parce que ça me fait rêver.» Ce qu'il aurait fallu expliquer, c'est l'impression de rapidité spatiale et temporelle, l'impression de multi-dimensions comme dans une ville dont on parcourrait les rues en sachant à la fois ce qu'il y a derrière les murs et le passé de chaque demeure, de chaque boutique.



  • Yves Ouallet : Michel Leiris et La règle du Jeu

Ici la perspective s'inverse: tandis que la plupart d'entre nous ont profité du sujet pour présenter leur auteur favori ou l'objet actuel de leur étude, Yves Ouallet utilise Michel Leiris pour illustrer ses hypothèses sur le destin, l'oubli, l'écriture, le temps, avec une problématisation du sujet (que je n'ai pas notée).

L'écriture du soi : on pense s'être débarrassé du destin.

Michel Leiris : écriture de soi et journal; un ethnographe; un poète.
Toute ligne qu'une plume a tracé doit être une chiromancie.
L'écriture de soi: une tentative de se débarrasser du destin => le risque est de se débarrasser de soi-même.
S'écrire c'est poser le problème de son identité; de ses identités.

Le destin, c'est ce qui a été écrit avant nous, sans nous (le fatum, c'est ce qui a été dit).

La règle du jeu: quatre tomes d'autobiographie, Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit.
BIFUR = panneau indiquant la bifurcation de la voie ferrée . On pense à la fourche, à Œdipe Roi''. Question: entre liberté et destin, qui suis-je? C'est une vieille question.
Ecrire pour se changer soi-même (une vieille idée: Marc Aurèle, etc.)
Au milieu du quatrième tome, constat d'échec => suicide. échec de la littérature. Et pourtant écriture du quatrième tome = littérature. Ça continue malgré tout.

Finalement écriture de trois soi, de trois types d'identité:
1/ identité descriptive. identité destin. identité idem
2/ on s'en débarrasse. identité nattative. J'écris ma vie (Ricœur). identité ipse. écriture de soi moderne.
3/ identité poétique, créée.



  • Maja Saraczynska : le théâtre du XXe siècle

salle de cinéma de nouveau. J'ai noté quelques mots avant d'abandonner. Tous les grands noms du théâtre du XXe siècle ont été convoqués.

Paul Valéry: la vérité est impossible en littérature; l'écriture de soi (ou le journal? c'est plus vraisemblable) est une prostitution d'un point de vue communication.

autofiction: concept inventé par Serge Doubrovsky.

La question de la mort : inséparable de l'auto-fiction (j'ai découvert l'existence de Sarah Kane, dont le travail m'a rappelé Suicide de Levé)



  • Claire Leforestier : B. Traven et Le Vaisseaux des morts.

On ne sait pas qui se cache derrière ce pseudonyme.
La présentation que nous fait Claire Leforestier est envoûtante. Mais tous les récits de mer m'envoûtent.

Le Vaisseau des morts. Seuls renseignements sur le narrateur: sa nationalité et son métier.
Identité: le narrateur change plusieurs fois de noms. Il donne celui de Pip (Pippin) qui renvoie à Melville. (Nature heureuse, ce qui le rend d'autant plus sensible au coup du sort).
Nom du bâteau: La Yorick. Omniprésence de la mort, tentation de la mort.

Embarquer sur un bateau fragile pour échapper à une superstition, c'est choisir un danger patent contre un danger latent. Être sûr plutôt que douter.

destin: lien avec la généalogie, l'hérédité.
destin: lien avec l'identité.



  • Noémie Suisse : André Breton et Najda

Très intéressant dans cette présentation: l'analyse des photos, du sens des photos et la façon dont elles sont utilisées dans des buts précis.

Projet de Breton: "laisser surnager ce qui surnage". Mais en fait il y a bien une structure. récit déchronologisé mais logicisé, disait Roland Barthes.

«Tu écriras un roman sur moi» ou peut-être Tu écriras un roman surmoi.
irruption de la merveille qui était la maîtresse d'Emmanuel Berl, futur éditeur de Najda.

Le Plan, le Point et la Ligne: analyse topographique. cf. Le surréalisme et la peinture, d'André Breton.
On trouve la notion de "point de fuite dans l'avant-dire de Najda. métaphore du chemin, même si ce qui est avoué est l'errance.

Deleuze: lisible=ligne. œuvre striée. ligne qui relie des points.

Gracq: André Breton, quelques aspects de l'écrivain (1948) : «une grille qui permette de lire le sens de la vie» (p.109)

point de fuite: point du jour, point de convergence, point d'intersection.

