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La Grèce antique à la découverte de la liberté, par Jacqueline de Romilly

Billet commencé le 17 décembre : je regrette que mon retard à l'écrire ne l'ai transformé en hommage. Il est désormais avant tout un moyen de mettre des citations en ligne, avec toujours le même espoir: susciter l'envie (le besoin) de lire le livre lui-même.

En finissant de copier les citations de ce billet, je me dis qu'il n'est sans doute pas insignifiant que le mot "gentil" soit désormais interprété comme "condescendant", et le mot "libéralité" considéré comme une marque de paternalisme. La générosité et la gratuité ne provoquent plus que méfiance quand le goût effréné, un peu fou, de la liberté est perdu.


Ce livre est un livre de vulgarisation, et a ce titre possède une voix particulière, un peu didactique. C'est une sorte de cours d'histoire accéléré, dégageant les grandes tendances qu'il restera ensuite à enrichir par des lectures plus précises.
Jacqueline de Romilly a pour projet d'étudier l'émergence de la notion de liberté sous ses différents aspects dans les textes du Ve et du IVe siècle avant Jésus Christ (c'est donc très précis). Elle souhaite se concentrer sur ces deux siècles, mais elle a si bien conscience que ce qu'elle amène au jour appelle un discours du type «Ah, mais c'est comme aujourd'hui, comme…», elle craint tant les récupérations hâtives donc fautives, qu'elle tente de les anticiper. D'une part elle indique les pistes de réflexion effectivement ouvertes par ces textes, d'autre part elle insiste sur les différences dues au temps, à l'épaisseur de temps et d'expérience accumulée depuis cette lointaine époque.

Cette étude de l'histoire, de la philosophie, de l'histoire de la philosophie politique s'appuie entièrement sur une attention infinie et concentrée aux mots, les contextes historique et textuel dans lesquels ils apparaissent pour la première fois, et leur changement de sens, de valeur (au sens de valeur d'une couleur ou d'un son). C'est en fait une étude philologique du mot liberté.

Le parcours ressemble à une promenade, d'abord chronologique, historique, retraçant l'histoire des cités (Athènes, Spartes, Thèbes, sont celles qui sont surtout citées), ensuite plus intérieure, se rapprochant des philosophes.

Il y a cette merveilleuse découverte des Grecs, qui suffit à tout: la liberté ne vaut que par la loi, respecter la loi permet d'être libre (ce qui me fait penser, sans doute trop vite, que le rapport au droit des Anglo-Saxons doit être plutôt grec et celui des Latins davantage romain):
Jason explique ainsi à Médée qu'en quittant le pays barbare pour la Grèce, elle a appris à «vivre selon la loi, non au gré de la force» (Médée, 538). Et Tyndare dans Oreste donne comme un trait grec et non barbare «de ne pas vouloir être au-dessus des lois» (457).

Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p.52
Et la loi était pour la première fois écrite:
Mais, dans le texte d'Euripide, cette critique amène une opposition, non plus seulement avec la loi, mais avec la démocratie: celle-ci naît grâce à la loi. «Quand les lois se trouvent écrites, pauvres et riches ont mêmes droits. Le faible peut répondre à l'insulte du fort, et le petit, s'il a raison,vaincre le grand. Quand à la liberté, elle est dans ces paroles:" Qui veut, qui peut donner un avis sage à sa patrie?" Alors, à son gré, chacun peut briller ou se taire. Peut-on rêver plus belle égalité?" (433-441).
Ibid., p.63
Ce que tente de nous faire ressentir Romilly, c'est son émerveillement, c'est la nouveauté que cela pouvait représenter, et également son immédiateté. Étudier la naissance des lois écrites, c'est remonter au moment d'avant leur apparition, au moment où elles n'existaient pas, et que même leur idée n'existait pas; puis revenir vers nous, après leur apparition: rien, puis quelque chose, et toujours cette surprise de quelque chose là où il n'y avait rien:
Quand on vit avec des lois écrites depuis des dizaines de siècles, quand elles se sont multipliées sans fin dans tous les domaines, quand enfin il faut, pour avoir affaire à elles, des intermédiaires de toutes sortes, on oublie aisément l'importance de ce pas franchi une fois pour toutes et l'exaltation qu'il inspirait alors. Le lien de la liberté et de la loi reprend plus d'éclat dans ce contexte historique.
Et de même la démocratie. À l'époque où écrit Euripide, elle a tout juste un siècle. Elle s'est, pendant ce siècle, affirmée et précisée, grâce à diverses réformes de détail, allant toutes dans le même sens. Les grands-parents des contemporains d'Euripide devaient garder des souvenirs d'avant la démocratie.
Ibid., p.67-68
Mais le droit ne remplace pas la morale, il lui donne forme. Ce qui prime, c'est la dignité que l'on doit à soi-même.
En fait, le droit et la morale se rejoignent ici; et l'important est que se soit alors répandue cette conscience encore vague et incertaine, mais tenace, des égards dus aux autres, quand justement ils sont en position de faiblesse ou de danger.
Ce qui a pu masquer cette importance des aspirations grecques et athéniennes à ce droit des gens, indépendamment de toute appartenance à une cité, est sans doute une différence de formulation, dont la portée mérite d'être relevée. En effet, là où le monde moderne parle de droits, les Grecs, eux, parlaient de devoirs.
Ibid., p.98
(C'est moi qui souligne.)

