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Cran d'arrêt du beau temps, de Gérard Pesson

J'ai pris ce livre dans l'espoir d'y trouver d'identifier des sources des Eglogues — ce n'est pas le cas pour l'instant, mais ça peut encore venir puisque nous relisons ligne à ligne L'Amour l'Automne.
Autant certains livres lus pour ce genre de raison ont pu m'ennuyer (comme le Carus de Quignard ou le Tristan de Balestrini), autant celui-ci m'a plu. L'œil et la plume, Pesson a tout d'un grand diariste. Ou plutôt d'un peintre. Et l'oreille, bien sûr, transformant tout bruit en rythme ou en notes (la seule notation musicale du livre concerne les aboiements d'un chien.)

Vie et caractère de Pesson devinés à travers le livre: angoissé, insupportable en répétition à force de tension, toujours en retard, livrant les partitions au fur à mesure que les musiciens les déchiffrent… Souhaitant noter le silence, la naissance du son, le bruit infime. Journal traversé par la maladie, la mort, les morts, en arrière-plan et omniprésents. Voyages, paysages, sons. Rencontres, visites, bonté. Peu de jugements, peu de plaintes. Peines d'amour voilées. Méthode et difficultés du travail: une écriture mentale qui précède la notation, parfois des corrections qui commencent avant même que les notes aient été écrites une première fois.
Poètes. Tant de poètes dans ce livre. Emily Dickinson, Fourcade, Magrelli, Michaux, Pessoa, Alferi… Ecriture musicale sur des textes que Pesson écartèle, démembre. Difficulté (impossibilité) de trouver des écrivains contemporains qui le supportent. (Pesson ne l'écrit pas mais le lecteur le déduit.)
Une notation me touche: le rapport au temps. Combien de mesures pour faire une seconde?

Que citer? Ce journal est si bien ramassé que tout est citable (c'est peut-être son défaut: cette impression qu'il a été écrit pour être publié. Pas de scorie. Cabotinage? Non, pourtant. Concentration.) Je ne choisis que des passages concernant la musique, alors que cela ne doit représenter qu'un quart du livre.
Jamais autant réécrit, surécrit puis désécrit de la musique comme les mesures 52 à 60 de ''Respirez ne respirez plus''. Plus de cinq jours de travail pour neuf secondes, au surplus presque inaudibles si elles sonnent comme je l'espère.
Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps, p.121

Avant un concert de l'ensemble Fa, le directeur du théâtre d'Arras a programmé un débat sur la musique contemporaine. Or, il n'y vient personne d'autre que les protagonistes de la rencontre, Jean-Marc Singier et moi. Et c'est donc par une fin d'après-midi ensoleillé, dans le petit fumoir XVIIIe, que nous nous posons la question qui ne semble pas encore agiter le Nord-Pas-de-Calais: "Quelle musique pour le XXIe siècle?"
Ibid., p.142 (Quelques recherches plus tard, je me rends compte que Camus a cité le même passage, p.311 de Corée l'absente.)

Répétitions des études pour orgue. C'est un miracle qu'en si peu de temps, et dans des conditions aussi si aventureuses, on ait pu arriver à ce résultat presque satisfaisant (sauf que la ''Fanfare'' est beaucoup trop courte). Jean-Christophe Revel a eu bien du cran d'imposer à sa société des amis de l'orgue d'Auch, non seulement le principe d'une commande à un compositeur encore vivant, mais ma musique dont il savait qu'elle ne produirait rien qui leur permette de considérer qu'ils en avaient eu pour leur argent, au moins du simple point de vue du rendement pneumatique.
>Le corps au travail (l'organiste) est masqué, et donc, une fois encore, personne n'a vu venir la première pièce, dite ''La discrète''. Le passage, insensible d'ailleurs, de l'attention relâchée, pendant la pause, au désir malhabile d'écouter ce qu'on n'entend pas encore est très beau à observer. On y voit bien, par des gestes mal contenus, par un effort du corps entier, ce que peut être le spasme de l'écoute.
Ibid., p.307-308
J'ai rouvert Corée l'absente pour m'apercevoir que Camus avait été enthousiasmé par le journal de Pesson. (Mon souvenir était vague). J'ai retrouvé ainsi la notation qui disait que Jean Puyaubert ne voulait pas paraître dans l'index des journaux (je ne savais plus où je l'avais lue): ainsi c'était par le journal de Pesson que je l'avais appris (chose étrange, cette entrée du journal pessonien a échappé à ma lecture, justement celle-là. Sérendipité inversée, noir.)
Gérard Pesson évoque Jean Puyaubert, le 12 novembre 1991:
«Camus m'apprend la mort du bon docteur Puyaubert — le Jean de son journal (jamais cité dans l'index à sa demande expresse). Je me souviens de dîners à la Rotonde et à la Coupole où il tenait table ouverte. Tout dans sa conversation, sa réserve courtoise, son esprit plein de fantaisie, de saillies imprévues, sa distinction si naturelle dans le parler faisait de lui le témoin et le modèle parfait d'un état de civilisation disparu. J'avais été très impressionné qu'il se souvienne d'Erik Satie, frappé par son souvenir têtu de cette petite phrase dite par Raymond Queneau, je crois, en sortant d'un ballet à l'Opéra: "Ils ont bien dansé la gigue." Il parlait en vous regardant pendant qu'il versait obligeamment l'eau gazeuse à côté de votre verre. Il avait collectionné très tôt, par passion, la peinture d'André Masson. Sa maison de la rue Campagne-Première, toute en hauteur, et véritable moulin où ses jeunes amis se donnaient rendez-vous, regorgeait de tableaux.»

