Billets qui ont 'humour' comme mot-clé.

Epiphanie

Comme je ne peux pas laisser de commentaire sur youtube et que je ne peux pas redescendre au 10 mars dans FB parce que ça plante, je poste ici l'image destinée à illustrer la traduction de Guillaume Cingal (et qui semble impliquer que "j'ai trouvé Jésus" est le début d'une blague récurrente):



(Magnet acheté à Stockholm en 2001, sur le frigo depuis. J'aime son double sens: bien sûr c'est une plaisanterie, mais sous un autre angle, celui de la foi, ce n'en est pas une. Et j'aime "the whole time" qui implique une plénitude, un plérôme).

Mémoires d'une Chaise Heureuse

Dans un autre genre que Grand-Father Chair d'Hawthorne…

Tu sais, dit Van. Je crois vraiment que tu ferais mieux de porter quelque chose sous ta robe dans les grandes occasions.
— Tes mains sont toutes froides. Les grandes occasions? Tu as dit toi-même qu'il s'agissait d'une soirée en famille.
— Et quand bien même… tu te trouves en situation périlleuse chaque fois que tu te pencenes ou que tu t'étales.
— Je ne m'"étale" jamais!
— Je suis tout à fait certain que ce n'est pas hygiénique. A moins qu'il ne s'agisse, de ma part, que d'une forme de jalousie. Mémoires d'une Chaise Heureuse. Oh, ma chérie.

Vladimir Nabokov, Ada ou l'Ardeur, 1969, (1975 pour la traduction française), Folio p.350 - traduction Gilles Chahine avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier

Les pères conciliaires font des calembours

Pendant Vatican II, deux bars avaient été installés pour permettre aux pères de se détendre entre deux votes.
Il y avait parfois plus du quart des Pères qui désertaient l'aula pour fréquenter les deux bars où les discussions allaient bon train. La verve conciliaire n'avait pas tardé à leur trouver deux noms, l'un se nommait Bar Jonas, l'autre Bar Abbas1!

Christine Pedotti, La bataille de Vatican II, p.141, Plon, 2012


Note
1 : L'apôtre Pierre est nommé dans l'Evangile Simon, Bar Jonas, «fils de Jonas». Barrabas est le nom du brigand dont la grâce est demandée à Pilate, plutôt que celle de Jésus. Selon certaines sources, le nom du second bar serait Bar-Mitzvah.

Le Mariage des enfants

Le Royaume et Soumission ayant aussitôt "disparu" du rayon des nouveautés de la bibliothèque de l'entreprise, il y restait une dizaine d'ouvrages dont un mince et totalement inconnu (mais que faisait-il là?): Le Mariage des enfants. Un feuilletage plus tard, il apparaissait qu'il ne s'agissait pas de sentiments mais d'une affaire de gros sous: comment financer le mariage de son fils quand une légère tendance à la paranoïa vous entraîne à la surenchère face au charmant futur beau-père de votre fils?

Tout commence par une incapacité à dire non, à ne pas vouloir être le premier à "se coucher" dans cette partie de poker menteur:
Qui pouvait comprendre que je m'obstinasse à refuser une bonne affaire? Les bonnes affaires, même ruineuses, ne se refusent pas, sauf par les imbéciles qui sont les seuls à penser que les bonnes affaires au-dessus de leurs moyens ruinent aussi sûrement que les mauvaises affaires hors de prix.

Michel Richard, Le Mariage des enfants, p.41-42, Fayard, 2014
Le narrateur se retrouve donc à devoir trouver une idée pour réunir rapidement l'équivalent de six mois de salaire. Comme il travaille dans un journal culturel, il va monter trois arnaques jouant sur les mécanismes médiatiques du monde contemporain.
L'auteur ne se donne pas la peine d'écrire un livre fouillé et puissant (ça manque de détails, ça manque de la patience d'écrire et de décrire), mais c'est amusant, enlevé; et lire un livre en une heure, cela fait du bien, parfois.

L'auteur, journaliste, connaît les ficelles et les condense, c'est même l'objet principal du livre. S'agissant des prix littéraires, il note :
Des prix, il y en avait en veux-tu en voilà. Je ne l'avais pas dit à mes interlocuteurs, manière de ne pas dévaloriser leur entrée sur le marché, mais la France était la plus grande productrice du monde de fromages et de prix littéraires, les seconds écrasant de loin les premiers. Internet, sur le site http:www.republique-des-lettres.com/topique/prix.shtml, m'avoit fourni le chiffre de 1150, sans compter les distinctions de concours lirréraires divers, auquel cas on parvenait au chiffre de 1850. Ça paraissait beaucoup, comme ça, mais ce n'était pas encore assez. les éditeurs et les auteurs raffolaient des prix. L'idéal serait presque qu'il y ait autant de prix à donner que de titres publiés. (Ibid, p.58)
L'auteur en profite pour donner le vocabulaire nécessaire à un générateur automatique de critiques littéraires, exercice bien rôdé toujours plaisant:
Une petite troupe [de jurés] qui dirait ou écrirait, partout où il le faudrait, le bien-fondé de leur choix final avec force injonctions raffinées du genre: «A lire absolument» ou «A lire d'urgence». L'urgence se faisait beaucoup, dans la critique littéraire. Tout était urgent: urgent, le besoin qu'avait eu l'écrivain d'écrire; urgente, la lecture que devait en faire le lecteur. Comme si ledit bouquin avait une date de péremption, une durée limite de consommation au-delà de laquelle sa lecture se ferait indigeste, voire toxique, comme les conserves.