Comment concilier liberté et autonomie, comment, dans une fédération des villes grecques, indispensable face aux barbares, comment protéger chaque cité de la tendance naturellement expansionniste d'Athènes, si sûre d'elle? Romilly note les hésitations, les tentatives, la cruauté de l'histoire qui peut effacer en quelques semaines des mois de réflexion. Qu'il s'agisse de noter que la génération des grands-parents d'Euripide ne connaissait pas la loi écrite ou que des accords longuement pesés allaient être réduits à néant, c'est le temps que gomme Jacqueline de Romilly, non en le rapportant à notre époque mais en nous transportant au IVe siècle, en effaçant toute tentation comparatiste (il ne s'agit pas de comparer, il s'agit de tirer des enseignements).
Il est en un sens pathétique de penser que ces discussions juridiques minutieuses se tenaient en 337, au lendemain de la descente foudroyante de Philippe en Grèce et de sa victoire de Chéronée, et que, l'année suivante, Alexandre devait lui succéder. En 335, ni Athènes, ni aucune des autres cités, ne comptait plus.
Ibid., p.119
La liberté est un exercice difficile, c'est un équilibre introuvable, elle peut être détruite aussi sûrement par des ennemis extérieurs que par ses propres abus. (Le livre suit ainsi la chronologie comme une démonstration: en cela il est simplificateur, étant évident, comme il le note à quelques reprises, que tous les courants ont existé à chaque époque.)
Le siècle des philosophes va naître de ces tensions internes aux conséquences contradictoires de la liberté:
Très tôt, en effet, les Athéniens ont perçu les inconvénients ou les problèmes de la liberté démocratique. Des textes, contemporains de ceux que nous avons cités pour illustrer les beautés de cette liberté, en disaient déjà les dangers. mais, à cette époque, leurs voix étaient moins nombreuses et moins éclatantes que les autres. Et, surtout, elles ne disaient pas que ces dangers se retournaient contre la liberté elle-même. […]
[…]
Si la victoire sur le Perses avait été une expérience dans un sens, ces trente années [de guerre] qui achèvent le Ve siècle en constituaient une autre, inverse et non moins importante. L'une avait avivé les enthousiasmes, l'autre fut le point de départ des réflexions. Ce n'est pas un hasard si le IVe siècle, dans cette Athènes vaincue et désormais ramenée à un rôle moins actif, fut et reste pou nous le siècle des philosophes. […]
Au début, quand les Athéniens s'aperçurent que leur démocratie comportait des aspects fâcheux, leur première réaction fut d'incriminer des individus: les démagogues. C'était leur faute. Ils voulaient plaire au peuple et pour cela le flattaient, donc lui mentaient.
[…]
De même Aristophane, dans Les Cavaliers, instaure une sorte de compétition d'ignorance et de malhonnêteté entre ceux qui vont diriger les affaires; et il montre les deux candidats flattant le peuple tant qu'ils peuvent. […]
Enfin Thucydide, quand il oppose Périclès à ses successeurs, ne retient qu'un trait: Périclès était assez sûr de sa supériorité pour parler toujours raison au peuple. Au contraire, les hommes qui suivirent étaient, «par eux-mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place; ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires» (II, 65, 10). Aussi pratiquèrent-ils «les intrigues personnelles, à qui serait chef du peuple».
[…]
Pourtant on remarque que de tels chefs ne laissent plus guère de place au débat, qui était bel et bien l'essence de la liberté politique? Cléon, dans Thucydide, parle des belles paroles et des paradoxes dont on abreuve le peuple; et son adversaire rétorque qu'il y a pire: il y a ceux qui usent de la calomnie et qui intimident ainsi leurs adversaires. Résultat: ils se taisent, «et la cité est ainsi privée des avis de ses conseillers, que retient la peur» (III, 42).
Ibid., p.123-126
Les pages qui suivent montre la liberté mise à mal par les excès de ceux qui pratiquent une liberté sans frein. C'est la loi et le respect de la loi qui sont les remparts de la liberté.
La gravité de ce divorce entre la liberté et la loi apparaît bien si l'on considère la conduite des citoyens les uns envers les autres. […] La réalité concrète — nous la connaissons encore —c'est la criminalité et l'insécurité.
[…] Mais soudain on retrouve chez lui [Démosthène] la même ardeur triomphante qui marquait nos premiers textes. Car, au lieu de dire que le mépris des lois est cause de ces désordres, il rappelle avec fougue que la force des lois est le seul remède, le seul garant et de la sécurité et de l'ordre démocratique. […] Et qu'est-ce qui fait la force de ces lois, qui ne sont qu'un simple texte écrit? A cela Démosthène répond: «Vous-mêmes, à condition de les maintenir fermes et de mettre, en toute occasion, leur puissance souveraine au service de l'homme qui les réclame. Ainsi les lois font votre force et vous la leur.»
Ibid., p.132-133
Dans la page suivante, Jacqueline de Romilly évoque le célèbre texte de La République aux pages 557 b et suivante. Mais ce qui m'émeut, c'est une note: Il arrive que la cité démocratique, assoiffée de liberté, «trouve à sa tête de mauvais échansons et se grise à l'excès de cette liberté pure». (Ibid., p.134)
Et la note précise: les Grecs buvaient leur vin coupé d'eau, jamais pur. Ainsi, le «pur» appliqué à cette liberté est celui qu'on utilise pour du vin trop fort. Existe-t-il deux mots en grec, un "pur, sans tâche" et un "pur, trop fort"? Nous dépendons entièrement de lecteurs comme Jacqueline de Romilly ou Pierre Hadot pour nous le dire. Et cette attention si précise, si entièrement absorbée en elle-même est ce qui m'émeut le plus.
(De façon plus détachée (mais pourquoi faut-il donc être toujours détaché?), disons que la philologie est indispensable.)