Pesson rend à Puyaubert, et presque littéralement, les bons sentiments qu'il lui portait, car je crois bien que c'est de lui que Jean disait, justement après un dîner:
«Ce garçon, c'est la civilisation…»

Cran d'arrêt du beau temps cité par Renaud Camus dans Corée l'absente p.295
(Ceci pour le plaisir de l'entreglose, évidemment).
Je suis heureuse de trouver cette citation bienveillante chez Camus, car je suis souvent agacée par la façon dont il ne semble pas comprendre qu'on remanie ses paroles pour en faire quelque chose de plus présentable à l'écrit. Ainsi, Pesson fait un résumé favorable d'une visite à Plieux et Camus proteste:
J'aurais mauvaise grâce à n'être pas satisfait du tableau. Seule minuscule objection à faire, la citation: je suis certain de n'avoir pas dit «vivons luxueusement», ce n'est pas un mot à moi. Peut-être ai-je risqué la plaisanterie éculée: «C'est déjà assez embêtant d'être pauvre, si en plus il fallait se priver…» mais de façon générale il faut bien constater que les propos rapportés, dans un journal (ne parlons même pas d'un journal!), sont inexacts. Et c'est certainement le cas, hélas, dans mon journal à moi, à moi qui n'ai pas l'oreille du compositeur Pesson.
Renaud Camus, Corée l'absente, p.287
Je ne comprends pas qu'un écrivain ne comprenne pas qu'on puisse transformer "embêtant", qui est du langage parlé, en "luxueusement", à l'écrit. Transposition et presque service. (Et toute personne qui raconte une histoire, ne serait-ce que sur un blog, sait qu'elle coupe et taille et simplifie les situations pour les rendre compréhensibles, et qu'elle met en forme les paroles de ses interlocuteurs, toujours plus relâchées dans la "vraie vie".)

Evidemment, ces "arrangements" ne sont plus de mise quand il s'agit de paroles à charge (puisque dans le paragraphe suivant Renaud Camus évoque Marc Weitzmann, niant avoir prononcé les paroles que Camus lui prêtaient): dans cette configuration tout devient extrêmement délicat. Mais ce n'est plus la même situation. Il est parfois difficile de comprendre (d'admettre: la compréhension refuse de s'imposer à la conscience) que Renaud Camus semble considérer que toutes les situations se valent, doivent être traitées selon les mêmes règles: ce serait à la rigueur exact du point de vue d'une justice appliquée mécaniquement, sans considération du contexte, mais n'est-ce pas exactement pour l'inverse qu'il plaide, dans Du sens par exemple, quand il définit la littérature comme l'art de la nuance, de l'écart? Ou serait-ce pour cela qu'il écrit, pour trouver un lieu où il puisse (s')autoriser cet écart, ce jeu, qu'il accepte si mal dans la vie quotidienne? (Mais le statut du journal? Vie quotidienne ou littérature?)

Je m'égare.

Relevé des pages de Gérad Pesson citant Camus: 30, 36, 39, 55, 61, 80-81, 113, 129, 308.
J'avais eu connaissance d'un livret d'opéra que Camus devait écrire pour Pesson. Je me demandais ce qu'il était advenu du projet (je suis loin d'avoir lu tous les journaux). Voici la réponse, qui laisse planer une ombre sur Théâtre ce soir:
Vu Renaud Camus pour lui présenter mes dernières recommandations avant qu'il finisse Pastorale. Il ne s'agit plus, dans son esprit, d'un livret, mais d'un livre dans son propre catalogue en liaison avec la thématique des Eglogues où je taillerai ce dont j'ai besoin (il m'avait dit il y a un an avec une certaine méfiance: "Au fond, vous cherchez un tailleur, pas un couturier"). Ce système a l'avantage de réintroduire, par défaut, une souplesse que ni ma tyrannie, ni ses réserves n'auraient permise et m'assure une assez grande liberté puisque l'Ur-version demeurerait intouchée par mes coupures que j'annonçais sauvages.
Cran d'arrêt du beau temps, p.39 - novembre 1991

Lettre à Renaud Camus, que je remettais d'écrire de semaine en semaine, lui disant que le livret auquel nous avons abouti par corrections et concessions successives, ne peut fonctionner, ni musicalement, ni scéniquement (mais c'est tout un). J'émets le souhait d'importantes modifications qu'il refusera sans doute, par lassitude, et il aura raison. Mais il m'avait prévenu en 89. Il m'avait parlé aussi du projet non réalisé avec Carmelo Bene. Dit qu'il n'était pas fait pour la scène.
Ibid., p.80-81 - septembre 1992
En 1991, frémissement du côté des Églogues. Qu'est devenu ce livret?
1993 : Il est possible d'entendre un mouvement du Gel par jeu ici, présenté par Renaud Camus.

Index des livres et auteurs cités

Ce n'est pas exhaustif: je n'ai relevé que les noms ayant donné lieu à quelques commentaires ou une citation in extenso (pour le reste, la fonction "recherche" du blog suffit, je pense.)
Tentative interrompue en décembre 2009: à partir de janvier 2010, contitution d'un index à partir de tags.
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  • A

Abreu, Caio Fernado - Petites épiphanies, Camille Claudel, le tournesol

Agefi - mini-jupe et moral économique

Arendt, Hannah - La Crise de la culture, la morale selon Hobbes

Arendt, Hannah - Vies politiques, Angelo Guiseppe Roncalli

Anthologie de la poésie russe pour enfants - extrait de l'introduction, "Le conseil de la souris" de Samuel Marchak, "Leçon de français" de Roman Sef et "L'orange" d'Oleg Grigoriev

  • B

Barthes, Roland - Roland Barthes par Roland Barthes, la bathmologie, si le stéréotype passait à gauche

Barthes, Roland - à propos de S/Z, Barthes poète

Barthes, Roland - notes transcites en écoutant le cours sur Le Neutre: le chagrin de Barthes, la franchise

Baudelaire, Charles - Mon cœur mis à nu, soyons médiocres

Bell, Gertrude - Letters of Gertrude Bell, évoquées dans La Prédominance du crétin, de Frutero et Lucentini

Bioy Casarès, Adolfo - L'Invention de Morel, l'éternité dans la durée d'une semaine

Blanchot, Maurice - La fuite de la vie par l'écriture et la lecture dans «Le Roman, œuvre de mauvaise foi», Les Temps modernes 1947

Blixen, Karen - Nouveaux contes gothiques, le nez, la tragédie, le souci

Block, Lawence - Les fleurs meurent aussi, compte-rendu

Bonnefoy, Yves - Rome 1630, la structure du prestige

Borel, Marie - Priorité aux canards, quelques mots

Borel, Marie - Le monde selon Ben, compte-rendu

Borgès, Jorge Luis - Conférences, les livres, le roman policier

Boulgakov, Michaïl - Le maître et Marguerite, la montée vers la lune

Brasseur, Roland - Le quarante-quatrième jour, compte-rendu, la virgule

Butor, Michel - Passage de Milan, thématique du reflet, de la réflection et de la transparence