Najda: le début du mot espérance en russe.
"La poésie tient du prodige non seulement en ce qu'elle transfigure le passé mais surtout en ce qu'elle préfigure l'à venir". Casarian (citation de mémoire, à vérifier).

Portrait (photo) de Breton à la fin du livre, ce qui n'a pas le même sens qu'un portrait au début. Le livre est peut-être éclaté, mais l'auteur a acquis une unité narrative, "ceci est mon corps". Le portrait constitue un écho à la photographie "L'hôtel des grands hommes". Il s'inscrit dans la fama.

Michel Beaujour: Qu'est- ce que Najda?



  • Aurélia Hetzel : Jacques Borel et Grégoire Hetzel

Ce qui fut troublant, ce sont les histoires en miroir du grand-père et du petit-fils, renforçant l'impression de prédestination, de malédiction à laquelle on ne peut échapper.

Jacques Borel a reçu le Goncourt en 1965 pour L'Adoration: «Je n'ai pas connu mon père, j'avais quatre mois quand il mourut.» Le fils de la folle, internée.

Grégoire Hetzel. Vert paradis. Histoire de ma mère. Pour ma mère, l'important c'est la profondeur. L'apparence ne compte pas. Ma mère ressemblait à une souillon.

Borel : phrase du père à la naissance: «Il en a un tarin»[1].
Borel: l'être = la mémoire. avoir été.

Pas de séparation entre la souffrance individuelle et la souffrance humaine. cf. Crime et Châtiment. Raskolnikov s'agenouille devant Sonia: «Ce n'est pas devant toi que je m'agenouille, mais devant toute la souffrance humaine.»

Rousseau: « Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire.»

Comme des vêtements, les paroles se transmettent. Une famille où tout s'hérite.



  • Massimo Lucarelli : Dante

Mention spéciale pour Massimo qui est intervenu en italien mais a eu la gentillesse de résumer son intervention en français au cours du déjeuner qui a suivi. (De l'italien, je n'ai noté que la phrase "Béatrice est une figure du Christ", que je me suis fait expliquer au repas tant cela m'avait paru étrange. Cela signifie tout simplement que c'est elle qui guide vers le Paradis.)

Il en ressort que si Dante s'est révolté contre le destin à un moment de sa vie (dans la Vita nova? Je ne me souviens plus), La Divine Comédie intervient comme une acceptation de celui-ci, tout étant finalement pour le mieux, l'exil ayant finalement permis une vie plus bénéfique et plus chrétienne que l'absence d'exil.

J'ai eu la surprise d'apprendre qu'on possédait des lettres de Dante à son fils. Dante ne parle jamais de son père, l'une des raisons pourrait être que son père aurait eu la profession infamante d'usurier.



Et deux films extraordinaires :
. Loredana Bianconi, La vie autrement, Belgique, 2005 : interview de quatre (femmes) Belges d'origine marocaine, ayant rompu avec leur famille pour suivre leur propre voie (opéra, théâtre, écriture...) Quatre tempéraments très différents. La plus tourmentée dira «Comme je n'arrivais plus à peindre, je me suis mise à l'escrime. En fait c'est la même chose» (était-ce peindre ou écrire? dans tous les cas, c'est une citation très à peu près).

. Anna Buccheta, Die Traüme Neapels (Dreaming buy numbers), Italie, 2006 : la passion napolitaine pour la loterie. Il existe un livre, le livre des Grimaces, qui permet de convertir tout fait, tout objet, en nombre, et donc de le jouer à la loterie. La réalisatrice commence par nous montrer une échoppe où se vendent les billets, puis choisit quelques personnes et leur fait raconter leur histoire et leur passion.
Jouer à la loterie, ce n'est pas vivre, c'est décider de vivre.
Un vieux monsieur, historien en train de devenir aveugle, raconte: «Moi je suis un bourgeois (borghese). J'ai recueilli Maria, je lui ai dit: "Maria, pourquoi tu joues comme ça? Tu pourrais économiser, mettre quelques sous de côté, pour l'avenir". Elle m'a répondu: "Monsieur, je joue parce que je veux pouvoir dormir la nuit". Et je me suis dit que j'avais des réflexes de bourgeois, économiser, c'était se construire un avenir, elle, elle ne pouvait qu'espérer vivre encore un jour».

Notes

[1] en bonne obsessionnelle, je relève la phrase pour l'inscrire dans la lignée des Tristram Shandy et Lionnerie.