Ce livre m'a fait découvrit un martyr de la liberté moins connu que Socrate, un personnage de plus à ne pas oublier (qu'avons-nous donc à leur offrir que notre mémoire? Je songe au père de Sébastian Haffner):
Et, s'il est courant de reprocher à la démocratie athénienne la mort de Socrate, peu de textes au monde témoignent mieux de ce qu'est une mise à mort par un pouvoir arbitraire que le récit, laissé par Xénophon, de la mort de ce Théramène, qui, à deux reprises, avait fait partie de l'oligarchie et s'en était séparé. Dans Les Helléniques, Xénophon rapporte comment le chef des oligarques traduisit Théramène devant le Conseil, le dénonça comme ennemi du régime, et comment celui-ci se défendit, expliquant pourquoi, à plusieurs reprises, il avait protesté. Son adversaire sachant qu'il fallait un vote pour obtenir la mort d'un des Trois Mille, trancha alors: «Eh bien, moi — ce furent ses paroles — j'efface de la liste Théramène que voici, avec votre assentiment à tous. Et cet homme, ajouta-t-il, nous le faisons exécuté» (II, 3, 51). Ce fut fait, bien que Théramène se fût aussitôt réfugié auprès de l'autel. Il en fut arraché par des gardes armés de poignards — cela, c'était, cinq ans avant la mort de Socrate, la mort sous l'oligarchie.
Ibid., p.144
La démocratie change de sens, elle perd de sa fougue, de sa folie théorique, pour se domestiquer (et par delà les siècles, j'en éprouve du regret.) L'essentiel se perd, s'est perdu, au profit du quotidien.
C'est dans ce bouillonnement de recherches qu'apparaît la politeia d'Aristote — mot qu'on traduit parfois par «république»; et elle n'est pas sans rapport avec le vieux rêve des modérés.
[…]
Il est certain qu'alors les textes changent de ton. On ne parle plus tant de la liberté (eleutheria): on parle davantage de droits. On emploie beaucoup le mot kurios, qui désigne tout ensemble la haute main pratique de celui qui est maître des affaires (kurios tôn pragmatôn), et tel droit de détail reconnu par les textes […]. La grande soif d'affranchissement a donc été remplacée par un monnayage de droits, qui sont inscrits dans des textes et ne sont pas nécessairement liés à la liberté politique.
Ibid., p.149-150
Finalement, ce sont moins les lois que la façon dont elles sont envisagées qui est important. Isocrate appelle à la vertu. (Le schéma est toujours le même: une catastrophe survient et provoque la réflexion: comment cela a-t-il pu arriver? Comment y remédier, éviter que cela se reproduise?)
Si la crise était venue de l'ambition des démagogues, de la légèreté du peuple, du manque d'esprit critique des uns et des autres, si les valeurs avaient été secouées et faussées, si l'on avait perdu le respect des parents et de maîtres, si l'on avait pris l'habitude de transgresser les lois, ce qu'il fallait était remédier à ces dispositions.
[…]
[…]; il n'empêche qu'en insistant sur la vertu plus que sur les institutions, Isocrate défendait des vues qui rejoignaient l'orientation majeure de Platon, et qui allaient mettre leur marque sur les analyses de tous — en passant par Cicéron et Montesquieu. Faut-il s'en étonner? Peut-on nier qu'un régime a finalement le sort que lui préparent les gens chargés de l'éducation de tous? Cette idée est évidente, mais trop souvent perdue de vue.
Il faut enfin ajouter que cette réforme de la vie de tous les jours, des habitudes civiques et de la morale a tellement la priorité sur le reste que les réformateurs y sont plus attachés qu'aux institutions elles-mêmes. Isocrate a dit que le régime politique était «l''âme» de la cité. Il a aussi dit: «Ce n'est pas par les décrets, mais par les mœurs que les cités sont bien réglées»; l'obéissance aux lois, enfin, dépend moins de la façon dont elles sont rédigées que les habitudes morales léguées par l'éducation.
Ibid., p.150-151
Jacqueline de Romilly fait remarquer que cet appel à la vertu paraît bien loin de la liberté; cependant, c'est un tort, car il est arrivé une fois dans l'histoire grecque qu'une prédication morale sauvât Athènes et l'idée de liberté: ce fut l'instauration de la «concorde» pour sortir de la guerre civile. Réconciliation, interdiction d'évoquer le passé. Et Romilly de conclure: «Athènes ne réussit peut-être pas à améliorer son régime, mais elle réussit sur ce point essentiel: elle n'eut plus de guerres civiles, jamais.» (p.152-153) Peu à peu le livre se détourne des principes gouvernant la cité pour observer l'individu (est-ce le mot, est-ce anachronique?)
Et de même qu'Athènes, arrogante dans sa liberté, se sentait le devoir de protéger le faible ou l'étranger, l'homme libre se caractérise par sa générosité, sa libéralité. La liberté forge un caractère, certains caractères ne peuvent qu'être libres:
En même temps, l'élargissement de la notion aboutit à l'apparition de mots nouveaux, qui, eux, n'ont bientôt plus que cette valeur morale.
Un des contraires de «libre» est le mot grec aneleutheros. Or, à un exemple près, il ne se rencontre qu'à partir de la fin du Ve siècle, et avec une valeur toujours morale. Platon, Xénophon, Aristote, l'emploient dans le sens d'«indigne d'un homme libre», pour désigner la mesquinerie et la servilité. Puis apparaissent eleutherios et eleutheriorès, qui servent à désigner cette liberté d'allure, ou d'esprit, qui va avec le courage et la générosité. L'adjectif existait auparavant, mais il était réservé à Zeux: Zeux Libérateur. Désormais, à partir de Xénophon ou de Démocrite, c'est-à-dire à partir du début du IVe siècle, voici qu'il désigne les hommes qui ont des façons d'hommes libres, ou qui pratiquent, selon la formule traditionnelle quine correspond pourtant plus à nos habitudes de vocabulaire modernes, la «libéralité».
Ibid., p.158
C'est finalement par rapport à soi-même qu'il faut être libre, mais cette prise de conscience met longtemps à apparaître dans les textes.
De fait, ce vocabulaire de la liberté que nous cherchions en vain dans la réflexion politique de l'époque se retrouve soudain, enrichi et transposé, dans un domaine nouveau. […]
Cette évolution, ou plutôt cette translation, ne se marque pas seulement dans l'emploi des mots ou des jugements de valeur: elle se traduit aussi, et surtout, par une analyse morale nouvelle, montrant que les passions sont pour l'homme une servitude. […]
Un mot rend bien compte de ce combat à mener: c'est le mot ''kreittôn'', «qui l'emporte sur». On peut l'emporter sur l'argent: c'est ce que Thucydide dit de Périclès, parce qu'il est inaccessible à ces tentations; et plusieurs passages d'Euripide emploient la même expression. On peut aussi l'emporter sur la colère. Peu à peu l'âme apparaît avec ses divisions, ses batailles, ses succès et ses défaites. Des parties de l'âme commencent à se distinguer les unes des autres.
Vers les dernières années du Ve siècle, cette idée du combat intérieur se précise et se renforce.
Ibid., p.160-161

La raison, en somme, est gage de liberté.
Elle l'est aussi en d'autres sens. Car la tyrannie des passions n'est qu'un aspect des pressions qu'exercent sur l'homme les circonstances extérieures. Or il faut, d'une façon générale, se laisser le moins possible influencer par ces dernières, qu'elle soient.
Ibid., p.164
La liberté est aussi d'accepter l'inévitable:
Il est même remarquable de penser que, chez Eschyle, la jeune Iphigénie devait être tenue, et bâillonée, qu'elle se débattait et refusait la mort: les victimes d'Euripide, elles, donnent leur accord à l'avance; et, dans l'exécution même, elles refusent toute contrainte.
Ibid., p.164