[…] S'ils ne faisaient pas dans l'urgent, les critiques ne manquaient pas d'autres formules comme «Se dévore comme un thriller», «Se lit d'une traite», ou plus simplement «Superbe», «Fascinant». «Attention, chef-d'œuvre» faisait aussi l'affaire, on en comptait bein cinq ou six par saison. Sans parler des «On n'en sort pas indemne»: c'était fou, le nombre de bouquins dont on ne sortait pas indemne! Vous lisiez le livre et votre vie, après, n'était plus la même qu'avant. Pour un essai, le critique avait une prédilection pour «Dérangeant mais salutaire», qui ne mangeait pas de pain puisqu'on ne savait au juste ce qui, du bienvenu ou du contestable, l'emportait vraiment. A moins qu'il n'optât pour un tonique «Edifiant» ou un impérieux «Indispensable».(Ibid, p.92-93)
Plus mélancoliques, puisqu'il s'agit de souligner les travers du snobisme culturel et de la médiatisation, ces quelques mots prémonitoires sur l'islam, la "liberté d'expression", etc. (Le livre a été imprimé en octobre 2014):
Mon scandale, je l'avais trouvé. Ça n'avait pas été si facile. Le marché de l'art en était saturé. Religieuses ou sexuelles, toutes les transgressions avaient été osées. Seul encore le créneau de l'islam restait inexploré. Aucun artiste, aussi rebelle, destroy, anar, contestataire ou no future fût-il, ne s'y était risqué. Une fatwa sur Rushdie avait, mieux que toute indigation, marqué les limites de l'art transgressif. Inutile de dire que je ne m'y lancerais pas non plus: pas fou. (Ibid, p.132)
Le narrateur, journaliste culturel je le rappelle, écrit un papier pour démolir un peintre:
[…] Bref, je résume, ce Lermann-là était un jean foutre dont j'espérais qu'il serait traité comme tel par le public, c'est-à-dire purement et simplement ignoré.
La vivacité du ton me valu quelques reprises dans les revues de presse radio. L'appel au boycott d'un artiste étant présumé par nature fascitoïde, rien n'eût pu, mieux que lui, attirer l'attention d'abord, l'immédiate sympathie ensuite, l'inéluctable solidarité enfin vis-à-vis dudit artiste ainsi dénoncé. (p.156)
[…] Du reste il y avait foule. La police avait installé des barrières métalliques sur le trottoir et surveillait la galerie vingt-quatre heures sur vingt-quatre de peur que quelque extrémiste voulût s'en prendre à la liberté d'expression. (Ibid, p.157)
C'est presque la fin. Reste la composition idéale d'un plateau télé, les tics langagier du présentateur, la pluie à la sortie de la messe. J'ai oublié de parler de ma chère 17e chambre correctionnelle spécialisée dans les affaires de presse et les people (autant dire que si vous êtes un lamba, vous n'intéressez pas le président…).
Voilà. Une heure pour sourire en lisant un livre reposant. Ça change.

Une opinion tranchée

Extrait de la lettre de démission de l'Académie de langue et de littérature (de Darmstadt)
Si l'on songe à quel point, peu importent les circonstances, un seul poète ou écrivain est déjà ridicule et difficilement supportable à la communauté des hommes, on voit bien combien plus ridicule et intolérable encore est un troupeau entier d'écrivains et de poètes, sans compter ceux qui sont persuadés d'en être, entassés en un seul endroit! Au fond tous ces dignitaires ayant rallié Darmstadt aux frais de l'Etat ne s'y réunissent que dans le but, après une année stérile passée à se haïr à distance, de se raser mutuellement durant une semaine supplémentaire.

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, p.150, "A propos de ma démission", Gallimard, 2010

Gottland de Mariusz Szczygiel

A la bibliothèque Malraux, il y a une boîte en carton avec une affichette "déposez ici les livres que vous recommandez aux autres lecteurs". Il est beaucoup plus facile de les emprunter que de lire les livres recommandés par un ami, qu'on craint toujours de décevoir en n'aimant pas sa recommandation (ou pire d'être soi-même déçu en découvrant ce qu'apprécie cet ami). La recommandation anonyme comporte moins de risques.
Si j'ai pris ce livre, avouons-le, c'est à cause du nom imprononçable de l'auteur (Chtchiguiéou, à peu près).
Ce fut un coup à l'estomac.

Si vous devez lire un livre cette année, c'est celui-ci. Cela vous permettra, quand il sera connu de tous, d'avoir la satisfaction de l'avoir lu avant les autres, avant qu'il ne soit connu.

C'est un livre fascinant et glaçant. Si 1984 était la fiction théorique, il est l'expérimentation pratique. Quand vous l'aurez fini — ou même pendant votre lecture — je vous mets au défi de ne pas aller googeuliser quelques noms pour vérifier que rien n'est inventé. (Hélas, il semble bien que non).

La quatrième de couverture est stupide, elle parle de "petits contes cruels". Ce ne sont pas des contes, ce n'est pas petit (mais c'est cruel). Szczygieł est un journaliste polonais amoureux de la Tchécoslovaquie, comme Tabucchi du Portugal. Il a mené des enquêtes, et ce qu'il écrit, ce sont des articles, dans une langue claire, sans commentaire, allant à l'essentiel.

Le livre retrace la vie de quelques Tchèques, plus ou moins connus. Les articles sont classés par ordre chronologique des périodes historiques. Le premier récit raconte la vie des frères Bata (les chaussures), le second celui de la maîtresse de Goebbels, le troisième celle de la statue de Staline à Prague (construction et démolition), et ainsi de suite, jusqu'à l'immolation par le feu de Zdenek Adamek en 2003 dans un signe de protestation en miroir de celui de Jan Palach.