  • C

Calimaque - l'enfer surpeuplé

Cavafis, Constantin - Depuis neuf heures

Chandler, Raymond - The long Good-Bye, arrêter de boire

Chevillard, Eric - Le vaillant petit Tailleur, un poisson rouge

Chomsky, Noam - Penser par soi-même

Compagnon, Antoine - Les Antimodernes, critique d'Enthoven; Maistre et Bonald; les conservateurs libéraux en art; les législateurs bébés (de Maistre), la méthode de Thibaudet, le parti de l'intelligence

Conrad, Joseph - Des souvenirs, compte-rendu

Crane, Stephen - Le bateau ouvert, compte-rendu

  • D

Dard, Frédéric - (San Antonio) la défense du français dans Foiridon à Morbac City

Dewitte, Jacques - extraits de "Pouvoir du langage et liberté de l'esprit" in Les Temps modernes, mai 1991 et "Langage et inhumain" in Les Temps modernes, décembre 1996

Dumas, Alexandre - Joseph Balsamo, les femmes ne font pas la cuisine

Durand, Claude - préface à La Campagne de France de Renaud Camus

Duvert, Tony - Le Voyageur, de beaux draps

  • E

Eco, Umberto - Six promenades dans les bois du roman, comment reconnaître un film pornographique

Eco, Umberto - De la littérature, la lecture par imprégnation

édition - la chute de Josiane Savigneau et l'importance des émissions télévisées

  • F

Flaubert, Gustave - vœux de nouvelle année

Force, Pierre - Le problème herméneutique chez Pascal, les degrés ou bathmologie, définition de l'herméneutique, compte-rendu du livre.

Foucault, Michel - Raymond Roussel, compte-rendu

Frutero & Lucentini - La Prédominance du crétin, Gertrude Bell

Fumaroli, Marc - Exercices de lecture, préface

  • G

GAGE - association achrienne s'éloignant du camusisme

Gautier, Théophile - Histoire de la marine, cité par Eugène Sue dans Romans de mort et d'aventures.

Gide, André; Louÿs, Pierre; Valéry, Paul - Correspondances à trois voix, des nouvelles sans conséquence, les choses tues en amitié

Golding, William - Trilogie maritime, citation via un article universitaire.

Grigoriev, Oleg - L'orange

Grossman, Vassili - Vie et Destin, la bonté

Guinzbourg, Evguénia S. - Le vertige, la bonté

  • H

h - aspiré ou pas?

Hadot, Ilsetraut - préface aux Consolations de Sénèque

Haffner, Sebastian - Histoire d'un Allemand, la mode parisienne en 1933, compte-rendu, le père: ce qui ne se fait, l'influence de la littérature, portrait de fonctionnaire, une vie en ruines.

Houppermans, Sjef - Renaud Camus érographe, l'écriture camusienne

Hugo, Victor - La légende des siècles, Sultan Mourad, Eviradnus

Hugo, Victor - Toute la Lyre, le haricot

Hugo, Victor - jugé par Paul Valéry

Huttington - a tort d'avoir raison

  • J

Jonas, Hans - Souvenirs, la tante poète lamentable, la source du Dictionnaire khazar, Husserl inconnu dans sa famille, philosopher en anglais ou en allemand, réception de la philosophie aux Etats-Unis, assimilation et sionisme

Jourde, Pierre - Le crétinisme alpin in Petit déjeuner chez Tyrannie, définition du crétin

  • K

Kavanagh, Dan - The Duffy omnibus

Kierkegaard - Post-scriptum aux Miettes philosophiques, la chance de ne rien devoir aux critiques

Klemperer, Victor - Je veux témoigner jusqu'au bout, assimilation et antisionisme

  • L

Lançon, Philippe - possible auteur de Je ne sais pas écrire et je suis innocent

Lapierre, Nicole - Le silence de la mémoire, à la recherche les juifs de Plock, compte-rendu

Larbaud, Valery - une remarque de Jan Baetens, Allen, la virgule, l'avarice de la province

Larbaud, Valery - 200 chambres 200 salles de bain, compte-rendu

Lec, Stanislaw Jerzy - Pensées, les fautes d'orthographe

Léon, Paul - professeur, auteur d'un article sur le regard à propos de Renaud Camus

Levé, Edouard - Suicide, compte-rendu

Lewis, C.S. - The voyage of the Dawntrader, la mer du bout du monde

Lindqvist, Sven - Maintenant tu es mort, le goût de la guerre

Louÿs, Pierre; Valéry, Paul; Gide, André - Correspondances à trois voix, des nouvelles sans conséquence, les choses tues en amitié

Lucentini & Frutero - La Prédominance du crétin, Gertrude Bell

  • M

Maistre, Joseph de - cité par Jean-Yves Pranchère : personne ne fait son devoir

Manguel, Alberto - le traducteur, conducteur de caravane (préface à 200 chambres 200 salles de bain)

Marchak, Samuel - Le conseil de la souris

Maupassant - musique à Palerme

Mauriac, François - D'un bloc-note à l'autre, Fromentin, la grippe et la virgule

Maurois, André - Les discours du docteur O'Grady, le portugais sans peine, un chien français

Mitchell, Margaret - Autant en emporte le vent, vivre sans réputation

  • N

Nabokov, Vladimir - Ada, Ladore/Mont-Dore, Lucette, ''René'', Chateaubriand, préface de Mary McCathy à Pale Fire

Nabokov, Vladimir - Lolita, définition de la pornographie

Nietzsche - Humain, trop humain, la langue abstraite de la grande culture

  • P

Paasilina, Arto - La forêt des renards pendus, la mort de la mère Jarmanni

Palliser, Charles - Le Quinconce, quelques remarques

Pascal, Blaise - [analyse de sa méthode de lecture|http://vehesse.free.fr/dotclear/index.php?2008/10/17/1129-le-probleme-hermeneutique-chez-pascal-de-pierre-force ] par Pierre Force.