Peu à peu apparaît l'idée d'une liberté qui serait comme un noyau vivant et irréductible mettant l'homme à part des circonstances.
On voit se multiplier les conseils prêchant la sérénité.
Ibid., p.165
Hommage à Socrate (et précisions, pour éviter les anachronismes):
Et naturellement, parmi ces hommes, au même moment, il y avait Socrate — Socrate plaidant pour une âme raisonnable, Socrate capable de résister à toutes les fatigues, Socrate restant ferme contre les tentatives de séduction du bel Alcibiade, Socrate refusant de quitter la ville à la veille de son exécution, Socrate mourant dans une sérénité souveraine, dont Platon a retracé, pour toujours, le souvenir. Il l'a montré philosophant jusqu'au dernier moment sans se laisser atteindre par le sort.
Socrate n'est pas mort parce qu'il choisissait d'accéder ainsi à une forme de liberté. Rien ne permet de mettre sa mort en relation avec les suicides de philosophes qui se répandirent peu à peu. Il n'a même pas dit qu'il mourrait «libre». Mais on comprend que la perspective de ses derniers moments ait exercé une fascination sur ses disciples, et qu'elle ait pu être parfois considérée comme le début de cette liberté nouvelle, qui ne se trouve que dans les âmes.
Le mot de conscience serait ici trop moderne. Et c'est pourtant bien de cela qu'il s'agit. De fait, après Socrate, on voit un certain nombre de ses disciples, ou de ses continuateurs, prêcher cette nouvelle liberté, dont l'idée avait mûri doucement au cours des dernières années du Ve siècle. Ils emploient, eux, le mot de liberté. Et ils l'appliquent désormais à un idéal qui ne relève plus des cadres de la cité, ni même de la société.
Ibid., p.166
Dernières pages sur le destin:
Mais surtout — il faut le dire avec force —, jamais, avec les Grecs, il n'a été réduit à l'état d'instrument aveugle et passif entre les mains du destin.
Dire avec précision où passait la frontière serait bien difficile. Les Grecs ne se posaient pas ces problèmes comme nous avons appris à le faire. En plus ils ont certainement varié selon les époques, selon les individus, peut-être selon les heures. Savons-nous bien nous-mêmes, avec certitude, ce que nous pensons en la matière? Nous avons remplacé le destin par le poids de l'histoire et de la société, des hérédités et des gènes, ou bien des traumatismes de l'enfance; mais les choses en sont-elles plus claires?
Pourtant, si le dosage entre la liberté et le destin, pour les Grecs, est variable et incertain, jamais ce dernier ne s'est imposé seul.
Dans de remarquables analyses, répétées à plusieurs reprises, un savant autrichien a exposé de façon magistrale ce que l'on appelle la «double causalité», chez Homère ou dans la tragédie. Le principe est que tout s'explique à la fois par l'action divine et par la volonté humaine.
[…]
On cherche à plaire aux dieux; on les redoute; mais, le plus souvent, ce souci même confirme la part de responsabilité qui reste toujours à l'homme.
Ibid., p.191

La loi et la justice selon Frédéric II

Pour que le souverain pût retrouver la forte autorité que les rois normands avaient maintenue envers et contre tout, autorité qui se fondait surtout sur le vaste demaniium, les possessions de la couronne, il fallait annuler les événements de tente années. C'est pourquoi, dans l'édit De resignandis privilegiis, qu'il avait préparé de longue date, Frédéric déclara que toutes les donations, libéralités, confirmations de propriété et tous les privilèges des trente dernières années étaient nuls et non avenus, et ordonna à chacun de soumettre au cours des mois suivants tous les documents relatifs à des possessions autres que privées à la chancellerie impériale où ils seraient vérifiés, et renouvelés seulement dans le cas où ils seraient jugés valables. Ainsi, tous les détenteurs de territoires ou de fiefs de la couronne, de droits régaliens, de péages ou d'autres prérogatives se trouvaient déchus de leur propriété, et c'était le bon vouloir de l'empereur qui décidait souverainement si le détenteur en question pouvait conserver ou non sa propriété. De la répartition de ces propriétés, on sait peu de chose, les documents qui en faisaient état ayant précisément été détruits par la chancellerie. Les nobles, mais aussi des églises, des couvents et des villes, et même de nombreux bourgeois — dans la mesure où ils détenaient la ferme de petits péages ou jouissaient de certaines libertés — furent touchés par cette mesure. Ce qui, dans une très large proportion, déterminait la confirmation ou l'abrogation de ces privilèges étair le fait que l'empereur avait ou non précisément besoin de tel château, pays, péage ou de tel autre droit particulier pour la constitution de son Etat. Dans l'affirmative, la propriété, dont les titres avaient été soumis au regard scrutateur de la chancellerie impériale, était confisquée. Dans le cas contraire, les détenteurs de privilèges recevaient un nouveau diplôme, auquel on ajoutait cependant une formule par laquelle l'empereur se réservait la possibilité de révoquer à tout moment les droits nouvellement accordés.

La chancellerie impériale avait ainsi une vue d'ensemble précise de toutes les donations et de leur répartition, ce qui permettait aussi de prélever, quand c'était nécessaire, ce qui était indispensable à la couronne. De son côté, l'empereur pouvait au moins retirer aux individus et aux puissances qui lui déplaisaient leurs droits et leurs privilèges particuliers. En outre, la couronne — donc le roi et l'Etat, car on n'avait pas encore établi entre les deux une distinction bien nette — recouvrait ses possessions. Enfin l'empereur disposait d'un substrat légal pour toutes les actions qu'il entreprenait contre les diverses petites puissances installées en Sicile. Ce trait est lui aussi caractéristique de Frédéric qui, du même coup, n'avait pas besoin de se poser en conquérant, mais en simple exécuteur de la loi. Il souligna d'ailleurs lui-même cet aspect des choses et mit en garde ceux de ses opposants qui s'en remettaient à des moyens illégaux: ces moyens n'avaient aucune chance de succès, car il était venu pour tout remettre en l'état et restaurer la justice sous son règne.