Humour, silence, résistance. Comment survivre? En pliant, en se taisant. S'ils veulent survivre en tant que peuple, les Tchèques sont trop peu nombreux pour se payer le luxe d'une résistance ouverte. Ce qui frappe, c'est qu'ils paraissent ne plus sortir de ce silence, même aujourd'hui. Ce qui frappe, c'est la capacité à supporter le malheur. Ce qui frappe, c'est que les victimes semblent prêtes à oublier et pardonner, tandis que les complices par passivité en veulent à leurs victimes, encore aujourd'hui. Ils doivent vivre avec eux-mêmes, et c'est difficile.

Voici quelques extraits, volontairement peu nombreux. Je ne voudrais pas vous gâcher le choc de la découverte.

L'humour:
Depuis quelques années, on dit à Prague: "Avec l'Union soviétique pour l'éternité, et pas une minute de plus."

Mariusz Szczygiel, Gottland, p.50 (Actes Sud, 2008)
Exemple de novlangue :
Mes observations de la langue tchèque me conduise à faire un constat. En effet dans la situation où quelqu'un dirait: "J'ai eu peur d'en parler", "Je n'ai pas osé le demander", "Je l'igorais totalement", un Tchèque dira plutôt:
ON N'EN PARLAIT PAS,
ON NE LE SAVAIT PAS,
ON NE LE DEMANDAIT PAS.

Ibid, p.113
L'impossibilité de trouver une place au cimetière pour le corps d'un homme s'étant opposé au régime en 1968:
Le cimetière du quartier de Motol a un air de campagne. Petit et coquet, il est situé en haut d'une colline, au milieu des arbres, et il suffit de tourner le dos à la petite chapelle pour oublier complètement la ville d'un million et demi d'habitants qui s'étale en bas.
Le directeur du cimetière, qui faisait également office de fossoyeur, était en train de dîner lorsque trois femmes et un homme frappèrent à la porte de sa maison, à peine plus grande qu'un tombeau. Il faisait nuit. Il devait être surpris: qui pouvait bien venir chercher une place au cimetière à une heure pareille?
— Je parcours la ville dans les sens et je ne trouve pas d'endroit pour enterrer mon mari, commença la plus âgée des femmes.
Ils avaient l'air fatigués. Depuis le matin, ils s'étaient rendus tous les cimetières, et partout on leur avait dit que la ville n'acceptait plus de morts.
Le fossoyeur les fixa des yeux:
— Comment ça, vous parcourez la ville?
Ils ne répondirent pas.
Comme s'il flairait une tension, le chien se mit à aboyer.
— Et il est mort de quoi, au juste? demanda le fossoyeur, dérouté par leur silence. ("Nous nous taisions, tels des enfants qui auraient commis une bêtise", se souveint aujourd'hui la plus jeune des femmes.)
L'homme qui les accompagnait sortit alors une feuille de sa poche. Le fossoyeur l'examina. Il lut le diagnostic, l'âge du patient (quarante-deux ans), puis porta son regard vers le nom écrit en lettres capitales et comprit le problème. Il aspira profondément, en sifflant:
— Je suis vraiment désolé, dit-il en leur rendant la feuille. Mon cimetière est rempli à ras bord…
— Mon Dieu, c'est le huitième… fit une des femmes.
Il la regarda.
— …mais j'ai ici une tombe. La mienne.
[…]
— Très volontiers, répondit-elle. Mais vous… comment allez-vous faire, plus tard?
— Ne vous inquiétez pas. Je me débrouillerai. Il y aura toujours une place ici pour un fossoyeur. C'est la seule consolation dans ce triste métier.
— Ecrire n'est pas un métier très réjouissant non plus, remarqua le visiteur.

Ibid, p.127-128
Le croque-mort, M.Vyborny, est mort dix ans après Prochazka. Il n'a jamais pu retrouver une place aussi belle.

Ibid, p.154

Altruisme

« C'est le genre de femme qui vit pour les autres — et ces autres, vous les reconnaissez facilement à leur air traqué.»

C.S. Lewis, Tactique du diable, p.117

Pessimisme et agitation

Sa maxime à elle, c'est que tout va au plus mal, et ce qui est pire: que tout doit être changé, et ce qui est encore pire: que tout doit être changé immédiatement.

Herman Melville, Moi et ma cheminée, p.48 (ouvrage hors commerce offert pour l'achat de trois Points Seuils - 1984) Traduction Armel Guerne

La légende de Sainte Patère

Pour Guillaume.
Or, un temps que je crois pouvoir situer aux environs de 1350, un prêtre séculier dont la postérité ne nous a point léguer le patronyme, faisait retraite en cette île durant la belle saison. Robinson d'avant la lettre, il vivait chichement dans une cahute par lui construite, et s'adonnait à de profondes et sévères méditations. Il ne dédaignait point, lorsque le temps était chaud, de s'aller livrer, dans les eaux de la rivière, à de dévotes ablutions. Peu d'humains vivaient en ce lieu ; et le prêtre à l'âme pure, n'ayant rien à cacher au Créateur, se baignait dans le plus simple appareil, en gardant toutefois, suprême déférence, son chapeau.
Des ronces, des broussailles formaient de touffus promontoires, et les rives de l'île étaient ainsi bordées de criques charmantes où l'on se sentait chez soi, dans l'intimité confiante des premiers âges.

Un jour, le prêtre s'aventura un peu plus loin que n'eût dû lui permettre le rideau de feuillage. Il n'avait de l'eau que jusqu'à mi-cuisses. Et là, il se trouva nez à nez, si l'on peut ainsi dire, avec deux adorables naïades - comme si Ève eût eu une sœur jumelle. La surprise immobilisa, pour un temps, nos sirènes. Peut-être aussi je ne sais quelle curiosité... Les voies du Seigneur sont impénétrables. Cette vision à lui offerte n'était-elle point l'une des tentations contre quoi l'Évangile nous met en garde ?