Peeters, Benoît - La bibliothèque de Villers suivi de Tombeau pour Agatha Christie, compte-rendu

Poe, Edgar Allan - The Narrative of Arthur Gordon Pym, compte-rendu

Pound, Ezra - a.b.c. de la lecture , le rouge

Pranchère, Jean-Yves - L'autorité contre les Lumières, compte-rendu avec un focus sur la linguistique et une première bibliographie sur le sujet, personne ne fait son devoir

Proust, Marcel - Du côté de chez Swann, intimité entre l'église et l'âme de Françoise

Proust, Marcel - A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Odette écrit (ou peint); le mauvais goût bourgeois et le bon goût paysan; une tête comme un donjon aménagé en bibliothèque; les traits et les idées tiennent de la famille

Proust, Marcel - Lettre du 6 novembre 1908 à Mme Strauss: un écrivain fait sa langue

  • R

Rannoux, Catherine - Les fictions du journal littéraire, identification de sources dans Fendre l'air

Robbe-Grillet, Alain - Les Gommes, les P.T.T.

Roche, Mazo de la - Jalna, bataille de polochons

Rostand, Edmond - Cyrano de Bergerac, une virgule, c'était vous

Roubaud, Jacques - Les animaux de personne, Le mouton à grosses fesses; Le Maki Mococo

Rudnicki, Adolf - Les fenêtres d'or, la fin du ghetto de Varsovie

  • S

San-Antonio - la défense du français dans Foiridon à Morbac City

Santerre, Rémi - L'Ecart, Renaud Camus est Othon

Sartre, Jean-Paul - Nabokov, enfant de vieux, aurait beaucoup trop lu

Savigneau, Josiane - son départ du Monde

Sef, Roman - Leçon de français

Sénèque - Les Consolations, préface d'Ilsetraut Hadot

Sevran, Pascal - Il pleut, embrasse-moi, maniérisme de Renaud Camus, le rêve des lecteurs

Shakespeare, William - La Nuit des Rois, allocation de poils

Starobinski, Jean - Les mots sous les mots, les anagrammes de Saussure, aujourd'hui réédité

Supervielle, Jules - ''La prière de Lola à Saint Antoine

  • T

à propos d'Albert Thibaudet

Todorov, Tzevan - Face à l'extrême, mourir pour la Pologne

  • V

Valéry, Paul; Gide, André; Louÿs, Pierre - Correspondances à trois voix, des nouvelles sans conséquence, les choses tues en amitié, Valéry juge Victor Hugo

van Crevel, Martin - On future war, le goût de la guerre

Vaugelas, Claude (Fabre de) - Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire la langue, cacophonie, qu'on et que l'on, les femmes ne sachant pas le latin référence du bon usage de la langue (fort/bien, cela/ça)

Veyne, Paul - Sénèque, certificat médical pour Britannicus

Villon, François - Ballade

  • W

Walzer, Pierre-Olivier Walzer - Paul-Jean Toulet, qui êtes-vous ?, compte-rendu, rapport que l'auteur doit entretenir avec ses personnages

Waugh, Evelyn - Viles Bodies - vol de stylo, compte-rendu

Weil, Jiri - Vivre avec une étoile, la joie et le chat Thomas, Beethoven

Woolf, Virginia - Les Vagues, le 25 juin

Woolf, Virginia - Mrs Dalloway, l'instant présent

Wright, Lawrence - The looming tower, Rousseau et Lénine

  • Z

Zagdanski, Stéphane - résistance de la pensée juive

L'autorité contre les Lumières, de Jean-Yves Pranchère

ou : A la poursuite de la cohérence impossible.

Karl Jasper, dans Introduction à la philosophie, propose de choisir un philosophe et de l'étudier à fond — en le resituant dans son contexte historique, en lisant ses commentateurs, ses détracteurs, etc. Il prétend qu'ainsi on couvre à plus ou moins long terme tout le champ philosophique.
Jean-Yves Pranchère semble confirmer le bien-fondé de cette démarche: en étudiant l'œuvre de Maistre, il nous présente l'ensemble des idées depuis Saint Augustin jusqu'aux Lumières (en poussant à l'occasion jusqu'à Carl Schmitt), dans les champs de la philosophie politique et de l'histoire.


Cette étude (à l'origine une thèse: ce livre en est la réduction à des proportions plus ordinaires) porte sur l'ensemble de l'œuvre de Joseph de Maistre. Il s'agit de prouver, en dépit de l'apparence souvent contradictoire de ses écrits, la cohérence de cet écrivain contre-révolutionnaire prolifique, ou plus exactement, d'établir à partir de quelles hypothèses il convient de le lire pour ne pas se heurter aux contradictions qui ont si souvent étonné les interprètes, tant et si bien qu'il existe sur l'œuvre de Maistre des lectures tout à fait divergentes, voire opposées.

Le plan suivi pour chaque idée étudiée est à peu près celui-ci: exposé rapide ou résumé de la thèse de Maistre, récapitulatif des interprétations données au cours du temps par différents commentateurs (interprétations contradictoires ou se chevauchant), et démontage/remontage des positions maistriennes pour en exposer les articulations et les conditions de validité (explicitation des hypothèses implicites ou disséminées dans l'ensemble de l'œuvre, remise en perspective dans les contextes historiques et philosophiques). Il s'agit donc d'un travail d'organisation et de mise en ordre logique.

Maistre était horrifié par les conséquences des idées de la Révolution française, il souhaitait un retour à l'autorité de la tradition s'appuyant sur le roi et le pape, et donc sur Dieu.
S'il est possible d'articuler rationnellement ses thèses et d'en démontrer un certain bien-fondé au vu de leur objectif (une vie paisible pour tous, la paix, le repos des citoyens, y compris au prix du sacrifice d'innocents), dans le même mouvement ce travail d'articulation met cruellement en lumière les deux ou trois apories majeures auxquelles s'est heurté Maistre, concernant la souveraineté ou la marche de Dieu dans l'histoire.



Le plaisir de ce livre n'est pas qu'un plaisir de contenu, c'est également un plaisir de style et de procédé.
JY Pranchère s'attache à isoler les nuances, à identifier les différences ou les ressemblances entre deux arguments maistriens, ou les arguments de deux philosophes, et à prendre le lecteur à contre-pied en retournant une argumentation, tant il est vrai que toute idée poussée à son paroxysme finit par rejoindre son contraire[1]. Il naît un grand plaisir de lecture à ce jeu sur les paradoxes et les glissements continuels de sens, glissements qui permettent selon les moments de défendre Maistre contre ses détracteurs ou de l'attaquer quand il semble avoir trop facilement raison (et Pranchère semble se prendre lui aussi au jeu de la contradiction, prenant un malin plaisir à établir la liste des interprétations qui ont couru sur tel ou tel point de la doctrine maistrienne, pour à son tour les contester).