Il est vrai que, par «justice», Frédéric entendait moins une constitutions figée que le droit de l'Etat vivant, droit qui était déterminé par les nécessités politiques et qui pouvait changer en fonction des circonstances. A l'opposé des conceptions médiévales bien connues, la justice elle-même devenait quelque chose de vivant, voire de mobile, et c'est de ce concept, qui reste à éclaircir, d'une justicia capable de mutations que procéda l'étonnant «machiavélisme» juridique de l'empereur. Ce machiavélisme mis au service de l'Etat, et non du prince, se fit jour avec une extraordinaire netteté dès la première application de la loi sur les privilèges, dont les multiples répercussions fondèrent l'ordre nouveau en Sicile.

Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, p.112-113

L'autorité contre les Lumières, de Jean-Yves Pranchère

ou : A la poursuite de la cohérence impossible.

Karl Jasper, dans Introduction à la philosophie, propose de choisir un philosophe et de l'étudier à fond — en le resituant dans son contexte historique, en lisant ses commentateurs, ses détracteurs, etc. Il prétend qu'ainsi on couvre à plus ou moins long terme tout le champ philosophique.
Jean-Yves Pranchère semble confirmer le bien-fondé de cette démarche: en étudiant l'œuvre de Maistre, il nous présente l'ensemble des idées depuis Saint Augustin jusqu'aux Lumières (en poussant à l'occasion jusqu'à Carl Schmitt), dans les champs de la philosophie politique et de l'histoire.


Cette étude (à l'origine une thèse: ce livre en est la réduction à des proportions plus ordinaires) porte sur l'ensemble de l'œuvre de Joseph de Maistre. Il s'agit de prouver, en dépit de l'apparence souvent contradictoire de ses écrits, la cohérence de cet écrivain contre-révolutionnaire prolifique, ou plus exactement, d'établir à partir de quelles hypothèses il convient de le lire pour ne pas se heurter aux contradictions qui ont si souvent étonné les interprètes, tant et si bien qu'il existe sur l'œuvre de Maistre des lectures tout à fait divergentes, voire opposées.

Le plan suivi pour chaque idée étudiée est à peu près celui-ci: exposé rapide ou résumé de la thèse de Maistre, récapitulatif des interprétations données au cours du temps par différents commentateurs (interprétations contradictoires ou se chevauchant), et démontage/remontage des positions maistriennes pour en exposer les articulations et les conditions de validité (explicitation des hypothèses implicites ou disséminées dans l'ensemble de l'œuvre, remise en perspective dans les contextes historiques et philosophiques). Il s'agit donc d'un travail d'organisation et de mise en ordre logique.

Maistre était horrifié par les conséquences des idées de la Révolution française, il souhaitait un retour à l'autorité de la tradition s'appuyant sur le roi et le pape, et donc sur Dieu.
S'il est possible d'articuler rationnellement ses thèses et d'en démontrer un certain bien-fondé au vu de leur objectif (une vie paisible pour tous, la paix, le repos des citoyens, y compris au prix du sacrifice d'innocents), dans le même mouvement ce travail d'articulation met cruellement en lumière les deux ou trois apories majeures auxquelles s'est heurté Maistre, concernant la souveraineté ou la marche de Dieu dans l'histoire.



Le plaisir de ce livre n'est pas qu'un plaisir de contenu, c'est également un plaisir de style et de procédé.
JY Pranchère s'attache à isoler les nuances, à identifier les différences ou les ressemblances entre deux arguments maistriens, ou les arguments de deux philosophes, et à prendre le lecteur à contre-pied en retournant une argumentation, tant il est vrai que toute idée poussée à son paroxysme finit par rejoindre son contraire[1]. Il naît un grand plaisir de lecture à ce jeu sur les paradoxes et les glissements continuels de sens, glissements qui permettent selon les moments de défendre Maistre contre ses détracteurs ou de l'attaquer quand il semble avoir trop facilement raison (et Pranchère semble se prendre lui aussi au jeu de la contradiction, prenant un malin plaisir à établir la liste des interprétations qui ont couru sur tel ou tel point de la doctrine maistrienne, pour à son tour les contester).



Exemple : la théorie maistrienne du langage

Cet exemple est représentatif de la façon dont l'étude de Maistre permet de balayer l'ensemble des théories sur un sujet. Il dégage en quelques pages les différences et les articulations entre les différentes réflexions sur le langage, de Platon à Steiner.
Je choisis cet exemple d'une part parce qu'il est court (choisir la souveraineté reviendrait à copier la moitié du livre), d'autre part parce qu'il m'intéresse de déposer ici ce condensé sur le langage afin de pouvoir le retrouver facilement, enfin, parce qu'il montre que même sur un sujet secondaire, le langage (secondaire par rapport aux grands thèmes de la souveraineté et de l'histoire), cette étude menée sur les théories de Maistre ne nous fait grâce d'aucune analyse.

L'ennui est que l'argumentation est si serrée qu'il est difficile de ne pas tout recopier. Je mets cependant quelques passages entre crochets. Avantage colatéral, les notes de bas de page fournissent pour leur part une première bibliographie sur le thème.

[…] ; lorsque Maistre déclare que « Dieu seul a le droit de donner un nom » (OC I p.290 [2]) et que les noms expriment les essences, il semble bien admettre une nature magique du mot, d’après laquelle le mot serait en lui-même donation de l’essence de la chose et donc pouvoir sur la chose. […]

[…] Du point de vue de ce savoir linguistique, la thèse maistrienne selon laquelle «le nom de tout être exprime ce qu'il est, et dans ce genre il n'y a rien d'arbitraire» (EPL[3], OC I p.291) exprime soit une erreur — la croyance dans un lien interne et naturel entre la chose et son nom — soit une tautologie sans conséquence, qui est que, dans chaque langue, chaque être porte le nom qu'il porte. Mais, d'un autre côté, dans la mesure où elle distingue la chose (le référent) de l'idée (du signifié) et affirme l'identité de la pensée et de la parole, la négation maistrienne de l'arbitraire du signe semble rencontrer une des intuitions les plus fortes de la linguistique issue de Saussure: l'intuition formulée par Benveniste qu'«entre le signifiant et le signifié, le lien n'est pas arbitraire»[4]; intuition qu'exprime d'ailleurs le terme même de «signifiant», pourvu qu'on lui garde sa valeur de participe présent. On sait que Benveniste a été précédé sur ce point par Humboldt, qui a fortement critiqué la conception d'après laquelle les mots ne sont que des signes arbitraires des choses; aussi certains commentateurs ont-ils pensé que Maistre, par son refus de la thèse de l'arbitraire des mots, pouvait être rapproché de Humboldt[5]. La tentation surgit ici de faire apparaître Maistre, non plus comme un penseur dépassé par les surgissements de la linguistique, mais au contraire comme le précurseur d'une pensée attentive à l'intrication de la pensée et du langage.