Deux soucis assaillirent l'esprit du prêtre : celui de déférer aux liminaires préceptes de pudeur : celui aussi d'implorer Dieu qu'il ne le laissât point succomber et délivrât son esprit de tous ses désirs impurs.
Fortement troublé, il ôta son chapeau, qu'il plaça où le lui commandaient d'éternels principes, joignit les mains au-dessus de sa tête, et en toute humilité récita : Pater noster qui es in cœlis
Alors s'accomplit le miracle : ô l'ineffable vigilance du Seigneur omniprésent ! Le chapeau resta en place. Adveniat regnum tuum…

La merveilleuse action du Pater prononcé en d'aussi dramatiques circonstances confirma notre prêtre dans ses édifiantes convictions.
Dans l'île même, il bâtit, de ses mains, une chapelle dont il orna le fronton d'un visage féminin rayonnant de divine pureté. Et la chapelle fut dédiée à «Sainte Patère». Nul ne lui tint rigueur d'avoir improvisé, à l'intention de Sainte Nitouche, une sœur cadette…

Chez les Élus aussi, il doit y avoir une «Compagnie Hors-Rang»…
J'ai retrouvé, jusque dans les grimoires de la fin du XVIe siècle, mention des vestiges de la chapelle «Sainte-Patère». J'éprouve pour la petite sainte une tendre vénération. Vers elle vont mes pensées, chaque fois que j'accroche mon imperméable.

Jacques Yonnet, Rue des Maléfices, p.139 (Phébus, 1987)

Le fond de la langue : l'anglais et le français faciles

Le rapprochement m'a frappé.

Apprendre l'anglais en un mot
LE COMTE: Premièrement, tu ne sais pas l'anglais.
FIGARO: Je sais God-dam.
LE COMTE: Je n'entends pas.
FIGARO: Je dis que je sais God-dam.
LE COMTE: Eh bien?
FIGARO: Diable! c'est une belle langue que l'anglais il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) Goddam! on vous apporte un pied de boeuf salé sans pain. C'est admirable! Aimez-vous à boire un coup d'excellent bourgogne ou de clairet? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-dam! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes, qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah! God-dam! elle vous sangle un soufflet de crocheteur. Preuve qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là quelques autres mots en conversant; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue; et si Monseigneur n'a pas d'autre motif de me laisser en Espagne…

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte III, scène 5


Apprendre le français en un mot



9 octobre 1906 : la fin du monde

L'accueil fait à ce livre [Le Miroir de la mer] par ses pairs ne manqua pas de toucher Joseph Conrad et de le surprendre quelque peu, car, depuis dix ans qu'il était entré dans la carrière littéraire, il n'avait pas connu pareille bonne fortune. Il en marquait son impression, à sa manière quelque peu sarcastique, dans une lettre à son ami John Galsworthy, dès octobre 1906:

«Kipling m'écrit une petite lettre enthousiaste. Voici venir l'âge des miracles. L'âge du "Times Book Club" aussi. La fin du Monde s'annonce.»

G. Jean-Aubry, préface du Miroir de la mer de Joseph Conrad, p.23, éd Sillage (2005)

Dilemme

La faim ou une vieille… pas facile de trancher !
Il est terrible d'avoir faim, il est pire de coucher.
Affamé il priait pour trouver une vieille; au lit
Phillis demandait la famine!… Tu vois d'ici
l'affreux partage du pauvre gars sans héritage !

Parménion de Macédoine, cité dans La Couronne de Philippe, coll. Orphée, édition La Différence

Ferdinand Thrän

Il n'est pas douteux que l'un de mes principaux maîtres et modèles (je l'imitais avant de connaître son existence, c'est dire...) est ce Ferdinand Thrän, "l'archiviste des vilenies", architecte et restaurateur de la cathédrale d'Ulm, qui apparaît dans le ''Danube'' de Claudio Magris : Thrän a passé toute sa vie à tenir un grand registre des diverses avanies qu'il avait à subir, sans en oublier une.

Renaud Camus, Une chance pour le temps, journal 2007, p.339

Mieux vaut préciser

«Vous voulez dire que quand vous citez un texte il n'est pas de vous?
— Oui, c'est exactement cela, je veux dire que quand je cite un texte il n'est pas de moi.»

Renaud Camus, Kråkmo, p.32

L'ange et le réservoir de liquide à freins par Alix de Saint-André

Cela ressemble un peu à un roman policier, à un roman sur l'enfance, à une ode à la Loire, à une critique de Vatican II qui serait moins une critique que la description de l'accueil des réformes par les fidèles, le clergé et les congrégations religieuses (la réception de Vatican II). Ce n'est ni amer ni nostalgique, ce n'est ni lourd (comme peut l'être une charge systématique) ni même véritablement moqueur, mais plein d'humour, et pour reprendre le mot de Barthes, bienveillant.

Un livre pour les amoureux de la Loire et du ciel au-dessus de la Loire, et pour ceux qui n'ont pas tout à fait abandonné l'espoir de voir un jour un ange.

L'énigme :
Affaire du meurtre de Mère Adélaïde et de sœur Marie-Claire (souligné trois fois).
Suspects vivants: les Francs-Maçons, les Communistes, les Protestants, et les gens du lycée (en rouge).
Suspecte morte: sœur Marie-Claire (en noir).
Résolution abandonnée: interroger les témoins Marchand (absent) et Périgault (bec-de-lièvre), de toute façon Saulnier Henri nous a tout dit (en vert).
Résolution adoptée: interroger les Protestants, les Communistes et les gens du lycée. Moyen: leur vendre des coupons pour le Sahel (en bleu).
Problème n°1: Marie-Claire. A) Aurait-elle voulu tuer Adélaïde sachant qu'elle y risquait sa vie? B) Pourquoi faisait-elle mine d'apprendre à conduire? (en noir).
Problème n°2: Les Francs-Maçons. Qui sont-ils? Où et comment les trouve-t-on? (souligné).