Exemple : la théorie maistrienne du langage

Cet exemple est représentatif de la façon dont l'étude de Maistre permet de balayer l'ensemble des théories sur un sujet. Il dégage en quelques pages les différences et les articulations entre les différentes réflexions sur le langage, de Platon à Steiner.
Je choisis cet exemple d'une part parce qu'il est court (choisir la souveraineté reviendrait à copier la moitié du livre), d'autre part parce qu'il m'intéresse de déposer ici ce condensé sur le langage afin de pouvoir le retrouver facilement, enfin, parce qu'il montre que même sur un sujet secondaire, le langage (secondaire par rapport aux grands thèmes de la souveraineté et de l'histoire), cette étude menée sur les théories de Maistre ne nous fait grâce d'aucune analyse.

L'ennui est que l'argumentation est si serrée qu'il est difficile de ne pas tout recopier. Je mets cependant quelques passages entre crochets. Avantage colatéral, les notes de bas de page fournissent pour leur part une première bibliographie sur le thème.

[…] ; lorsque Maistre déclare que « Dieu seul a le droit de donner un nom » (OC I p.290 [2]) et que les noms expriment les essences, il semble bien admettre une nature magique du mot, d’après laquelle le mot serait en lui-même donation de l’essence de la chose et donc pouvoir sur la chose. […]

[…] Du point de vue de ce savoir linguistique, la thèse maistrienne selon laquelle «le nom de tout être exprime ce qu'il est, et dans ce genre il n'y a rien d'arbitraire» (EPL[3], OC I p.291) exprime soit une erreur — la croyance dans un lien interne et naturel entre la chose et son nom — soit une tautologie sans conséquence, qui est que, dans chaque langue, chaque être porte le nom qu'il porte. Mais, d'un autre côté, dans la mesure où elle distingue la chose (le référent) de l'idée (du signifié) et affirme l'identité de la pensée et de la parole, la négation maistrienne de l'arbitraire du signe semble rencontrer une des intuitions les plus fortes de la linguistique issue de Saussure: l'intuition formulée par Benveniste qu'«entre le signifiant et le signifié, le lien n'est pas arbitraire»[4]; intuition qu'exprime d'ailleurs le terme même de «signifiant», pourvu qu'on lui garde sa valeur de participe présent. On sait que Benveniste a été précédé sur ce point par Humboldt, qui a fortement critiqué la conception d'après laquelle les mots ne sont que des signes arbitraires des choses; aussi certains commentateurs ont-ils pensé que Maistre, par son refus de la thèse de l'arbitraire des mots, pouvait être rapproché de Humboldt[5]. La tentation surgit ici de faire apparaître Maistre, non plus comme un penseur dépassé par les surgissements de la linguistique, mais au contraire comme le précurseur d'une pensée attentive à l'intrication de la pensée et du langage.

Il faut cependant résister à cette tentation. La thèse du lien nécessaire du signifiant et du signifié, telle que l’a soutenue Benveniste, ne fait que reformuler l’intuition saussurienne de l’indissociabilité du son et de la pensée ; pour cette raison même, elle ne contredit pas la thèse saussurienne de l’arbitraire du langage. Il faut souligner ici que la thèse de l’arbitraire, au sens de Saussure, n’est pas une prise de parti dans le débat inauguré par le Cratyle de Platon autour de la question de savoir si le langage est naturel ou conventionnel ; elle est bien plutôt la récusation de ce débat : que les signes linguistiques soient arbitraires signifie qu’ils ne procèdent ni d’une mythique ressemblance aux choses, ni d’une impossible convention qu’auraient passée entre eux des hommes décidant d’inventer le langage, mais qu’ils sont à la fois contingents par rapport à la nature et historiquement déterminés La linguistique saussurienne récuse la question de l’origine du langage, ou situe cette origine dans le fonctionnement même du langage [6], pour pouvoir étudier les systèmes de signes linguistiques dans les transformations historiques de leurs usages. La ressemblance avec la théorie maistrienne du langage n’est que ponctuelle : elle tient à ce que maistre reconnaît l’historicité du langage dans la mesure où il nie que celui-ci puisse être d’origine conventionnelle. Lorsque Maistre déclare que « nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre » (SSP, 2[7], OC IV p.87), il rencontre l’enseignement de la linguistique en récusant la question de l’origine du langage, telle qu’elle a été posée par la philosophie des Lumières, pour poser que le langage a son origine en lui-même et ne peut pas être compris à partir de la nature ou de l’artifice.

Cette position ne peut cependant pas être confondue avec la thèse fondatrice de la linguistique situant l’origine du langage dans son fonctionnement même. Si Maistre récuse la question de l’origine du langage, c’est uniquement au sens où cette question vise une origine humaine. Ce refus ne signifie pas que le langage humain est à lui-même sa propre origine ; il signifie bien plutôt que le langage humain porte en lui-même sa propre origine transcendante, qui est le langage lui-même compris comme l’Origine absolue — le Logos ou le Verbe divin. Cette origine est interne au langage, puisqu’elle est le langage même, et en ce sens elle n’est pas antécédente au langage ; mais elle est antérieure au langage humain, en tant que celui-ci n’est qu'une émanation ou une création du Verbe primitif. « Les langues ont commencé ; mais la parole jamais, et pas même avec l’homme. L’un a nécessairement précédé l’autre ; car la parole n’est possible que par le VERBE » (SSP, 2, OC IV p.99). La récusation de la question de l’origine des langues n’a donc pas chez Maistre le sens qu’elle aura dans la linguistique — et qu’elle avait déjà chez Rousseau butant dans son second Discours sur le fait que la langue, la tradition, la pensée et la société « se précèdent l’une l’autre, se postulent et se produisent réciproquement »[8] : le cercle logique de la précession du langagepar lui-même délimitait alors le champ de l’autonomie du langage comme objet d’étude. Maistre se réfère à l’occasion aux « embarras de l’origine des langues » reconnus par Rousseau ; mais il lui semble que ces embarras ne peuvent conduire qu’à une seule conclusion : si les langues n’ont pas pu être inventées par l’homme, c’est que la « force qui préside à la formation des langues » n’est pas humaine, mais divine (OC IV p.87-89). Parce que le langage est divin, les langues sont l’œuvre de Dieu. Le refus de l’origine conventionnelle du langage qui semblait rapprocher Maistre de la linguistique, le rejette aux antipodes de celle-ci : alors que la linguistique affirme à travers l’arbitraire du signe l’historicité et la contingence naturelle du langage, Maistre affirme à travers l’origine divine des langues que le langage a dans son historicité même le caractère d’une nécessité naturelle. Non seulement le langage est naturel à l’homme, mais les langues mêmes ne naissent ni ne se développent au hasard ; leur nécessité est divine.