Il faut cependant résister à cette tentation. La thèse du lien nécessaire du signifiant et du signifié, telle que l’a soutenue Benveniste, ne fait que reformuler l’intuition saussurienne de l’indissociabilité du son et de la pensée ; pour cette raison même, elle ne contredit pas la thèse saussurienne de l’arbitraire du langage. Il faut souligner ici que la thèse de l’arbitraire, au sens de Saussure, n’est pas une prise de parti dans le débat inauguré par le Cratyle de Platon autour de la question de savoir si le langage est naturel ou conventionnel ; elle est bien plutôt la récusation de ce débat : que les signes linguistiques soient arbitraires signifie qu’ils ne procèdent ni d’une mythique ressemblance aux choses, ni d’une impossible convention qu’auraient passée entre eux des hommes décidant d’inventer le langage, mais qu’ils sont à la fois contingents par rapport à la nature et historiquement déterminés La linguistique saussurienne récuse la question de l’origine du langage, ou situe cette origine dans le fonctionnement même du langage [6], pour pouvoir étudier les systèmes de signes linguistiques dans les transformations historiques de leurs usages. La ressemblance avec la théorie maistrienne du langage n’est que ponctuelle : elle tient à ce que maistre reconnaît l’historicité du langage dans la mesure où il nie que celui-ci puisse être d’origine conventionnelle. Lorsque Maistre déclare que « nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre » (SSP, 2[7], OC IV p.87), il rencontre l’enseignement de la linguistique en récusant la question de l’origine du langage, telle qu’elle a été posée par la philosophie des Lumières, pour poser que le langage a son origine en lui-même et ne peut pas être compris à partir de la nature ou de l’artifice.

Cette position ne peut cependant pas être confondue avec la thèse fondatrice de la linguistique situant l’origine du langage dans son fonctionnement même. Si Maistre récuse la question de l’origine du langage, c’est uniquement au sens où cette question vise une origine humaine. Ce refus ne signifie pas que le langage humain est à lui-même sa propre origine ; il signifie bien plutôt que le langage humain porte en lui-même sa propre origine transcendante, qui est le langage lui-même compris comme l’Origine absolue — le Logos ou le Verbe divin. Cette origine est interne au langage, puisqu’elle est le langage même, et en ce sens elle n’est pas antécédente au langage ; mais elle est antérieure au langage humain, en tant que celui-ci n’est qu'une émanation ou une création du Verbe primitif. « Les langues ont commencé ; mais la parole jamais, et pas même avec l’homme. L’un a nécessairement précédé l’autre ; car la parole n’est possible que par le VERBE » (SSP, 2, OC IV p.99). La récusation de la question de l’origine des langues n’a donc pas chez Maistre le sens qu’elle aura dans la linguistique — et qu’elle avait déjà chez Rousseau butant dans son second Discours sur le fait que la langue, la tradition, la pensée et la société « se précèdent l’une l’autre, se postulent et se produisent réciproquement »[8] : le cercle logique de la précession du langagepar lui-même délimitait alors le champ de l’autonomie du langage comme objet d’étude. Maistre se réfère à l’occasion aux « embarras de l’origine des langues » reconnus par Rousseau ; mais il lui semble que ces embarras ne peuvent conduire qu’à une seule conclusion : si les langues n’ont pas pu être inventées par l’homme, c’est que la « force qui préside à la formation des langues » n’est pas humaine, mais divine (OC IV p.87-89). Parce que le langage est divin, les langues sont l’œuvre de Dieu. Le refus de l’origine conventionnelle du langage qui semblait rapprocher Maistre de la linguistique, le rejette aux antipodes de celle-ci : alors que la linguistique affirme à travers l’arbitraire du signe l’historicité et la contingence naturelle du langage, Maistre affirme à travers l’origine divine des langues que le langage a dans son historicité même le caractère d’une nécessité naturelle. Non seulement le langage est naturel à l’homme, mais les langues mêmes ne naissent ni ne se développent au hasard ; leur nécessité est divine.

On comprend alors que le refus de l’arbitraire du signe puisse déboucher chez Maistre dans un étymologisme qui soutient non seulement que « les langues renferment une métaphysique cachée et profonde » (OC VII p.445), mais encore que « chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l’origine » (OC IV p.97). L’autorité de l’étymologie se fonde sur la proximité de l’origine des mots avec l'Origine des origines, la parole divine. L'étymologie est vraie, comme les idées innées sont vraies, parce que les noms sont faits par Dieu et que Dieu n’est pas trompeur : puisque les noms relèvent, comme les constitutions politiques, de la « juridiction immédiate » de Dieu, l’origine des noms doit nous rapprocher du Langage de l’origine qui est à l’origine du langage. On ne reviendra pas sur les étymologies fantaisistes du deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, venues en droite ligne d’Isidore de Séville, qui ont suscité les moqueries des philologues. On doit en revanche remarquer la disproportion qu’il y a entre les remarques étymologiques de Maistre — du type : « beffroi vient de Bel EFFROI » — et la thèse métaphysique que ces descriptions doivent illustrer, celle d'un écho de la puissance créatrice du verbe divin dans la formation des langues humaines. Cette disproportion interne à l'étymologisme maistrien signale le paradoxe constitutif de la théorie maistrienne du langage, qui tire argument du fait que les signifiants ont une histoire — ce qui est l’arbitraire du signe au sens de Saussure — pour affirmer que les signes "ne sont pas" arbitraires. L’histoire des mots est mobilisée pour manifester l’anhistoricité de l’origine divine : alors même qu’elle montre qu’il n’y a pas de sens propre des mots, puisque les mots se transforment les uns dans les autres, l’étymologie est prise pour l’indication du sens vrai [9]. Ce paradoxe ne fait qu’exprimer la structure même de l’historicisme maistrien, d’après lequel l’historicité elle-même est fondée dans l’éternité divine : comme toute œuvre providentielle, le langage est simultanément nature et histoire.