Alix de Saint-André, L'ange et le réservoir de liquide à freins, p.92
La Loire :
Le derrière sur un banc, le dos contre le mur de leurs petites maisons de tendre tuffeau blanc, sans fin, les yeux plissés par la lumière dans un sourire permanent, ils regardent la Loire qui regarde le ciel, et ils en causent, du ciel et de la Loire, de la Loire et du ciel, benoîtement persuadés, quoi qu’il arrive, que Dieu les aime d’un amour doux et acidulé comme une fillette de vin rosé.

Le ciel qui coule dans la Loire est la seule passion qu’on leur connaisse, avec ses deux versants, la météorologie et la théologie.
Ibid, p.12
J'aime ce ciel sous deux espèces, comme le temps et l'amour. Et encore :
La Loire, fleuve des rois de France, débordait comme le Nil des pharaons dorés, avec une lenteur majestueuse. Les gens qui croient la connaître disent que c'est une traîtresse. C'est faux. La Loire est franche, mais farouche; sous ses allures excessivement polies, son orgueil est infini. Elle aime qu'on l'aime — mais seulement d'amour. Il faut lui faire la cour. Se donner le mal de la contempler, de mesurer avec des baguettes ses pas sur le sable, d'ausculter le moindre remous de ses eaux par lesquels elle signale les tourbillons fatals, où, mante religieuse, elle ne manquera pas d'engloutir ses vaniteux petits sauteurs du dimanche qu'elle charriera ju'à la mer avec les rats et les chats crevés. Ça demande une science et une patience infinie, comme de jouer à la boule de fort. Dieu merci, on avait su la prévoir, et toutes les bêtes étaient encore sur le coteau? Parce qu'elle est finaude et fantasque, en plus, la belle ogresse, et ses victimes se comptent par colonies de vacances entières.
Ibid, p.112
Des descriptions popularisées par La vie est un long fleuve tranquille, mais qui ici ne sont qu'un constat, la tentative de montrer comment les prêtres de bonne volonté tentèrent d'imaginer et d'appliquer Vatican II de leur mieux — en en faisant trop, naturellement. (Il n'y eut pas de retour):
À la fin de cette épreuve, Monsieur l'archiprêtre dit sur le ton de monsieur Loyal: Première station: Jésus condamné à mort. Les scouts recommencèrent à gratter (c'était encore en Do majeur, très allegretto)
Le premier qui dit la vé-ri-té
Il doit être exé-tchoung, tchoung-cuté (bis)

Par dessus les banderolles bringuebalantes de la Miséricorde, la tête de Séraphin émergea d'un col romain. En tenue de clergyman, il avait, comme l'archiprêtre, une grand étiquette pendue sur la poitrine: "Jésus-Martin-Luther-King". Des chaînes de papier kraft, comme ces guirlandes qu'on fait pour Noël dans les maternelles, lui entravaient les pieds. Ses mains étaient attachées par une ficelle dont chaque exrémité était tenue par un enfant de chœur déguisé en soldat avec une veste de treillis dont les manches, trop longues, avaient été retournées. L'un avait un vrai casque de vrai soldat qui lui tombait sur le nez, l'autre un casque d'Astérix en plastique, trop petit, et qui ne battait plus que d'une aile.
Ibid, p.172-173
Et des remarques plus discrètes (Stella, quatorze ans, est élevée par ses vieilles tantes):
En prenant l'enveloppe de papier bulle, cachetée, où le nom et l'adresse étaient écrits au stylo-bille, Stella soupira, heurtée par cette triple grossièreté. Et c'était prof…
Ibid, p.225
Les causes de cette déliquescence sont résumées en une phrase:
Elles étaient quatre, et Mère Adélaïde qui n'ignorait rien le savait très bien, à avoir redoublé leur sixième, dont Hélène, par force, et Stella par faiblesse. Quatre à avoir bénéficié un an de l'enseignement de l'ancien catéchisme, du latin et des mathématiques traditionnelles, ces trois piliers de la sagesse disparus d'un coup sous les effets conjugués, quoique non concertés, d'Edgar Faure, de Mai 68 et du Concile.
Ibid, p.261
Ce n'est pas un roman à thèse, et les citations ci-dessus, pittoresques, donnent une mauvaise idée de l'ensemble (mais donner une idée juste serait beaucoup plus long…): c'est l'histoire d'une petite fille un peu seule qui ne sait pas clairement qu'elle est malheureuse même si elle en connaît les causes, qui enquête dans une école catholique en interprétant tous les indices de travers.

Concision

At the head of a fresh sheet of paper he wrote Chapter 97 in the same immaculate hand with wich he had inscribed Chapter 1 nearly forty years ago. Sometimes he looked back a trifle ruefully at his chosen title, A Brief History of the Phoenician People, but a delicate sense of irony prevented him from changing it.

Reginald Hill, The Woodcutter, p.377

Discipline olympique

They removed the outer brown paper with a synchronicity that would have got them into an Olympic synchronized paper-removing team, only to find themselves confronted by a substantial layer of clear plastic wrapping.

Reginald Hill, The Woodcutter, p.334

Débordé

Je pense que Dieu n'a jamais eu complètement le temps de finir l'ornithorynque, parce qu'il lui manque des ailes et une hélice.

Hervé Le Tellier, Les amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable, p.69

Parmi les phrases préférées

Georges Marchais et moi n'avons pas la même idée de la poésie : j'en avais toujours eu le vague soupçon.

Renaud Camus, Chroniques achriennes, p.56

P.A.