On comprend alors que le refus de l’arbitraire du signe puisse déboucher chez Maistre dans un étymologisme qui soutient non seulement que « les langues renferment une métaphysique cachée et profonde » (OC VII p.445), mais encore que « chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l’origine » (OC IV p.97). L’autorité de l’étymologie se fonde sur la proximité de l’origine des mots avec l'Origine des origines, la parole divine. L'étymologie est vraie, comme les idées innées sont vraies, parce que les noms sont faits par Dieu et que Dieu n’est pas trompeur : puisque les noms relèvent, comme les constitutions politiques, de la « juridiction immédiate » de Dieu, l’origine des noms doit nous rapprocher du Langage de l’origine qui est à l’origine du langage. On ne reviendra pas sur les étymologies fantaisistes du deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, venues en droite ligne d’Isidore de Séville, qui ont suscité les moqueries des philologues. On doit en revanche remarquer la disproportion qu’il y a entre les remarques étymologiques de Maistre — du type : « beffroi vient de Bel EFFROI » — et la thèse métaphysique que ces descriptions doivent illustrer, celle d'un écho de la puissance créatrice du verbe divin dans la formation des langues humaines. Cette disproportion interne à l'étymologisme maistrien signale le paradoxe constitutif de la théorie maistrienne du langage, qui tire argument du fait que les signifiants ont une histoire — ce qui est l’arbitraire du signe au sens de Saussure — pour affirmer que les signes "ne sont pas" arbitraires. L’histoire des mots est mobilisée pour manifester l’anhistoricité de l’origine divine : alors même qu’elle montre qu’il n’y a pas de sens propre des mots, puisque les mots se transforment les uns dans les autres, l’étymologie est prise pour l’indication du sens vrai [9]. Ce paradoxe ne fait qu’exprimer la structure même de l’historicisme maistrien, d’après lequel l’historicité elle-même est fondée dans l’éternité divine : comme toute œuvre providentielle, le langage est simultanément nature et histoire.

La comparaison de Maistre avec Humboldt peut ici être éclairante : loin que l’on puisse rapprocher les deux auteurs, il faut constater que tout les oppose[10]. La linguistique de Humboldt s’oppose au « logocratisme » de Maistre comme une "anthropologie" des "discours" à une "métaphysique" des "noms". Selon Maistre, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont l’œuvre de Dieu, la parole humaine ne pouvant avoir d’autre origine que l’expansion du Verbe divin ; pour Humboldt, les mots ne sont pas arbitraires parce qu’ils sont, selon sa propre expression, « l’œuvre de l’homme »[11]. Lorsque Humboldt pose que les mots ne sont pas arbitraires, il veut précisément dire que les mots "ne sont pas seulement des signes" et que le modèle du signe ne rend compte que de certains usages du langage et non du langage lui-même.Tout signe est arbitraire, puisque ce qu’il désigne est indépendant de lui ; mais les mots ne sont pas des signes, parce qu’ils forment avec la pensée qu’ils évoquent un tout indissoluble : la « dépendance mutuelle et complémentaire de la pensée et du mot » fait que les mots signifient la pensée comme seuls ils peuvent la signifier. Cette unité indissoluble de la pensée et des mots n’est pas une identité : le langage est « l’organe formateur de la pensée » selon le régime d’une "interaction". La pensée ne serait rien sans le langage, où elle trouve son achèvement et hors duquel elle ne serait pas mêmepossible ; mais l’interprétation de la pensée et des mots ne se résout pas dans une identité ou une transparence qui abolirait leur différence. Une des thèses les plus célèbres de Humboldt est que « nul ne donne au mot exactement la même valeur qu’autrui », de sorte que « toute compréhension est toujours en même temps non-compréhension »[12] : cette thèse, qui exprime exactement ce par quoi le mot ne relève pas du signe, implique en même temps que la signification des mots reste toujours en partie indéterminée, libérant ainsi l’espace de jeu où la spontanéité de la pensée s’exerce et agit en retour sur le langage. Ainsi le langage et la pensée se transforment-ils ensemble, témoignant à la fois de la nécessité de leur lien et de la contingence historique de leur unité. Rien n’est plus éloigné de la nostalgie maistrienne pour la langue d’avant Babel que cette théorie qui implique que la diversité des langues est un bienfait permettant une interaction plus riche entre les hommes.