La comparaison de Maistre avec Humboldt peut ici être éclairante : loin que l’on puisse rapprocher les deux auteurs, il faut constater que tout les oppose[10]. La linguistique de Humboldt s’oppose au « logocratisme » de Maistre comme une "anthropologie" des "discours" à une "métaphysique" des "noms". Selon Maistre, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont l’œuvre de Dieu, la parole humaine ne pouvant avoir d’autre origine que l’expansion du Verbe divin ; pour Humboldt, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont, selon sa propre expression, « l’œuvre de l’homme »[11]. Lorsque Humboldt pose que les mots ne sont pas arbitraires, il veut précisément dire que les mots "ne sont pas seulement des signes" et que le modèle du signe ne rend compte que de certains usages du langage et non du langage lui-même.Tout signe est arbitraire, puisque ce qu’il désigne est indépendant de lui ; mais les mots ne sont pas des signes, parce qu’ils forment avec la pensée qu’ils évoquent un tout indissoluble : la « dépendance mutuelle et complémentaire de la pensée et du mot » fait que les mots signifient la pensée comme seuls ils peuvent la signifier. Cette unité indissoluble de la pensée et des mots n’est pas une identité : le langage est « l’organe formateur de la pensée » selon le régime d’une "interaction". La pensée ne serait rien sans le langage, où elle trouve son achèvement et hors duquel elle ne serait pas mêmepossible ; mais l’interprétation de la pensée et des mots ne se résout pas dans une identité ou une transparence qui abolirait leur différence. Une des thèses les plus célèbres de Humboldt est que « nul ne donne au mot exactement la même valeur qu’autrui », de sorte que « toute compréhension est toujours en même temps non-compréhension »[12] : cette thèse, qui exprime exactement ce par quoi le mot ne relève pas du signe, implique en même temps que la signification des mots reste toujours en partie indéterminée, libérant ainsi l’espace de jeu où la spontanéité de la pensée s’exerce et agit en retour sur le langage. Ainsi le langage et la pensée se transforment-ils ensemble, témoignant à la fois de la nécessité de leur lien et de la contingence historique de leur unité. Rien n’est plus éloigné de la nostalgie maistrienne pour la langue d’avant Babel que cette théorie qui implique que la diversité des langues est un bienfait permettant une interaction plus riche entre les hommes.

Sans doute Maistre semble-t-il se rapprocher de Humboldt lorsqu’il déclare : « nous ne lisons pas du tout les mêmes choses dans les mêmes livres. » Mais le commentaire même que Maistre donne de cette formule montre la distance qui le sépare de Humboldt : si nous ne comprenons pas tous les mêmes phrases de la même façon, ce n’est pas parce que les mêmes signifiants ont pour chacun une valeur différente, autrement dit une historicité spécifique ; c’est parce que les idées innées ne sont pas activées en chacun de nous avec la même acuité : « quoiqu’il y ait des notions originelles communes à tous les hommes, et qui sont en conséquence accessibles, ou plutôt naturelles à tous les esprits, il s’en faut néanmoins qu’elles le soient toutes au même point. Il en est, au contraire, qui sont plus ou moins assoupies, et d’autres plus ou moins dominantes dans chaque esprit » (SSP, 7, OC V p.55). Aussi bien la thèse maistrienne de l’identité de la pensée et de la parole est-elle l’absolue antithèse de la thèse humboldtienne que pensée et parole se transforment l’une l’autre dans leur interaction. Humboldt décrit le langage et la pensée comme deux termes formant ensemble une unité indissoluble ; Maistre voit la parole et la pensée comme une seule et même réalité — ce qui veut aussi bien dire que le langage n’a aucune pesanteur propre. Maistre ne pense pas, comme Humboldt, que le langage forme la pensée ; tout au contraire, il ne voit rien d’autre dans le mot que le signe de la pensée préexistante : « la pensée préexiste nécessairement aux mots qui ne sont que les signes physiques de la pensée » (SSP, 2, OC IV p.102). Humboldt pense que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est fait de signes, Maistre pense l’inverse : que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est absolument signe et qu’il est par là même absolument transparent à ce dont il est le signe. Cette pensée s’exprime à sa limite dans la thèse proprement insoutenable que c’est « la même chose de demander la définition, l’ essence ou le nom d’une chose » (OC VI p.106). La parole est la pensée parce qu’elle n’est que la pensée ; le nom est l’idée parce qu’il n’est que le signe de l’idée et qu’il n’y a rien d’autre en lui que l’idée dont il est le signe. C’est pour finir l’évanescence même du signe devant la chose — l’extrême de son arbitraire — qui fait sa nécessité ; c’est en tant qu’il est purement signe que le signe est magie, c’est-à-dire révélation de l’essence de la chose mise à disposition dans le nom. Le paradoxe est alors que la thèse du caractère nécessaire des noms — thèse qui, reliant toute nomination à la nomination originelle et créatrice du Verbe divin, porte en elle la croyance antique dans le pouvoir des noms — est absolument identique à la réduction du langage à un simple ensemble de signes désignant les idées innées mises en nous par Dieu. C’est précisément parce que le langage n’est que l’ensemble des signes des idées innées que « c’est une folie égale de croire qu’il y ait un signe pour une pensée qui n’existe pas, ou qu’une pensée manque d’un signe pour se manifester » (SSP, 2, OC IV p.106). C’est donc pour finir vers une linguistique cartésienne que fait signe la théorie maistrienne du langage : si mystiques que soit les accents de la « théorie des noms », cette théorie est cartésienne en ce qu’elle affirme simplement, d’une part, l’existence d’une grammaire universelle du langage, grammaire identique aux structures fondamentales de la pensée (identité de la parole et de la pensée fondées dans la forme unique du Verbe divin), et, d’autre part, l’existence d’une sémantique universelle, toute langue n’étant qu’un ensemble de signes désignant un même ensemble de significations premières et universelles, constituées par les idées innées (la langue édénique étant la nomenclature parfaite des idées innées.

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.322 à 329

Tout est là: l'exposé initial (le nom comme essence magique), le balayage du champ de la linguistique (et son grand partage entre les défenseurs de l'arbitraire du signe et ceux qui pensent l'inverse), le retour à la position initiale, mais une position déplacée: il ne s'agit plus d'une essence magique mais d'idées innées, c'est Descartes et la raison qui sont convoquées, comme signe d'un Verbe divin. On voit par ces quelques lignes combien la lecture Maistre/Pranchère mène à des conclusions tout à la fois connues d'avance et inattendues.