CHERCHE UN HOMME QUI ARTICULE

Cherche un homme
Ayant sérieux pécule
Et qui, de plus, articule.
AR-TI-CULE
Because, j'en deviens dingue
Qu'il m'arrive d'être sourdingue.

Qui articule
Qui roucoule qui hulule
Qui vocalise
Qui, dès le matin, me dise :

- Ma chérie, reste au lit
Je vais préparer le café
Et te l'apporter
Avec des tartines grillées
Du saumon fumé
Des tranches de lard
Des œufs brouillés
Et un pot de caviar

CA-VIAR
Qui rime avec JA-GUAR — enfin presque
Si l'on veut être chevaleresque.
CA-VIAR.

Vraiment, je deviens sourdingue !
Avant d'aller au burlingue
(Il a déjà mis son manteau
Son chapeau)

Qu'il me dise
D'une voix exquise
Mais tout à fait précise :
— Je te laisse la voiture
(La marche à pied c'est bon pour ma cure)
Comme ça tu pourras faire les magasins
T'acheter ce dont tu as besoin.

CE-DONT-TU-AS-BESOIN. BESOIN

Sac en crocodile, escarpins
Des collants
Un manteau d'astrakan
Robes, sous-vêtements…
Enfin, tu vois
Tu sais mieux que moi, mon petit lutin
Ce qui convient à ton tempérament.
Je te laisse un chèque en blanc.

CHÈ-QUE EN… BLANC
Bien articuler
Pas chèque en PLAN
CHÈ-QUE-EN-BLANC.

Parfois l'oreille gauche me fourche
Et j'ai la droite qui louche
Mais si je m'applique à ouïr
Je puis entendre sans déplaisir :
— Ma chérie, c'est toi la plus belle
Si tu veux, cet été, je t'emmène aux Seychelles
SEY-CHELLES. Chelles comme la ville de Chelles
Mais avec SEY, devant. SEY-CHELLES

Ou si tu préfères
Tant qu'à faire
A Honolulu.
Lulu comme Lulu mais avec Hono devant
Bien laisser filtrer l'air entre tes dents
HO-NO-LU-LU.

Si je suis quelquefois de la feuille un peu dure
Certains mots, par nature
Bruissent avec bonheur à travers ma ramure.

En bref, un homme qui sait parler aux femmes
Belle âme
Bon pécule
Et qui articule.

AR-TI-CULE.

René de Obaldia, Fantasmes de demoiselles, femmes faites ou défaites cherchant l'âme sœur

Economies

Il faudra rabioter sur les bonzes.

Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.212

Cri du cœur

Je ne peux plus supporter l'humanité. Je ne peux plus supporter l'humanité ! C'est embêtant, parce qu'il y en a vraiment beaucoup.

Renaud Camus, Une chance pour le temps, p.318



Et comme j'ai mauvais esprit, j'ai envie d'ajouter que la mort n'y changera rien.

Malabar prédit

[…] Malabar prédit (exemple de 1959: «Vous vous noyez dans les complications, soyez plus simple».)

Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de je me souviens, p.66

La vache qui rit

La société Grosjean, de Lons-le-Saunier, exploite depuis 1926 un fromage fondu, La Vache sérieuse. La concurrence devient agressive:
«Le rire est le propre de l'homme, le sérieux celui de la vache».

Roland Brasseur, Je me souviens encore mieux de je me souviens, p.157

Promesse

Leo Strauss vient d'apprendre qu'il est invité un an par l'université de Jérusalem. Il écrit à Scholem:
C'est magnifique! J'ai reçu l'invitation et je l'accepte avec joie et gratitude. Je promets d'être très sage et correct, et de ne faire aucun scandale.

Cabale et philosophie, le 19 mai 1953

L'amitié

Gide se retire à l'écart du monde pour écrire son premier livre. Il demande à Pierre Louÿs de lui donner des nouvelles, mais sans le troubler moralement:

C'est aussi pourquoi, tout en te demandant instamment de m’écrire (très intrigué de ce que tu fais), je te prie aussi instamment de n’insinuer dans tes lettres aucune cause de trouble moral pour moi, ni de discussion — à savoir des opinions de toi sur les choses ou sur d’autres que moi, des exhortations autres que celles qui peuvent m’encourager dans ma besogne… enfin, tu me comprends, n’est-ce pas?

Réponse de Pierre Louÿs

[Dizy] Mercredi 16 [avril 1890]

Mon cher ami,
Le thermomètre de la vérandah marquait:
à 7 du matin _ _ _ _ 6°
à 11 h _ _ _ _ _ _ _ 11°
à 1 h _ _ _ _ _ _ _ _17°
Le baromètre, hier si bas, et qui inquiétaient nos populations, est remonté peu à peu à 751mm.
On annonce une dépression dans la mer du Nord, qui aurait son centre non loin d’Aberdeen et dont les effets se feraient sentir jusqu’à Drontheim.
J’ai dîné hier chez mon oncle. Le menu était ainsi composé:
Potage
Hors d’œuvre
Vol au vent
Filet Soubise
New potatoes
Poulet à l’estragon
Salade
Haricots panachés
Biscuit-crème Sarah-Bernhart
Dessert varié

Mademoiselle Alice Parigot vient de se marier. Elle épouse un notaire, sérieux et honnête. Trente-neuf ans.
On nous écrit de Château-Thierry que Tototte Thoraillier est assez souffrante. La pauvre petite «aura sans doute attrapé un chaud et froid». A cet âge, il suffit de si peu de chose.
Germaine Dubois vient de perdre une dent de lait.
Le petit chat est mort.
Hier, à deux heures et demie, Marecco a avalé un morceau de sucre qu’on lui avait posé sur le nez, au lieu d’attendre qu’un signe de la main lui permît de le faire sauter. Pareil fait ne s’était jamais produit. C’est un scandale dans Epernay.
Anna s’en va, parce qu’elle ne peut pas sentir Zoé. Et Zoé sanglote en disant à ma cousine: «Si Anna s’en va à cause de moi, qu’est-ce que Madame va penser de moi?»
On construit en ce moment dans notre ville un hôpital et une chapelle. La chapelle est très grande! C’est ce qui fait dire au docteur C…: «Ce n’est pas la chapelle de l’hôpital, c’est l’hôpital de la chapelle.» Ce mot plein d’humour prouve que les Parisiens n’ont pas le monopole de la plaisanterie, comme il s’en vante.
Dans l’espoir qu’aucun des paragraphes de cette lettres n’aura soulevé de discussions entre nous, et que ton état d’esprit n’est pas ébranlé, je reste ton serviteur.