Sans doute Maistre semble-t-il se rapprocher de Humboldt lorsqu’il déclare : « nous ne lisons pas du tout les mêmes choses dans les mêmes livres. » Mais le commentaire même que Maistre donne de cette formule montre la distance qui le sépare de Humboldt : si nous ne comprenons pas tous les mêmes phrases de la même façon, ce n’est pas parce que les mêmes signifiants ont pour chacun une valeur différente, autrement dit une historicité spécifique ; c’est parce que les idées innées ne sont pas activées en chacun de nous avec la même acuité : « quoiqu’il y ait des notions originelles communes à tous les hommes, et qui sont en conséquence accessibles, ou plutôt naturelles à tous les esprits, il s’en faut néanmoins qu’elles le soient toutes au même point. Il en est, au contraire, qui sont plus ou moins assoupies, et d’autres plus ou moins dominantes dans chaque esprit » (SSP, 7, OC V p.55). Aussi bien la thèse maistrienne de l’identité de la pensée et de la parole est-elle l’absolue antithèse de la thèse humboldtienne que pensée et parole se transforment l’une l’autre dans leur interaction. Humboldt décrit le langage et la pensée comme deux termes formant ensemble une unité indissoluble ; Maistre voit la parole et la pensée comme une seule et même réalité — ce qui veut aussi bien dire que le langage n’a aucune pesanteur propre. Maistre ne pense pas, comme Humboldt, que le langage forme la pensée ; tout au contraire, il ne voit rien d’autre dans le mot que le signe de la pensée préexistante : « la pensée préexiste nécessairement aux mots qui ne sont que les signes physiques de la pensée » (SSP, 2, OC IV p.102). Humboldt pense que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est fait de signes, Maistre pense l’inverse : que le langage n’est pas arbitraire parce qu’il est absolument signe et qu’il est par là même absolument transparent à ce dont il est le signe. Cette pensée s’exprime à sa limite dans la thèse proprement insoutenable que c’est « la même chose de demander la définition, l’ essence ou le nom d’une chose » (OC VI p.106). La parole est la pensée parce qu’elle n’est que la pensée ; le nom est l’idée parce qu’il n’est que le signe de l’idée et qu’il n’y a rien d’autre en lui que l’idée dont il est le signe. C’est pour finir l’évanescence même du signe devant la chose — l’extrême de son arbitraire — qui fait sa nécessité ; c’est en tant qu’il est purement signe que le signe est magie, c’est-à-dire révélation de l’essence de la chose mise à disposition dans le nom. Le paradoxe est alors que la thèse du caractère nécessaire des noms — thèse qui, reliant toute nomination à la nomination originelle et créatrice du Verbe divin, porte en elle la croyance antique dans le pouvoir des noms — est absolument identique à la réduction du langage à un simple ensemble de signes désignant les idées innées mises en nous par Dieu. C’est précisément parce que le langage n’est que l’ensemble des signes des idées innées que « c’est une folie égale de croire qu’il y ait un signe pour une pensée qui n’existe pas, ou qu’une pensée manque d’un signe pour se manifester » (SSP, 2, OC IV p.106). C’est donc pour finir vers une linguistique cartésienne que fait signe la théorie maistrienne du langage : si mystiques que soit les accents de la « théorie des noms », cette théorie est cartésienne en ce qu’elle affirme simplement, d’une part, l’existence d’une grammaire universelle du langage, grammaire identique aux structures fondamentales de la pensée (identité de la parole et de la pensée fondées dans la forme unique du Verbe divin), et, d’autre part, l’existence d’une sémantique universelle, toute langue n’étant qu’un ensemble de signes désignant un même ensemble de significations premières et universelles, constituées par les idées innées (la langue édénique étant la nomenclature parfaite des idées innées.

Jean-Yves Pranchère, L'autorité contre les Lumières, p.322 à 329

Tout est là: l'exposé initial (le nom comme essence magique), le balayage du champ de la linguistique (et son grand partage entre les défenseurs de l'arbitraire du signe et ceux qui pensent l'inverse), le retour à la position initiale, mais une position déplacée: il ne s'agit plus d'une essence magique mais d'idées innées, c'est Descartes et la raison qui sont convoquées, comme signe d'un Verbe divin. On voit par ces quelques lignes combien la lecture Maistre/Pranchère mène à des conclusions tout à la fois connues d'avance et inattendues.



Manuel de philosophie politique

Le contexte et les définitions sont à chaque moment primordiaux, et le livre peut servir de manuel de philosophie politique.

Par habitude et manie de l'indexation (mon souci étant toujours de "retrouver vite"), je copie ici quelques points de repère, qui sont des définitions ou des balisages me permettant d'utiliser mon exemplaire comme dictionnaire de notions.
Attention, c'est totalement subjectif et incomplet, les pages indiquées sont des points de départ ou des conclusions, ce n'est qu'un outil à ma main (sachant que la table des matières très détaillée est une aide précieuse en cours de lecture).

idéologie (tradition marxiste et Hannah Arendt) : p.15
traditionalisme (Bonald) p.31
réforme (restauration) p.62
libéralisme (définition la plus générale) p.65
système p.109
loi p.149
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Bonald) p.155
justice et résistance p.157
un droit (Le Mercier de la Rivière) p.190, note 7
liberté (selon Montesquieu) p.190-191
libéralisme p.193
légitimité politique p.195
liberté individuelle, droits de l'homme, droits du citoyen (démocrates/libéraux) p.195
société (selon Burke) p.198, note 18
démocratie / république p.202
volonté générale / volonté de tous p.203-204
théocratie (Saint-Just, Saint-Martin, Rousseau) p.211
préjugé (Voltaire, Maistre) p.216
despotisme (Montesquieu, Maistre) p.218
religion p.223
augustinisme politique p.235, note 70
gallicanisme politique et religieux p.237
Déclaration du clergé gallican sur le pouvoir de l'église en 1682 (Bossuet. 4 articles) p.238, note 73
pouvoir absolu / pouvoir arbitraire (Maistre) p.240
droits de l'homme (thomisme / moderne) p.249
souveraineté (Hobbes, Puddendorf, Kant) p.258 (Popper p.267)
dénégation p.268 et 254
historicisme p.270 (Fichte, Feuerbach, Haym p.272-273)
nihilisme ou rienisme p.283
protestantisme (selon Maistre) p.287
interprétation, (Charron) cercle herméneutique (modernes) p.289
double origine de la science p.293
positivisme (Comte) p.299
philosophie (Lumières, Descartes, Malebranche) p.303
individualisme (selon Maistre) p.305
rationalisme et traditionalisme p.311
raison p.315, p.321
trois preuves de l'existence de Dieu (analysées et détruites par Kant) p.316
idée innée p.319 chez Kant p.320
arbitraire du signe chez Saussure p.324
thèse de Humboldt p.327
traditionalisme de Bonald p.329 et 332
traditionalisme (thèse catholique orthodoxe) p.333 (révélation et raison)
nature / histoire (Les Lumières) p.353
historicisme p.357
fait / droit, droit naturel / droit positif p.357
traditionalisme de Bonald p.329, 332
histoire (le tout de ce qui est) p.358
loi naturelle chez Locke p.362
loi naturelle dans la tradition jusnaturaliste p.364
loi naturelle selon Maistre p.364
finalisme thomiste p.365
nature pour Maistre p.365-366
finalité thomiste / maistrienne p.367, 368
loi naturelle (transcendante) / loi de la nature p.368
liberté / volonté p.376
occasionalisme p.377
causes secondes (thomisme / Malebranche) p.378
philosophie de l'histoire p.389
travail comme drogue : Voltaire p.396
mal pour Leibniz p.398 => jugement de Hegel p.399
souveraineté p.430-431
modernité p.434-435
dialectique des Lumières p.436
autoritarisme dogmatique p.443
le droit (Kant, Philonenko) p.445



Notes

[1] cf. le titre du livre: Maistre a utilisé les arguments des penseurs des Lumières contre la Révolution.