Manuel de philosophie politique

Le contexte et les définitions sont à chaque moment primordiaux, et le livre peut servir de manuel de philosophie politique.

Par habitude et manie de l'indexation (mon souci étant toujours de "retrouver vite"), je copie ici quelques points de repère, qui sont des définitions ou des balisages me permettant d'utiliser mon exemplaire comme dictionnaire de notions.
Attention, c'est totalement subjectif et incomplet, les pages indiquées sont des points de départ ou des conclusions, ce n'est qu'un outil à ma main (sachant que la table des matières très détaillée est une aide précieuse en cours de lecture).

idéologie (tradition marxiste et Hannah Arendt) : p.15
traditionalisme (Bonald) p.31
réforme (restauration) p.62
libéralisme (définition la plus générale) p.65
système p.109
loi p.149
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Bonald) p.155
justice et résistance p.157
un droit (Le Mercier de la Rivière) p.190, note 7
liberté (selon Montesquieu) p.190-191
libéralisme p.193
légitimité politique p.195
liberté individuelle, droits de l'homme, droits du citoyen (démocrates/libéraux) p.195
société (selon Burke) p.198, note 18
démocratie / république p.202
volonté générale / volonté de tous p.203-204
théocratie (Saint-Just, Saint-Martin, Rousseau) p.211
préjugé (Voltaire, Maistre) p.216
despotisme (Montesquieu, Maistre) p.218
religion p.223
augustinisme politique p.235, note 70
gallicanisme politique et religieux p.237
Déclaration du clergé gallican sur le pouvoir de l'église en 1682 (Bossuet. 4 articles) p.238, note 73
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Maistre) p.240
droits de l'homme (thomisme / moderne) p.249
souveraineté (Hobbes, Puddendorf, Kant) p.258 (Popper p.267)
dénégation p.268 et 254
historicisme p.270 (Fichte, Feuerbach, Haym p.272-273)
nihilisme ou rienisme p.283
protestantisme (selon Maistre) p.287
interprétation, (Charron) cercle herméneutique (modernes) p.289
double origine de la science p.293
positivisme (Comte) p.299
philosophie (Lumières, Descartes, Malebranche) p.303
individualisme (selon Maistre) p.305
rationalisme et traditionalisme p.311
raison p.315, p.321
trois preuves de l'existence de Dieu (analysées et détruites par Kant) p.316
idée innée p.319 chez Kant p.320
arbitraire du signe chez Saussure p.324
thèse de Humboldt p.327
traditionalisme de Bonald p.329 et 332
traditionalisme (thèse catholique orthodoxe) p.333 (révélation et raison)
nature / histoire (Les Lumières) p.353
historicisme p.357
fait / droit, droit naturel / droit positif p.357
traditionalisme de Bonald p.329, 332
histoire (le tout de ce qui est) p.358
loi naturelle chez Locke p.362
loi naturelle dans la tradition jusnaturaliste p.364
loi naturelle selon Maistre p.364
finalisme thomiste p.365
nature pour Maistre p.365-366
finalité thomiste / maistrienne p.367, 368
loi naturelle (transcendante) / loi de la nature p.368
liberté / volonté p.376
occasionalisme p.377
causes secondes (thomisme / Malebranche) p.378
philosophie de l'histoire p.389
travail comme drogue : Voltaire p.396
mal pour Leibniz p.398 => jugement de Hegel p.399
souveraineté p.430-431
modernité p.434-435
dialectique des Lumières p.436
autoritarisme dogmatique p.443
le droit (Kant, Philonenko) p.445



Notes

[1] cf. le titre du livre: Maistre a utilisé les arguments des penseurs des Lumières contre la Révolution.

[2] Œuvres complètes, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hindelsheim, 1984, tome I p.290.

[3] Essai sur le principe générateur des constitutions politiques

[4] E. Benveniste, «Nature du signe linguistique», in Problèmes de linguistique générale 1 Tel/Gallimard, 1976, p.51. La thèse de Benveniste ne doit pas être confondue avec celle de Jakobson. Jakobson refuse l'arbitraire du signe au nom de la motivation naturelle du langage. Benveniste maintient la thèse de l'arbitraire du signe en tant qu'elle affirme l'historicité du langage (son absence de motivation naturelle); mais il souligne que le signe est nécessaire 1° en tant que chaque signifiant signifie son signifié et 2° en tant que chaque signifiant est porteur d'une valeur qui contribue à son sens et qui est motivée par l'ensemble du système des signes.

[5] E. Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico, New York, 1937, p.182

[6] Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, Gallimard, paris 1975, p.123sq, 208sq.

[7] Les Soirées de Saint-Pétesbourg, 1809-1821, éd. posthume 1821

[8] J. Derrida, « Le cercle linguistique de Genève », in Marges de la philosophie, Minuit, Paris, p.175. J. Derrida étudie la pensée de Rousseau à la lumière de la logique paradoxale du supplément. Celle-ci est aussi à l’œuvre chez Maistre (la foi est le supplément qui permet à la raison d’être elle-même) ; c’est encore l’un des fils qui relie Maistre à Rousseau.

[9] C’est le paradoxe étudié par Jean Paulhan dans "La preuve par l’étymologie" (Œuvres complètes III, Cercle du livre précieux, paris 1967, p.263sq).

[10] On peut en revanche penser avec Georges Steiner (« Logocrats (A note on de Maistre, Heidegger and Pierre Boutang)» in "Langage and Politics", Bruyklant, Bruxelles, 1982, p.70-71) que la théorie maistrienne du langage contient la théorie heideggerienne « "in nuce" » ; mais c’est précisément dans la mesure où la pensée de Heidegger, au contraire de Humboldt, est marquée par l’étymologisme, par la réduction du langage au nom et par la facination pour le sacré, pour "la coincidentia oppositorum" dont la figure de rhétorique est l’oxymore. Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, op. cit. p.373sq et Le langage Heidegger, Puf, Paris, 1990

[11] J. Trabant, "Humboldt ou le sens du langage", Mardaga, Liège, 1992, p.67. Nous suivons dans ce qui suit les analyses de ce livre remarquable.

[12] W. von Humboldt, "Einleitung zum Kawi-Werk", p.14, in "Schriften zu Sprache", Reclam, Stuggart, 1985, p.59.

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