Pierre

André Gide à Pierre Louÿs

[Paris] Jeudi [C.P. 17 avril 1890]

Ah! mon ami, que de choses se sont donc passées depuis que nous nous sommes vus. Ta lettre était si pleine de nouvelles que j’en suis encore tout ému.
Alors c’est fini! elle s’est mariée, celle qu’une douce habitude nous laissait appeler «Mademoiselle Alice». Mademoiselle Alice! que de souvenirs envolés! finis tous les beaux rêves! et avec qui? un notaire, dis-tu? Précise, je t’en prie; j’attends en hâte des détails.
Encore une fin: le petit chat! Ah ! mon ami, que de tristes nouvelles!
N’est-ce pas de Marecco qu’on pourrait dire «l’esprit est prompt mais la chair est faible»?
Eh bien! sais-tu? je suis presque content qu’il [ait] avalé sa friandise bien vite avant l’ordre. Ce morceau de sucre sur le nez le faisait affreusement loucher.
La dent de lait de Germaine! Si ma cousine Jonquet était là, elle se serait écriée de sa voix de reine, avec le geste que tu lui connais : « Qu’on me la garde.»
Elle porte encore le collier où elle a fait monter les siennes; Monsieur Brunot s’approchait d’elle l’autre soir et lui disait en manière de plaisanterie: «Les belles perles, madame!» Cela fit beaucoup sourire.
Alors c’est la brouille, entre Anna et Zoé — la brouille complète ? Tu sais, entre nous, je crois qu’Anna a beaucoup de torts.
Je garde pour la fin les meilleures choses. «New potatoes»!!! ah! mon ami, pour une affection qui sait lire entre les lignes, que de choses je vois dans ce simple menu. Alors tu en as fait! envoie-les moi, je t’en prie. Mais l’aimable façon de m’annoncer cela, j’y reconnais bien là ton esprit et ta délicate pudeur qui cache sous un symbole opaque aux yeux des autres ce que tu veux que mes yeux seuls voient. Pourtant je m’inquiète de cette phrase «une dépression dans la mer du Nord».
Quoi donc qu’est-ce qui ne va pas ? A ! Pierre ! tu me caches quelque chose… Prends garde, on peut aller très loin quand la définace commence d’entrer en jeu : il n’y a même plus de raison pour qu’on s’arrête. Souviens-toi de ce que dit Ponsard: «Quand la borne est franchit, il n’y a plus de limites[1]

Allons, au revoir.
Bien à toi,

André

P.S. Envoie-moi des nouvelles de Tototte. Je suis assez inquiet.

André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondances à trois voix, p.166sq.



Notes

[1] Citation attribuée par Flaubert, sous la rubrique «Jocrisses», dans les «Spécimens de tous les styles» de Bouvard et Pécuchet, à l’auteur dramatique et académicien François Ponsard (1814-1867), chef de ce qu’on appelait « l’école du Bon Sens ». C’est dans sa comédie L’Honneur et l’argent (1853), III, 5, que figurent les vers : «Quand la règle est franchie, il n’est plus de limite / Et la première faute aux fautes nous invite.»

La narration et la diégèse

Contexte: Renaud Camus décrit des planches de BD porno à un ami au téléphone. Il y en a beaucoup, l'action (les actions) est compliquée:

Tu te branles toujours ?
Ah non, merde, j'ai oublié. J'ai été pris par la narration aux dépens de la diégèse, comme dirait Ricardou.

Renaud Camus, Journal de Travers, p.1545

La rumeur

Il semblerait d'ailleurs que circule à mon propos une rumeur favorable au moins sur un point. «Il paraît qu'tu es un disc-jockey super», m'a-t-on dit l'autre soir en arrivant ici. Il faut apprendre à se contenter de gloires modestes.

Renaud Camus, Fendre l'air, p.237

L'art de la déception

Elle se souvenait, pensa-t-elle en franchissant le seuil de sa maison, comment Lord Chesterfield avait dit... mais elle dut couper court. Le hall d'entrée sans ostentation du XVIIIe siècle, où elle revoyait Lord Chesterfield déposer, ici, son chapeau et, là, son manteau, avec une élégance dans le maintien qui faisait plaisir à voir, était complètement envahi de paquets. Tandis qu'elle se trouvait à Hyde Park, le libraire avait livré sa commande et la maison croulait (des paquets dévalaient l'escalier) sous l'assaut de la littérature victorienne, tout entière enveloppée dans du papier gris et soigneusement ficelée. Elle emporta dans sa chambre le plus grand nombre possible de paquets, elle ordonna aux valets de monter les autres et, se hâtant de couper d'innombrables ficelles, elle fut bientôt environnée d'innombrables volumes.