[2] Œuvres complètes, Vitte, Lyon, 1884-1886, reprint Olms, Hindelsheim, 1984, tome I p.290.

[3] Essai sur le principe générateur des constitutions politiques

[4] E. Benveniste, «Nature du signe linguistique», in Problèmes de linguistique générale 1 Tel/Gallimard, 1976, p.51. La thèse de Benveniste ne doit pas être confondue avec celle de Jakobson. Jakobson refuse l'arbitraire du signe au nom de la motivation naturelle du langage. Benveniste maintient la thèse de l'arbitraire du signe en tant qu'elle affirme l'historicité du langage (son absence de motivation naturelle); mais il souligne que le signe est nécessaire 1° en tant que chaque signifiant signifie son signifié et 2° en tant que chaque signifiant est porteur d'une valeur qui contribue à son sens et qui est motivée par l'ensemble du système des signes.

[5] E. Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico, New York, 1937, p.182

[6] Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, Gallimard, paris 1975, p.123sq, 208sq.

[7] Les Soirées de Saint-Pétesbourg, 1809-1821, éd. posthume 1821

[8] J. Derrida, « Le cercle linguistique de Genève », in Marges de la philosophie, Minuit, Paris, p.175. J. Derrida étudie la pensée de Rousseau à la lumière de la logique paradoxale du supplément. Celle-ci est aussi à l’œuvre chez Maistre (la foi est le supplément qui permet à la raison d’être elle-même) ; c’est encore l’un des fils qui relie Maistre à Rousseau.

[9] C’est le paradoxe étudié par Jean Paulhan dans "La preuve par l’étymologie" (Œuvres complètes III, Cercle du livre précieux, paris 1967, p.263sq).

[10] On peut en revanche penser avec Georges Steiner (« Logocrats (A note on de Maistre, Heidegger and Pierre Boutang)» in "Langage and Politics", Bruyklant, Bruxelles, 1982, p.70-71) que la théorie maistrienne du langage contient la théorie heideggerienne « "in nuce" » ; mais c’est précisément dans la mesure où la pensée de Heidegger, au contraire de Humboldt, est marquée par l’étymologisme, par la réduction du langage au nom et par la facination pour le sacré, pour "la coincidentia oppositorum" dont la figure de rhétorique est l’oxymore. Cf. H. Meschonnic, Le signe et le poème, op. cit. p.373sq et Le langage Heidegger, Puf, Paris, 1990

[11] J. Trabant, "Humboldt ou le sens du langage", Mardaga, Liège, 1992, p.67. Nous suivons dans ce qui suit les analyses de ce livre remarquable.

[12] W. von Humboldt, "Einleitung zum Kawi-Werk", p.14, in "Schriften zu Sprache", Reclam, Stuggart, 1985, p.59.

Antoine Compagnon au Collège de France en 2009

Les titres des séminaires ont été choisis par les intervenants, les titres des cours ont été donnés par moi.

Je rappelle qu'il s'agit de notes de cours, éventuellement renarrativisées, à ce titre comportant des approximations, peut-être même des erreurs : il serait dangereux de juger les intervenants d'après ces notes.
  • mardi 6 janvier 2009 - cours n°1 : faire de sa vie une œuvre
  • mardi 13 janvier 2009 - cours n°2 : La littérature doit être impersonnelle
  • mardi 20 janvier 2009 - cours n°3 : Trois tentatives d'écritures personnelles contemporaines
  • mardi 27 janvier 2009 - cours n°4 : L'importance de la photographie
  • mardi 3 février 2009 - cours n°5 : Soudain, un contrepied
  • mardi 10 février 2009 - cours n°6 : Moi continu, moi discontinu
  • mardi 17 février 2009 - cours n°7 : La honte, la mort, l'amour
  • mardi 24 février 2009 - cours n°8 : Le lecteur comme chasseur
  • mardi 3 mars 2009 - cours n°9 : Parlons de Barthes
  • mardi 10 mars 2009 - cours n°10 : Le chagrin et le deuil
  • mardi 17 mars 2009 - cours n°11 : Du Journal de deuil à La Chambre claire
  • mardi 24 mars 2009 - cours n°12 : L'émergence du concept de biographie
  • mardi 31 mars 2009 - cours n°13 : Histoire des histoires de vie(s)



  • mardi 6 janvier 2009 - séminaire n°1 (professé par A. Compagnon) - Introduction au thème des séminaires : le témoignage
  • mardi 13 janvier 2009 - séminaire n°2 par Franck Lestringant - Témoigner au siècle des Réformes - Le témoin et le martyr
  • mardi 20 janvier 2009 - séminaire n°3 par Bernard Sève - Témoin de soi-même? Modalités du rapport à soi dans les Essais de Montaigne.
  • mardi 27 janvier 2009 - voir chez sejan
  • mardi 3 février 2009 - séminaire n°5 par Jean-Louis Jeannelle – Les mémorialistes sont-ils de bons témoins de notre temps ?
  • mardi 10 février 2009 - séminaire n°6 par Tzvetan Todorov – Les Mémoires inachevés de Germaine Tillion
  • mardi 17 février 2009 - séminaire n°7 par Henri Raczymow
  • mardi 24 février 2009 - séminaire n°8 - Jean Clair et les géants
  • mardi 3 mars 2009 - séminaire n°9 - Le projet et la méthode d'Annie Ernaux
  • mardi 10 mars 2009 - séminaire n°10 par Jacques Rancière - L'indicible comme preuve du témoignage
  • mardi 17 mars 2009 - séminaire n°11 par Jean Rouaud - invention du réel, invention de la souffrance
  • mardi 24 mars 2009 - séminaire n°12 par Claude Lanzmann et Eric Marty
  • mardi 31 mars 2009 - dernier séminaire - dernier séminaire
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