Prochaine réincarnation

La seule consolation est que les Lettres, de toute façon, ne sont probablement pas, de nos jours, la meilleure voie vers la gloire. Aurais-je été Pascal Quignard ou Yves Bonnefoy, je ne suis pas sûr que ma présence eût suscité beaucoup plus d'émoi. Alain Finkielkraut, peut-être? Michel Houellebecq? Philippe Sollers, sûrement. La prochaine fois, oui, j'essaierai d'être Philippe Sollers.

Renaud Camus, Au nom de Vancouver, p.269

Prédéterminé

Les visages humains ne semblent pas changer au moment qu'on les regarde, parce que la révolution qu'ils accomplissent est trop lente pour que nous la percevions. Mais il suffisait de voir à côté de ces jeunes filles leur mère ou leur tante pour mesurer les distances que, sous l'attraction d'un type généralement affreux, ces traits auraient généralement traversées dans moins de trente ans, jusqu'à l'heure du déclin des regards, jusqu'à celle où le visage, passé tout entier au-dessous de l'horizon, ne reçoit plus de lumière. Je savais que, aussi profond, aussi inéluctable que le patriotisme juif ou l'atavisme chrétien chez ceux qui se croient le plus libéré de leur race, habitait sous la rose inflorescence d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée, inconnu à elles-mêmes, tenu en réserve pour les circonstances, un gros nez, une bouche proéminente, un embompoint qui étonnerait mais était en réalité dans la coulisse, prêt à entrer en scène, imprévu, fatal, tout comme tel dreyfusisme, tel cléricalisme, tel héroïsme national et féodal, soudainement issus, à l'appel des circonstances, d'une nature antérieure à l'individu lui-même, par laquelle il pense, évolue, se fortifie ou meurt, sans qu'il puisse la distinguer des mobiles particuliers qu'il prend pour elle. Même mentalement, nous dépendons des lois naturelles beaucoup plus que nous ne croyons, et notre esprit possède d'avance certain cryptogramme, comme telle graminée, les particularités que nous croyons choisir. Mais nous ne saisissons que les idées secondes sans percevoir la cause première (race juive, famille française, etc.) qui les produisait nécessairement et que nous manifestons au moment voulu. Et peut-être, alors que les unes nous paraissent le résultat d'une délibération, les autres d'une imprudence dans notre hygiène, tenous-nous de notre famille, comme les papillonacées la forme de leur graine, aussi bien les idées dont nous vivons que la maladie dont nous mourrons.

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade 1957, p.891

Un classique contemporain

C'est partout cette absence au monde, ce regard venant de loin et se dirigeant ailleurs, qui scellent l'écriture camusienne. Là où Robbe-Grillet lance ses fantasmes dans le réel et projette une écriture fantastique à l'assaut de la platitude du monde, Renaud traverse bruits et fureur en quête de silence. L'un est un auteur au fond baroque, l'autre serait un classique contemporain; le projet de Camus est moderniste, Robbe-Grillet a évolué vers le postmoderne. La portée autobiographique de leurs œuvres respectives témoigne de cette divergence : dans Les Romanesques (et dans certaines pages de La Reprise) la vie de l'auteur se façonne rétrospectivement selon les lignes de la création artistique: Alain est un prédestiné; dans le Journal (et dans maintes autres pages) la vie de Renaud Camus paraît se jouer au fil de la plume : l'écrivain est un ange perdu à la recherche de la lumière. C'est aussi pourquoi les textes de Camus, s'ils sont souvent moins achevés, toujours dans un état provisoire, connaissent tout au long de mornes plaines mélancoliques des échappées sublimes vers les hauteurs. J'en prends comme exemple dans le Journal de 1997, Derniers jours, le compte-rendu lyrique des manifestations artistiques de l'été à Plieux et à Lectoure. […] «Celan et Boltanski, sous l'instance de Jérémie, peuvent parfaitement être rapprochés —par dessus beaucoup de campagne et de nuit, tout de même— parce qu'on ne fait alors que rapprocher deux silences, deux refus d'expression, deux défaillances de la parole» (p.273). L'envol de la prose de Renaud Camus dans les pages qui relatent cette expérience (qui constituent indubitablement le sommet de ce volume du journal) marquent assez qu'il appartient à cette même famille d'artistes.

Sjef Houppermans, Renaud Camus érographe, p.121
Les billets et commentaires du blog vehesse.free.fr sont utilisables sous licence Creatives Commons : citation de la source, pas d'utilisation commerciale ni de modification.