Habituée aux œuvres minces des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Orlando était consternée par les retombées de sa commande. Bien entendu, pour les Victoriens eux-mêmes, la littérature victorienne ne signifiait pas simplement quatre grands noms, distincts et séparés, mais quatre grands noms enfouis et enchâssés dans la masse compacte des Alexander Smith, Dixon, Black, Milman, Buckle, Taine, Payne, Tupper, Jameson, tous éminents et réclamant autant d'attention que n'importe qui, avec force cris et vociférations. Étant donné son respect pour la chose imprimée, Orlando avait une rude besogne en perspective mais, tirant son fauteuil devant la fenêtre afin de bénéficier du peu de lumière qui réussissait à s'infiltrer entre les hautes maison de Mayfair, elle tenta de se faire une opinion concluante.

Or il est clair qu'il n'y a que deux manières de se faire une opinion concluante sur la littérature victorienne: l'une, c'est d'en remplir soixante volumes in-octavo; l'autre c'est de la faire tenir en six lignes pas plus longues que celle-ci. Entre ces deux solutions, le sens de l'économie — car le temps commence à manquer — nous engage à choisir la seconde; en avant donc! Orlando conclut d'abord (en ouvrant une demi-douzaine de livres) que c'était très étrange de ne pas en trouver un seul dédicacé à un gentilhomme; ensuite (elle feuilleta une énorme pile de Mémoires) que plusieurs de ces écrivains avaient des arbres généalogiques moitié moins grands que le sien; ensuite qu'il serait fort malavisé d'envelopper la pince à sucre dans un billet de dix livres si Miss Christina Rossetti venait prendre le thé; ensuite (elle considéra une demi-douzaine d'invitation à des dîners commémorant des centenaires) que la littérature, à force d'absorber tous ces dîners, devait être bien obèse; ensuite (on l'invitait à une vingtaine de conférences sur l'influence de ceci sur cela; sur la renaissance classique; la survivance romantique; et autres sujets tout aussi engageants) que la littérature, à force d'écouter toutes ces conférences, devait être bien aride; ensuite (elle assista à une réception donnée par une pairesse) que la littérature, à force de porter toutes ces étoles de fourrure, devait être bien respectable; ensuite (elle visitait la chambre insonorisée de Carlyle à Chelsea) que le génie, s'il avait besoin d'être tant choyé, devait être bien fragile; elle parvint enfin à sa conclusion dernière, qui était de la plus haute importance mais que, ayant déjà beaucoup outrepassé notre limite de six lignes, nous sommes forcés d'omettre.

Orlando, s'étant fait une opinion concluante, regarda par la fenêtre et resta immobile un temps considérable.

Virginia Woolf, Orlando, chapitre VI - traduction de Catherine Pappo-Musard pour le Livre de poche, coll. "Classiques modernes"

Aux origines du fantastique

— Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet qui avait la manie d'appeler bizarres toutes les choses situées au-delà de sa compréhension, et qui vivait ainsi au milieu d'une immense légion de bizarreries.

dans les deux premières pages de La lettre volée, d'Edgar Poe, traduit par Baudelaire

Ce qu'on apprend à nos enfants pendant que nous avons le dos tourné

— Mon fils est devenu fou !
— Ce sont les pauvres qui sont fous ! Les riches sont excentriques !
— Balthazar est excentrique à lier !

Picsou hors-série, avril 1998 (la graisse est d'origine.)


(Je sais, je sais. Ça traînait dans les WC.)

Sympathie

— Qu'est-ce qu'une personne sensible ? dit la Gerbe à la Chandelle romaine.
— C'est une personne qui, parce qu'elle a elle-même des cors, marche toujours sur les pieds des autres, répondit la Chandelle romaine à voix très basse.
Et la Gerbe faillit éclater de rire.
— Qu'avez-vous donc à rire ? demanda la Fusée. Je ne ris pas, moi.
— Je ris parce que je suis heureuse, répondit la Gerbe.
— C'est là une raison bien égoïste, dit la Fusée d'un ton courroucé. Quel droit avez-vous d'être heureuse? Vous devriez penser aux autres. A la vérité, vous devriez penser à Moi. Moi, je pense toujours à moi, et je demande à tous les autres d'en faire autant. C'est cela qu'on appelle la sympathie. C'est une fort belle vertu et je la possède à un degré éminent. […]

Oscar Wilde, La Fusée remarquable

Avec indulgence et tristesse

Comme elle ne pouvait emmener son chien Dick, affreux bâtard de caniche et de barbet, Dundas en accepta gravement la garde. Il aimait les chiens avec une ardeur sentimentale qu'il refusait aux hommes. Leurs idées l'intéressaient, leur philosophie était la sienne, et il leur parlait pendant des heures entières dans un langage semblables à celui des nourrices.
Le général et le colonel Parker ne s'étonnèrent pas quand il présenta Dick au mess : ils l'avaient blâmé de s'attacher à une maîtresse, mais l'approuvaient d'adopter un chien.
Dick, voyou des rues abbevilloises, fut donc admis à la table polie du général : populaire et rude, il aboya quand le soldat Brommit parut avec un plat de viande.
Behave your self, sir, lui dit Dundas choqué : tenez-vous bien, monsieur, un chien bien élevé ne fait jamais, jamais cela... Jamais un chien n'aboie dans une maison, jamais, jamais...
Le fils de Germaine, froissé, disparut pendant trois jours. Les ordonnances le virent dans les campagnes avec des chiennes inconnues. Il revint enfin, l'oreille déchirée, l'œil en sang, débraillé, joyeux, cynique, et demanda la porte en aboyant joyeusement.
— Vous êtes un très mauvais chien, sir, lui dit Dundas, tout en le pansant avec adresse, un très méchant, très méchant petit chien.
Puis, se tournant, vers le général :
— Je crains bien, sir, dit-il, que ce fellow Dick ne soit pas tout à fait un gentleman.
— C'est un chien français, dit le général Bramble avec indulgence et tristesse.

André Maurois, Les Discours du docteur O'Grady, chap.III
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